
Ludwig Tieck – Sternbald Le Peintre voyageur: Franz Sternbalds Wirrungen de Ludwig Tieck (1773-1853), publié en 1798, est un roman de formation dont l’action se situe au début du 16e siècle, à cette époque charnière où l’Humanisme et la Renaissance, nés en Italie, se propagent au reste de l’Europe. Sternbald travaille depuis l’âge de dix ans dans l’atelier d’Albrecht Dürer. Sa vénération quasi filiale pour le maître de Nuremberg n’étanche en rien sa soif de voyages. Conformément à la coutume qui veut que les apprentis quittent leur ville ou leur pays pour perfectionner leur art à l’étranger [Brion 145], Sternbald n’a qu’une idée en tête : se rendre en Italie (via la Flandre et l’Alsace), s’imprégner des œuvres de la Renaissance italienne et devenir à son tour un grand peintre. Son pèlerinage vers le Sud correspond à un lent processus d’initiation et de maturation qui le conduira de sa Franconie natale à la Ville éternelle, de l’innocence à l’expérience. Chemin faisant, notre naïf héros s’instruit auprès de personnages de conditions, de milieux et d’âges divers. Ces artistes, poètes, ermites, négociants, aventuriers, compagnons de route, nobles dames ou simples filles de ferme lui servent tour à tour de eurs, de modèles ou de repoussoirs et lui ouvrent, chacun à sa façon, des horizons nouveaux. À la quête esthétique, moteur premier du voyage, s’en ajouteront trois autres [Brion 145-9] : une quête amoureuse ; une quête paternelle (car Sternbald découvre que les paysans qui l’ont élevé ne sont pas ses parents), et enfin une quête identitaire qui les complète et les englobe toutes.
Assurément, le regard que porte Ludwig Tieck sur ce début du 16e siècle n’est pas celui d’un historien soucieux de vraisemblance mais celui d’un jeune écrivain influencé par les idées de son temps [Paulin 95-6]. Ce contemporain des frères Schlegel, des Schelling, de Novalis est certes peu connu aujourd’hui, si ce n’est pour ses contes ; il n’en demeure pas moins l’un des fondateurs du Romantisme allemand. Les charmants anachronismes de son Bildungsroman s’en font ici l’écho. Le sentiment de la nature, la beauté sublime, quasi religieuse, des paysages occupent une place prépondérante dans la quête esthétique du héros. On détecte également chez lui, tout comme chez d’autres figures d’artistes (son ami Sebastian et ainsi que les personnages de Dürer et Lukas de Leyde), une convergence entre l’amour de l’art et l’amour de la patrie qui préfigure le nationalisme cher au Romantisme naissant [Paulin 93-4]. Quant à l’Italie, berceau de l’Antiquité renaissante, elle apparaît surtout ici comme le pays de l’éternel printemps que chante Mignon dans le Wilhelm Meister de Goethe (1796) — un paradis terrestre où règnent librement les plaisirs et l’amour [Brion 172-3 ; Blackall 162].
Paradoxalement, la partie consacrée à Florence et à Rome, à la fin du Livre II, est de loin la plus brève. Le récit, pris dans un tourbillon de rebondissements toujours plus arbitraires, s’emballe, mais tourne court. Pourquoi un dénouement aussi abrupt ? La réponse [Brion 177-9 ; Blackall 166] est à chercher du côté de Wilhelm Heinrich Wackenroder (1773-98), le grand ami de Tieck, auteur des Épanchements d’un moine ami des Arts (1797). Nés la même année et élevés ensemble, ces « jumeaux d’élection » [Brion 158] vivaient dans une telle complicité intellectuelle et créatrice, leurs écritures étaient à tel point imbriquées, qu’il est difficile de distinguer la part de l’un dans l’œuvre de l’autre. Or, en 1798, l’inconcevable se produisit : alors que Tieck s’apprêtait à entamer la troisième partie de son roman, Wackenroder mourut subitement de la typhoïde, à l’âge de 25 ans. Sa disparition fut un tel choc pour Tieck qu’il n’eut plus la force de reprendre son récit et abandonna son œuvre. En 1843, dans une préface à une nouvelle édition, il ébaucha rapidement les événements du Livre III qui devaient ramener Sternbald au pays natal, mais le projet ne fut jamais mis à exécution et le roman demeure à ce jour inachevé.
[Sources : Marcel Brion, L’Allemagne romantique, vol. 3 : Le Voyage initiatique (Paris, Albin Michel, 1977, 145-179) ; Eric A. Blackall, The Novels of the German Romantics (Ithaca, Cornell University Press, 1983, 150-172) ; Roger Paulin, Ludwig Tieck, a Literary Biography (Oxford, Clarendon Press, 1985, 77–97).]
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