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Giacomo Girolamo Casanova

HISTOIRE DE J. CASANOVA DE SEINGALT

vénitien écrite par lui-même à Dux, en Bohème (volume 4)

Histoire de ma vie jusqu’à l’an 1797. (1789 – 1798)

2025

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Table des matières

 

CHAPITRE PREMIER.. 3

CHAPITRE II. 20

CHAPITRE III. 39

CHAPITRE IV.. 61

CHAPITRE V.. 82

CHAPITRE VI. 105

CHAPITRE VII. 124

CHAPITRE VIII. 143

CHAPITRE IX.. 166

CHAPITRE X.. 188

CHAPITRE XI. 206

CHAPITRE XII. 226

CHAPITRE XIII. 248

CHAPITRE XIV.. 291

CHAPITRE XV.. 318

CHAPITRE XVI. 342

Ce livre numérique. 366

 

CHAPITRE PREMIER 1e2952

Croce chassé de Venise. Sgombro. Son infamie et sa mort. Malheur arrivé à ma chère C. C. Je reçois une lettre anonyme d’une religieuse et j’y réponds. Intrigue amoureuse.

Ce qui attira l’ordre à mon cher compère de sortir des États de la République ne fut pas le jeu, car les Inquisiteurs d’État auraient trop à faire s’ils voulaient purger l’État des joueurs d’avantage. La cause de son exil fut une autre très extraordinaire.

Un noble Vénitien de la famille Gritti, surnommé Sgombro, devint amoureux de cet homme antiphysiquement, et celui-ci soit pour rire, soit par goût, ne lui était pas cruel. Le grand mal consistait en ce que cet amour monstrueux était public. Le scandale parvint à un tel excès que le sage gouvernement se vit forcé à ordonner au jeune homme d’aller vivre ailleurs.

Mais peu de temps après ce qui arriva à Sgombro fut de plus grande conséquence. Étant devenu amoureux de ses deux fils, il mit le plus joli dans la nécessité d’avoir besoin du chirurgien. Le pauvre garçon confessa qu’il n’avait pas eu le courage de désobéir à l’auteur de ses jours. Cette soumission à la tendresse paternelle parut à juste titre d’une espèce que la nature devait détester. Les Inquisiteurs d’État envoyèrent ce père tyran à la citadelle de Cataro où il mourut au bout de l’an empoisonné par l’air qu’on y respire. La force vénéneuse de cet air est si bien connue du tribunal qu’il ne condamne à le respirer que les citoyens qui ont mérité la mort, commettant des crimes, dont la politique ne permet pas qu’on publie le procès.

Ce fut à Cataro que le Conseil des Dix envoya, il y a quinze ans, le célèbre avocat Contarini, noble Vénitien, qui par son éloquence s’était rendu maître du grand conseil et allait changer la constitution. Il y mourut au bout de l’an. Pour ce qui regarde ses complices, on a cru sagement qu’il suffisait de punir les quatre ou cinq principaux.

Ce noble Sgombro, dont j’ai parlé, avait une femme charmante, qui, je crois, vit encore. C’est Mme Cornelia Gritti, célèbre plus encore par son esprit que par sa beauté supérieure aux injures de l’âge. À la mort de son mari, se voyant devenue maîtresse, elle se moqua de tous ceux qui se présentèrent pour l’engager à leur sacrifier sa liberté ; mais n’ayant jamais été ennemie déclarée de l’amour, elle agréa toujours leur hommage.

Vers la fin du mois de juillet, un jour de lundi, mon valet me réveilla à la pointe du jour me disant que la femme qui venait tous les mercredis voulait me parler. Voici la lettre qu’elle me donna d’un air fort triste.

« Dimanche au soir. Un malheur qui m’est arrivé ce matin me désole parce que je dois le cacher à tout le couvent. Je perds mon sang, je ne sais comment faire à l’étancher, et je n’ai pas beaucoup de linge. Laure m’a dit qu’il m’en faudra une grande quantité dans le cas que l’hémorragie dure, et je ne peux me confier à personne. Envoie-moi donc du linge, mon unique ami. Tu vois que j’ai dû me confier à Laure qui dans le jour peut venir dans ma chambre à toute heure. Si cette hémorragie me fait mourir, tout le couvent saura de quoi je suis morte ; mais je pense à toi ; et je tremble. Que feras-tu dans ta douleur. Ah ! mon cher ami ! Quel dommage ! »

Je m’habille à la hâte, prenant ce temps pour penser à la chose. Je demande à Laure de quel caractère était l’hémorragie, et elle me dit clair que c’était à la suite d’une perte, et qu’il fallait agir dans le plus grand secret en grâce de la réputation de la demoiselle. Elle me dit qu’elle n’avait besoin que de linge, et que ce ne sera rien. C’est le langage ordinaire. À peine habillé, je fais mettre à ma gondole une autre rame, et je vais avec Laure au Ghetto où j’achète d’un Juif tous les draps qu’il avait et plus de deux cents serviettes, et ayant mis tout dans un sac, je vais à Muran avec elle. Chemin faisant j’écris au crayon à ma chère amie d’avoir en Laure toute la confiance, et je l’assure que je ne quitterais Muran que lorsque son sang se sera étanché. Laure, descendant de la gondole, m’a persuadé que ne voulant pas me faire voir, je ferais bien à me cacher chez elle. Elle me laissa dans une chambre rez-de-chaussée remplie de guenilles, où j’ai vu deux lits. Après avoir mis sous ses jupes tout le linge qu’elle a pu, elle est allée chez la malade qu’elle avait vue la veille à l’entrée de la nuit. J’espérais qu’elle la trouverait hors de danger, et il me tardait d’en recevoir la nouvelle.

Elle vint une heure après me dire qu’ayant perdu beaucoup de sang toute la nuit elle était au lit très faible, et qu’il fallait la recommander à Dieu, car l’hémorragie ne cessant pas elle devait succomber en vingt-quatre heures. Quand j’ai vu le linge qu’elle tira de dessous ses jupes, j’ai manqué de tomber mort. C’était une boucherie. Elle m’assure qu’il n’y avait rien à craindre pour le secret ; mais beaucoup pour la vie de la pauvre enfant. Étrange style de consoler, mais dans ce moment-là la sottise n’avait pas la force de me faire rire. Elle m’a dit que lisant mon billet elle a fait la bouche riante, et qu’après l’avoir baisé, elle lui avait dit que moi étant si près d’elle, elle était sûre de ne pas mourir.

J’ai frissonné quand cette bonne femme me montra mêlée au sang une petite masse informe. Elle me dit qu’elle allait laver elle-même tout cela, et qu’elle allait revenir pour retourner au couvent porter du linge à la malade quand tout le couvent serait à table.

— A-t-elle eu des visites ?

— Tout le couvent ; mais personne ne s’imagine d’où sa maladie vient.

— Mais avec la chaleur de cette saison elle ne peut avoir qu’une couverture légère, et il est impossible qu’on n’observe le gros volume que doivent faire les serviettes.

— Point du tout, car elle se tient sur son séant.

— Que mange-t-elle ?

— Rien. Il faut ne pas manger.

Elle partit alors ; et moi aussi. Je suis allé chez le médecin Payton, où j’ai perdu le temps et l’argent que je lui ai donné pour un long recipe, dont je ne me suis pas servi. Il aurait fait connaître la maladie de mon ange à tout le couvent, et celui qui l’aurait publiée aurait été le médecin même du couvent par esprit peut-être de vengeance. Après avoir été chez moi pour prendre mon petit nécessaire je suis retourné à mon gîte, où une demi-heure après j’ai vu Laure fort triste qui me donna un billet où C. C. m’écrivait :

« Mon cher ami, je n’ai pas la force de t’écrire. Je saigne toujours, et il n’y a pas de remède. Dieu est le maître ; mais mon honneur est à couvert. Ma seule consolation est de savoir que tu es ici. »

Laure m’effraya me montrant encore dix à douze serviettes imbibées de sang. Elle crut me consoler me disant qu’avec une livre on en imbibait cent ; mais je n’étais pas susceptible de consolation. J’étais au vrai désespoir. Me reconnaissant pour le bourreau de cette innocente je ne me sentais pas la force de lui survivre. Je me suis tenu abasourdi sur le lit sans jamais dire le mot six heures entières jusqu’au moment que Laure retourna du couvent avec vingt serviettes imbibées. La nuit ne lui permettait pas d’y retourner. Elle devait attendre le nouveau jour. Je l’ai attendu aussi sans avoir pu dormir, ni manger, ni permettre aux filles de Laure de me déshabiller, qui quoique jolies me faisaient horreur. Je les regardais comme les instruments de mon horrible incontinence qui m’avait fait devenir l’assassin d’un ange incarné.

Le soleil sortait de l’horizon quand Laure entra, me donnant d’un air très triste la nouvelle que la pauvre fille ne saignait plus. Elle crut de me disposer à entendre dans la journée même celle de sa mort.

— Elle est épuisée, me dit-elle, elle n’a que la force de tenir les yeux ouverts, elle paraît de cire, son pouls se laisse à peine sentir.

— Mais, ma chère Laure, cette nouvelle n’est pas mauvaise. Il faut à présent lui donner quelque nourriture.

— On a envoyé chercher le médecin. C’est lui qui ordonnera ce qu’il faut lui donner ; mais à vous dire vrai, je n’espère pas. Vous sentez qu’elle ne dira pas la vérité au docteur, ainsi Dieu sait ce qu’il lui ordonnera. Je lui ai dit à l’oreille de ne rien prendre, et elle m’a comprise.

— Si elle ne meurt pas de langueur jusqu’à demain, je suis sûr de sa vie, et son médecin aura été la nature.

— Dieu le fasse ! Je retournerai chez elle à midi.

— Pourquoi pas avant ?

— Parce que sa chambre sera pleine de monde.

Ayant besoin d’espérer, j’ai pensé à soutenir ma vie, je me suis fait faire à manger, et en attendant je me suis mis à écrire à C. C. pour lorsqu’elle retournerait en état de pouvoir lire. Les moments du repentir sont bien tristes. J’étais à plaindre. J’avais le plus grand besoin de revoir Laure pour apprendre l’oracle du médecin. J’avais des grandes raisons de rire de tous les oracles ; mais malgré cela j’avais un vrai besoin de celui de ce médecin, et surtout de l’entendre propice.

Les filles de Laure me portèrent un dîner, mais je n’ai pu rien avaler. Elles me divertirent mangeant tout elles-mêmes avec un appétit dévorant. Sa fille aînée pièce de résistance ne me regarda jamais. Les deux cadettes me paraissaient dégagées ; mais je ne les examinais que pour nourrir mon cruel repentir.

Laure enfin vint me dire que la malade était dans le même état de langueur, que sa grande faiblesse avait fort surpris le médecin qui ne savait pas à quoi l’attribuer. Il lui avait ordonné des cordiaux et des bouillons légers, et il lui avait pronostiqué le recouvrement de sa santé, si elle pouvait dormir. Lui ayant ordonné une garde de nuit, la malade avait tendu la main à Laure, et moyennant cela, elle me promit qu’elle ne la quitterait plus. Sa mère était allée la voir, et cette nouvelle me fit plaisir. Je voyais très bien que si elle pouvait dormir elle guérirait, ainsi je désirais le lendemain. J’ai donné six sequins à Laure, et un à chacune de ses filles, et j’ai soupé en poisson. Je me suis aussi couché déshabillé malgré la méchanceté du lit. Quand les filles de Laure m’y virent, elles se déshabillèrent sans façon, et elles se couchèrent ensemble dans un autre, qui était à côté du mien. Cette confiance me plut. Leur sœur aînée devait être au fait. Elle alla se coucher dans une autre chambre parce qu’elle avait un amoureux qui devait l’épo dans l’automne.

Le lendemain de très bonne heure, Laure d’un air gai est venue me dire que la malade avait bien dormi, et qu’elle retournait au couvent pour lui porter une soupe. Il n’était cependant pas encore temps de chanter victoire, car elle avait besoin de regagner ses forces, et de remettre le sang qu’elle avait perdu. Je me suis alors senti sûr qu’elle regagnerait sa santé ; et la chose fut ainsi. Mais je suis resté là encore huit jours ne m’étant déterminé à partir que lorsque C. C. me l’a pour ainsi dire ordonné dans une lettre de quatre pages. Laure à mon départ pleura du plaisir de se voir récompensée avec presque tout le beau linge que je lui avais acheté pour la malade, et ses deux filles cadettes pleurèrent apparemment parce qu’elles ne surent pas dans les dix jours que j’avais és chez elles m’engager à leur donner au moins un baiser.

Je suis retourné à Venise à mes anciennes habitudes ; mais sans un amour réel et heureux je ne pouvais pas être content. Je n’avais autre plaisir que celui de recevoir tous les mercredis une lettre de ma petite femme qui m’encourageait à attendre au lieu de me solliciter à l’enlever. Laure m’assurait qu’elle était devenue plus belle. Je mourais d’envie de la voir.

Ce fut à la fin du mois d’août que Laure m’ayant parlé d’une prise d’habit, qui mettait en mouvement tout le couvent, je me suis déterminé à me procurer le plaisir de voir mon bel ange. Les parloirs devaient être pleins de monde, et les religieuses recevant des visites à la porte du couvent il était vraisemblable que les pensionnaires se montreraient, et que C. C. y serait aussi. Je ne pouvais pas craindre d’être remarqué plus qu’un autre, dans un jour où il y aurait eu une quantité de personnes inconnues. J’y suis donc allé sans avoir rien dit à Laure, et sans en avoir averti C. C. dans ma dernière lettre.

J’ai cru de mourir de plaisir quand je l’ai vue à quatre pas de moi attentive et étonnée de me voir là. Je l’ai trouvée grandie, plus formée, et même plus belle dans la physionomie, ce que je ne croyais pas possible. Je n’ai eu d’yeux que pour elle, et je ne suis retourné à Venise que lorsqu’on ferma la porte.

Mais la lettre qu’elle m’écrivit trois jours après, me peignit avec des couleurs trop vives le plaisir qu’elle avait eu à me voir pour que je ne pensasse au moyen de le lui procurer souvent. Je lui ai répondu sur-le-champ qu’elle me verrait à la messe dans son église tous les jours de fête ; et j’ai d’abord commencé. Cela ne me coûtait rien. Je ne la voyais pas ; mais sachant qu’elle me voyait, son plaisir suffisait à rendre le mien parfait. Je ne pouvais rien craindre, car il était presque impossible qu’on pût me connaître dans une église où il n’y avait que des bourgeois et des bourgeoises muranaises. Après avoir entendu une ou deux messes, j’allais monter dans une gondole de trajet, dont le barcarol ne pouvait avoir aucune curiosité de me connaître. Je me tenais cependant sur mes gardes. Sachant que l’intention du père de C. C. était de faire qu’elle m’oubliât, j’étais sûr que s’il avait su que je ne cessais pas de me montrer, il l’aurait mise dans un autre couvent où je n’aurais pu avoir avec elle la moindre correspondance.

C’est ainsi que je raisonnais mais je ne connaissais pas bien ni le caractère des religieuses, ni l’espèce singulière de leur curiosité. Outre cela je ne pensais pas que ma personne étant remarquable et que me voyant assidu à leur église elles croiraient toutes d’accord que cela ne pourrait être sans une raison, et qu’elles feraient tout leur possible de la pénétrer.

C. C. au bout de cinq à six fêtes m’écrivit en style plaisant que j’étais devenu l’énigme de tout le couvent, tant des religieuses que des pensionnaires. Tout le chœur m’attendait à la minute ; on s’avertissait quand on me voyait entrer et prendre l’eau bénite ; et on remarquait que je ne regardais jamais la grille derrière laquelle devaient être toutes les recluses, ni aucune femme ou fille qui entrait ou sortait de l’église. Les vieilles religieuses disaient que je devais avoir quelque grand chagrin, dont je n’espérais de me délivrer que par la protection de leur Sainte Vierge, dans laquelle je devais avoir toute la confiance ; et les jeunes disaient que je devais être un malade de mélancolie, un misanthrope qui fuyait le grand monde. Ma chère femme qui m’écrivait tout cela m’amusait. Je lui ai écrit que si elle craignait que je pusse être connu je cesserais d’y aller ; et elle me répondit qu’elle deviendrait fort triste, si elle se voyait privée du plaisir de me voir, qui faisait tout son bonheur. Informé cependant de cette curiosité générale, je n’osais pas aller chez Laure. Je maigrissais, je me détruisais peu à peu ; je ne pouvais pas durer longtemps dans ce genre de vie. J’étais né pour avoir une maîtresse, et pour vivre heureux avec elle. Ne sachant que faire, je jouais et je gagnais presque tous les jours, mais malgré cela je m’ennuyais. Après les cinq mille sequins que j’avais gagnés à Padoue par les mains heureuses de mon compère, j’avais suivi le conseil de M. de Bragadin. J’avais loué un casin où je taillais à pharaon de moitié avec un matador qui me garantissait des supercheries de certains aristocrates tyrans, vis-à-vis desquels un simple particulier a toujours tort dans ma charmante patrie.

Le jour de la Toussaint, dans le moment qu’après avoir entendu la messe j’allais monter dans une gondole pour retourner à Venise, j’ai rencontré une femme dans le goût de Laure qui après avoir laissé tomber à mes pieds une lettre a en avant. Je la ramasse, et je vois la même femme qui, satisfaite de m’avoir vu la ramasser, va son chemin. La lettre était blanche, et cachetée à cire d’Espagne couleur de venturine. L’empreinte représentait un nœud coulant. À peine entré dans la gondole, je décachette, et lis ceci :

« Une religieuse qui depuis deux mois et demi vous voit tous les jours de fête à son église, désire que vous la connaissiez. Une brochure que vous avez perdue, et qui est parvenue entre ses mains, la rend sûre que vous entendez le français. Vous pouvez cependant lui répondre en italien, car elle souhaite la clarté et la précision. Elle ne vous invite pas à la faire appeler au parloir, parce qu’avant que vous vous mettiez dans la nécessité de lui parler elle veut que vous la voyez. Elle vous indiquera donc une dame que vous pourrez accompagner au parloir qui ne vous connaîtra pas, et qui par conséquent ne sera pas dans l’obligation de vous présenter, si par hasard vous ne voulez pas être connu.

« S’il vous semble que cela ne convienne pas, la même religieuse, qui vous écrit cette lettre, vous indiquera un casin ici à Muran, où vous la trouverez seule à la première heure de la nuit dans le jour que vous lui marquerez ; vous pourrez rester à souper avec elle, ou vous en aller un quart d’heure après en cas que vous ayez des affaires.

« Aimeriez-vous mieux lui donner à souper à Venise ? Dites-lui le jour, l’heure nocturne, et l’endroit où elle doit se rendre, et vous la verrez masquée sortir d’une gondole, vous étant à la rive seul, sans domestique, masqué, et une bougie à la main.

« Étant sûre que vous me répondrez, et impatiente comme vous pouvez bien vous le figurer de lire votre réponse, je vous prie de la remettre demain à la même femme qui vous a fait parvenir celle-ci. Vous la trouverez une heure avant midi dans l’église de St-Cancian au premier autel à main droite.

« Songez que si je ne vous eusse supposé l’esprit bon et honnête, je ne me serais jamais déterminée à une démarche qui pourrait vous faire porter sur ma personne un jugement sinistre. »

Le ton de cette lettre, que je copie mot pour mot, me surprit plus encore que la chose. J’avais des affaires, mais j’ai tout quitté pour aller m’enfermer et répondre. La demande était d’une folle, et j’y trouvais une dignité qui me la rendait respectable. Je fus d’abord tenté de croire que la religieuse pouvait être la même qui apprenait le français à C. C., qui était belle, riche et galante, que ma chère femme pouvait avoir été indiscrète, et tout de même à l’obscur de cette démarche inouïe de son amie, et que par cette raison elle n’avait pu m’en prévenir. Mais j’ai rejeté ce soupçon précisément parce qu’il me faisait plaisir. C. C. m’avait écrit que la religieuse qui lui apprenait le français, n’était pas la seule qui possédait très bien cette langue. Je ne pouvais pas douter de la discrétion de C. C., et de la sincérité avec laquelle elle m’en aurait rendu compte, si elle eût fait à sa religieuse la moindre confidence. Malgré cela la religieuse qui m’écrivait pouvant être la belle amie de C. C. et pouvant être une autre, voici ce que j’ai répondu, me tenant à cheval du fossé, tant que le bon procédé me permettait de m’y tenir.

« J’espère, madame, que ma réponse en français ne fera aucun tort à la clarté et à la précision que vous exigez, et dont vous me donnez l’exemple.

« La matière est très intéressante ; elle me semble de la plus grande importance par rapport aux circonstances, et devant répondre sans savoir à qui, sentez-vous, madame, que n’étant point un fat, je dois craindre l’attrape ? C’est l’honneur qui m’oblige à me tenir sur mes gardes. S’il est donc vrai que la plume qui m’écrit soit celle d’une respectable dame qui me rend justice me supposant une âme aussi noble, et un esprit aussi bon que le sien, elle trouvera, j’espère, que je ne peux lui répondre que dans les termes suivants :

« Si vous m’avez cru digne, madame, de parvenir à vous connaître personnellement, ne portant sur moi qu’un jugement fondé sur l’apparence, je me crois dans l’obligation de vous obéir, quand ce ne serait que pour vous désab, si par hasard je vous avais involontairement induite en erreur.

« Des trois moyens que vous avez eu la générosité de m’offrir, je n’ose choisir que le premier avec les restrictions que votre esprit très clairvoyant m’a marquées. J’accompagnerai à votre parloir une dame, que vous me nommerez, et qui ne me connaîtra pas. Par conséquent il n’y aura pas question de me présenter. Soyez indulgente, madame, vis-à-vis des raisons spécieuses qui m’obligent à ne pas me nommer. En revanche, je vous promets en honneur que votre nom ne me deviendra connu que pour vous rendre hommage. Si vous trouvez à propos de m’adresser la parole, je ne vous répondrai qu’en vous donnant des marques du plus profond respect. Permettez que j’espère qu’à la grille vous serez seule, et que je vous dise, par manière d’acquit, que je suis Vénitien, et libre dans toute la signification de ce mot. La seule raison qui m’empêche de m’arrêter aux deux autres moyens que vous m’offrez, et qui m’honorent infiniment est, permettez que je le répète, la crainte de l’attrape. Ces heureux rendez-vous pourront s’effectuer d’abord que vous m’aurez mieux connu, et que nul doute troublera mon âme, ennemie du mensonge. Très impatient à mon tour, j’irai demain à la même heure à S. Cancian pour recevoir votre réponse. »

Ayant trouvé la femme à l’endroit indiqué, je lui ai donné ma lettre, et un sequin. Le lendemain, j’y suis retourné, et elle m’approcha. Après m’avoir rendu le sequin, elle me donna cette réponse, me priant d’aller la lire, et de retourner après pour lui dire si elle devait attendre une réponse. Après l’avoir lue, je suis allé lui dire que je n’avais aucune réponse à lui donner. Voilà ce que la lettre de cette religieuse me disait :

« Je crois, monsieur, de ne m’être trompée en rien. J’abhorre, tout comme vous, le mensonge, lorsqu’il porte à conséquence ; mais je ne le regarde que comme un badinage, lorsqu’il ne fait du mal à personne. Vous avez choisi entre mes trois propositions celle qui fait le plus d’honneur à votre esprit. Respectant les raisons que vous pouvez avoir de cacher votre nom, j’écris à la comtesse de S. ce que je vous prie de lire sur le billet ci-t. Vous le cachetterez avant de le lui faire er. Elle sera prévenue par un autre billet. Vous irez chez elle à votre commodité ; elle vous donnera son heure, et vous l’accompagnerez ici dans sa propre gondole. Elle ne vous fera aucune interrogation, et vous n’aurez besoin de lui rendre aucun compte. Il n’y aura pas question de présentation ; mais comme vous apprendrez mon nom, il ne tiendra qu’à vous de venir en masque me voir au parloir quand il vous plaira ; me faisant appeler de la part de la même comtesse. Ainsi notre connaissance sera faite sans qu’il soit nécessaire que vous vous gêniez perdant dans la nuit un temps qui vous est peut-être précieux. J’ai ordonné à la servante d’attendre votre réponse dans le cas qu’étant peut-être connu de la comtesse, vous ne veuillez pas d’elle. Si le choix vous plaît, dites à la servante que vous n’avez rien à répondre ; et pour lors elle ira porter à la même comtesse mon billet. Vous lui porterez l’autre à votre commodité. »

J’ai dit à la servante que je n’avais rien à répondre quand je fus sûr de n’être pas connu de cette comtesse que je n’avais jamais entendu nommer. Voici la teneur du billet que je devais lui remettre :

« Je te prie, ma chère amie, de venir me parler quand tu en auras le temps, et de donner au masque porteur de ce billet ton heure pour qu’il t’accompagne. Il sera exact. Tu obligeras beaucoup ta bonne amie. »

L’adresse était à Madame la comtesse de S. sur le quai du Romarin. Ce billet me parut sublime par rapport à l’esprit de l’intrigue. Il y avait quelque chose d’élevé dans la façon de procéder. On me faisait représenter un personnage auquel on faisait une grâce. Je voyais tout cela.

La religieuse, dans sa dernière lettre, ne se souciant pas de savoir qui j’étais, applaudissait à mon choix, et voulait paraître indifférente sur les rendez-vous nocturnes ; mais elle comptait, et semblait même sûre, que j’irais la faire appeler au parloir après que je l’aurais vue. Sa certitude augmentait ma curiosité. Elle avait raison de l’espérer si elle était jeune et jolie. Il ne tenait qu’à moi de différer trois ou quatre jours et de savoir de C. C. qui pouvait être cette religieuse ; mais outre que c’était une noirceur, j’avais peur de gâter l’aventure, et de me repentir. Elle me disait d’aller chez la comtesse à ma commodité : sa dignité exigeait de ne pas se montrer tant pressée ; mais elle savait que je devais l’être. Elle me paraissait trop savante en galanterie pour la croire novice et inexperte ; j’avais peur de me repentir d’avoir perdu mon temps ; et je me préparais à rire si je me trouvais avec une surannée. Il est enfin décidé que je n’y serais pas allé sans la curiosité que j’avais de voir quelle contenance ferait vis-à-vis de moi une femme de ce caractère, qui s’était offerte à venir souper avec moi à Venise. J’étais d’ailleurs très surpris de la grande liberté de ces saintes vierges qui pouvaient violer si facilement leur clôture.

À trois heures après-midi j’ai fait er à la comtesse de S. le billet. Elle sortit une minute après de la chambre où elle avait compagnie, et elle me dit que je lui ferais plaisir, me trouvant le lendemain à la même heure chez elle ; et après m’avoir fait une belle révérence elle se retira. C’était une maîtresse femme un peu sur son retour ; mais belle.

Le lendemain matin, qui était un dimanche, je suis allé à mon heure ordinaire à la messe, vêtu et coiffé avec toute l’élégance, et déjà infidèle en imagination à ma chère C. C., car je pensais plus à me faire voir de la religieuse jeune ou vieille que d’elle.

L’après dîner, je me mets en masque ; et à l’heure fixée je vais chez la comtesse qui m’attendait. Nous descendons, nous entrons dans une ample gondole à deux rames, nous arrivons au couvent des xxx, sans avoir parlé d’autre chose que du bel automne dont nous jouissions. Elle fait appeler M. M. de sa part. Ce nom m’étonne, car celle qui le portait était célèbre. Nous entrons dans un petit parloir, et cinq minutes après, je vois paraître cette M. M. qui va droit à la grille, ouvre quatre carrés poussant un ressort, embrasse son amie, puis ferme de nouveau cette ingénieuse fenêtre. Ces quatre carrés composaient une ouverture de dix-huit pouces carrés. Tout homme de ma taille aurait pu y entrer. La comtesse s’assit vis-à-vis de la religieuse, et moi de l’autre côté en position de pouvoir examiner tout à mon aise cette rare beauté de vingt-deux à vingt-trois ans. Je décide d’abord que ce devait être la même dont C. C. m’avait fait l’éloge, celle qui l’aimait tendrement et lui montrait la langue française.

L’iration me tenant comme hors de moi-même, je n’ai rien entendu de tout ce qu’elles dirent. Pour ce qui me regarde, non seulement la religieuse ne m’adressa jamais la parole mais elle ne me daigna d’un seul regard. C’était une beauté accomplie, de la grande taille, blanche pliant au pâle, l’air noble, décidé, et en même temps réservé et timide, des grands yeux bleus ; physionomie douce et riante, belles lèvres humides de rosée qui laissaient voir deux râteliers superbes ; la coiffure de religieuse ne me laissait pas voir des cheveux ; mais ou qu’elle en eût, ou qu’elle n’en eût pas, leur couleur devait être châtain clair ; ses sourcils m’en assuraient ; mais ce que je trouvais d’irable et surprenant était sa main avec son avant-bras que je voyais jusqu’au coude : on ne pouvait rien voir de plus parfait. On ne voyait point de veines, et au lieu de muscles je ne voyais que des fossettes. Malgré tout ceci, je ne me repentais pas d’avoir refusé les deux rendez-vous animés d’un souper que cette beauté divine m’avait offerts. Sûr d’en devenir possesseur en peu de jours, je jouissais du plaisir de lui faire l’hommage de la désirer. Il me tardait de me voir seul avec elle à la grille, et il me semblait que j’aurais commis la plus grande des fautes si j’avais différé au-delà du lendemain à la rendre certaine que j’avais rendu à son mérite toute la justice qui lui était due. Elle fut toujours constante à ne jamais me regarder ; mais à la fin cela m’a plu.

Tout d’un coup les deux dames baissèrent la voix s’approchant de la tête, ce qui indiquant que j’étais de trop, je me suis lentement éloigné de la grille allant regarder un tableau. Un quart d’heure après, elles se dirent adieu, après s’être embrassées à la fenêtre mouvante. La religieuse tourna le dos sans me mettre à portée de lui faire au moins une inclination de tête. La comtesse, retournant avec moi à Venise, lasse peut-être de mon silence, me dit, faisant un sourire :

— M. M. est belle, mais son esprit est encore plus rare.

— J’ai vu l’un, et je crois l’autre.

— Elle ne vous a pas dit un seul mot.

— N’ayant pas voulu lui être présenté, elle voulut ignorer que j’étais là. Ainsi elle m’a puni.

La comtesse n’ayant pas répliqué nous arrivâmes à sa maison sans plus ouvrir nos bouches. Je l’ai laissée à sa porte, parce que ce fut là qu’elle me fit le beau plongeon qui signifie : je vous remercie. Adieu. Je suis allé ailleurs rêver à cette singulière aventure, dont j’étais curieux de voir les suites immanquables.

CHAPITRE II 557043

La comtesse Coronini. Dépit amoureux. Réconciliation. Premier rendez-vous. Divagation philosophique.

Elle ne m’avait pas parlé, et j’en étais bien aise. J’étais si surfait que je n’aurais peut-être répondu rien qui vaille. Je voyais qu’elle n’était pas dans le cas de craindre l’humiliation d’un refus ; mais il faut tout de même un grand courage à une pareille femme pour en courir les risques. Tant de hardiesse à son âge me surprenait, et je ne pouvais pas concevoir tant de liberté. Un casin à Muran ! Maîtresse d’aller à Venise ! J’ai décidé qu’elle devait avoir un heureux en titre qui se plaisait à la rendre heureuse. Cette idée mettait des bornes à ma gloriole. Je me voyais sur le chemin de devenir infidèle à C. C. ; mais je ne me sentais retenu par aucun scrupule. Il me semblait qu’une infidélité de cette espèce, si elle eût pu parvenir à la découvrir, n’aurait pas pu lui déplaire, parce qu’elle n’était propre qu’à me maintenir en vie, et par conséquent à me conserver pour elle.

Je suis allé le lendemain matin faire une visite à la comtesse de Coronini, qui demeurait pour son plaisir dans le couvent de Ste-Justine. C’était une vieille femme rompue dans toutes les affaires des cours de l’Europe, et qui, s’en mêlant, s’était fait une réputation. Le désir du repos qui va à la suite du dégoût lui avait fait choisir cette retraite. Je lui avais été présenté par une religieuse parente de M. Dandolo. Cette femme qui avait été belle, et qui avait beaucoup d’esprit, ne voulant plus l’exercer dans les spéculations des intérêts des princes, l’amusait avec les frivoles nouvelles que lui fournissait la ville où elle vivait. Elle savait tout, et comme de raison, elle voulait savoir toujours davantage. Elle voyait à sa grille tous les ministres, et par conséquent tous les étrangers lui étaient présentés, et plusieurs graves sénateurs lui faisaient de temps en temps des longues visites. La curiosité en était toujours l’âme tant d’un côté que de l’autre ; mais elle se tenait couverte sous le voile de l’intérêt que la noble société semble devoir prendre à toutes les affaires courantes. Mme de Coronini enfin savait tout, et se plaisait à me donner des leçons de morale très agréables quand j’allais la voir. Devant aller l’après dîner me présenter à M. M., j’ai cru qu’il me réussirait d’apprendre de cette savante dame quelque chose d’intéressant par rapport à cette religieuse.

Amenant très facilement, après plusieurs autres propos, celui qui regardait les couvents de Venise, nous parlâmes de l’esprit et du crédit d’une religieuse Celsi, qui quoique laide avait sur tout ce qu’elle voulait une grande influence. Puis nous parlâmes de la jeune et charmante religieuse Micheli qui avait pris le voile pour démontrer à sa mère qu’elle avait plus d’esprit qu’elle. Parlant de plusieurs autres belles qu’on disait galantes j’ai nommé M. M. disant qu’elle devait l’être aussi ; mais que c’était une énigme. Madame me répondit en souriant qu’elle ne l’était pas pour tout le monde ; mais qu’en général elle devait l’être.

— Mais ce qui est une vraie énigme, m’ajouta-t-elle, c’est le caprice qu’elle eut de prendre le voile étant belle, riche, remplie d’esprit et très cultivée et, à ce que je sais, esprit fort. Elle se fit religieuse sans aucune raison ni physique, ni morale. Ce fut un vrai caprice.

— La croyez-vous heureuse ? madame.

— Oui, si elle ne s’est pas repentie, et si le repentir ne lui vient pas, ce qui cependant, si elle est sage, ne sera connu que d’elle.

Rendu certain par le sens mystérieux de cette comtesse que M. M. devait avoir un amant, et ne voulant pas m’en mettre en peine, je me masque après avoir dîné sans appétit, je vais à Muran, je sonne à la tour, et avec le cœur palpitant je demande M. M. de la part de la comtesse de S. Le petit parloir était fermé. On me montre celui dans lequel je devais entrer. J’ôte mon masque, je le mets sur mon chapeau, et je m’assieds attendant la déesse. Mon cœur allait à vigoureux train. Elle différait à venir, et ce délai au lieu de m’impatienter, me plaisait ; je craignais le moment de l’entrevue, et même l’effet. Mais une heure s’étant très rapidement écoulée, un pareil retardement ne me parut pas dans l’ordre. Certainement on ne l’a pas avertie. Je me lève remettant mon masque, je retourne à la tour, et je demande si on m’avait annoncé à la mère M. M. Une voix me dit que oui, et que je n’avais qu’à l’attendre. Je retourne à ma place un peu pensif, et quelques minutes après je vois une hideuse vieille converse qui me dit :

— La mère M. M. est occupée pour toute la journée.

Ces paroles à peine prononcées, elle s’en va.

Voilà les terribles moments auxquels l’homme à bonnes fortunes est sujet ; ils sont ce qu’il y a de plus cruel. Ils humilient, ils affligent, ils tuent. Me trouvant révolté et avili, ma première sensation fut un mépris de moi-même, mépris ténébreux qui allait aux confins de l’horreur. La seconde fut une indignation dédaigneuse à l’égard de la religieuse sur laquelle j’ai porté le jugement qu’elle paraissait mériter. Folle, malheureuse, dévergondée. Je ne pouvais me consoler que me l’imaginant telle. Elle ne pouvait en avoir agi ainsi vis-à-vis de moi qu’étant la plus impudente de toutes les femmes, la plus dépourvue de bon sens ; car ses deux lettres que je tenais, suffisaient à la déshonorer, si j’avais voulu me venger, et ce qu’elle avait fait, demandait vengeance. Elle ne pouvait la défier qu’étant plus que folle ; sa démarche était d’une enragée. Je l’aurais déjà crue en démence, si je ne l’avais entendue raisonner avec la comtesse.

Dans le tumulte cependant que la honte et la colère excitaient dans mon âme affixa humo[1] je m’encourageais, discernant des intervalles lucides. Je voyais clairement, me moquant de moi-même, que si la beauté et l’apparat de cette nonne ne m’eussent ébloui et rendu amoureux, et que si le préjugé ne s’en fût aussi un peu mêlé, tout cela serait peu de chose. Je voyais que je pouvais faire semblant d’en rire, et qu’on ne pourrait pas deviner que je n’en faisais que semblant.

Me reconnaissant malgré cela pour insulté, j’ai vu que je devais me venger ; mais que rien de bas ne devait se trouver dans ma vengeance ; et en devoir de n’accorder à la mauvaise plaisante le moindre triomphe, j’ai vu que je ne devais pas me montrer piqué. Elle m’avait fait dire qu’elle était occupée, c’était tout simple. Je devais faire l’indifférent. Une autre fois elle ne le serait pas ; mais je la défiais à me faire donner dans le panneau une autre fois. Il me semblait de devoir la convaincre que par son procédé elle ne m’avait excité qu’à rire. Je devais, cela allait sans dire, lui renvoyer en original ses lettres ; mais incluses dans une mienne courte et bonne. Ce qui me déplaisait fort était que je devais absolument cesser d’aller à la messe dans son église, car ne sachant rien que j’y allais pour C. C., elle aurait pu s’imaginer que je n’y allais que dans l’espoir qu’elle pût me faire des excuses, et me donner de nouveau les rendez-vous que j’avais refusés. Je voulais qu’elle fût sûre que je la méprisais. J’ai cru un moment que ces rendez-vous n’étaient que des imaginations faites pour m’en imposer.

Je me suis endormi vers minuit ayant ce projet dans l’esprit, et le matin me réveillant je l’ai trouvé mûr. J’ai écrit une lettre, et après l’avoir écrite je l’ai encore laissée là vingt-quatre heures pour voir, la relisant, si elle ne se ressentait quand ce ne serait que d’une ombre du dépit amoureux qui me rongeait.

J’ai bien fait, car le lendemain, la relisant je l’ai trouvée indigne. Je l’ai vite déchirée. Il y avait des phrases qui me décelaient faible, lâche, amoureux, et qui par conséquent l’auraient excitée à rire. Il y en avait d’autres qui sentaient la colère, et d’autres qui me démontraient fâché, parce que je me voyais déchu de l’espoir de la posséder.

Le lendemain je lui en ai écrit une autre, après avoir écrit à C. C. que des fortes raisons m’obligeaient à cesser d’aller entendre la messe dans son église. Mais le lendemain j’ai encore trouvé ma lettre ridicule, et je l’ai déchirée. Il me semblait de ne savoir plus écrire, et je ne me suis aperçu de la raison de ma difficulté que dix jours après l’insulte. J’en tenais.

Sincerum est nisi vas, quodcumque in fundis acescit[2].

La figure de M. M. m’avait laissé une impression qui ne pouvait être effacée que par le plus grand et le plus puissant de tous les êtres abstraits. Par le temps.

Dans ma sotte situation, je fus vingt fois tenté d’aller me plaindre à la comtesse de S. ; mais, Dieu merci, je ne suis jamais allé que jusqu’à sa porte. Pensant à la fin que cette étourdie devait vivre dans une alarme continuelle à cause de ses lettres avec lesquelles je pouvais la perdre de réputation, et faire un très grand tort au couvent, je me suis déterminé à les lui envoyer tes à un billet qui lui parlait en ces termes. Mais ce ne fut que dix à douze jours après le fait.

« Je vous prie, Madame, de croire que c’est faute d’attention que je ne vous ai pas envoyé d’abord vos deux lettres, que vous voyez ci-tes. Je n’ai jamais pensé à devenir différent de moi-même par une lâche vengeance. Je dois vous pardonner deux étourderies insignes ou que vous les ayez faites naturellement et sans y penser, ou pour vous moquer de moi ; mais je vous conseille à ne pas en agir ainsi à l’avenir vis-à-vis de quelqu’un autre, car tout le monde ne me ressemble pas. Je sais votre nom ; mais je vous assure que c’est comme si je ne le savais pas. Je vous dis cela malgré qu’il se peut que vous ne vous souciez pas de ma discrétion ; mais si cela est, je vous plains.

« Vous ne me verrez plus dans votre église, Madame, et cela ne me coûtera rien, car j’irai dans une autre ; mais il me semble de devoir vous en dire la raison. Je trouve facile que vous ayez fait la troisième étourderie de vous vanter de votre petit exploit avec quelques-unes de vos amies, et partant j’ai honte à me montrer. Excusez si, malgré les cinq à six ans que je crois avoir plus que vous, je n’ai pas encore foulé aux pieds tous les préjugés ; croyez, Madame, qu’il y en a qu’il ne faut jamais secouer. Ne dédaignez pas que je vous donne cette petite leçon après la trop grande, qu’apparemment vous ne m’avez donnée que pour rire. Soyez certaine que j’en profiterai pour tout le reste de mes jours. »

J’ai cru avec cette lettre de traiter cette folâtre avec la plus grande douceur. Je suis sorti, et appelant à part un fourlan, qui sous le masque ne pouvait pas me connaître, je lui ai donné ma lettre qui contenait les deux autres, et je lui ai donné quarante sous pour qu’il la porte d’abord à Muran à son adresse, lui en promettant encore quarante, quand il retournerait pour me rendre compte qu’il s’était exactement acquitté de sa commission. L’instruction que je lui ai donnée fut qu’il devait consigner le paquet à la tourière, puis partir sans attendre aucune réponse, quand même la tourière lui dirait d’attendre. Mais pour moi, j’aurais commis une faute si je l’avais attendu. Chez nous les fourlans sont si sûrs et fidèles que les Savoyards l’étaient à Paris il y a dix ans.

Cinq à six jours après, sortant de l’opéra, je vois le même fourlan sa lanterne à la main. Je l’appelle, et sans me démasquer je lui demande s’il me connaissait ; après m’avoir bien regardé il me dit que non. Je lui demande s’il avait bien fait à Muran la commission que je lui avais donnée.

— Ah ! Monsieur. Dieu soit loué ! Puisque c’est vous j’ai à vous parler d’importance. J’ai porté votre lettre comme vous me l’avez ordonné, et après l’avoir consignée à la tourière, je suis parti malgré qu’elle m’ait dit d’attendre. À mon retour je ne vous ai pas trouvé, mais n’importe. Le lendemain matin un fourlan mon camarade qui était à la tour quand j’ai consigné votre lettre, est venu me réveiller pour me dire d’aller à Muran parce que la tourière devait absolument me parler. J’y suis allé, et après m’avoir fait un peu attendre, elle me dit d’aller dans le parloir, où une religieuse voulait me parler. Cette religieuse, belle comme l’étoile du matin, me tint une heure et davantage pour me faire cent interrogations toutes tendant à savoir, sinon qui vous êtes, du moins à trouver le moyen de découvrir l’endroit où je pourrais vous trouver ; mais tout fut inutile, puisque je n’en savais rien.

« Elle partit m’ordonnant d’attendre, et deux heures après elle reparut avec une lettre. Elle me la consigna, et elle me dit que si je pouvais réussir à vous la remettre, et lui porter la réponse, elle me donnerait deux sequins ; mais que ne vous trouvant pas je devais aller tous les jours à Muran lui montrer sa lettre me promettant à chaque voyage que je ferais quarante sous. Jusqu’à présent j’ai gagné vingt livres ; mais j’ai peur qu’elle se lasse. Il ne tient qu’à vous de me faire gagner les deux sequins répondant à la lettre.

— Où est-elle ?

— Chez moi sous ciel, car j’ai toujours peur de la perdre.

— Comment veux-tu donc que je réponde ?

— Attendez-moi ici. Vous me reverrez avec la lettre dans un quart d’heure.

— Je ne t’attendrai pas, car cette réponse ne m’intéresse guère ; mais dis-moi comment tu as pu flatter la religieuse que tu me trouverais. Tu es un fripon. Il n’est pas vraisemblable qu’elle t’eût confié la lettre, si tu ne lui avais fait espérer de me trouver.

— C’est vrai. Je lui ai fait la description de l’habit que vous aviez, de vos boucles, et de votre taille. Je vous assure que depuis dix jours je regarde attentivement tous les masques de votre taille, mais en vain. Voilà vos boucles que je reconnais ; mais je ne vous aurais pas reconnu à l’habit. Hélas Monsieur ! Il ne vous coûte rien de répondre une seule ligne. Attendez-moi dans ce café.

Ne pouvant plus vaincre ma curiosité, je me détermine, non pas à l’attendre, mais à aller avec lui chez lui. Je ne me voyais obligé à répondre autre chose sinon : « J’ai reçu votre lettre. Adieu. » Le lendemain j’aurais changé de boucles et j’aurais vendu l’habit. Je vais donc avec le fourlan à sa porte, il va prendre la lettre, il me la remet, et je le mène avec moi à une auberge, où pour lire la lettre à mon aise, je prends une chambre, je fais allumer du feu, et je lui dis de m’attendre dehors. Je décachette le paquet, et le premier objet qui me frappe sont les mêmes deux lettres qu’elle m’avait écrites, et que j’avais cru de devoir lui rendre pour mettre son cœur en paix. À cette vue voilà une palpitation qui m’annonce déjà ma défaite. Outre ces deux lettres j’en vois une petite signée S. Elle était adressée à M. M. Je la lis et je trouve :

« Le masque qui m’a conduite et reconduite n’aurait jamais ouvert la bouche pour me dire un seul mot, si je ne m’étais avisée de lui dire que les charmes de ton esprit sont encore plus séduisants que ceux de ta figure. Il m’a répondu qu’il désirait de connaître l’un, et qu’il était sûr de l’autre. J’ai ajouté que je ne comprenais pas pourquoi tu ne lui avais pas parlé ; et il m’a répondu en souriant que tu as voulu le punir et que n’ayant pas voulu t’être présenté, tu as voulu à ton tour ignorer qu’il était là. C’est tout notre dialogue. Je voulais t’envoyer ce billet ce matin ; mais je ne l’ai pas pu. Adieu. S. F. »

Après avoir lu ce billet de la comtesse qui n’ajoutait, ni ne diminuait un iota à la vérité, et qui pouvait être pièce justificative, mon cœur palpita moins. Enchanté de me voir au moment d’être convaincu que j’avais tort, je me fais courage, et voilà ce que je trouve sur la lettre de M. M. :

« Par une faiblesse que je crois très pardonnable, curieuse de savoir ce que vous auriez su dire de moi à la comtesse venant de me voir, et la reconduisant chez elle, j’ai saisi le moment que vous vous promeniez dans le parloir pour la prier de m’en rendre compte. Je lui ai dit de me le faire savoir d’abord, ou le lendemain matin tout au plus tard, car je prévoyais que dans l’après dîner vous viendriez certainement me faire une visite d’office. Son billet que je vous envoie, et que je vous prie de lire, m’est parvenu une demi-heure après qu’on vous a renvoyé. Première fatalité. N’ayant pas encore reçu ce billet lorsque vous m’avez fait appeler, je n’ai pas eu la force de vous recevoir. Seconde faiblesse fatale, que l’on peut aussi facilement pardonner. J’ai ordonné à la converse de vous dire que j’étais malade pour toute la journée. Excuse très légitime soit qu’elle soit vraie, soit qu’elle soit fausse, car c’est un mensonge officieux dans lequel les mots pour toute la journée disent tout. Vous étiez déjà parti, et je ne pouvais pas vous faire courir après, quand la vieille imbécile est venue me dire qu’elle vous avait dit, non pas que j’étais malade, mais que j’étais occupée. Troisième fatalité. Vous ne sauriez croire ce qu’il me vint envie de dire, et de faire à cette converse dans ma juste colère ; mais ici on ne peut ni dire ni faire. Il faut avoir patience, dissimuler, et remercier Dieu lorsque les fautes sortent de l’ignorance plutôt que de la malice. J’ai d’abord prévu en partie ce qui est arrivé, car la raison humaine n’aurait jamais pu le prévoir entièrement. J’ai deviné qu’en vous croyant joué, vous vous révolteriez, et j’en ai ressenti une peine atroce, ne sachant comment faire à vous faire savoir la vérité avant le premier jour de fête. Je me tenais pour certaine que vous viendriez à l’église. Qui aurait pu deviner que vous prendriez la chose avec la violence inouïe que votre lettre a mise devant mes yeux ? Quand je ne vous ai pas vu paraître à l’église ma douleur commença à devenir insoutenable, car elle était mortelle, mais elle m’a mise au désespoir, et elle m’a percé le cœur quand j’ai lu, onze jours après le fait, la lettre cruelle, barbare, injuste que vous m’avez écrite. Elle m’a rendue malheureuse, et j’en mourrai, à moins que vous ne veniez tout au plus tôt vous justifier. Vous vous êtes cru joué, voilà tout ce que vous pouvez dire, et vous êtes actuellement convaincu que vous vous êtes trompé. Mais même vous croyant joué, convenez que pour prendre le parti que vous avez pris, et pour m’écrire l’affreuse lettre que vous m’avez envoyée, vous avez eu besoin de vous figurer en moi un monstre qu’il est impossible de trouver entre les femmes qui ont eu comme moi une naissance et une éducation. Je vous renvoie les deux lettres que vous m’avez renvoyées croyant d’apaiser mes alarmes. Sachez que je suis meilleure physionomiste que vous, et que ce que j’ai fait, je ne l’ai pas fait par étourderie. Je ne vous ai jamais cru capable d’une noirceur, même étant sûr que je vous aurais joué en effrontée ; mais vous n’avez vu sur ma figure que l’âme d’une impudente. Vous serez peut-être la cause de ma mort, ou pour le moins vous me rendrez malheureuse pour tout le reste de mes jours, si vous ne vous souciez pas de vous justifier ; car pour ce qui me regarde, je crois l’être en tout point.

« Songez que, quand même ma vie ne vous intéresserait pas, votre honneur exige que vous veniez d’abord me parler. Vous devez venir en personne vous dédire de tout ce que vous m’avez écrit. Si vous ne connaissez pas le funeste effet que votre lettre infernale doit faire dans l’âme d’une femme innocente, et qui n’est pas une insensée, permettez que je vous plaigne. Vous n’auriez la moindre connaissance du cœur humain. Mais je suis sûre que vous viendrez pourvu que l’homme auquel je recommande cette lettre vous trouve. M. M. »

Je n’ai pas eu besoin de lire cette lettre deux fois pour me trouver au désespoir. M. M. avait raison. Je me suis d’abord masqué pour sortir de la chambre, et parler au fourlan. Je lui ai demandé s’il lui avait parlé le matin, et si elle avait l’air malade. Il me répondit qu’il la trouvait tous les jours plus abattue. Je suis rentré lui disant d’attendre.

Je n’ai fini de lui écrire qu’à la pointe du jour. Voici mot pour mot la lettre que j’ai écrite à la plus noble de toutes les femmes que, raisonnant mal, j’avais très cruellement insultée.

« Je suis coupable, madame, et dans l’impossibilité de me justifier, autant que très convaincu de votre innocence. Je ne peux vivre qu’en espérant votre pardon, et vous me l’accorderez quand vous réfléchirez à ce qui m’a rendu criminel. Je vous ai vue, vous m’avez ébloui, et songeant à mon honneur, il me parut chimérique ; j’ai cru de rêver. Je ne pouvais me voir sorti de doute que vingt-quatre heures après et Dieu seul sait combien elles me furent longues. Elles èrent enfin, et mon cœur palpitait quand j’étais dans le parloir mesurant les minutes. Au bout de soixante, qui, cependant par l’effet d’une impatience d’une espèce toute neuve, me èrent très rapidement, je vois une figure sinistre qui avec un odieux laconisme me dit que vous êtes occupée pour toute la journée ; puis elle s’en va. Figurez-vous le reste. Hélas ! ce fut un véritable coup de foudre qui ne m’a pas tué, et ne m’a pas laissé vivant. Oserai-je vous dire, madame, que m’envoyant, même par les mains de la même converse, deux lignes tracées par votre plume, vous m’auriez renvoyé, sinon content, du moins exempt de trouble ? C’est la quatrième fatalité que vous avez oublié de m’alléguer dans votre charmante et très puissante justification. L’effet de la foudre fut le fatal qui fit que je me reconnusse joué, bafoué. Cela me révolta, mon amour-propre cria, la honte ténébreuse m’accabla. Je me prends en horreur et me trouve forcé à croire que sous la physionomie d’un ange vous nourrissez une âme effroyable. Je pars dans la consternation, et en onze jours je perds mon bon sens. Je vous ai écrit la lettre, dont vous avez mille fois raison de vous plaindre, mais, le croiriez-vous ? Je l’ai crue honnête. Tout est fini actuellement. Vous me verrez à vos pieds une heure avant midi. Je n’irai pas me coucher. Vous me pardonnerez, madame, ou je vous vengerai. Oui, je serai moi-même votre vengeur. La seule chose que je vous demande à titre de grâce, est de brûler ma lettre ou qu’il n’en soit pas question demain. Je ne vous l’ai envoyée qu’après vous en avoir écrit quatre que j’ai déchirées après les avoir lues, parce que j’y trouvais des phrases par lesquelles j’avais peur que vous vous aperçussiez de la ion que vous m’avez inspirée. Une dame qui m’avait joué n’était pas digne de ma tendresse, eût-elle été un ange. Je n’avais pas tort, mais… malheureux ! Pouvais-je vous en croire capable après vous avoir vue ? Je vais me jeter sur le lit pour y er trois ou quatre heures. Mes larmes inonderont mon oreiller. J’ordonne à cet homme d’aller d’abord à votre couvent pour m’assurer que vous recevrez cette lettre à votre réveil. Il ne m’aurait jamais trouvé, si je ne l’avais abordé sortant de l’opéra. Je n’aurai plus besoin de lui. Ne me répondez pas. »

Après avoir cacheté ma lettre je la lui ai donnée, lui ordonnant d’aller d’abord à la porte du couvent, et de ne la remettre qu’entre les mains de la religieuse. Il me le promit, je lui ai donné un sequin, et il partit. Après avoir é six heures avec impatience, je me suis masqué, et je suis allé à Muran où M. M. est descendue d’abord que je l’ai fait avertir. On m’avait fait entrer dans le petit parloir, où je l’avais vue avec la comtesse. Je me suis mis à genoux devant elle ; mais elle me dit vite, vite de me lever parce qu’on pouvait me voir. Sa physionomie devint dans l’instant toute en feu. Elle s’assit, je me suis assis devant elle, et nous âmes ainsi nous entre-regardant un bon quart d’heure. J’ai enfin rompu le silence lui demandant si je pouvais compter sur ma grâce, et elle mit sa belle main hors de la grille ; je l’ai baignée de mes larmes, la lui baisant cent fois. Elle me dit que notre connaissance ayant commencé par un si fier orage devait nous faire espérer un calme éternel.

— C’est la première fois, me dit-elle, que nous nous parlons ; mais ce qui nous est arrivé est suffisant pour que nous nous flattions de nous entre-connaître parfaitement. J’espère que notre amitié sera aussi tendre que sincère, et que nous saurons avoir une indulgence réciproque pour nos défauts.

— Quand pourrais-je, madame, vous convaincre de mes sentiments hors de ces murs, et dans toute la joie de mon âme ?

— Nous souperons à mon casin quand vous voudrez : je dois seulement le savoir deux jours d’avance ; ou avec vous à Venise, si cela ne vous gêne pas.

— Cela ne ferait qu’augmenter mon bonheur ; je dois vous informer que je suis très à mon aise, et que bien loin de craindre la dépense je l’aime, et que tout ce que j’ai, appartient à l’objet que j’adore.

— Cette confidence me plaît, mon cher ami. Je peux aussi vous dire que je suis assez riche, et que je sens que je ne saurais rien ref à mon amant.

— Mais vous devez en avoir un.

— Oui je l’ai : et c’est lui qui me rend riche, et qui est absolument mon maître. Par cette raison, je ne lui laisse jamais rien ignorer. Après-demain à mon casin vous saurez davantage.

— Mais j’espère que votre amant…

— N’y sera pas ? Soyez-en sûr. Avez-vous aussi une maîtresse ?

— Hélas ! Je l’avais, et on me l’a arrachée. Je vis depuis six mois dans un parfait célibat.

— Mais vous l’aimez encore.

— Je ne peux m’en souvenir sans l’aimer ; mais je prévois que vos charmes séduisants me la feront oublier.

— Si vous étiez heureux je vous plains. On vous l’a arrachée ; et vous dévoriez votre chagrin vous éloignant du grand monde, je l’ai deviné. Mais s’il arrive que je m’empare de sa place, personne, mon cher ami, ne m’arrachera de votre cœur.

— Mais que dira votre amant ?

— Il sera charmé de me voir tendre et heureuse avec un amant comme vous. C’est dans son caractère.

— Caractère adorable ! Héroïsme supérieur à ma force.

— Quelle vie faites-vous à Venise ?

— Théâtre, société, casins où je lutte avec la fortune quelquefois bonne, et quelquefois mauvaise.

— Chez des ministres étrangers aussi ?

— Non : parce que je suis trop lié avec des patriciens ; mais je les connais tous.

— Comment les connaissez-vous, si vous ne les voyez pas.

— Je les ai connus dans les pays étrangers. J’ai connu à Parme le duc de Montallegre ambassadeur d’Espagne ; à Vienne le comte de Rosemberg ; à Paris l’ambassadeur de il y a deux ans à peu près.

— Mon cher ami, je vous conseille de partir parce que midi va sonner. Venez après-demain à cette même heure, et je vous donnerai les instructions nécessaires pour que vous puissiez venir souper avec moi.

— Tête-à-tête ?

— Cela s’entend.

— Oserais-je vous en demander un gage ? car ce bonheur est si grand.

— Quel gage voulez-vous ?

— Vous voir debout à la petite fenêtre, moi étant à la place où était la comtesse S.

Elle se leva, et avec le plus gracieux sourire elle poussa le ressort, et après un baiser, dont l’aigreur dut lui plaire autant que la douceur, je l’ai quittée. Elle m’accompagna de ses yeux amoureux jusqu’à la porte.

La joie et l’impatience m’empêchèrent absolument de manger et de dormir tous ces deux jours. Il me semblait de n’avoir jamais été heureux en amour, et que j’allais l’être pour la première fois. Outre la naissance, la beauté et l’esprit de M. M., qui faisaient son mérite réel, le préjugé s’en mêlait pour me rendre la grandeur de mon bonheur incompréhensible. Il s’agissait d’une vestale. J’allais goûter d’un fruit défendu. J’allais empiéter sur les droits d’un époux tout-puissant, m’emparant dans son divin sérail de la plus belle de toutes ses sultanes.

Si dans ces moments-là ma raison avait été libre, j’aurais bien vu que cette religieuse ne pouvait être faite que comme toutes les jolies femmes que j’avais aimées depuis treize ans que je guerroyais sur les champs de l’amour ; mais quel est l’homme amoureux qui s’arrête à cette pensée ? Si elle se présente à son esprit, il la rejette avec dédain. M. M. devait être absolument différente, et plus belle de toutes les femmes de l’univers.

La nature animale, que les chimistes appellent le règne animal, se procure par instinct les trois moyens qui lui sont nécessaires pour se perpétuer. Ce sont trois véritables besoins. Elle doit se nourrir, et pour que ce ne soit pas une besogne, elle a la sensation qu’on appelle appétit ; et elle a du plaisir à y satisfaire. En second lieu elle doit conserver sa propre espèce par la génération, et certainement elle ne s’acquitterait pas de ce devoir, quoi qu’en dise St-Augustin, si elle n’avait pas du plaisir à l’exercer. Elle a en troisième lieu un penchant invincible à détruire son ennemi ; et rien n’est mieux raisonné, car en devoir de se conserver, elle doit haïr tout ce qui opère, ou désire sa destruction. Dans cette loi générale chaque espèce cependant agit à part. Ces trois sensations faim, appétence au coït, haine qui tend à détruire l’ennemi, sont dans les brutes des satisfactions habituelles, dispensons-nous de les appeler plaisirs ; ils ne peuvent l’être que par rapport à eux ; ils n’y raisonnent pas dessus. Le seul homme est susceptible du vrai plaisir, car doué de la faculté de raisonner, il le prévoit, il le cherche, il le compose, et il y raisonne dessus après en avoir joui. Mon cher lecteur je vous prie de me suivre ; si vous me plantez, vous n’êtes pas poli. Voyons ce que c’est. L’homme est à la même condition des brutes, lorsqu’il se livre à ces trois penchants sans que sa raison s’en mêle. Quand notre esprit y met du sien, ces trois satisfactions deviennent plaisir, plaisir, plaisir : sensation inexplicable, qui nous fait savourer ce qu’on appelle bonheur, que nous ne pouvons non plus expliquer quoique nous le sentions.

L’homme voluptueux qui raisonne dédaigne la gourmandise, la paillardise, et la brutale vengeance dépendante d’un premier mouvement de colère ; il est friand ; il devient amoureux ; mais il ne veut jouir de l’objet qu’il aime qu’étant sûr d’être aimé ; et se trouvant insulté, il sait ne se venger qu’après avoir de sang-froid combiné les moyens de sa vengeance plus propres à lui en faire goûter le plaisir. Il se trouve plus cruel, mais il se console se trouvant du moins raisonnable. Ces trois opérations sont l’ouvrage de l’âme, qui pour se procurer du plaisir devient le ministre des ions quæ nisi parent imperant[3]. Nous souffrons la faim pour mieux savourer les ragoûts ; nous différons la jouissance de l’amour pour la rendre plus vive ; et nous suspendons une vengeance pour la rendre plus meurtrière. Il est cependant vrai qu’on meurt souvent d’une indigestion, que nous nous trompons, ou nous laissons tromper en amour par des sophismes, et que l’objet que nous voulons exterminer échappe souvent à notre vengeance ; mais nous courons volontiers ces risques.

CHAPITRE III 1go4w

Suite du chapitre précédent. Premier rendez-vous avec M. M. Lettre de C. C. Mon second rendez-vous avec la religieuse dans mon superbe casino à Venise. Je suis heureux.

Rien ne peut être plus cher à l’homme qui pense que la vie, et malgré cela le plus voluptueux est celui qui exerce le mieux l’art trop difficile de la faire er vite. On ne veut pas la rendre plus courte ; mais on veut que l’amusement rende son cours insensible. On a raison, si on n’a pas manqué à des devoirs. Ceux qui croient n’en avoir d’autres que ceux qui flattent leurs sens se trompent, et il se peut qu’Horace aussi se soit trompé là où il a dit à Julius Florus : Nec metuam quid de me judicet heres. Quod non plura datis inveniet[4].

Le plus heureux des hommes est celui qui connaît mieux l’art de se rendre tel sans empiéter sur ses devoirs ; et le plus malheureux est l’autre qui a embrassé un état dans lequel il se trouve tous les jours du matin au soir dans la triste obligation de prévoir.

Certain que M. M. ne manquerait pas à sa parole, je fus au parloir deux heures avant midi. Ma mine la força à me demander d’abord si j’étais malade.

— Non, lui répondis-je ; mais je peux le paraître dans l’inquiète attente d’un bonheur qui m’excède. J’ai perdu l’appétit, et le sommeil ; s’il est différé, je ne vous réponds pas de ma vie.

— Rien n’est différé, mon cher ami ; mais quelle impatience ! Asseyons-nous. Voici la clef du casin où vous irez. Il y a du monde, car nous devons être servis ; mais personne ne vous parlera, et vous n’aurez besoin de parler à personne. Vous serez en masque. Vous n’y irez qu’à une heure et demie de la nuit[5], et pas auparavant. Vous monterez l’escalier qui est vis-à-vis la porte de la rue, et au haut de l’escalier vous verrez à la lumière d’une lanterne une porte verte que vous ouvrirez pour entrer dans l’appartement que vous trouverez éclairé. Dans la seconde chambre vous me trouverez, et si je n’y suis pas, vous m’attendrez. Je ne tarderai que de quelques minutes. Vous pourrez vous démasquer, vous mettre devant le feu, et lire. Vous trouverez des livres. La porte du casin est dans le tel, tel, et tel endroit.

La description ne pouvant pas être plus exacte, je me réjouis que je ne pourrai pas me tromper. Je baise la main qui me donne la clef, et la clef aussi avant de la mettre dans ma poche. Je lui demande si je la verrai habillée en séculière, ou en sainte comme je la voyais.

— Je sors habillée en religieuse, mais au casin je m’habille en séculière. C’est là que j’ai tout ce qu’il me faut pour me masquer aussi.

— J’espère que vous ne vous habillerez pas en séculière ce soir.

— Pourquoi s’il vous plaît ?

— Je vous aime tant coiffée comme vous êtes.

— Ah ah ! Je comprends. Vous figurant ma tête sans cheveux, je vous fais peur ; mais sachez que j’ai une perruque dont rien n’est mieux fait.

— Dieu ! Que dites-vous ? Le seul nom de perruque m’assomme. Mais non. Non non, n’en doutez pas ; je vous trouverai tout de même charmante. Ayez seulement soin de ne pas la mettre en ma présence. Je vous vois mortifiée. Pardon. Je suis au désespoir de vous avoir parlé de cela. Êtes-vous sûre que personne ne vous voit sortir du couvent ?

— Vous en serez sûr vous-même, quand faisant le tour de l’île en gondole, vous verrez l’endroit où est la petite rive. Cette rive donne dans une chambre dont j’ai la clef, et je suis sûre de la converse qui me sert.

— Et la gondole ?

— C’est mon amant qui me répond de la fidélité des gondoliers.

— Quel homme que votre amant ! J’imagine qu’il est vieux.

— Non en vérité. J’en serais honteuse. Je suis sûre qu’il n’a pas quarante ans. Il a tout, mon cher ami, pour être aimé. Beauté, esprit, douceur dans le caractère, et procédés.

— Et il vous pardonne des caprices.

— Qu’appelez-vous caprices ? Il y a un an qu’il s’est emparé de moi. Je n’ai connu avant lui aucun homme, comme je n’ai connu personne avant vous qui m’ait donné une fantaisie. Quand je lui ai tout dit, il fut un peu étonné, puis il en a ri, ne me faisant qu’une courte remontrance sur le risque que je courais de me livrer à un indiscret. Il aurait désiré que je susse avant de pousser la chose au moins qui vous êtes ; mais c’était trop tard. J’ai répondu de vous, et il a encore ri de ce que je répondais de quelqu’un que je ne connaissais pas.

— Quand lui avez-vous fait la confidence de tout ?

— Avant-hier ; mais dans la plus grande vérité. Je lui ai fait voir la copie de mes lettres, et les vôtres, dont la lecture lui fit dire qu’il vous croyait Français, malgré que vous me disiez d’être Vénitien. Il est curieux de savoir qui vous êtes, et voilà tout ; mais puisque je n’en suis pas curieuse, ne craignez rien. Je vous donne ma parole d’honneur que je ne ferai jamais la moindre démarche pour parvenir à savoir cela.

— Ni moi pour savoir qui est cet homme aussi rare que vous. Je suis au désespoir quand je pense à l’amertume que je vous ai causée.

— N’en parlons plus ; mais consolez-vous, car quand j’y pense je trouve que vous n’auriez pu en agir autrement qu’étant un fat.

À mon départ elle me répliqua à la petite fenêtre le gage de sa tendresse, et elle resta là jusqu’à ma sortie du parloir.

Dans la nuit à l’heure fixée j’ai trouvé le casin sans la moindre difficulté, j’ai ouvert la porte, et suivant son instruction je l’ai trouvée habillée en séculière avec la plus grande élégance. La chambre était éclairée par des bougies placées sur des bracelets devant des plaques de miroir, et par quatre autres flambeaux qui étaient sur une table, où il y avait des livres. M. M. me parut une beauté tout à fait différente de celle que j’avais vue au parloir. Elle paraissait coiffée en cheveux avec un chignon qui faisait parade d’abondance, mais mes yeux ne firent qu’y glisser dessus, car rien dans ce moment-là n’aurait été plus sot qu’un compliment sur sa belle perruque. Me mettre à genoux devant elle, lui témoigner cent fois la grandeur de ma reconnaissance baisant à tout moment ses belles mains furent les avant-coureurs des transports, dont l’issue devait être une lutte amoureuse dans toutes les règles ; mais M. M. crut que son premier devoir était celui de se défendre. Ah ! Les charmants refus ! La force de deux mains qui repoussent les attaques d’un amant respectueux et tendre, et en même temps hardi et insistant, ne s’en mêlait que très légèrement ; les armes qu’elle employait pour refréner ma ion, pour modérer mon feu, étaient des raisons rendues par des paroles aussi amoureuses qu’énergiques fortifiées à tout instant par des baisers d’amour qui me fondaient l’âme. Dans cette lutte, aussi douce que pénible pour tous les deux, nous âmes deux heures. À la fin de ce combat, nous nous félicitâmes nous attribuant tous les deux la victoire : elle d’avoir su se défendre de toutes mes attaques, moi d’avoir tenu en frein mes sentiments d’impatience.

À quatre heures (je compte toujours à l’italienne) elle me dit qu’elle avait grand appétit, et qu’elle désirait de ne pas me voir différent d’elle. Elle sonna, et une femme bien mise ni jeune ni vieille, et dont la physionomie caractérisait l’honnêteté, vint couvrir une table pour deux personnes, et après avoir mis sur une autre à côté de nous tout ce qui pouvait nous être nécessaire, elle nous servit. Le service était de porcelaine de Sève. Huit plats de cuisine faisaient le souper ; ils étaient sur des boîtes d’argent remplies d’eau chaude qui tenaient les mets toujours chauds. C’était un souper délicat et fin. Je me suis écrié que le cuisinier devait être Français, et elle me le confirma. Nous ne bûmes que du bourgogne, et vidâmes une bouteille de champagne œil de perdrix et une autre de mousseux pour rire. Ce fut elle qui fit la salade ; son appétit était égal au mien. Elle ne sonna que pour faire servir le dessert, et tout le nécessaire pour faire du punch. Je n’ai pu qu’irer en tout ce qu’elle a fait son savoir, son adresse et ses grâces. C’était évident qu’elle avait un amant qui l’avait instruite. Je me suis trouvé si curieux de savoir qui c’était que je lui ai dit que j’étais prêt à lui dire mon nom si elle voulait me confier celui de l’heureux dont elle possédait le cœur et l’âme. Elle me répondit que nous devions laisser au temps le soin de satisfaire à notre curiosité.

Elle avait entre les breloques de sa montre un petit flacon de cristal de roche parfaitement égal à celui que j’avais à la chaîne de la mienne. Je le lui ai fait voir lui vantant l’essence de rose qu’il contenait, dont un petit morceau de coton était imbibé. Elle me montra le sien qui était plein de la même essence en liqueur.

— Je m’étonne, lui dis-je, car c’est fort rare, et cela coûte beaucoup.

— Aussi ne la vend-on pas.

— C’est vrai. L’auteur de cette essence est le roi de  ; il en a fait une livre qui lui coûta dix mille écus.

— C’est un présent qu’on a fait à mon amant, qui me l’a donné.

— Madame de Pompadour en a envoyé une petite fiole, il y a deux ans, à M. de Mocenigo ambassadeur de Venise à Paris par les mains de l’A. de B. qui actuellement est ambassadeur de ici.

— Le connaissez-vous ?

— Je l’ai connu ce jour-là, ayant l’honneur de dîner avec lui. Étant sur son départ pour se rendre ici, il était venu prendre congé. C’est un homme que la fortune a favorisé, mais homme de mérite et de beaucoup d’esprit, et distingué par sa naissance, car il est comte de Lyon. Sa jolie figure lui a fait donner le sobriquet de Belle-Babet ; nous avons un petit recueil de ses poésies qui lui font honneur. Minuit était sonné, et le temps commençant à devenir précieux, nous quittons la table et devant le feu je deviens pressant. Je lui dis que ne voulant pas se rendre à l’amour, elle ne pouvait pas se ref à la nature qui devait l’exciter à aller se coucher après un si joli souper.

— Vous avez donc sommeil ?

— Point du tout ; mais à l’heure qu’il est, on va au lit. Laissez que je vous y mette, et que je me tienne à votre chevet tant que vous voudrez y rester, ou permettez que je me retire.

— Si vous me quittez, vous me ferez une grande peine.

— Pas plus grande certainement que celle que je ressentirais en vous quittant ; mais que ferons-nous ici devant le feu jusqu’au jour ?

— Nous pouvons dormir tous les deux vêtus sur ce sofa que vous voyez.

— Vêtus. Soit. Je pourrai aussi vous laisser dormir ; mais si je ne dors pas, me pardonnerez-vous ? Près de vous, et d’ailleurs gêné par mon habit comment pourrais-je dormir ?

— Très bien. Ce canapé d’ailleurs est un vrai lit. Vous allez le voir.

Elle se lève alors, elle va tirer de travers le canapé, elle déploie les coussins, les draps et une couverture, et je vois un vrai lit. Elle met sous un grand mouchoir mes cheveux, et elle m’en donne un autre pour que je lui rende le même service me disant qu’elle n’avait pas une coiffe de nuit. Je me mets à l’ouvrage dissimulant mon dégoût pour sa perruque, lorsqu’un phénomène inattendu me cause la plus agréable surprise. Je trouve au lieu de perruque la plus belle de toutes les chevelures. Elle me dit, après avoir bien ri, qu’une religieuse n’avait autre devoir que celui de ne pas laisser voir ses cheveux aux profanes, et après m’avoir dit cela, elle se jette sur le canapé de tout son long. Je me défais vite de mon habit, je pousse hors des pieds mes souliers, et je tombe plus sur elle que près d’elle. Elle me serre entre ses bras, et exerçant sur elle une tyrannie qui insulte la nature, elle croit que je dois lui pardonner toutes les peines que sa résistance doit me faire ressentir.

D’une main tremblante et timide, la regardant avec des yeux qui lui demandaient l’aumône, je délace six larges rubans qui serraient sa robe par-devant, et ravi de joie qu’elle ne me l’empêchât pas, je me trouve heureux maître de la plus belle de toutes les gorges. Il n’est plus temps. Elle doit laisser qu’après l’avoir contemplée je la dévore ; j’élève mes yeux à sa physionomie, et je vois la douceur de l’amour qui me dit : contente-toi de cela, et apprends de moi à souffrir l’abstinence. Forcé par l’amour et par la toute-puissante nature, désespéré qu’elle ne veuille pas permettre à mes mains d’aller ailleurs, je fais l’impossible pour conduire une des siennes là où elle aurait pu se convaincre que je méritais sa grâce ; mais avec une force supérieure à la mienne, elle ne veut pas détacher ses mains de ma poitrine, où elle ne pouvait trouver rien d’intéressant. Malgré cela, c’était là que sa bouche tombait lorsqu’elle se détachait de la mienne.

Soit besoin, soit effet de lassitude, ayant é tant d’heures sans pouvoir faire rien de plus qu’avaler continuellement sa salive mêlée à la mienne, je me suis endormi entre ses bras la tenant serrée entre les miens. Ce qui me réveilla en sursaut fut un fort carillon.

— Qu’est-ce que cela ?

— Habillons-nous vite, mon tendre ami, mon cher ami ; je dois retourner au couvent.

— Habillez-vous donc. Je vais jouir du spectacle de vous voir remasquée en sainte.

— Volontiers. Si rien ne te presse, tu peux dormir ici.

Elle sonna alors la même femme, qui devait être la grande confidente de tous ses mystères amoureux. Après s’être fait coiffer, elle ôta sa robe, elle mit ses montres, ses bagues, et tous ses ornements profanes dans un secrétaire qu’elle ferma à clef, mit les souliers de l’ordre puis un cors, où elle serra comme dans une étroite prison les jolis enfants qui seuls m’avaient nourri avec leur nectar, et enfin elle endossa le saint habit. La confidente étant sortie pour avertir le gondolier, elle vint se jeter à mon cou, et elle me dit qu’elle m’attendrait dans le surlendemain pour me fixer la nuit qu’elle viendrait er chez moi à Venise, où nous nous rendrions, me dit-elle, entièrement heureux ; et elle partit. Très content de mon sort, quoique plein de désirs non satisfaits, j’ai éteint les bougies, et j’ai profondément dormi jusqu’à midi.

Je suis sorti du casin sans voir personne, et bien masqué je suis allé chez Laure qui me donna une lettre de C. C. dont voici la teneur :

« Voici, mon cher mari, un bon essai de ma façon de penser. Tu vas me trouver toujours plus digne d’être ta femme. Tu dois me croire, malgré mon âge, capable de garder un secret, et assez discrète pour ne pas trouver mauvaise ta réserve. Sûre de ton cœur, je ne suis pas jalouse de ce qui peut divertir ton esprit, et t’aider à souffrir en patience notre séparation.

« Je dois te dire que hier traversant un corridor qui est au-dessus du petit parloir, voulant ramasser un cure-dent qui m’était tombé de la main j’ai dû retirer du mur un tabouret. Le ramassant j’ai vu par une fente presque imperceptible dans l’union du plancher au mur ta propre personne très intéressée à parler à ma chère amie la mère M. M. Tu ne saurais te figurer ni ma surprise ni ma joie. Ces deux sentiments firent cependant l’instant même place à la peur que j’ai eue d’être vue, et de rendre curieuse quelque indiscrète. Après avoir vite remis le tabouret à sa place je suis partie. Ah ! Mon cher ami, je te prie de me dire tout. Comment pourrais-je t’aimer, et ne pas être curieuse de toute l’histoire de ce phénomène ? Dis-moi si elle te connaît, et comment tu as fait sa connaissance. C’est ma tendre amie, dont je t’ai parlé, et que je n’ai pas cru nécessaire de te nommer. C’est elle qui m’a appris le français, et qui dans sa chambre m’a donné à lire des livres qui m’ont rendue savante dans une matière très importante dans laquelle peu de femmes le sont. Sache que sans elle, on aurait découvert la fière maladie qui m’a presque tuée. Elle m’a donné du linge, et des draps ; je lui dois mon honneur ; elle sut ainsi que j’ai eu un amant, comme je sais qu’elle en eut un aussi, mais nous ne fûmes jamais curieuses de nos secrets réciproques. La mère M. M. est une femme unique. Je suis sûre, mon cher ami, que tu l’aimes, et qu’elle t’aime, et n’en étant point jalouse je mérite que tu me dises tout. Mais je vous plains tous les deux, car tout ce que vous pouvez faire ne peut servir, je crois, qu’à irriter votre ion. Tout le couvent te croit malade : je meurs d’envie de te voir. Viens donc au moins une fois. Adieu. »

Cette lettre m’inquiéta, car j’étais bien sûr de C. C., mais cette crevasse pouvait nous découvrir à d’autres. Outre cela je me voyais forcé à conter une fable à ma chère amie, car l’honneur et l’amour me défendaient de lui dire la vérité. Dans la réponse que je lui ai envoyée d’abord, je l’ai instruite qu’elle devait sans tarder avertir son amie qu’elle l’avait vue par la crevasse parler à un masque. Pour ce qui regardait la connaissance que j’avais faite avec la religieuse, je lui ai dit qu’ayant entendu parler de son rare mérite, je l’avais fait appeler à la grille m’annonçant sous un faux nom, et que par conséquent elle devait s’abstenir de parler de moi, car elle m’avait reconnu pour le même qui allait entendre la messe à son église. Pour ce qui regardait l’amour, je l’ai assurée qu’il n’en était rien, convenant cependant avec elle que c’était une femme charmante.

Le jour de Ste-Catherine fête de C. C. je suis allé à la messe dans son église. Allant au trajet pour prendre une gondole je m’aperçois d’être suivi. J’avais besoin de m’en assurer. Je vois le même homme prendre aussi une gondole et me suivre ; cela pouvait être naturel ; mais pour m’en rendre certain je descends à Venise au palais Morosini du jardin et je vois le même homme qui descend aussi. Pour lors je n’en doute plus. Je sors du palais, je m’arrête dans une rue étroite vers la poste de Flandre, je vois l’espion et un couteau à la main je le serre au coin de la rue, et lui mettant la pointe au gosier, je veux qu’il me dise par ordre de qui il me suivait. Il m’aurait peut-être tout dit si par hasard quelqu’un ne fût entré dans la rue. Il s’échappa alors et je n’ai rien su. Mais voyant qu’il était trop facile à un curieux de savoir qui j’étais, s’il s’opiniâtrait à vouloir le savoir, je me suis déterminé à ne plus aller à Muran qu’en masque, ou dans la nuit.

Le lendemain, jour dans lequel M. M. devait me faire savoir comment elle viendrait souper avec moi, je suis allé au parloir de très bonne heure. Je l’ai vue devant moi portant sur sa figure les marques du contentement qui lui inondait l’âme. Le premier compliment qu’elle me fit fut sur mon apparition à son église après trois semaines qu’on ne me voyait plus. Elle me dit que l’abbesse en avait été bien aise, parce qu’elle se disait sûre qu’elle saurait qui je suis. Je lui ai alors conté toute l’histoire de l’espion, et ma résolution de ne plus aller à la messe dans son église. Elle me répondit que je ferais bien à me montrer à Muran le moins que je pourrais. Elle me détailla alors l’histoire de la fente dans le vieux plancher, et elle me dit qu’elle était déjà bouchée. Elle me dit qu’elle avait été avertie par une pensionnaire qui lui était attachée, mais elle ne me la nomma pas.

Après ces petits propos je lui ai demandé si mon bonheur était différé, et elle me répondit qu’il ne l’était que de vingt-quatre heures parce que la nouvelle professe l’avait invitée à souper dans sa chambre.

— Ces invitations, me dit-elle, arrivent rarement, mais quand elles arrivent on ne peut s’en dispenser qu’en se faisant ennemie la personne qui invite.

— Ne peut-on pas dire qu’on est malade ?

— Oui, mais pour lors il faut souffrir des visites.

— J’entends, car si tu les refuses, on peut soupçonner l’évasion.

— Oh ! Pour cela non. On ne compte pas l’évasion entre les choses possibles.

— Tu es donc la seule ici capable de faire ce miracle ?

— Tiens-toi pour certain que je suis la seule, et que l’or est le puissant dieu qui fit ce miracle. Dis-moi donc où tu veux m’attendre demain à deux heures de nuit précises.

— Ne pourrais-je pas t’attendre ici à ton casin ?

— Non. Car celui qui me mène à Venise est mon amant.

— Ton amant ?

— Lui-même.

— C’est original. Je t’attendrai donc dans la place des S.S. Jean et Paul derrière le piédestal de la statue équestre de Barthelmi de Bergame.

— Je n’ai jamais vu cette statue, ni cette place que sur une estampe ; mais je n’y manquerai pas. Cela suffît. Il n’y aurait qu’un temps affreux qui pourrait m’empêcher de venir ; mais espérons le bon. Adieu donc. Nous parlerons beaucoup demain au soir, et si nous dormirons, nous nous endormirons plus contents.

Il fallait faire vite, car je n’avais pas de casin. J’ai donc pris un second rameur pour être en moins d’un quart d’heure dans le quartier de St-Marc. Après avoir é cinq à six heures à en voir un bon nombre, j’ai choisi le plus élégant, et par conséquent le plus cher. Il avait appartenu au lord Olderness ambassadeur d’Angleterre qui à son départ l’avait vendu à bon marché à un cuisinier. Il me le loua jusqu’à Pâques pour cent sequins payés d’avance sous condition que ce serait lui qui me ferait les dîners et les soupers que je donnerais.

Ce casin était composé de cinq pièces, dont l’ameublement était d’un goût exquis. Il n’y avait rien qui ne fût fait en grâce de l’amour, de la bonne chère, et de toute espèce de volupté. On servait à manger par une fenêtre aveugle enclavée dans la paroi, occupée par un porte-manger tournant qui la bouchait entièrement. Les maîtres et les domestiques ne pouvaient pas s’entrevoir. Cette chambre était ornée de glaces, de lustres, et d’un superbe trumeau au-dessus d’une cheminée de marbre blanc, tapissée de petits carreaux de porcelaine de la Chine tous peints, et intéressants par des couples amoureux en état de nature qui par leurs voluptueuses attitudes enflammaient l’imagination. Des petits fauteuils étaient à l’avenant des sofas qui étaient à droite et à gauche. Une autre chambre était octogone toute tapissée de glaces, pavée et plafonnée de même ; toutes ces glaces faisant contraste rendaient les mêmes objets sous mille différents points de vue. Cette pièce était contiguë à une alcôve qui avait deux issues secrètes, un cabinet de toilette d’un côté, de l’autre un boudoir où il y avait une baignoire, et des lieux à l’anglaise. Tous les lambris étaient ciselés en or moulu, ou peints en fleurs, et en arabesques. Après l’avoir averti de ne pas oublier de mettre des draps dans le lit, et des bougies sur tous les lustres et sur les flambeaux dans chaque chambre, je lui ai ordonné à souper pour deux personnes pour le même soir l’avertissant que je ne voulais autre vin que bourgogne et champagne, et pas davantage que huit plats de cuisine, lui laissant le choix sans pardon à la dépense. Le dessert devait aussi être son affaire. Prenant la clef de la porte de la rue je l’ai averti qu’en entrant je ne voulais voir personne. Le souper devait être prêt à deux heures de la nuit, et on le servirait quand je sonnerais. J’ai observé avec plaisir que la pendule qui était dans l’alcôve avait un réveil, car je commençais malgré l’amour à devenir sujet à l’empire du sommeil.

Après avoir donné ces ordres je suis allé acheter des pantoufles et une coiffe de nuit chez une marchande de modes toute garnie de doubles dentelles de point d’Alençon. Je l’ai mise dans ma poche. S’agissant de donner à souper à la plus belle de toutes les sultanes du maître de l’univers, j’ai voulu m’assurer la veille que tout serait en ordre. Lui ayant dit que j’avais un casin, je ne devais lui paraître nouveau en rien.

Ce fut le cuisinier qui resta surpris quand il me vit à deux heures de nuit tout seul. J’ai d’abord trouvé mauvais qu’il n’eût pas éclairé partout, tandis que lui ayant donné l’heure il ne pouvait pas en douter.

— Je n’y manquerai pas une autre fois.

— Éclairez donc, et servez.

— Vous m’avez dit pour deux.

— Servez pour deux. Restez présent à mon souper pour cette première fois pour que je puisse vous avertir de tout ce que je trouverai bon ou mauvais.

Le souper vint dans la roue en bon ordre, deux plats à la fois ; j’ai fait des commentaires à tout ; mais j’ai trouvé tout excellent en porcelaine de Saxe. Gibier, esturgeon, truffes, huîtres, et vins parfaits. Je lui ai seulement reproché qu’il avait oublié de mettre sur une assiette des œufs durs, des anchois, et des vinaigres composés pour faire la salade. Il regarda le ciel d’un air contrit s’accusant d’avoir commis une grande faute. Je lui ai aussi dit qu’une autre fois je voulais avoir des oranges amères pour donner du goût au punch, et que je voulais du rhum, et non pas du rac. Après avoir é deux heures à table je lui ai dit de me porter la carte de toutes les dépenses. Il me la porta un quart d’heure après, et je me suis trouvé content. Après l’avoir payé, et lui avoir ordonné de me porter du café quand je sonnerais je suis allé me coucher dans l’excellent lit qui était dans l’alcôve. Ce lit et le bon souper me concilièrent le plus heureux sommeil. Sans cela je n’aurais pas pu dormir songeant que dans la nuit suivante j’aurais entre mes bras dans le même lit ma déesse. Le matin, en partant j’ai averti mon homme que je voulais au dessert tous les fruits frais qu’il pourrait trouver, et surtout des glaces. Pour empêcher la journée de me paraître longue j’ai joué jusqu’au soir, et je n’ai pas trouvé la fortune différente de mon amour. Tout allait à seconde de mes désirs. J’en remerciais dans le fond de mon âme le puissant génie de ma belle religieuse.

Ce fut à une heure de nuit que je suis allé me poster à la statue du héros Colleoni. Elle m’avait dit d’y aller à deux, mais je voulais avoir le doux plaisir de l’attendre. La nuit était froide, mais superbe, et sans le moindre vent.

À deux heures précises j’ai vu arriver une gondole à deux rames, et un masque en sortir, qui, après avoir parlé au barcarol de proue, s’achemina vers la statue. Voyant un masque homme, je m’alarme, je l’esquive, et je suis fâché de ne pas avoir des pistolets. Le masque fait le tour, m’approche, me tend une main paisible qui ne me laisse plus douter. Je reconnais mon ange habillée en homme. Elle rit de ma surprise, elle s’attache à mon bras, et sans nous dire le moindre mot nous nous acheminons à la place St-Marc, nous la traversons, et nous allons au casin qui n’était éloigné que de cent pas du théâtre de St-Moyse.

Tout se trouve comme j’avais ordonné. Nous montons, je me démasque vite, mais M. M. se plaît à se promener lentement dans tous les recoins du délicieux endroit où elle se voyait accueillie, enchantée aussi que je contemplasse dans tous les profils, et souvent de face toutes les grâces de sa personne, et que j’irasse dans ses atours quel devait être l’amant qui la possédait. Elle était surprise du prestige qui lui faisait voir partout, et en même temps, malgré qu’elle se tînt immobile, sa personne en cent différents points de vue. Ses portraits multipliés que les miroirs lui offraient à la clarté de toutes les bougies placées exprès lui présentaient un spectacle nouveau qui la rendait amoureuse d’elle-même. Assis sur un tabouret, j’examinais avec attention toute l’élégance de sa parure. Un habit de velours ras couleur de rose, brodé sur les bords en paillettes d’or, une veste à l’avenant brodée au métier, dont on ne pouvait rien voir de plus riche, des culottes de satin noir, des dentelles de point à l’aiguille, des boucles de brillants, un solitaire de grand prix à son petit doigt, et à l’autre main une bague qui ne montrait qu’une surface de taffetas blanc couvert d’un cristal convexe. Sa baüte de blonde noire était tant à l’égard de la finesse que du dessin tout ce qu’on pouvait voir de plus beau. Pour que je pusse la regarder encore mieux elle vint se mettre debout devant moi. Je visite ses poches, et j’y trouve tabatière, bonbonnière, flacon, étui à cure-dents, lorgnette, et mouchoirs qui exhalaient des odeurs qui embaumaient l’air. Je considère avec attention la richesse, et le travail de ses deux montres, et ses beaux cachets en pendeloques attachés aux chaînons couverts de petits carats. Je visite ses poches de côté, et je trouve des pistolets à briquet plat à ressort, ouvrage anglais des plus finis.

— Tout ce que je vois, lui dis-je, est au-dessous de toi, mais laisse que mon âme étonnée rende hommage à l’être adorable qui veut te convaincre que tu es réellement sa maîtresse.

— C’est ce qu’il m’a dit quand je l’ai prié de me conduire à Venise, et de m’y laisser, m’ajoutant qu’il désirait que je m’y amusasse, et que je pusse me convaincre toujours plus que celui que j’allais rendre heureux le méritait.

— C’est incroyable, ma chère amie. Un amant de cette trempe est unique, et je ne saurai jamais mériter un bonheur dont je suis déjà ébloui.

— Laisse que j’aille me démasquer toute seule.

Un quart d’heure après, elle parut devant moi coiffée en homme avec ses beaux cheveux dépoudrés, dont les faces en longues boucles lui arrivaient jusqu’au bas des joues. Un ruban noir les nouait derrière, et en queue flottante ils lui descendaient jusqu’aux jarrets. M. M. en femme ressemblait à Henriette, et en homme à un officier des gardes nommé l’Étoriere que j’avais connu à Paris ; ou plutôt à cet Antinoüs dont on voit encore des statues, si l’habillement à la française m’avait permis l’illusion.

Frappé par tant de charmes, j’ai cru de me trouver mal. Je me suis jeté sur le sofa pour soutenir ma tête.

— J’ai perdu, lui dis-je, toute confiance ; tu ne seras jamais à moi ; dans cette nuit même quelque contretemps fatal t’arrachera à mes désirs ; un miracle peut-être de ton divin époux devenu jaloux d’un mortel. Je me sens anéanti. Dans un quart d’heure peut-être je ne serai plus.

— Es-tu fou ? Je suis à toi dans le moment même, si tu veux. Quoiqu’à jeun, je ne me soucie pas de souper. Allons nous coucher.

Elle avait froid. Nous nous asseyons devant le feu. Elle me dit qu’elle n’avait pas de gilet. Je lui déboucle un cœur de brillants qui lui tenait son jabot fermé, et mes mains sentent avant que mes yeux voient que la seule chemise défendait de l’air les deux sources de vie qui décoraient sa poitrine. Je deviens ardent ; mais elle n’a besoin que d’un seul baiser pour me calmer, et de deux mots : Après souper.

Je sonne alors, et voyant son alarme je lui fais voir le porte-manger.

— Personne ne te verra, lui dis-je, tu le diras à ton amant qui ignore peut-être ce secret.

— Il ne l’ignore pas ; mais il irera ton attention, et il dira que tu n’es pas novice dans l’art de plaire, et qu’il est évident que je ne suis pas la seule qui jouit avec toi des délices de cette maisonnette.

— Et il aura tort. Je n’ai ni soupé, ni couché ici que tout seul ; et j’abhorre le mensonge. Tu n’es pas, ma divine amie, ma première ion ; mais tu seras la dernière.

— Je suis heureuse, mon ami, si tu es constant. Mon amant l’est ; il est bon, il est doux ; mais il a toujours laissé mon cœur vide.

— Le sien doit l’être aussi, car si son amour était de la trempe du mien, il ne te permettrait pas une absence comme celle-ci. Il ne pourrait pas la souffrir.

— Il m’aime, comme je t’aime. Crois-tu que je t’aime ?

— Je dois le croire ; mais tu ne souffrirais pas…

— Tais-toi ; car je sens que pourvu que tu ne me laissasses rien ignorer je te pardonnerais tout. La joie que je ressens dans ce moment dans mon âme dépend plus de la certitude que j’ai que je ne te laisserai rien à désirer que de l’autre que je erai avec toi une nuit délicieuse. Elle sera la première de ma vie.

— Tu n’en as pas é avec ton digne amant ?

— Oui. Mais ces nuits-là ne furent animées que de l’amitié, de la reconnaissance, et de la complaisance. L’amour est l’essentiel. Malgré cela mon amant te ressemble. Il a l’esprit gai, toujours monté à l’instar du tien, et il est aussi très aimable par rapport à sa figure et à sa personne ; mais en cela il ne te ressemble guère. Je le crois aussi plus riche que toi, malgré que par ce casin on pourrait juger le contraire. Mais ne t’imagine pas que je t’adjuge moins de mérite qu’à lui, parce que tu t’avoues incapable de l’héroïsme de me permettre une absence, puisqu’au contraire je sais que tu ne m’aimerais pas comme je suis bien aise que tu m’aimes ; si tu me disais que tu aurais pour une de mes fantaisies la même indulgence qu’il a.

— Sera-t-il curieux des particularités de cette nuit ?

— Il croira de me faire plaisir à m’en demander des nouvelles, et je lui dirai tout excepté quelques circonstances qui pourraient l’humilier.

Après le souper qu’elle trouva délicat et exquis comme les glaces et les huîtres, elle fit du punch, et dans mon impatience amoureuse, après en avoir bu quelques verres, je l’ai priée de réfléchir que nous n’avions devant nous que sept heures, et que nous aurions grand tort de ne pas les er au lit. Nous âmes alors à l’alcôve qui était éclairée par douze bougies flamboyantes, et de là au cabinet de toilette, où lui présentant le beau bonnet de dentelles, je l’ai priée de se coiffer en femme. Après l’avoir trouvé magnifique, elle me dit d’aller me déshabiller dans la chambre me promettant de m’appeler d’abord qu’elle se serait couchée.

Cela ne dura que deux minutes. Je me suis élancé entre ses bras brûlants, ardent d’amour, et lui en donnant les plus vives preuves pour sept heures de suite qui ne furent interrompues que par autant de quarts d’heure animés par les propos les plus touchants. Elle ne m’apprit rien de nouveau pour le matériel de l’exploit ; mais des nouveautés infinies en soupirs, en extases, en transports, en sentiments de nature qui ne se développent que dans ces moments-là. Chaque découverte que je faisais m’élevait l’âme à l’amour, qui me fournissait des nouvelles forces pour lui témoigner ma reconnaissance. Elle fut étonnée de se reconnaître pour susceptible de tant de plaisir, lui ayant fait voir beaucoup de choses qu’elle croyait fabuleuses. Je lui fis ce qu’elle ne croyait pas permis d’exiger que je lui fisse, et je l’ai endoctrinée que la moindre gêne gâte le plus grand des plaisirs. Au carillon du réveil, elle éleva les yeux au troisième ciel, comme une idolâtre pour remercier la mère et le fils de l’avoir si bien récompensée de l’effort qu’elle avait fait quand elle me déclara sa ion.

Nous nous habillâmes à la hâte, et me voyant mettre dans sa poche la belle coiffe, elle m’assura qu’elle lui serait toujours extrêmement chère. Après avoir pris du café nous allâmes à longs pas à la place des SS. Jean et Paul, où je l’ai quittée l’assurant qu’elle me verrait le surlendemain. Après l’avoir vue entrer dans sa gondole, je suis allé chez moi où dix heures de sommeil me remirent en état de nature.

CHAPITRE IV 5i3u1n

Suite du précédent chapitre. Visite au parloir et conversation avec M. M. Lettre qu’elle m’écrit et ma réponse. Nouvelle entrevue au casino de Muran en présence de son amant.

Le surlendemain je suis allé au parloir après dîner. Je la fais appeler, et elle vient d’abord me dire de m’en aller, car elle attendait son ami ; mais de ne pas manquer d’y aller le lendemain. Je pars. Au pied du pont je vois un masque mal masqué sortir d’une gondole, dont je connaissais le barcarol qui devait être alors au service de l’ambassadeur de . Il était sans livrée, et la gondole était simple comme toutes celles qui appartiennent à des Vénitiens. Je tourne la tête et je vois le masque qui va au couvent. Je n’en doute plus, et je retourne à Venise ravi d’aise d’avoir fait cette découverte, et enchanté que ce ministre soit mon principal. Je me détermine à n’en rien dire à M. M.

Je vais la voir le lendemain et elle me dit que son ami était allé prendre congé d’elle jusqu’aux fêtes de Noël.

— Il va à Padoue, me dit-elle, mais tout est arrangé pour que nous puissions souper à son casin si l’envie nous en vient.

— Pourquoi pas à Venise ?

— À Venise non, jusqu’à son retour. Il m’en a priée. C’est un homme fort sage.

— À la bonne heure. Quand souperons-nous donc au casin ?

— Dimanche, si tu veux.

— Dimanche donc, j’irai au casin sur la brune, et je t’attendrai en lisant. As-tu dit à ton ami que tu n’as pas été mal à mon casin ?

— Mon cher ami, je lui ai tout dit ; mais une chose l’inquiète fort. Il veut que je te prie de ne pas m’exposer au redoutable embonpoint.

— Je veux mourir si j’y ai pensé. Mais avec lui n’en cours-tu pas le risque ?

— Jamais.

— Il nous faudra donc être sages à l’avenir. Je pense que neuf jours avant Noël n’y ayant pas de masques, je serai obligé d’aller à ton casin par eau, car y allant par terre je pourrais facilement être reconnu pour le même qui allait à ton église.

— C’est fort sage. Je te ferai reconnaître la rive très facilement. Je songe que tu dois aussi pouvoir y venir en carême, où Dieu veut que nous mortifions nos sens. N’est-il pas plaisant qu’il y ait un temps dans lequel Dieu trouve bon que nous nous divertissions, et un autre dans lequel nous ne pouvons lui plaire que par des abstinences ! Qu’est-ce qu’un anniversaire peut avoir de commun avec la divinité ? Je ne sais pas comment l’action de la créature puisse influer sur le créateur que ma raison ne peut concevoir qu’indépendant. Il me semble que si Dieu avait créé l’homme capable de l’offenser, l’homme aurait raison de faire tout ce qu’il lui aurait défendu, quand ce ne serait que pour lui apprendre à créer. Peut-on s’imaginer Dieu affligé en carême ?

— Ma divine amie, tu raisonnes juste ; mais pourrais-je savoir où tu as appris à raisonner, et comment tu as fait pour sauter le fossé ?

— Mon ami m’a donné des bons livres, et la lumière de la vérité a dissipé bien vite les nuages de la superstition qui opprimaient ma raison. Je t’assure que quand je réfléchis à moi-même, je me trouve plus heureuse d’avoir trouvé quelqu’un qui m’a éclairé l’esprit, que malheureuse d’avoir pris le voile, car le plus grand des bonheurs est celui de vivre et de mourir tranquille, ce qu’on ne peut pas espérer ajoutant foi à ce que les prêtres nous disent.

— C’est très juste ; mais laisse que je t’ire, car celui d’éclairer un esprit extrêmement préoccupé comme le tien devait être ne pouvait pas être l’ouvrage de quelques mois.

— J’aurais vu beaucoup moins rapidement la lumière, si j’avais été moins imbue d’erreurs. Ce qui séparait dans mon esprit le faux du vrai n’était qu’un rideau : la seule raison pouvait le tirer ; mais on m’avait appris à la mépriser. D’abord qu’on m’a démontré que je devais en faire le plus grand cas, je l’ai mise en activité : elle tira le rideau. L’évidence du vrai parut avec éclat, les sottises disparurent ; et je n’ai pas lieu de craindre qu’elles reparaissent, car je me fortifie tous les jours davantage. Je peux dire que je n’ai commencé à aimer Dieu que depuis que je me suis désabusée de l’idée que la religion m’en avait donnée.

— Je te félicite. Tu fus plus heureuse que moi. Tu as fait plus de voyage en un an que moi en dix.

— Tu n’as pas donc commencé par lire ce que milord Bolimbroke a écrit ? Il y a cinq à six mois que je lisais la Sagesse de Charon, et je ne sais pas comment notre confesseur l’a su. Il osa me dire à confesse que je devais abandonner cette lecture. Je lui ai répondu que ma conscience n’en souffrant pas je ne pouvais pas l’obéir. Il me dit qu’il ne m’absoudrait pas, et je lui ai répondu que j’irais tout de même à la communion. Le prêtre alla chez l’évêque Diedo pour savoir ce qu’il devait faire, et l’évêque vint me parler pour m’insinuer que je devais dépendre de mon confesseur. Je lui ai répondu que mon confesseur était fait pour m’absoudre, et qu’il n’avait même le droit de me donner des conseils que quand je lui en demandais. Je lui ai dit net qu’étant dans l’obligation de ne pas scandaliser tout le couvent, quand il s’aviserait de me ref l’absolution j’irais communier tout de même. L’évêque lui ordonna de m’abandonner à ma conscience. Mais je ne me suis pas trouvée satisfaite. Mon amant m’a fait obtenir un bref du pape qui m’autorise à me confesser à qui je veux. Toutes mes sœurs sont jalouses de ce privilège ; mais je ne m’en suis servie qu’une seule fois, car la chose n’en vaut pas la peine. Je me confesse toujours au même, qui après m’avoir écoutée, n’a nulle difficulté à m’absoudre, car je ne lui dis positivement rien d’important.

Ce fut ainsi que j’ai reconnu cette femme, adorable esprit fort ; mais cela ne pouvait pas être autrement, car elle avait plus encore besoin de tranquilliser sa conscience que de satisfaire à ses sens.

Après l’avoir assurée qu’elle me trouverait au casin, je suis retourné à Venise. Le dimanche après dîner j’ai fait le tour de l’île de Muran dans une gondole à deux rames tant pour voir où pouvait être la rive du casin, que la petite par où elle sortait du couvent ; mais je n’y ai rien compris. Je n’ai connu la rive du casin que dans la neuvaine ; et la petite du couvent six mois après au risque de ma vie. Nous en parlerons quand nous serons là.

Vers une heure de nuit je me suis rendu au temple de mon amour, et attendant l’arrivée de l’idole je me suis amusé à examiner les livres qui composaient une petite bibliothèque qui était dans le boudoir. Ils n’étaient pas nombreux mais choisis. On y trouvait tout ce que les philosophes les plus sages avaient écrit contre la religion, et tout ce que les plumes les plus voluptueuses avaient écrit sur la matière objet unique de l’amour. Livres séduisants, dont le style incendiaire force le lecteur à aller chercher la réalité, seule capable d’éteindre le feu qu’il sent circuler dans ses veines. Outre les livres, il y avait des in-folio qui ne contenaient que des estampes lascives. Leur grand mérite consistait dans la beauté du dessin beaucoup plus que dans la lubricité de l’attitude. J’ai vu les estampes du portier des chartreux faites en Angleterre, comme celles de Meursius ou d’Aloysia Sigea Toletana dont je n’avais jamais rien vu de plus beau. Outre cela les petits tableaux qui ornaient le cabinet étaient si bien peints que les figures paraissaient vivantes. Une heure me a dans un instant.

L’apparition de M. M. habillée en nonne me fit faire un cri. Je lui ai dit, lui sautant au cou, qu’elle n’aurait pu venir plus à propos pour empêcher une manstrupation d’écolier à laquelle tout ce que j’avais vu là depuis une heure m’aurait forcé.

— Mais ainsi habillée en sainte, tu me surprends. Laisse, mon ange, que je t’adore sur-le-champ.

— Je me mettrai en séculière dans l’instant. Il ne me faut qu’un quart d’heure. Je ne m’aime pas dans ces laines.

— Point du tout. Tu recevras l’hommage de l’amour, vêtue comme tu étais quand tu l’as fait naître.

Elle ne me répondit qu’un fiat voluntas tua de l’air le plus dévot se laissant tomber sur le grand sofa, où je l’ai ménagée malgré elle. Après le fait je l’ai aidée à se déshabiller, et à se mettre une petite robe de mousseline de Pequin, dont rien n’était plus élégant. Je lui ai ensuite servi de femme de chambre pour se coiffer en bonnet de nuit.

Après souper, avant que d’aller nous coucher nous établîmes de ne nous revoir que le premier jour de la neuvaine où pour dix jours les théâtres étant fermés, il n’y a pas de masques. Elle me donna alors les clefs de la porte de la rive. Un ruban bleu attaché à la fenêtre qui y était dessus devait être le signal qui me l’aurait fait connaître de jour, pour que je pusse y aller après pendant la nuit. Mais ce qui la combla de joie fut que je suis allé demeurer au casin sans jamais en sortir jusqu’au retour de son ami. Dans dix jours que j’y ai demeuré je l’ai eue quatre fois, et par là je l’ai convaincue que je ne vivais que pour elle. Je m’amusais à lire, à écrire à C. C., mais ma tendresse pour celle-ci était devenue tranquille. Le principal point qui m’intéressait dans les lettres qu’elle m’écrivait était ce qu’elle me disait de sa chère amie la mère M. M. Elle me disait que j’avais tort de n’avoir pas cultivé sa connaissance, et je lui répondais que je ne l’avais pas suivie parce que j’avais eu peur d’être connu. Par là je l’engageais toujours plus à me garder inviolablement le secret.

Il n’est pas possible d’aimer deux objets à la fois, et il n’est pas possible de maintenir l’amour en vigueur ni lui donnant trop de nourriture ni ne lui en donnant aucune. Ce qui faisait que ma ion pour M. M. se maintenait toujours dans la même force était que je ne pouvais jamais l’avoir qu’avec la plus grande crainte de la perdre. Je lui disais qu’il était impossible qu’une fois ou l’autre quelque religieuse n’eût besoin de lui parler dans un moment qu’elle n’était ni dans sa chambre ni dans le couvent. Elle me soutenait que cela ne pouvait pas arriver, puisque rien n’était plus respecté dans le couvent que la liberté qu’une religieuse devait avoir de s’enfermer dans sa chambre, et de se rendre inaccessible même à l’abbesse. Elle ne pouvait craindre que le funeste événement d’un incendie, car pour lors tout étant en confusion et n’étant pas naturel qu’une religieuse pût se tenir tranquille et indifférente, on se serait invinciblement aperçu de l’évasion. Elle se félicitait d’être parvenue à gagner la converse, le jardinier, et une autre religieuse qu’elle ne voulut jamais me nommer. L’adresse et l’or de son amant avaient fait tout cela ; et il lui répondait de la fidélité du cuisinier et de sa femme qui étaient à la garde du casin. Il était aussi sûr de ses gondoliers, malgré qu’un d’eux dût être infailliblement espion des Inquisiteurs d’État.

La veille de Noël elle me dit que son amant allait arriver, que le jour de St-Étienne elle devait aller avec lui à l’opéra et souper avec lui au casin la troisième fête. Après m’avoir dit qu’elle m’attendrait à souper le dernier jour de l’an, elle me donna une lettre me priant de ne la lire que chez moi.

Une heure avant jour j’ai fait mon paquet, et je suis allé au palais Bragadin, où impatient de lire la lettre qu’elle m’avait donnée, je me suis d’abord enfermé. En voici la teneur :

« Tu m’as un peu piquée, mon cher ami, quand tu m’as dit avant-hier à propos du mystère que je dois te faire sur ce qui concerne mon amant, que content de posséder mon cœur, tu me laisses maîtresse de mon esprit. Cette distinction de cœur et d’esprit fait une division sophistique, et si elle ne te semble pas telle, tu dois convenir que tu ne m’aimes pas tout entière, car il est impossible que j’existe sans esprit, et que tu puisses chérir mon cœur s’il n’est pas d’accord avec lui. Si ton amour peut se contenter du contraire, il n’excède pas en délicatesse.

« Mais comme il pourrait arriver le cas dans lequel tu pourrais me convaincre de n’avoir pas agi vis-à-vis de toi avec toute la sincérité qu’un véritable amour exige, je me suis déterminée à te découvrir un secret qui regarde mon ami, malgré que je sache qu’il est sûr que je ne le révélerai jamais, car c’est une trahison. Tu ne m’aimeras cependant pas moins. Réduite à devoir opter entre vous deux, et dans le devoir de tromper l’un ou l’autre, l’amour a vaincu ; mais non pas aveuglément. Tu pèseras les motifs qui eurent la force de faire pencher la balance de ton côté.

« Lorsque je n’ai plus pu résister à l’envie de te connaître de près, je n’ai pu me satisfaire sans me confier à mon ami. Je n’ai pas douté de sa complaisance. Il conçut une idée très avantageuse de ton caractère lorsqu’il a lu ta première lettre dans laquelle tu choisissais le parloir, et il te trouva honnête quand après nous avoir connus, tu as choisi le casin de Muran de préférence au tien. Mais d’abord qu’il le sut, il me demanda aussi d’avoir la complaisance de lui permettre de se trouver présent à notre première entrevue dans un endroit qui est une véritable cachette, d’où il devait non seulement voir sans être vu tout ce que nous ferions, mais entendre aussi tous nos propos. C’est un cabinet indevinable. Tu ne l’as pas vu dans les dix jours que tu as és au casin ; mais je te le ferai voir le dernier jour de l’an. Dis-moi si je pouvais lui ref ce plaisir. J’y ai consenti ; et rien ne fut plus naturel que de t’en faire un mystère. Tu sais donc actuellement que mon ami fut témoin de tout ce que nous avons dit et fait la première fois que nous fûmes ensemble. Mais que cela ne te déplaise, mon très cher ami ; tu lui as plu, non seulement dans tous tes procédés, mais aussi dans toutes les jolies choses pour rire que tu m’as dites. J’eus bien peur quand le discours tomba sur le caractère que mon amant devait avoir pour être tolérant à cet excès ; mais heureusement tout ce que tu as dit ne put que le flatter. C’est toute la confession de ma trahison qu’en sage amoureux tu dois me pardonner d’autant plus qu’elle ne t’a fait aucun tort. Je peux t’assurer que mon ami a la plus grande curiosité de savoir qui tu es. Dans cette nuit-là tu fus naturel et fort aimable ; si tu avais su d’avoir un témoin, Dieu sait ce que tu aurais été. Si je t’avais confié la chose, il se peut même que tu n’y aurais pas consenti, et tu aurais eu peut-être raison.

« C’est actuellement que je dois risquer le tout pour le tout, et me mettre en état de tranquillité, me reconnaissant exempte de reproche. Sache, mon cher ami, que le dernier jour de l’an, mon ami sera au casin, et qu’il n’en partira que le lendemain. Tu ne le verras pas, et il verra tout. Ne devant pas le savoir, tu comprends combien tu dois être naturel en tout, car si tu ne l’étais pas, mon ami qui a beaucoup d’esprit, pourrait soupçonner que j’ai trahi le secret. La principale chose sur laquelle tu dois te tenir sur tes gardes sont les propos. Il a toutes les vertus excepté la théologale qu’on appelle foi, et sur cette matière tu auras le champ libre. Tu pourrais parler littérature, voyages, politique, et conter tant d’anecdotes que tu voudras, étant sûr d’avoir toute son approbation.

« C’est à savoir si tu es d’humeur à te laisser voir d’un homme dans les moments que tu te livres aux fureurs amoureuses. Cette incertitude fait maintenant mon tourment. Oui ou non : il n’y a pas de milieu. Comprends-tu la cruauté de ma crainte ? Sens-tu la difficulté que je dois avoir eue à me déterminer à cette démarche ? Je ne dormirai pas la nuit prochaine. Je n’aurai du repos qu’après avoir lu ta réponse. Je prendrai alors un parti dans le cas que tu me répondes qu’il ne t’est pas possible d’être tendre en présence de quelqu’un, et principalement si ce quelqu’un t’est inconnu. J’espère cependant que tu viendras tout de même, et que si tu ne pouvais pas jouer le rôle d’amoureux comme la première fois cela ne tirera à aucune mauvaise conséquence. Il croira, et je laisserai qu’il le croie, que ton amour s’est refroidi. »

Cette lettre m’a fort surpris ; puis toute réflexion faite, j’en ai ri. Mais elle ne m’aurait pas fait rire si je n’avais su de quelle espèce était l’homme qui serait témoin de mes exploits amoureux. Étant certain que M. M. devait être fort inquiète jusqu’à la réception de ma réponse, je lui ai répondu d’abord en ces termes :

« Je veux, mon divin ange, que tu reçoives la réponse à ta lettre avant midi. Tu dîneras sans la moindre inquiétude.

« Je erai la nuit du dernier jour de l’an avec toi, et je t’assure que l’ami, dont nous serons le spectacle, ne verra et n’entendra rien qui puisse lui faire conjecturer que tu m’as révélé son secret. Sois certaine que je jouerai mon rôle à la perfection. Si le devoir de l’homme est d’être toujours esclave de sa raison ; si, tant qu’il dépend de lui, il ne doit se rien permettre sans la prendre pour guide, je ne pourrai jamais comprendre qu’un homme puisse être honteux qu’un ami le voie dans un moment où il donnerait les plus grandes marques de son amour à une très belle femme. C’est mon cas. Je veux bien cependant te dire que m’avertissant de la chose la première fois tu aurais mal fait. Je m’y serais absolument refusé. J’aurais cru d’y remettre de mon honneur ; j’aurais cru que m’invitant à souper tu n’étais que la complaisante d’un ami, homme singulier, dont ce goût aurait pu être le dominant, et j’aurais conçu de toi une idée si désavantageuse qu’elle m’aurait peut-être guéri de l’amour, qui dans ce moment-là ne faisait que de naître. Tel est, ma charmante amie, le cœur humain ; mais actuellement le cas est différent. Tout ce que tu m’as dit de ton digne ami m’a fait connaître son caractère, je le crois mon ami aussi, et je l’aime. Si un sentiment de honte ne t’empêche pas de te laisser voir de lui-même tendre et amoureuse avec moi, comment, bien loin d’en être honteux, pourrais-je n’en être pas glorieux ? L’homme peut-il rougir de sa propre gloire ? Je ne peux, ma chère amie, ni rougir d’avoir fait ta conquête, ni de me laisser voir dans des moments où je me flatte de pouvoir ne pas en paraître indigne. Je sais cependant que par un sentiment de nature, que la raison ne peut pas désapprouver, la plus grande partie des hommes répugne à se laisser voir dans ces moments-là. Ceux qui ne sauraient alléguer des bonnes raisons de cette répugnance doivent participer de la nature du chat ; mais ils peuvent en avoir des bonnes, sans même se croire obligés d’en rendre compte à personne. La principale serait qu’un tiers spectateur, qu’ils verraient, devrait les distraire, et que toute distraction ne peut que diminuer le plaisir de l’accouplement. Une autre grande raison pourrait aussi er pour légitime, et ce serait si les acteurs sussent en conscience que leurs moyens de jouir feraient pitié à ceux qui en seraient témoins. Ces malheureux ont raison de ne pas vouloir exciter des sentiments de pitié dans une action qui semble plutôt faite pour faire des jaloux. Mais nous savons, ma chère amie, que certainement nous n’excitons pas des sentiments de pitié. Tout ce que tu m’as dit me rend sûr que l’âme angélique de ton ami doit, en nous voyant, partager nos plaisirs. Mais sais-tu ce qui arrivera ? et dont je suis bien fâché, car ton amant ne peut être qu’un très aimable homme. Il arrivera qu’à force de nous voir il enragera, ou il se sauvera, ou il se verra obligé de sortir de sa niche, et de se jeter à genoux devant moi pour me prier de te céder à la violence de ses désirs dans la nécessité où il se trouvera de calmer le feu que nos ébats auront allumé dans son âme. Si cela arrive je rirai, et je te céderai ; mais je m’en irai, car je sens que je ne pourrais pas me tenir tranquille spectateur de ce qu’un autre pourrait te faire. Adieu donc, mon ange ; tout ira bien. Je cachette vite cette lettre, et je vais dans l’instant la porter à ton casin. »

J’ai é ces six jours de vacances avec mes amis, et à la redoute qu’on ouvrait dans ce temps-là le jour de St-Étienne. Ne pouvant pas y tailler, car il n’était permis de faire la banque qu’aux patriciens vêtus en robe j’ai joué matin et soir, et j’ai continuellement perdu. Qui ponte doit perdre. La perte de quatre à cinq mille sequins qui faisaient toute ma richesse fit devenir mon amour plus fort.

À la fin de l’an 1774, une loi du Grand Conseil a défendu tous les jeux de hasard, et a fait fermer ce qu’on appelait il ridotto. Le Grand Conseil fut étonné lorsqu’il vit en comptant les suffrages qu’il avait fait une loi qu’il n’avait pas pu faire, car pour le moins trois quarts des ballottants ne l’avaient pas voulue, et malgré cela trois quarts des ballottes démontraient qu’ils l’avaient voulue. Les votants s’entre-regardaient tout saisis d’étonnement. Ce fut un miracle visible du glorieux évangéliste St-Marc, invoqué par M. Flangini alors premier des correcteurs et actuellement cardinal, et par les trois Inquisiteurs d’État.

Le jour fixé, à l’heure ordinaire je me suis trouvé au casin devant la belle M. M. vêtue en dame du monde, se tenant debout, le dos tourné à la cheminée.

— L’ami, me dit-elle, n’est pas encore arrivé ; mais d’abord qu’il sera là-dedans je te clignerai l’œil.

— Où est cet endroit ?

— Le voilà. Observe le dossier de ce canapé qui tient aux parois. Toutes ces fleurs de relief que tu vois ont des trous dans le centre qui percent au cabinet qui est derrière. Il y a lit, table, et tout ce qu’il faut à un homme qui veut y demeurer tout seul sept à huit heures s’amusant à regarder ce qu’on fait ici. Tu le verras quand tu voudras.

— Est-ce lui-même qui l’a fait faire ?

— Pour cela non ; car il ne pouvait pas deviner qu’il pourrait en tirer parti.

— Je comprends que ce spectacle peut lui faire un grand plaisir ; mais ne pouvant pas t’avoir lorsque la nature fera qu’il en ait le plus grand besoin, que fera-t-il ?

— Ce sont ses affaires. Il est d’ailleurs le maître de partir, s’il s’ennuie, et il peut aussi dormir, mais si tu es naturel il s’y plaira.

— Je le serai, excepté que je serai plus poli.

— Point de politesse, mon cher, car tu vas d’abord sortir de nature. Où as-tu trouvé que deux amoureux livrés aux fureurs de l’amour s’avisent d’être polis ?

— Tu as raison, mon cœur ; mais j’aurai de la délicatesse.

— e. Celle que tu as toujours. Ta lettre m’a fait plaisir. Tu as traité la matière à fond.

M. M. était coiffée en cheveux ; mais négligemment. Une robe piquée bleu céleste faisait toute sa parure. Elle avait aux oreilles des boutons de brillants ; son cou était tout nu. Un fichu de gaze de soie et fil d’argent, placé à la hâte laissait entrevoir toute la beauté de sa gorge, et en montrait la blancheur à la séparation du devant de sa robe. Elle était chaussée en pantoufles. Sa figure timide et modestement riante, paraissait me dire : Voilà la personne que tu aimes. Ce que j’ai trouvé extraordinaire, et qui me plut à l’excès fut du rouge mis à la façon que les dames de la cour le mettent à Versailles. L’agrément de cette peinture consiste dans la négligence avec laquelle elle est placée sur les joues. On ne veut pas que ce rouge paraisse naturel, on le met pour faire plaisir aux yeux qui voient les marques d’une ivresse, qui leur promet des égarements et des fureurs amoureuses. Elle me dit qu’elle avait mis du rouge pour faire plaisir à son ami qui l’aimait. Je lui ai répondu qu’à ce goût je serais tenté de le croire Français. À ces paroles elle me cligna l’œil : l’ami était arrivé. C’était donc dans ce moment-là que la comédie devait commencer.

— Plus je regarde ta figure, plus j’en veux à ton époux.

— On dit qu’il était laid.

— On l’a dit : aussi mérite-t-il d’être fait cocu ; et nous y travaillerons toute la nuit. Je vis dans le célibat depuis huit jours, mais j’ai besoin de manger, car je n’ai dans mon estomac qu’une tasse de chocolat, et le blanc de six œufs frais que j’ai mangés en salade accommodée à l’huile de Luques et au vinaigre des quatre voleurs.

— Tu dois être malade.

— Oui ; mais je me porterai bien quand je les aurai distillés un à la fois dans ton âme amoureuse.

— Je ne croyais pas que tu eusses besoin de frustratoires.

— Qui pourrait en avoir besoin avec toi ; mais j’ai une peur raisonnée, car s’il m’arrive de te rater, je me brûle la cervelle.

— Qu’est-ce que rater ?

— Rater, au figuré, veut dire manquer son coup. Au propre c’est lorsque voulant tirer contre mon ennemi mon coup de pistolet l’amorce ne prend pas. Je le rate.

— Maintenant, je t’entends. Effectivement, mon cher brunet, ce serait un malheur, mais il n’y aurait pas de quoi te brûler la cervelle.

— Que fais-tu ?

— Je t’ôte ce manteau. Donne-moi aussi ton manchon.

— Ce sera difficile, car il est cloué.

— Comment cloué ?

— Mets-y une main dedans. Essaye.

— Ah le polisson ! Est-ce les blancs d’œufs qui te fournissent ce clou ?

— Non, mon ange, c’est toute ta charmante personne.

Je l’ai alors soulevée, elle m’embrassa aux épaules pour me peser moins, et ayant laissé tomber le manchon, je l’ai saisie aux cuisses, et elle se fortifia sur le clou ; mais après avoir fait un petit tour de promenade dans la chambre, craignant des suites, je l’ai posée sur le tapis, puis m’étant assis et l’ayant fait asseoir sur moi, elle eut la complaisance de finir de sa belle main l’ouvrage cueillant dans le creux le blanc du premier œuf.

— Reste cinq, me dit-elle ; et après avoir purifié sa belle main avec un potpourri d’herbes balsamiques elle me la livra pour que je la lui baisasse cent fois. Devenu calme j’ai é une heure lui faisant des contes à rire ; puis nous nous mîmes à table.

Elle mangea pour deux ; mais moi pour quatre. Le service était de porcelaine, mais au dessert de vermeil comme les deux flambeaux dont chacun portait quatre bougies. Voyant que j’en irais la beauté, elle me dit que c’était un cadeau que son ami lui avait fait.

— T’a-t-il donné les mouchettes aussi ?

— Non.

— Je juge donc que ton amant doit être un grand seigneur, car les grands seigneurs ne savent pas qu’on mouche.

— Les mèches de nos bougies n’ont pas besoin d’être mouchées.

— Dis-moi qui t’a appris le français, car tu parles trop bien pour que je n’en sois pas curieux.

— Le vieux la Forêt, qui est mort l’année ée. J’ai été six ans son écolière ; il m’a appris à faire aussi des vers ; mais j’ai appris de toi des mots que je n’ai jamais entendus sortir de sa bouche : à gogo, frustratoire, dorloter. Qui te les a appris ?

— La bonne compagnie de Paris, Mme de Boufflers, par exemple, femme d’un esprit profond qui me demanda un jour pourquoi on avait mis dans l’alphabet italien con rond. J’en ai ri, et je n’ai su que lui répondre.

— Ce sont je crois des abréviations usitées dans le vieux temps.

Après avoir fait du punch nous nous amusâmes à manger des huîtres les troquant lorsque nous les avions déjà dans la bouche. Elle me présentait sur sa langue la sienne en même temps que je lui embouchais la mienne ; il n’y a point de jeu plus lascif, plus voluptueux entre deux amoureux, il est même comique, et le comique n’y gâte rien, car les ris ne sont faits que pour les heureux. Quelle sauce que celle d’une huître que je hume de la bouche de l’objet que j’adore ! C’est sa salive. Il est impossible que la force de l’amour ne s’augmente quand je l’écrase, quand je l’avale.

Elle me dit qu’elle allait changer de robe, et revenir en coiffe de nuit. Ne sachant alors que faire, je me suis amusé à examiner ce qu’elle avait dans son secrétaire qui était ouvert. Je n’ai point touché aux lettres, mais ouvrant une boîte, et voyant des condoms, je les ai mis dans ma poche, et j’ai écrit à la hâte ces vers que j’ai mis à la place du vol :

Enfants de l’amitié, ministres de la peur,

Je suis l’amour, tremblez, respectez le voleur.

Et toi, femme de Dieu, ne crains pas d’être mère

Car si tu fais un fils, il se dira son père.

S’il est dit cependant que tu veux te barrer

Parle ; je suis tout prêt, je me ferai châtrer.

M. M. reparut sous une nouvelle décoration. Elle était en robe de chambre de mousseline des Indes brodée en fleurs de fil d’or, et sa coiffure de nuit était digne d’une reine.

Je me suis jeté à ses pieds pour la prier de se rendre sur-le-champ à mes désirs ; mais elle m’ordonna de garder mon feu jusqu’à ce que nous fussions au lit.

— Je ne veux pas, me dit-elle d’un air riant, avoir soin que ta quintessence ne tombe sur le tapis. Tu vas voir.

Elle va alors à son secrétaire, et au lieu des chemisettes, elle trouve mes six vers. Après les avoir lus, et relus tout haut, elle m’appelle voleur, et me donnant baisers sur baisers, elle veut me persuader à lui rendre le larcin. Après avoir encore lentement lu tout haut mes vers, faisant semblant d’y réfléchir, elle sort sous prétexte d’aller chercher une meilleure plume, puis elle rentre, et elle écrit cette réponse :

Dès qu’un ange me f…, je deviens d’abord sûre

Que mon seul époux est l’auteur de la nature.

Mais pour rendre sa race exempte des soupçons

L’amour doit dans l’instant me rendre mes condoms

Ainsi toujours soumise à sa volonté sainte

J’encourage l’ami de me f… sans crainte.

Je les lui ai alors rendus contrefaisant très naturellement l’étonné ; car à la vérité c’était trop.

Minuit étant sonné, et lui faisant voir son petit Gabriel qui soupirait pour elle, elle arrangea le sofa, me disant que l’alcôve étant trop froide nous coucherions là. La raison était que dans l’alcôve l’ami n’aurait pas pu nous voir.

En attendant j’ai enveloppé mes cheveux dans un mouchoir de Mazulipatan qui faisant quatre fois le tour de ma tête me donna l’air redoutable d’un despote asiatique dans son sérail. Après avoir mis impérieusement ma sultane en état de nature, et en avoir fait autant de moi-même, je l’ai couchée et subjuguée dans les plus strictes règles jouissant de ses pâmoisons. Un oreiller que je lui avais adapté sous le croupion, et le genou courbé du côté opposé au dossier du sofa dut être une vision pour l’ami caché des plus voluptueuses. Après l’ébat, qui dura une heure, elle recueillit la chemisette où voyant la quintessence elle se réjouit ; mais se sentant tout de même inondée par ses propres distillations, nous convînmes qu’une courte ablution nous remettrait d’abord in statu quo. Après cela nous nous mîmes de pair devant un grand miroir droit, l’un ant un bras derrière le dos de l’autre. irant la beauté de nos simulacres et devenant curieux d’en jouir, nous luttâmes en tous sens toujours debout. Après la dernière lutte elle tomba sur le tapis de Perse qui couvrait le parquet. Les yeux fermés, la tête penchée, étendue sur son dos, les bras et les jambes comme si on l’avait détachée dans le moment de la croix de St-André, elle aurait eu l’air d’une morte, si l’oscillation de son cœur n’eût été visible. La dernière lutte l’avait épuisée de forces. Je lui ai fait faire l’arbre droit et dans cette posture je l’ai soulevée pour lui dévorer le cabinet de l’amour que je ne pouvais atteindre autrement voulant la mettre à portée de me dévorer à son tour l’arme qui la blessait à mort sans la priver de la vie.

Réduit après cet exploit à devoir lui demander une trêve je l’ai remise debout ; mais un moment après elle me défia à lui donner sa revanche. Ce fut à moi à faire l’arbre droit, et à elle à me saisir aux hanches pour me soulever. Dans cette position se soutenant sur ses colonnes écartées, elle fut saisie d’horreur voyant ses seins éclaboussés par mon âme détrempée en gouttes de sang.

— Que vois-je, s’écria-t-elle, me laissant tomber, et tombant elle aussi avec moi. Le carillon alors se fit entendre.

Je l’ai rappelée à la vie l’excitant à rire.

— N’aie pas peur, mon ange, lui dis-je, c’est le jaune du dernier œuf qui souvent est rouge.

Je lui ai moi-même lavé ses beaux seins, qu’avant ce moment-là le sang humain n’avait jamais souillés. Elle avait grand peur d’en avoir avalé quelques gouttes ; mais je l’ai facilement persuadée que quand même cela serait, il n’y aurait pas de mal. Elle s’habilla en religieuse, et elle partit après m’avoir conjuré de coucher là, et de lui écrire avant de retourner à Venise comment je me portais. Elle me promit d’en faire autant le lendemain. La concierge aurait la lettre. Je l’ai obéie. Elle ne partit qu’une demi-heure après, qu’elle a certainement ée avec son ami.

J’ai dormi jusqu’au soir, et à peine réveillé je lui ai écrit que je me portais bien. Je suis allé à Venise où pour m’acquitter de ma promesse je suis allé chercher le même peintre qui avait fait mon portrait pour C. C. Il n’eut besoin que de trois séances. Je l’ai fait faire un peu plus grand que le premier parce que M. M. le voulait en médaillon couvert de quelque sainte image pour le cacher à tout le monde, possédant elle seule le secret fait pour le démasquer. Ce fut l’ouvrage du metteur en œuvre de pratiquer le secret différent du premier. Le même peintre me fit une Annonciation où on voyait l’ange Gabriel brun, et la Sainte Vierge blonde tenant ses bras ouverts devant le divin messager. Le fameux peintre Mengs suivit cette même idée dans l’Annonciation qu’il peignit à Madrid douze ans après.

CHAPITRE V 5c553

Je donne mon portrait à M. M. Présent qu’elle me fait. Je vais à l’opéra avec elle. Elle joue et me remet en fonds. Conversation philosophique avec M. M. Lettre de C. C. Elle sait tout. Bal au monastère ; mes exploits en Pierrot. C. C. vient au casino au lieu de M. M. Sotte nuit que je e avec elle.

Le second jour de l’an, avant d’aller au casin, je suis allé chez Laure pour lui donner une lettre pour C. C. et pour en recevoir une qui me fit rire. M. M. avait initié cette fille non seulement dans les mystères de Sapho, mais aussi dans la grande métaphysique. Elle était devenue esprit fort. Elle m’écrivait que ne voulant rendre compte de ses affaires à son confesseur, et ne voulant pas non plus lui dire des mensonges, elle ne lui disait plus rien. Il m’a dit, m’écrivait-elle, que je ne lui confessais rien parce que je n’examinais peut-être pas bien ma conscience, et je lui ai répondu que je n’avais rien à lui dire, mais que s’il le souhaitait je ferais quelque péché exprès pour pouvoir lui dire quelque chose.

Voici la copie de la lettre de M. M. que j’ai trouvée au casin :

« Je t’écris de mon lit, mon cher brunet, car il me semble positivement d’être déhanchée ; mais cela s’en ira, puisque je mange et je dors bien. Ce qui m’a mis du baume dans le sang fut la lettre où tu m’as assuré que l’effusion du tien n’a eu aucune conséquence. Je m’en apercevrai le jour des rois à Venise. Écris-moi si je peux compter là-dessus. Je souhaite d’aller à l’opéra. Je te défends pour toujours les blancs d’œuf en salade. Pour l’avenir quand tu iras au casin tu demanderas s’il y a quelqu’un, et si on te dit que oui, tu t’en iras ; mon ami fera de même ; ainsi vous ne vous rencontrerez jamais ; mais cela ne durera pas longtemps, car il t’aime à la folie, et il veut absolument que tu le connaisses. Il dit qu’il ne croyait pas qu’en nature il y avait un homme de ta force ; mais il prétend que faisant l’amour ainsi tu défies la mort, car il soutient que le sang que tu as élancé dut partir du cerveau. Mais que dira-t-il quand il saura que tu t’en moques ? Mais tu riras de ceci. Il veut manger la salade de blancs d’œufs, et je dois te prier de me donner de ton vinaigre des quatre voleurs ; il dit qu’il sait qu’il existe ; mais qu’on n’en trouve pas à Venise. Il m’a dit qu’il a é une nuit douce et cruelle, et il m’a témoigné des craintes sur moi aussi, ayant trouvé mes efforts supérieurs à la délicatesse de mon sexe. Cela se peut ; mais en attendant je suis charmée de m’être surée, et d’avoir fait une si belle expérience de ma force. Je t’aime à l’adoration ; je baise l’air, croyant que tu y es ; et il me tarde de baiser ton portrait. J’espère que le mien te sera aussi cher. Il me semble que nous soyons nés l’un pour l’autre, et je me maudis quand je pense que j’y ai mis un obstacle. La clef que tu vois est de mon secrétaire. Visite-le ; prends ce que tu verras avec l’adresse : À mon ange. C’est un petit présent que mon ami a voulu que je te fasse en échange de la coiffe de nuit que tu m’as donnée. Adieu. »

La petite clef que j’ai trouvée dans la lettre était d’un écrin qui était dans le boudoir. Impatient de voir de quelle nature était le présent que son ami l’avait excitée à me faire, je vais ouvrir le petit coffre, et j’ouvre le paquet. Je trouve une lettre, et un étui de galucha. Voici la lettre :

« Ce qui te rendra cher ce cadeau, mon tendre ami, est mon portrait, dont notre ami qui en a deux se prive avec plaisir quand il pense que c’est toi qui en deviendras possesseur. Dans cette boîte tu trouveras mon portrait double sous deux différents secrets. Tu me verras en religieuse détachant le fond de la tabatière en long, et poussant l’angle tu verras s’ouvrir un couvercle à charnière où je me montre telle que tu m’as fait devenir. Il n’est pas possible, mon cher ami, que femme t’ait jamais aimé comme je t’aime. Notre ami flatte ma ion. Je ne peux pas décider si je suis plus heureuse en ami qu’en amant, car je ne saurais rien imaginer au-dessus ni de l’un ni de l’autre. »

Dans l’étui j’ai trouvé une tabatière d’or que quelques marques de tabac d’Espagne démontraient qu’on s’en était servi. Conformément à la leçon, je l’ai trouvée dans le dessous, habillée en religieuse debout, et en demi-profil. Le second fond élevé me la montrait toute nue étendue sur un matelas de satin noir dans la même posture de la Magdelaine du Coreggio. Elle regardait un amour, qui avait à ses pieds le carquois, se tenant assis sur ses habits de religieuse. C’était un présent dont je ne me croyais pas digne. Je lui ai écrit une lettre, où elle dut trouver la véritable peinture des sentiments de la plus grande reconnaissance. Dans le même petit coffre j’ai vu dans des tiroirs tous ses diamants, et quatre bourses remplies de sequins. irateur du noble procédé, j’ai refermé l’écrin et je suis retourné à Venise heureux, si j’avais su et pu me soustraire à l’empire de la fortune finissant de jouer.

Le metteur en œuvre me donna le médaillon de l’Annonciation tel que je pouvais le désirer. Il était fait pour être porté au cou en sautoir. Un chaînon percé par où il fallait er le cordon qui l’attacherait au cou contenait le secret. Si on le tirait avec force l’Annonciation sautait, et laissait voir à découvert ma figure. Je l’ai attaché à six aunes de chaîne d’or à maille d’Espagne, et par là mon présent devint fort noble. Je l’ai mis en poche, et le soir du jour de l’Épiphanie, je suis allé me mettre sous la belle statue, que la reconnaissante République avait fait élever au héros Colleoni après l’avoir fait empoisonner, si l’histoire secrète ne ment pas. Sit divus, modo non vivus[6] est une sentence du monarque éclairé, qui durera tant qu’il y aura des monarques.

À deux heures précises j’ai vu M. M. sortir de la gondole habillée et très bien masquée en dame. Nous allâmes à l’opéra à S. Samuel, et à la fin du second ballet nous sommes allés au ridotto, où elle se plut beaucoup à regarder toutes les dames patriciennes, qui en force de leur qualité, ont le privilège de pouvoir s’asseoir à visage découvert. Après nous être promenés une demi-heure nous allâmes à la chambre des grands banquiers. Elle s’arrêta devant la banque du seigneur Momolo Mocenigo, qui dans ce temps-là était le plus beau de tous les jeunes joueurs patriciens. N’ayant point de jeu, il se tenait nonchalamment assis devant deux mille sequins, la tête penchée vers l’oreille d’un masque dame assis à son côté. C’était Mme Marine Pisani, dont il était le chevalier adorateur.

M. M. m’ayant demandé si je voulais jouer, et lui ayant répondu que non, elle me dit qu’elle me prenait de moitié ; et sans attendre ma réponse, elle tire une bourse, et elle met sur une carte un rouleau. Le banquier, ne bougeant que de ses mains, mêle, puis taille, et M. M. gagne sa carte et le reva au paroli. Le seigneur paye, puis prend un nouveau jeu de cartes, et se met à parler à l’oreille à sa dame voisine, se montrant indifférent à quatre cents sequins que M. M. avait déjà mis sur la même carte. Le banquier poursuivant à ca, M. M. me dit en bon français : « Notre jeu n’est pas assez fort pour intéresser Monsieur, allons-nous-en. » Disant cela, elle ôte sa carte, et elle s’éloigne. Je ramasse l’or sans répondre à Monsieur qui me dit :

— Votre masque est trop intolérant.

Je res ma belle joueuse qui était entourée.

Elle s’arrête devant la banque du seigneur Pierre Marcello, jeune et charmant aussi, qui avait à son côté Mme Venier, sœur du seigneur Momolo. Elle joue, et elle perd cinq rouleaux de suite. N’ayant plus d’argent, elle prend hors de ma poche, où j’avais les quatre cents sequins, l’or à poignée, et en quatre ou cinq tailles, elle réduit la banque à l’agonie. Elle quitte, et le noble banquier lui fait compliment sur son bonheur. Après avoir empoché tout cet or, je lui donne mon bras, et nous descendons pour aller souper. M’étant aperçu que quelques curieux nous suivaient, j’ai pris une gondole de trajet, que j’ai fait arriver où j’ai voulu. Par ce moyen on échappe à Venise à tous les curieux.

Après avoir bien soupé, j’ai vidé mes poches. Je me suis trouvé maître pour ma part de presque mille sequins, elle me pria de mettre les siens en rouleaux, pour les remettre dans son petit coffre, et d’en garder la clef. Je lui ai enfin donné le médaillon qui contenait mon portrait, quand elle me reprocha de ne m’être pas hâté à lui faire ce plaisir. Après s’être en vain évertuée pour découvrir le secret, elle fut enchantée de l’apprendre, et elle me trouva très ressemblant.

Réfléchissant que nous n’avions devant nous que trois heures je l’ai sollicitée à se déshabiller.

— Oui, me dit-elle, mais sois sage ; car mon ami prétend que tu peux rester mort sur le coup.

— Et pourquoi te croit-il exempte du même danger, tandis que tes extases sont plus fréquentes que les miennes ?

— Il dit que la liqueur que nous autres femmes distillons ne peut pas partir du cerveau, la matrice n’ayant aucune correspondance avec le siège de l’entendement. D’où il s’ensuit, dit-il, que l’enfant n’est pas fils de la mère à l’égard du cerveau, qui est le siège de la raison ; mais du père, et cela me semble vrai. Dans ce système la femme n’a que tout au plus la raison qui lui est nécessaire : il ne lui en reste pas pour en donner une dose au fœtus.

— Ton amant est savant. Par ce système il faut pardonner aux femmes toutes les folies qu’elles font à cause de l’amour, et aucune à l’homme. Voilà pourquoi je me verrai au désespoir s’il m’arrive de te voir grosse.

— Je le saurai dans quelques semaines, et si je suis grosse tant mieux. J’ai pris mon parti.

— Quel est ce parti ?

— De m’abandonner entièrement à mon ami et à toi-même. Je suis sûre que ni l’un ni l’autre de vous deux me laissera accoucher au couvent.

— Ce serait un événement fatal qui déciderait de notre destinée. Je me verrais obligé à t’enlever et à aller t’épo en Angleterre.

— Mon ami pense qu’on pourrait corrompre un médecin, qui m’attribuant une maladie de son invention m’ordonnerait d’aller prendre des eaux minérales sur le lieu même, ce que l’évêque pourrait permettre. Aux eaux je guérirais, puis je retournerais ici ; mais j’aimerais bien mieux que nous unissions nos destinées jusqu’à la mort. Pourrais-tu vivre à ton aise partout comme ici ?

— Hélas ! non. Mais avec toi pourrais-je me trouver malheureux ? Nous parlerons de ceci quand il faudra en parler. Allons donc nous coucher.

— Allons. Si j’accouche d’un fils, mon ami veut en avoir soin en qualité de père.

— Pourra-t-il croire de l’être ?

— Vous pourrez vous en flatter tous les deux ; mais quelque ressemblance me démontrera la vérité.

— Oui, si par exemple avec le temps il fait des jolis vers, tu pourras juger que c’est à lui qu’il appartient.

— Qui t’a dit qu’il sait faire des vers ?

— Conviens qu’il a fait les six en réponse aux miens.

— Je n’en conviendrai pas. Bons ou mauvais ils sont de moi, et je veux t’en convaincre sur-le-champ.

— Point du tout. Allons nous coucher, sans cela l’Amour appelle en duel Apollon.

— Eh bien ! c’est bon. Prends ce crayon et écris. Actuellement je suis Apollon.

Elle me dicta alors ces quatre vers :

Je ne me battrai pas. Je te cède la place.

Si Vénus est ma sœur, commune est notre race.

Je sais faire des vers. Un moment de perdu

Ne pourra pas déplaire à l’amour convaincu.

Je lui ai pour lors demandé pardon à genoux, la reconnaissant aussi savante en mythologie ; mais pouvais-je supposer tant de talent dans une Vénitienne âgée de vingt-deux ans et élevée au couvent ? Elle me dit qu’elle était insatiable de me convaincre qu’elle méritait mon cœur, et elle me demanda si je la trouvais prudente joueuse.

— À faire trembler le banquier.

— Je ne joue pas toujours de cette force ; mais t’ayant pris de moitié j’ai défié la fortune ; pourquoi n’as-tu pas joué ?

— Parce qu’ayant perdu dans la dernière semaine de l’année quatre mille sequins, je suis resté sans argent ; mais demain je jouerai, et la fortune me sera favorable. En attendant voici un petit livre que j’ai pris dans ton boudoir. Ce sont les postures de Pierre Arétin. Je veux dans ces trois heures en exécuter quelques-unes.

— La pensée est digne de toi ; mais il y en a d’inexécutables et même d’insipides.

— C’est vrai ; mais quatre sont fort intéressantes.

Ce fut à ces travaux que nous employâmes les trois heures. Le carillon de la pendule nous fit terminer la fête. Après l’avoir reconduite à sa gondole, je suis allé me coucher ; mais je n’ai pas pu dormir. Je me suis levé pour aller payer des dettes criantes. Un des plus grands plaisirs que le dissipateur puisse se procurer est celui de payer certaines dettes. L’or que M. M. m’avait gagné me porta bonheur dans toute la nuit, et je suis arrivé à la fin du carnaval après avoir gagné tous les jours.

Trois jours après les Rois étant allé au casin de Muran pour mettre dans l’écrin de M. M. dix à douze rouleaux, j’ai trouvé dans les mains de la concierge une de ses lettres. Je venais d’en recevoir une de C. C. des mains de Laure. M. M. après m’avoir donné des nouvelles de sa santé aussi heureuses que je pouvais les désirer, me priait de m’informer du même metteur en œuvre qui avait monté son médaillon, s’il avait par hasard monté une bague qui montrait une sainte Catherine qui devait aussi couvrir un portrait ; elle désirait d’en apprendre le secret. Elle me disait que c’était une pensionnaire qu’elle aimait qui avait la bague, qu’elle était fort grosse, et qu’elle ignorait qu’il y avait certainement un secret pour l’ouvrir. Je lui ai répondu que je l’obéirais en tout. Mais voici la lettre de C. C. assez plaisante par rapport à l’embarras où elle me mettait. Cette lettre de C. C. était de très fraîche date ; celle de M. M. avait été écrite deux jours auparavant.

« Ah ! que je suis contente ! Tu aimes ma chère amie la mère M. M. Elle a un médaillon gros comme ma bague. Elle ne peut l’avoir reçu que de toi ; il doit contenir ton portrait. Je suis sûre que le peintre qui a fait son Annonciation est le même qui a fait ma patronne ; le metteur en œuvre doit être aussi le même. Je me sens très sûre que c’est toi qui lui as fait ce présent. Satisfaite de savoir tout, je n’ai pas voulu risquer de lui faire de la peine lui faisant connaître que j’ai pénétré son secret. Mais ma chère amie, ou plus franche, ou plus curieuse n’en a pas agi ainsi. Elle me dit qu’elle était certaine que ma Ste-Catherine servait de couvercle à un portrait, qui devait être celui de la personne qui me l’avait donnée. Je lui ai répondu qu’il était vrai que ma bague venait de mon amant, mais que je ne savais pas qu’elle pût en contenir le portrait. Elle me répliqua que si la chose était ainsi, et si cela ne me déplaisait pas, elle tâcherait de découvrir le secret, et qu’après, elle me découvrirait aussi le sien. Certaine qu’elle ne trouverait pas le secret, je lui ai donné ma bague lui disant que cette découverte me ferait plaisir. La mère, ma tante, m’ayant dans ce moment-là fait appeler, je lui ai laissé la bague, qu’elle me rendit l’après dîner me disant qu’elle n’avait pu rien découvrir ; mais qu’elle était toujours sûre que le portrait devait y être. Elle le croit fermement, mais je t’assure qu’en ceci elle ne me trouvera pas complaisante ; car si elle te voyait elle devinerait tout, et je me verrais alors obligée de lui dire qui tu es. Je suis fâchée de devoir avoir avec elle une réserve ; mais je ne suis point du tout fâchée ni qu’elle t’aime, ni que tu l’aimes, et je te plains tant dans la condition cruelle où tu es de devoir faire l’amour à une grille que je te céderais volontiers ma place. Je ferais dans un instant deux heureux. Adieu. »

Je lui ai répondu qu’elle avait deviné que dans le médaillon de M. M. il y avait mon portrait ; mais lui recommandant toujours de me garder le secret, et l’assurant que le goût que j’avais pris pour sa chère amie ne préjudiciait en rien à la constance de ma ion pour elle. C’est ainsi que je tergiversais pour nourrir cette intrigue que je voyais cependant s’acheminer au dénouement dans l’intimité de leur amitié.

Ayant su de Laure qu’on donnait dans un tel jour un bal dans le grand parloir, je me suis déterminé d’y aller masqué de façon que mes bonnes amies ne pussent pas me connaître. J’étais sûr de les voir. On permet à Venise, dans le temps du carnaval aux couvents de religieuses, de se procurer cet innocent plaisir. On danse dans le parloir, et elles se tiennent dans l’intérieur à leurs amples grilles spectatrices de la belle fête. À la fin du jour, la fête est finie, tout le monde s’en va, et elles se retirent fort contentes d’avoir été présentes à ce plaisir des séculiers. Ce bal se donnait dans le même jour que M. M. m’avait invité à souper à son casin ; mais cela ne m’empêchait pas d’aller en masque au parloir, où j’étais sûr de voir ma chère C. C. aussi.

Voulant m’assurer que les deux amies ne me reconnaîtraient pas, j’ai décidé de me masquer en Pierrot. Il n’y a pas de masque plus propre à déguiser quelqu’un s’il n’est ni bossu, ni boiteux. L’habit large de Pierrot, ses longues manches très larges, ses larges culottes qui lui arrivent aux talons cachent tout ce qu’il pourrait avoir de distinctif dans toute sa taille pour que quelqu’un qui le connaîtrait particulièrement pût le reconnaître. Un bonnet qui couvre toute sa tête, ses oreilles, et son cou cache non seulement ses cheveux, mais la couleur aussi de sa peau, et une gaze au-devant des yeux de son masque empêche qu’on voie s’ils sont noirs ou bleus.

Après donc avoir mangé une soupe, je me masque ainsi, et me moquant du froid, car tout l’habit étant de toile blanche, il n’était pas possible d’être vêtu plus légèrement, je monte en gondole, je me fais jeter à un trajet, et je prends là une autre gondole qui me transporte à Muran. Je n’avais pas de manteau. Je n’avais dans les poches de mes culottes qu’un mouchoir, les clefs du casin, et ma bourse.

Je descends au parloir qui était plein ; mais tout le monde fait place à ce masque extraordinaire, dont personne à Venise ne connaît les êtres. Je m’avance marchant en nigaud, comme le caractère du masque exige, et je vais dans le cercle où l’on dansait. Je vois des Polichinelles, des Scaramouches, des Pantalons, des Arlequins. Je vois aux grilles toutes les religieuses, et toutes les pensionnaires, les unes assises, les autres debout, et sans arrêter mes yeux sur aucune, je vois cependant M. M. et de l’autre côté la tendre C. C. debout qui jouissait du spectacle. Je fais le tour du cercle marchant comme si j’avais été ivre, regardant de la tête jusqu’aux pieds chacun ; mais étant beaucoup plus regardé et examiné. Tout le monde m’étudiait.

Je m’arrête sur une jolie Arlequine lui prenant grossièrement la main pour la faire danser un menuet avec moi. Chacun rit et nous fait grande place. L’Arlequine danse à merveille selon le caractère de son masque, et moi selon le mien ; j’ai fait à la compagnie le plus grand plaisir à cause de l’apparence continuelle que j’avais de tomber, me tenant cependant toujours en balance. Après la peur générale les risées s’ensuivaient.

Après le menuet j’ai dansé douze furlanes avec une vigueur extraordinaire. Hors d’haleine je me suis laissé tomber faisant semblant de dormir ; et quand on m’a entendu ronfler tout le monde respecta le sommeil de Pierrot. On dansa une contredanse qui dura une heure, dont j’ai cru ne devoir pas me mêler ; mais après la contredanse, voilà un Arlequin qui avec l’impertinence permise à son caractère vient me fesser avec sa batte. C’est l’arme d’Arlequin. En qualité de Pierrot n’ayant point d’arme, je le saisis à la ceinture, et je le porte par tout le parloir en courant tandis qu’il poursuivait à me frapper de sa batte sur le derrière. Son Arlequine, qui était la gentille qui avait dansé avec moi, accourt au secours de son ami, et me frappe aussi de sa batte. Je dépose alors l’Arlequin, je lui arrache sa batte, et je me mets l’Arlequine sur les épaules la frappant sur le derrière, et courant à toutes jambes par le parloir au bruit des risées et des cris de peur de la petite qui craignait si je tombais de montrer ses cuisses ou ses culottes. Mais un impertinent Polichinelle déconcerta tout ce combat comique. Il vint par derrière me faire un si rude croc-en-jambe que j’ai dû tomber. Tout le monde le hua. Je me suis vite levé, et fort piqué j’ai entamé avec cet insolent une lutte dans toutes les règles. Il était aussi grand que moi. Étant maladroit, et ne sachant que se servir de sa force, je lui ai fait mordre le terrain, et je l’ai si bien manié que son habit se déboutonnant il perdit sa bosse du derrière, et son ventre postiche. Au bruit des claquements des mains et des risées de toutes les religieuses qui n’avaient peut-être jamais joui d’un pareil spectacle, j’ai saisi le moment, j’ai percé la foule, et je me suis sauvé.

Tout en nage j’ai pris une gondole, je m’y suis enfermé et je me suis fait mettre à la redoute pour ne pas me refroidir. La nuit commençait, je ne devais être au casin de Muran qu’à deux heures, et il me tardait de voir la surprise de M. M. lorsqu’elle verrait devant elle Pierrot. J’ai donc é ces deux heures jouant à toutes les petites banques courant d’une à l’autre gagnant, perdant, et faisant des folies dans toute la liberté de mon corps et de mon âme, sûr de n’être connu de personne, jouissant du présent et méprisant le temps futur, et tous ceux qui s’amusent à maintenir leur raison dans le triste emploi de le prévoir.

Mais voilà deux heures qui sonnent, et m’avertissent que l’amour et un souper délicat m’attendent pour me fournir des nouvelles jouissances. Avec mes poches pleines de pièces d’argent, je sors du ridotto, je vole à Muran, je vais au casin, j’entre dans la chambre où je crois voir M. M. debout habillée en religieuse le dos tourné à la cheminée. Je l’approche pour voir le mouvement de sa physionomie à la surprise ; et je reste pétrifié. Ce que je vois n’est pas M. M. mais C. C. habillée en nonne, qui étonnée plus que moi ne dit mot, ne bouge pas. Je me laisse tomber assis sur un fauteuil pour me donner le temps de revenir de mon étonnement, et de recouvrer mes facultés intellectuelles.

Quand j’ai vu C. C. je me suis trouvé comme frappé de la foudre. Mon âme resta immobile comme mon corps, se trouvant dans un labyrinthe inextricable.

C’est M. M., me disais-je, qui me joue ce tour ; mais comment a-t-elle fait pour savoir que je suis l’amant de C. C. ? Celle-ci a trahi mon secret. Mais m’ayant trahi, de quel front ose-t-elle paraître devant mes yeux ? Si M. M. m’aime, comment a-t-elle pu se priver du plaisir de me voir, et m’envoyer sa rivale ? Ce ne peut pas être une marque de complaisance, car on ne la pousse pas si loin. C’est une marque de mépris piquante et offensante.

Mon amour-propre n’a pas manqué d’enfanter des forts arguments pour réfuter la possibilité de ce mépris ; mais en vain. Morfondu dans un ténébreux mécontentement je me suis reconnu tour à tour joué, trompé, attrapé, méprisé.

J’ai é ainsi une demi-heure, morne et taciturne, tenant mes yeux fixés à la figure de C. C. qui me regardait aussi sans dire mot, plus embarrassée et interdite que moi, car elle ne pouvait me reconnaître que tout au plus pour le même masque qui avait fait tant de folies au parloir.

Étant amoureux de M. M., et n’étant allé là que pour elle, je ne me trouvais pas dans la commode situation de prendre mon parti en homme qu’on appelle d’esprit substituant l’une à l’autre ; malgré qu’il s’en fallût bien que je méprisasse C. C. dont le mérite était pour le moins aussi grand que celui de M. M. Je l’aimais, je l’adorais ; mais dans ce moment-là ce n’était pas elle que je devais avoir. C’était un fort démenti donné à l’amour qui devait indigner ma raison. Il me semblait que prenant le parti de fêter C. C. je me rendrais méprisable : il me semblait que l’honneur me défendait de me prêter à ce manège ; et outre cela je me trouvais bien aise de me mettre en état de pouvoir reprocher à M. M. une indifférence étrangère à l’amour, et de ne jamais agir de façon qu’elle pût juger de m’avoir fait plaisir. Ajoutons à cela que j’étais continuellement tenté de croire qu’elle était dans le cabinet, et que l’ami était avec elle.

Je devais me déterminer à prendre un parti, car je ne pouvais pas penser à er là toute la nuit ainsi masqué, et toujours dans le silence. J’ai pensé à prendre celui de m’en aller d’autant plus que ni M. M. ni C. C. pouvaient être sûres que le Pierrot c’était moi ; mais j’ai rejeté avec horreur cette idée réfléchissant à la grande mortification qu’en ressentirait la belle âme de C. C. d’abord qu’elle parviendrait à savoir que j’étais le Pierrot ; je pensais ressentant la plus grande peine qu’elle s’en doutait déjà dans ce même moment-là. J’étais son mari : j’étais celui qui l’avait séduite. Ces réflexions me déchiraient l’âme.

Il me semble tout d’un coup de pouvoir deviner que M. M. étant dans le cabinet secret, elle se montrerait quand elle le jugerait à propos. Dans cette idée je me décide à rester. Je délace le mouchoir qui enveloppait ma tête avec le masque blanc de Pierrot, et je tire d’inquiétude la charmante C. C. lui découvrant ma physionomie.

— Ce ne pouvait être que toi, me dit-elle, mais je respire. Tu m’as paru surpris me voyant. Tu ne savais donc pas de me trouver ici ?

— Sans doute je n’en savais rien.

— Si tu en es fâché, j’en suis au désespoir ; mais je suis innocente.

— Mon adorable amie, viens entre mes bras. Comment peux-tu croire que je puisse être fâché de te voir ? Tu es toujours ma meilleure moitié ; mais je te prie de tirer mon âme d’un cruel labyrinthe qui l’égare, car tu ne saurais être ici sans avoir trahi notre secret.

— Moi ! Je n’en aurais jamais été capable, eussé-je dû mourir.

— Comment peux-tu donc être ici ? Comment a donc fait ta bonne amie à découvrir tout ? Personne au monde ne peut lui avoir dit que je suis ton mari. Laure peut-être…

— Laure est fidèle. Mon cher ami, je ne peux rien deviner.

— Mais comment donc t’es-tu laissé persuader à faire cette mascarade, à venir ici ? Tu sors du couvent, et tu ne m’as jamais confié cet important secret ?

— Peux-tu croire que je ne t’aurais pas rendu compte d’une chose si importante si j’en étais sortie une seule fois ? Ce fut aujourd’hui la première il y a deux heures ; et rien n’est si simple, ni si naturel, que ce qui m’a fait faire le pas que j’ai fait.

— Conte-moi tout ça, ma chère amie ; ma curiosité est extrême.

— Elle m’est chère, et je vais te dire tout. Tu sais combien M. M. et moi nous nous aimons ; notre liaison ne peut pas être plus tendre ; tu dois en être certain par tout ce que je t’ai écrit. Il y a donc deux jours que M. M. pria l’abbesse et ma tante de me laisser coucher dans son appartement à la place de la sœur converse, qui ayant un fort rhume est allée tousser à l’infirmerie. La permission lui fut donnée, et tu ne peux te figurer le plaisir que nous eûmes nous voyant maîtresses pour la première fois de coucher ensemble dans le même lit.

« Aujourd’hui, un moment après que tu sortis du parloir, où tu nous as fait tant rire, et où certainement ni M. M. ni moi n’aurions jamais pu nous figurer que c’était toi, elle se retira. Je l’ai suivie, et d’abord que nous fûmes seules, elle me dit qu’elle avait besoin que je lui rendisse un service duquel dépendait son bonheur. Je lui ai répondu qu’elle n’avait qu’à parler. Elle ouvrit alors un tiroir, et à mon grand étonnement elle m’habilla comme tu me vois. Elle riait, et je riais ne sachant pas à quoi devait aboutir ce badinage. Quand elle me vit complètement habillée, elle me dit qu’elle allait me mettre à part d’un très important secret qu’elle confiait à ma foi sans nulle crainte. Sache, ma chère amie, me dit-elle, que j’allais sortir du couvent cette nuit pour n’y rentrer que demain matin. Mais c’est actuellement décidé que ce ne sera pas moi qui en sortirai, mais toi-même. Tu n’as rien à craindre, et tu n’as besoin d’aucune instruction, car je suis sûre qu’à ta situation tu ne te trouveras pas courte. Dans une heure une converse viendra ici, je lui dirai quelque chose à part, puis elle te dira de la suivre. Tu sortiras donc avec elle par la petite porte, et tu traverseras le jardin jusqu’à la chambre où il y a la petite rive. Là tu monteras dans une gondole où tu ne diras au gondolier que ce mot : au casin. Tu y arriveras en cinq minutes, tu descendras, et tu entreras dans un petit appartement où tu trouveras du feu. Tu te trouveras là toute seule, et tu attendras. « Qui ? lui dis-je. » « Personne. Tu ne dois en savoir davantage. Il ne t’arrivera rien qui puisse te déplaire. Fie-toi à moi. À ce casin tu souperas, et tu te coucheras aussi si tu le trouveras bon, car personne ne te gênera. Je te prie de ne pas me faire des interrogations ultérieures, car je ne peux pas te dire davantage. »

« Dis-moi, mon cher ami, ce que je pouvais faire après ce discours ; et après lui avoir donné parole de faire tout ce qu’elle voudrait. Point de lâche méfiance. J’ai ri, et ne m’attendant à rien que de très agréable, d’abord que la converse est venue, je l’ai suivie, et me voilà. Après m’être ennuyée trois quarts d’heure j’ai vu Pierrot.

« Je peux t’assurer en honneur que dans l’instant même que je t’ai vu paraître mon cœur m’a dit que c’était toi ; mais dans le second instant où je t’ai vu reculer d’abord que tu m’as regardée de près, j’ai aussi clairement compris que tu t’es trouvé attrapé. Tu t’es assis ici gardant un si morne silence que j’aurais cru de commettre une grande faute étant la première à le rompre, d’autant plus que, malgré ce que le cœur me disait, je devais craindre de me tromper. Le masque de Pierrot pouvait cacher quelqu’un autre ; mais personne assurément qui pût m’être plus cher que toi depuis huit mois que la force me prive du plaisir de t’embrasser. Maintenant que tu dois être sûr de mon innocence, laisse que je te fasse mes compliments sur ce que ce casin te soit connu. Tu es heureux, et je te félicite. M. M. est la seule après moi, qui soit digne de ta tendresse, la seule avec laquelle je puisse me contenter de la partager. Je te plaignais ; je ne te plains plus, et ton bonheur me rend heureuse. Embrasse-moi. »

J’aurais été un ingrat et un barbare, si je n’avais alors serré contre mon sein avec les démonstrations non feintes de la plus sincère tendresse cet ange de bonté et de beauté qui n’était là qu’en force de l’amitié. Mais après l’avoir convaincue que je la tenais pour entièrement justifiée, je n’ai pas laissé de lui parler sentiment, et de beaucoup raisonner et déraisonner sur la démarche inouïe de M. M. que je trouvais très équivoque et fort peu susceptible d’une interprétation favorable. Je lui ai dit sans détour qu’abstraction faite du plaisir que j’avais de la voir, il était évident que son amie m’avait joué un tour sanglant, qui devait me déplaire sentant parfaitement tout ce qu’il avait d’offensant.

— Je ne trouve pas cela, me répondit C. C. Ma chère amie doit être parvenue à savoir, je ne sais pas comment, que tu étais mon amant avant de l’avoir connue. Elle a pu croire que tu m’aimes encore, et elle a cru, car je connais son âme, de nous donner une marque solennelle d’une amitié parfaite nous procurant, sans nous prévenir, tout ce que deux amants peuvent souhaiter de plus heureux. Je ne peux que lui vouloir du bien à cause de cela.

— Tu as raison, ma chère amie ; mais ta situation est très différente de la mienne. Tu n’as pas un autre amant, et ne pouvant pas vivre avec toi, je n’ai pu me défendre des charmes de M. M. J’en suis devenu éperdument amoureux ; elle le sait, et avec l’esprit qu’elle a, elle n’a pu faire ce qu’elle a fait que pour me donner une marque de mépris. Je t’avoue que j’y suis sensible au suprême degré. Si elle m’aimait comme je l’aime, elle n’aurait jamais pu me faire la désolante politesse de t’envoyer ici à sa place.

— Je ne suis pas de ton avis. Elle a l’âme aussi noble et grande que son cœur est généreux, et tout comme je ne suis pas fâchée de savoir que tu l’aimes, et que tu en es aimé, et que vous vous êtes rendus heureux, comme l’apparence m’en assure, elle n’est pas non plus fâchée de savoir que nous nous aimons, charmée au contraire d’être en état de nous convaincre qu’elle y consent. Elle veut que tu comprennes qu’elle t’aime pour toi-même, que tes plaisirs sont les siens et qu’elle n’est pas jalouse de moi qui suis sa plus tendre amie. Pour te convaincre que tu ne dois pas être fâché qu’elle ait découvert notre secret, elle te déclare, m’ayant fait venir ici, qu’elle est contente que tu partages ton cœur entre elle et moi. Tu sais bien qu’elle m’aime, et que je suis souvent sa femme ou son petit mari ; or comme tu ne trouves pas mauvais que je sois ton rival, et que tant qu’il est possible je la rende souvent heureuse, elle ne veut pas non plus que tu puisses te figurer que son amour ressemble à la haine, car tel est l’amour d’un cœur jaloux.

— Tu plaides la cause de ton amie comme un ange, ma chère femme, mais tu ne vois pas l’affaire dans son véritable aspect. Tu as de l’esprit et une âme pure ; mais tu n’as pas mon expérience. M. M. ne m’aime que pour rire, sachant parfaitement que je ne suis pas assez sot pour prendre le change sur la démarche qu’elle vient de faire. Je me trouve malheureux, et c’est elle qui me rend tel.

— J’aurais donc aussi raison de me plaindre d’elle. Elle m’a fait voir qu’elle est maîtresse de mon amant, et qu’après s’en être emparée, elle n’a pas de peine à me le rendre. Elle me fait voir outre cela qu’elle méprise la tendresse que j’ai pour elle d’abord qu’elle me met dans l’occasion d’en donner des marques à un autre.

— Oh ! Actuellement ton raisonnement chancelle. Le cas entre elle et toi est tout à fait d’un différent caractère. Vos amours ne sont qu’un badinage des sens en illusion. Les plaisirs dont vous jouissiez ne sont pas exclusifs. Ce qui pourrait vous rendre jalouses l’une de l’autre serait un amour pareil de femme à femme ; mais M. M. ne pourrait pas être fâchée que tu eusses un amant, tout comme tu ne pourrais pas l’être si elle en avait un ; pourvu que cet amant ne fût pas celui de l’autre.

— C’est précisément le cas où nous nous trouvons, et tu te trompes. Nous ne sommes point du tout fâchées que tu nous aimes toutes les deux. Ne t’ai-je pas écrit que je désirais de pouvoir te céder ma place ? Tu croiras donc que je te méprise aussi ?

— Le désir, ma chère amie, que tu avais de me céder ta place quand tu ne savais pas que j’étais heureux, venait de ce que ton amour s’était changé en amitié, et pour le présent je dois en être content ; mais j’ai raison d’être fâché que ce sentiment puisse être aussi celui de M. M., car je l’aime en actualité étant sûr de ne pouvoir jamais l’épo. Comprends-tu cela, mon ange ? Étant sûr que tu seras ma femme, je le suis aussi de notre amour, qui aura tout le temps de renaître ; mais celui de M. M. ne reviendra plus. N’est-il pas humiliant pour moi de n’avoir fait, et de n’avoir su que me rendre méprisable ? Pour ce qui te regarde, tu dois l’adorer. Elle t’a initiée dans tous ses mystères ; tu lui dois une reconnaissance et une amitié éternelles.

C’est la substance de nos raisonnements qui durèrent jusqu’à minuit que la prudente concierge nous porta un excellent souper. Je n’ai pas pu manger ; mais C. C. eut bon appétit. Malgré mon chagrin j’ai dû rire voyant une salade de blancs d’œufs. Elle me dit que j’avais raison d’en rire, puisqu’on y avait séparé le jaune qui était le meilleur. J’irais avec plaisir l’augmentation de sa beauté sans me sentir nulle envie de lui témoigner ma sensibilité. J’ai toujours cru qu’on n’a aucun mérite à se conserver fidèle à un objet qu’on aime bien.

Deux heures avant jour nous nous remîmes devant le feu. C. C. me voyant triste, eut à ma situation les égards les plus délicats ; nulle agacerie, nulle position moins que décente. Ses discours étaient amoureux et tendres, mais elle n’osa jamais me reprocher ma froideur.

Vers la fin de notre long entretien, elle me demanda ce qu’elle devait dire à M. M. d’abord qu’elle serait de retour au couvent.

— Elle s’attend, me dit-elle, à me revoir toute contente et pleine de reconnaissance pour le généreux don qu’elle me fit de cette nuit. Que lui dirai-je ?

— La pure vérité. Tu ne lui cacheras pas un seul mot de notre entretien, pas une seule de mes pensées s’il est possible que tu t’en souviennes. Tu lui diras qu’elle m’a rendu malheureux pour longtemps.

— Je l’affligerais trop si je lui disais cela, car elle t’aime, et elle chérit au suprême degré le médaillon où il y a ton portrait. Je ferai tout de mon mieux pour vous raccommoder bien vite. Je t’enverrai ma lettre par Laure à moins que tu ne m’assures d’aller demain la prendre chez elle.

— Tes lettres me seront toujours chères ; mais tu verras que M. M. ne se souciera pas de venir à une explication. Elle ne te croira pas peut-être sur un article.

— Je le sais. Sur la constance que nous avons eue de er huit heures ensemble comme frère et sœur. Si elle te connaît comme je te connais, cela lui paraîtra impossible.

— Dans ce cas, dis-lui si tu veux, tout le contraire.

— Oh ! Pour cela non. Ce serait un mensonge forgé très mal à propos. Je sais un peu dissimuler ; mais je n’apprendrai jamais à mentir. Je t’aime aussi parce que dans toute cette nuit tu n’as pas voulu faire semblant de m’aimer encore.

— Crois-moi, mon ange, que je suis malade de tristesse. Je t’aime de toute mon âme ; mais je suis actuellement dans une situation qui me rend à plaindre.

— Tu pleures, mon ami, je te prie d’épargner mon cœur. Je suis au désespoir de t’avoir dit cela ; mais crois que je n’ai pas eu intention de te reprocher. Je suis sûre que dans un quart d’heure M. M. pleurera aussi.

Au son du carillon, n’espérant plus que M. M. paraisse pour se justifier, j’ai embrassé C. C., j’ai remis mon masque pour m’envelopper la tête et me garantir par-là d’un vent très fort, dont j’entendais les sifflements, et j’ai vite descendu l’escalier après avoir donné à C. C. la clef du casin, lui disant de la remettre à M. M.

CHAPITRE VI 4fa5g

Je cours grand risque de périr dans les lagunes. Maladie. Lettres de C. C. et M. M. Raccommodement. Rendez-vous au casino de Muran. J’apprends le nom de l’ami de M. M. et je consens à lui donner à souper à mon casino avec notre commune amante. Je vais au trajet en courant, espérant de trouver une gondole, et je n’en trouve pas.

Selon les lois de la police vénitienne, cela ne peut jamais arriver, car à toute heure chaque trajet doit avoir au moins deux gondoles prêtes au service du public ; malgré cela il arrive, quoique rarement, le cas qu’il n’y en ait aucune. Le cas était dans ce moment-là. Il faisait un vent d’aval des plus forts, et les barcarols ennuyés étaient apparemment allés se coucher. Que devais-je faire au bout du quai une heure avant jour presque tout nu ? Je serais peut-être retourné au casin si j’en avais eu la clef. Le vent m’enlevait, et je ne pouvais entrer dans aucune maison pour m’en garantir.

J’avais dans mes poches au moins trois cents philippes que j’avais gagnés à la redoute, et une bourse remplie d’or ; je devais craindre les voleurs de Muran, coupe-jarrets très dangereux, assassins déterminés qui jouissent et abusent de plusieurs privilèges, que la politique du gouvernement leur accorde en grâce du métier qu’ils font dans les fabriques de verrerie dont l’île abonde ; pour empêcher leur émigration le gouvernement accorde à tous ces gens-là le droit de bourgeoisie à Venise. Je m’attendais à en rencontrer un couple, qui m’aurait mis en chemise, car je n’avais pas seulement dans ma poche le couteau ordinaire que tous les honnêtes gens à Venise portent pour défendre leur vie. Moment malheureux ! J’étais à plaindre, et je tremblais de froid.

Je vois, par les fentes des volets d’une pauvre maison rez-de-chaussée, de la lumière. Je me détermine à frapper avec modestie à la porte de cette petite maison. On crie :

— Qui frappe ?

On ouvre le volet.

— Que voulez-vous ? me dit un homme étonné de me voir habillé ainsi. Je le prie de me laisser entrer chez lui en lui donnant un philippe, pièce qui valait onze livres, lui contant en peu de paroles le cruel cas dans lequel je me trouvais. Il vient ouvrir la porte, et je le prie d’aller me chercher une gondole qui moyennant un sequin puisse me mettre à Venise. Il s’habille vite remerciant la Providence de Dieu, et m’assurant qu’il allait d’abord m’en faire venir une. Il met sa capote, et il me laisse dans sa chambre où je vois toute sa famille dans un seul lit étonnée de voir ma figure. Une demi-heure après voilà mon homme qui revient, et qui me dit qu’une gondole à deux rames était à la rive ; mais que les barcarols voulaient avoir le sequin d’avance. J’acquiesce, je le remercie, et je pars sans rien craindre voyant deux barcarols à l’air vigoureux.

Nous allons bien jusqu’à St-Michel ; mais à peine déée l’île, voilà le vent qui renforce avec une telle fureur, que je me vois en danger de périr si j’avance ; car malgré que je fusse bon nageur, je n’étais sûr ni de mes forces, ni de la possibilité de résister au courant. J’ordonne aux barcarols de se lier à l’île ; mais ils me répondent que je n’ai pas affaire à des poltrons ; et de ne pas avoir peur. Connaissant le caractère de nos barcarols, je prends le parti de me taire ; mais les coups de vent redoublaient, les ondes écumeuses entraient dans la gondole de travers, et mes gens, malgré leurs vigoureux bras, ne pouvaient pas la pousser en avant.

Nous n’étions qu’à cent pas de l’embouchure du canal des jésuites, lorsqu’un coup de vent furieux fit tomber le barcarol de poupe dans l’eau, qui se tenant à la gondole y remonta facilement. La rame étant perdue, il en prend une autre ; mais la gondole virée de bord avait déjà parcouru à ma gauche deux cents pas de travers dans une seule minute. Le cas était pressant. Je crie qu’on abandonne le felce[7] à la mer, jetant sur le tapis de la gondole une poignée de pièces d’argent. Je fus dans l’instant obéi, et pour lors mes deux braves déployant toute leur vigueur firent voir à Éole que sa force devait céder à la leur. Nous entrâmes en moins de quatre minutes dans le canal des Mendiants, et en les applaudissant je leur ai ordonné de me mettre à la rive du palais Bragadin à Ste-Marine, où à peine arrivé je suis allé me mettre au lit bien couvert pour recouvrer ma chaleur naturelle ; un heureux sommeil m’aurait remis dans mon état primitif ; mais rien n’a pu me le concilier. Cinq à six heures après, M. de Bragadin avec les deux autres inséparables vinrent me voir, et me trouvèrent dans le spasme de la fièvre ; mais cela n’empêcha pas M. de Bragadin de rire voyant sur le canapé l’habit de Pierrot. Après m’avoir fait compliment sur ce que j’avais su me tirer d’affaire ils me laissèrent tranquille. Vers le soir la sueur se déclara si abondante qu’on dut me changer de lit pendant la nuit, et le lendemain, j’ai eu un redoublement avec transport au cerveau. Le surlendemain je me suis trouvé tout perclus. La courbature me rendait immobile.

La fièvre ayant cédé je ne pouvais espérer de recouvrer ma santé que du bon régime.

Le mercredi de très bonne heure j’ai vu Laure. Je lui ai dit que je ne pouvais ni écrire ni lire, en la priant cependant de venir le lendemain. Elle mit sur ma table de nuit ce qu’elle avait à me remettre, et elle s’en alla assez instruite pour pouvoir rendre compte à C. C. de l’état dans lequel elle m’avait vu.

Ce ne fut que vers le soir que me trouvant un peu mieux je me suis fait enfermer pour lire ce que C. C. m’écrivait. La première chose qui m’a fait plaisir fut la clef du casin qu’elle me renvoyait, car j’étais déjà très repenti de l’avoir ainsi laissée. Il me paraissait déjà d’avoir tort, et je sentais le baume que cette clef me répandait dans les veines retournant entre mes mains. Je vois dans le paquet une lettre de M. M., je la lis avec avidité.

« Les détails que vous avez lus, ou que vous allez lire sur la lettre de C. C. vous feront oublier, j’espère, la faute que j’ai commise croyant de vous ca la plus agréable de toutes les surprises. J’ai tout vu et entendu, et vous ne seriez pas parti en laissant la clef, si je ne m’étais endormie une heure avant votre départ. Gardez donc la clef que C. C. vous renvoie pour retourner au casin demain au soir, puisque le ciel vous a sauvé de la tempête. Votre amour vous autorise peut-être à vous plaindre ; mais non pas à maltraiter une femme qui certainement ne vous a pas donné des marques de mépris. »

Voici la longue lettre de C. C. que je ne traduis que parce que je la crois intéressante :

« Je te prie, mon cher mari, de ne pas me renvoyer cette clef, à moins que devenu le plus cruel des hommes, tu ne te plaises à chagriner deux femmes, dont tu es aimé uniquement. En connaissant ton cœur je suis sûre que tu iras au casin demain au soir, et que tu te raccommoderas avec M. M., qui ne pourrait pas s’y rendre ce soir. Tu verras que tu ne peux avoir raison qu’en manquant d’esprit. Voici en attendant tout ce que tu ne sais pas, et que tu dois être bien aise d’apprendre.

« D’abord que tu fus parti par un temps affreux, qui n’a pas laissé de m’inquiéter, au moment que j’allais descendre pour retourner au couvent, je fus très surprise de voir devant moi M. M. Elle me dit d’un air fort triste que dans un endroit où nous ne pouvions pas la voir elle avait tout vu et tout entendu. Elle avait été plusieurs fois tentée de se faire voir ; mais elle ne s’y était jamais déterminée, parce qu’elle craignait toujours de venir mal à propos, et précisément dans le moment où par sa présence elle aurait empêché le raccommodement qui devait arriver entre deux personnes qui ne pouvaient que s’aimer. Elle se serait cependant décidée vers la fin de notre entretien, si elle ne se fût endormie. Elle ne se réveilla qu’au carillon, lorsque après m’avoir donné une clef que je ne connaissais pas tu t’es en allé, comme si tu te fusses sauvé d’un mauvais lieu. M. M. me dit qu’elle me communiquerait tout dans sa chambre, et nous partîmes avec un temps affreux, et beaucoup en peine, pensant à toi qui étant sage tu aurais dû, comme elle me dit, rester au casin. D’abord que nous fûmes dans sa chambre, nous nous déshabillâmes, moi pour me revêtir en fille séculière, elle pour se mettre au lit. Je me suis assise à son chevet, et voilà à peu près mot pour mot tout le récit qu’elle me fit : « Lorsque tu as laissé ta bague entre mes mains pour aller voir ce que ta tante voulait, je l’ai tant examinée que j’ai soupçonné le petit point bleu. N’ayant rien à faire avec le blanc émail qui bordait l’arabesque, j’ai vu qu’il se pouvait que le secret fût là. J’ai donc pris une épingle, et je l’ai poussé. Figure-toi ma surprise et ma grande satisfaction lorsque j’ai découvert que nous aimions le même homme, et en même temps la peine que j’ai ressentie en songeant que je te l’usurpais. Charmée de cette découverte, et décidée dans l’instant même à en faire usage pour te procurer le plaisir de souper avec lui, j’ai vite rebaissé ta sainte Catherine, et je te l’ai rendue faisant semblant de n’avoir rien découvert. Quelle joie ! Je me suis trouvée dans ce moment-là la plus heureuse de toutes les femmes. Connaissant ton cœur, sachant que tu savais que ton amant m’aimait, puisque je t’avais laissé voir son portrait dans le médaillon, et voyant que tu n’en étais pas jalouse, je me serais trouvée méprisable si j’eusse pu nourrir des sentiments différents des tiens ; d’autant plus que le droit que tu avais sur lui devait être beaucoup plus fort que le mien. Pour ce qui regarde le constant mystère que tu m’as toujours fait du nom de ton amant, j’ai d’abord deviné que ce ne pouvait être que par son ordre, et j’irais dans ta fidélité la beauté de ton âme. Ton amant, selon mon jugement, devait craindre de nous perdre toutes les deux, si nous venions à découvrir qu’aucune de nous deux ne possédait son cœur entièrement. Tu ne saurais croire quelle pitié tu m’as faite, lorsque j’ai réfléchi que tu poursuivais à te montrer indifférente même après qu’ayant vu son portrait entre mes mains tu devais être sûre qu’il ne t’aimait plus uniquement. Ravie par la justesse de mon raisonnement je m’y suis livrée de cœur et d’âme déterminée à agir en conséquence, et de façon à vous convaincre tous les deux que M. M. mérite votre tendresse, votre amitié et votre estime. Ma satisfaction était inconcevable, lorsque je songeais que nous allions devenir tous les trois cent fois plus heureux, lorsqu’il n’y aurait plus entre nous aucun secret. Dans cette idée j’ai tout arrangé pour vous jouer à tous les deux un tour, qui devait augmenter jusqu’au suprême degré la tendresse que vous avez pour moi. J’ai substitué ta personne à la mienne, conduisant à la perfection mon projet qui me parut dans son espèce le chef-d’œuvre de l’esprit humain. Tu as laissé que je t’habille en nonne, et avec une complaisance égale à la plus grande confiance en moi, tu es allée à mon casin ne sachant pas où tu allais ; après t’y avoir conduite, la gondole vint me prendre, et je suis allée me mettre où, sûre de n’être point vue, je ne pouvais manquer de voir et d’entendre tout ce qu’il arriverait entre vous. Étant l’auteur de la pièce, il était fort naturel que je me procurasse le plaisir d’en être spectatrice. J’étais sûre de ne m’exposer à voir rien de désagréable.

« Je suis arrivée au casin un quart d’heure après toi, et tu ne saurais t’imaginer le charme de ma surprise quand j’ai vu le même Pierrot, qui nous avait amusées au parloir, et que ni toi ni moi n’avions pas eu le talent de connaître. Mais son apparition en Pierrot fut le seul coup de théâtre qui me fit plaisir. Ma crainte, mon inquiétude, et mon mécontentement commencèrent dans la minute même, et je me suis rendue malheureuse. Notre amant a pris la chose de travers, il est parti désespéré, il m’aime encore ; mais il ne pense qu’à guérir de sa ion, et il y réussira. Le renvoi de cette clef me dit déjà qu’il ne reviendra plus au casin. Nuit fatale où n’ayant eu intention que de faire trois heureux, j’ai fait trois malheureux, et qui me coûtera la vie, si tu ne lui fais pas entendre raison, car je sens que sans lui je ne peux pas vivre. Tu as certainement le moyen de lui écrire, tu le connais, tu sais où tu peux lui renvoyer cette clef avec une lettre qui le persuade à venir au casin demain, ou après-demain au soir pour me parler au moins une seule fois, et j’espère. Dors aujourd’hui, ma chère amie, et écris-lui demain toute la vérité, aie pitié de ta pauvre amie, et pardonne-lui si elle aime ton amant. Je lui écrirai aussi une courte lettre que tu mettras dans la tienne. Je suis la cause qu’il ne t’aime plus, tu devrais me haïr, et tu m’aimes encore, j’adore ton âme, j’ai vu ses pleurs, j’ai vu combien et comme il m’aime, je le connais actuellement ; je ne savais pas qu’il y avait des hommes qui aimaient ainsi. J’ai é une nuit d’enfer. Ne me crois pas fâchée, ma chère amie, de ce que j’ai entendu que tu lui as confié que nous nous aimons comme mari et femme ; cela ne me déplaît pas ; ce n’est pas une indiscrétion vis-à-vis de lui dont la liberté d’esprit est égale à la bonté de son cœur.

« Son discours se finit avec des larmes. J’ai tâché de la consoler en lui promettant de t’écrire, et je suis allée me coucher dans mon lit où j’ai dormi quatre bonnes heures ; mais M. M. n’a pas pu dormir. Elle s’est cependant levée ; nous trouvâmes le couvent rempli de tristes nouvelles, qui devaient nous intéresser beaucoup. On disait qu’une heure avant jour une barque de pêcheurs s’était perdue dans la lagune, que deux gondoles s’étaient versées, et que ceux qui y étaient dedans s’étaient noyés. Figure-toi notre peine : nous n’osions pas interroger. Une heure avant jour était l’heure à laquelle tu étais parti. M. M. retourna à sa chambre, je l’ai suivie et secourue dans un évanouissement que lui causa la peur que tu n’eusses péri. Plus courageuse qu’elle, je lui disais que tu savais nager ; mais des frissons avant-coureurs de la fièvre l’obligèrent à se remettre au lit. Nous étions dans cet état, lorsqu’une demi-heure après, ma tante qui est fort gaie, entra chez nous en riant pour nous conter que dans la tempête avant jour ce même Pierrot qui nous avait fait tant rire avait manqué de se noyer. « Ah ! Pauvre Pierrot ! lui dis-je, contez-nous cela ma chère tante. Je suis bien aise qu’il se soit sauvé. Qui est-il ? Le sait-on ">[8] tout l’argent qu’il avait et il jeta à la mer le felce de la gondole, et pour lors le vent étant d’ouest, ils l’ont conduit chez lui en entrant à Venise par le canal des Mendiants. Les barcarols, heureux, partagèrent trente philippes en argent qu’ils ramassèrent sur le tapis, et après ils recouvrèrent le felce. Pierrot se souviendra de Muran, et du bal de Briati. Le barcarol dit que c’est le fils de M. de Bragadin frère du Procurateur : ils l’ont conduit au palais presque mort de peur et de froid, car il était habillé de toile, et sans manteau. »

Après ce discours ma tante s’en alla, et nous restâmes là en nous regardant et comme revenues de la mort à la vie. M. M. me demanda en souriant, s’il était vrai que tu fusses le fils de M. de Bragadin. J’ai dû lui répondre qu’on pouvait se figurer cela entre les choses possibles ; mais que le nom que tu portais ne t’indiquait pas pour son bâtard, et encore moins pour légitime, car ce seigneur ne s’était jamais marié. M. M. me répondit qu’elle serait bien fâchée si tu étais Bragadin. J’ai cru alors de devoir lui dire ton vrai nom, la démarche que M. de Bragadin avait faite pour m’obtenir pour ta femme, et la conséquence de cette démarche qui fut celle de me faire mettre au couvent. Ainsi, mon cher ami, ta petite femme n’a plus de secrets à garder vis-à-vis de M. M. J’espère que tu ne m’accas pas d’indiscrétion, car il vaut mieux que notre tendre amie sache la vérité simple et pure, que la vérité mêlée avec le mensonge. Ce que nous avons trouvé plaisant, et qui nous a fait bien rire, fut la certitude avec laquelle on dit que tu as é la nuit au bal de Briati. Quand le monde ne sait pas quelque chose qui doit rendre un conte parfait, il invente, et le vraisemblable occupe souvent très à propos la place du vrai. Ce que je peux te dire est que cet éclaircissement a mis du baume dans l’âme de notre chère amie, elle a dormi très bien cette nuit, et elle n’est retournée belle qu’en grâce de l’espoir que tu viendrais d’abord au casin. Elle a lu trois fois cette lettre, et elle m’a embrassée trente. Il me tarde de lui remettre la lettre que tu lui écriras. Laure attendra. Je te verrai peut-être encore au casin, et de meilleure humeur, j’en suis sûre. Adieu. »

Il ne fallait pas tant pour me réduire à la raison. À la fin de cette lecture je me suis trouvé l’irateur de C. C. et l’adorateur de M. M. ; mais j’étais malade, et perclus quoique sans fièvre. Étant sûr que Laure reviendrait le lendemain de bonne heure, je n’ai pu m’empêcher d’écrire à l’une et à l’autre, peu ; mais assez pour les assurer que j’étais retourné en moi-même. J’ai écrit à C. C. qu’elle avait bien fait de dire mon nom à son amie, d’autant plus que ne me laissant plus voir dans l’église je n’avais plus aucune bonne raison de me tenir caché. Pour le reste je l’ai assurée que je me reconnaissais pour coupable, et que j’en donnerais les plus grandes assurances à M. M. d’abord que je me trouverais en état de quitter le lit. Voici la copie de la lettre que j’écrivis à M. M.

« J’ai laissé la clef du casin à C. C. pour qu’elle te la remette, ma charmante amie, parce que je me croyais joué, méprisé, et déshonoré par toi-même avec une volonté déterminée. Dans cet abus de mon âme je ne me reconnaissais plus capable de mettre ma personne devant tes yeux, et malgré l’amour, je frissonnais d’horreur en me figurant la tienne. Telle fut la force qu’exerça sur moi une action de ta part, qui aurait dû me paraître héroïque si j’avais eu un esprit égal au tien. Je te cède en tout, et je te convaincrai à notre première entrevue de la sincérité avec laquelle mon âme repentie te demande pardon. Ce n’est que par cette raison qu’il me tarde de regagner ma santé. La courbature qui me tient tout perclus ne m’a pas permis de t’écrire hier. Je peux t’assurer qu’au milieu du canal de Muran, dans le moment où je me voyais à deux doigts de la mort, j’ai pensé que le ciel me punissait de la faute que j’avais faite en te renvoyant la clef du casin, puisque lorsque je n’ai pas trouvé des barques au trajet, j’y serais retourné si je l’avais eue encore dans ma poche ; et tu vois qu’actuellement je ne serais pas malade et immobile. N’est-il pas évident que si j’avais péri, ce n’aurait été qu’une juste punition du crime que j’avais commis en t’envoyant ces clefs ? Soit loué le Dieu qui m’a fait retourner en moi-même, me corrigeant par un moyen qui me démontre tout mon tort. Pour l’avenir je me tiendrai mieux sur mes gardes, et rien n’aura plus la force de me faire douter de ta tendresse. Mais que dis-tu de C. C. ? C’est un ange incarné qui te ressemble. Tu nous aimes tous les deux, et elle nous aime également. Je suis le seul être faible et imparfait qui ne peut pas vous imiter. Il me semble cependant que je mettrais ma vie pour l’une aussi bien que pour l’autre. J’ai une curiosité que je n’ose pas confier au papier ; mais tu la satisferas, j’en suis sûr, la première fois que nous nous verrons. Ce sera beaucoup si nous pouvons nous revoir aujourd’hui en huit. Je t’avertirai deux jours d’avance. Adieu mon ange. »

Le lendemain Laure me trouva sur mon séant, et promettant santé. Je l’ai priée de le dire de bouche à C. C. lui remettant la lettre que je lui avais écrite, et elle partit après m’avoir donné une lettre de C. C. qui ne demandait pas de réponse. Cette lettre en contenait une de M. M. : l’une et l’autre ne contenaient que des craintes et des alarmes, et des expressions d’amour désespérées au sujet de ma santé.

Ce fut six jours après que je suis allé avant dîner au casin de Muran, où la concierge me remit une lettre de M. M.

« Impatiente, me disait-elle, de savoir le retour de ta santé, et d’être certaine que tu as repris la possession et le droit que tu as sur le casin où tu es actuellement, je t’écris ces quatre mots, mon cher ami, pour te prier de me marquer quand nous nous reverrons, et où. Soit que tu me veuilles à Venise, ou ici, cela me sera égal. Nous n’aurons ni dans un endroit ni dans l’autre aucun témoin. »

Je lui ai répondu que je me portais bien, et que nous nous reverrions le surlendemain à l’heure ordinaire dans l’endroit même d’où je lui écrivais.

Je brûlais de la revoir. Je me trouvais dans mon tort d’une façon que j’en avais honte. En connaissant son caractère je devais voir avec évidence que ce qu’elle avait fait, bien loin d’être un indice de mépris, était un effort des plus raffinés d’un amour qui avait pour objet mon plaisir plus que le sien. Elle ne pouvait pas deviner que je l’aimais exclusivement. Tout comme l’amour qu’elle avait pour moi ne l’empêchait pas d’être complaisante avec l’ambassadeur, elle supposait que je pouvais l’être avec C. C. Elle ne pensait pas à la constitution différente des deux sexes, et aux privilèges que la nature avait accordés au féminin.

Le surlendemain, quatrième jour de février de l’an 1754, je me suis trouvé vis-à-vis de mon bel ange. Elle était vêtue en religieuse. Notre tendresse réciproque nous constituant également coupables nous nous jetâmes à genoux dans le même instant l’un devant l’autre. Nous avions tous les deux maltraité l’amour, elle le traitant trop en enfant, et moi en janséniste. Les pardons que nous devions nous demander ne pouvant pas s’expliquer par des paroles ne purent consister que dans un déluge de baisers allant, et venant, dont nous sentions toute la force dans nos âmes amoureuses charmées dans ces moments-là de n’avoir pas besoin d’un langage différent pour expliquer leurs désirs, et la joie dont elles se sentaient inondées.

Au comble de l’attendrissement, impatients de nous donner des marques mutuelles de la sincérité de notre retour, et du feu qui nous agitait nous nous levâmes sans nous lâcher, et nous tombâmes en groupe sur le sofa où nous restâmes inséparables jusqu’à l’arrivée d’un long soupir que nous n’aurions pas voulu rejeter même étant certains qu’il aurait été l’avant-coureur de la mort. Tel fut le tableau du retour de notre tendresse, dessiné, incarné, et fini par le grand peintre, par la savante nature, qui se trouvant animée par l’amour ne sut jamais en produire un autre ni plus vrai, ni plus intéressant.

Dans la tranquillité que laisse à l’âme la satisfaisante persuasion, j’ai ri avec M. M. observant que je ne m’étais défait ni de mon manteau ni de ma baüte.

— Est-il certain, lui dis-je m’en défaisant, que notre raccommodement n’a pas un témoin ?

Elle prit alors un flambeau, et me prenant par la main, elle me conduisit dans la chambre où il y avait la grande armoire que j’avais déjà jugée dépositaire du grand secret. Elle l’ouvrit, et après avoir baissé une planche qui en couvrait le dos, j’ai vu une porte par laquelle nous entrâmes dans un cabinet où j’ai vu ce qui pouvait être nécessaire à quelqu’un qui aurait eu besoin d’y er plusieurs heures. Sofa qui était un lit d’abord qu’on le voulait, table, fauteuil, secrétaire, bougies sur des martinets ; tout ce qu’il fallait enfin à un curieux voluptueux, dont un principal plaisir devait être celui d’y demeurer spectateur inconnu des jouissances des autres. J’ai vu à côté du sofa la planche mouvante. M. M. la tira ; et par vingt trous, à quelque distance l’un de l’autre, j’ai vu toute la chambre où le spectateur devait avoir vu des pièces que la nature avait composées, et dans lesquelles il n’avait pas eu lieu d’être mécontent des acteurs.

— Actuellement, me dit M. M., je vais satisfaire à la curiosité que très prudemment tu n’as pas osé confier au papier.

— Tu ne peux pas savoir…

— Tais-toi. L’amour est divin, et devin : il sait tout. Conviens que tu désires savoir si notre ami était ici dans la fatale nuit qui m’a coûté tant de larmes.

— J’en conviens.

— Eh bien ! Il y était ; et tu n’en seras pas fâché quand tu sauras que tu as fini de l’enchanter, et que tu possèdes toute son amitié. Il a iré ton caractère, ton amour, tes sentiments, et ta probité ; il a approuvé la ion que tu m’as inspirée. Ce fut lui qui me consola le matin m’assurant qu’il était impossible que tu ne retournasses à moi d’abord que je t’aurais fait connaître mes vrais sentiments, mon intention, et ma bonne foi.

— Mais vous devez vous être souvent endormis, car, sans un certain intérêt, il n’est pas possible de er ainsi huit heures dans l’obscurité et dans le silence.

— L’intérêt fut des plus vifs tant de sa part que de la mienne, et d’ailleurs nous ne nous tînmes dans l’obscurité que lorsque vous étiez sur le sofa, où vous auriez pu observer les rayons de lumière, qui seraient sortis des trous de ces fleurs. Nous tirâmes ce rideau, et nous soupâmes écoutant attentivement tous vos propos à table. L’intérêt qu’il y prenait surait le mien. Il me dit qu’il n’a jamais si bien connu le cœur humain que dans cette occasion, et que tu ne dois jamais avoir tant souffert que dans cette nuit ; aussi tu lui faisais pitié : mais C. C. l’a étonné autant que moi, car il n’est pas possible qu’une fille de quinze ans raisonne comme elle te raisonnait, voulant me justifier, et disant tout ce qu’elle disait sans autre art que celui que lui fournissaient la nature et la vérité, sans avoir une âme angélique. Si tu l’épouses, tu auras une femme divine. Quand je la perdrai je deviendrai malheureuse ; mais ton bonheur me dédommagera. Je ne comprends ni comme tu as pu devenir amoureux de moi lorsque tu l’aimais, ni comme elle puisse ne pas me haïr sachant que je lui ai ôté ton cœur. C. C. est une divinité. Elle me dit qu’elle ne t’a confié ses amours stériles avec moi que pour décharger sa conscience des crimes qu’il lui paraissait de commettre contre la fidélité qu’elle croyait te devoir.

Quand nous nous mîmes à table M. M. observa que j’avais maigri. Nous nous égayâmes rappelant les dangers és, la mascarade de Pierrot, le bal de Briati, où on l’avait assurée qu’il y avait un autre Pierrot, et le prodigieux effet de ce déguisement, qui ne laissait pas reconnaître la personne, car le Pierrot du parloir lui paraissait moins grand, et plus maigre que moi. Elle réfléchit que si je n’avais pas pris par hasard la gondole du couvent, et si je n’avais pas été au parloir habillé en Pierrot elle n’aurait pas su qui j’étais, car les religieuses ne se seraient pas intéressées à mon sort ; et elle m’ajouta qu’elle respira quand elle sut que je n’étais pas patricien comme elle le craignait, parce qu’il aurait pu lui arriver à la longue quelque désagrément qui l’aurait mise au désespoir.

Je savais bien ce qu’elle devait craindre ; mais faisant l’ignorant :

— Je ne conçois pas, lui dis-je, ce que tu pouvais craindre si j’avais été patricien.

— Mon cher ami, la raison de ceci est telle que je ne peux te la déclarer qu’en recevant ta parole d’honneur que tu me feras le plaisir que je te demanderai.

— Quelle difficulté puis-je avoir à te faire tout plaisir que tu saurais me demander d’abord qu’il dépendrait de moi et qu’il ne compromettrait pas mon honneur actuellement qu’entre nous deux il n’y a plus aucun secret ? Parle ma chère : dis-moi cette raison, et compte sur ma tendresse, et par conséquent sur ma complaisance, pour tout ce qui peut te faire plaisir.

— Fort bien. Je te demande à souper à ton casin. Je m’y rendrai avec mon ami qui meurt d’envie de faire ta connaissance.

— Et après souper tu t’en iras avec lui ?

— Tu vois que cela doit être.

— Et ton ami sait déjà qui je suis.

— J’ai cru de devoir le lui dire. Sans cela il n’aurait pas osé venir souper chez toi.

— Actuellement j’y suis. Ton ami est un ministre étranger.

— Précisément.

— Mais me faisant l’honneur de venir souper avec moi, il ne gardera pas l’incognito.

— Cela serait monstrueux. Je te le présenterai par son nom, et par sa qualité.

— Et pouvais-tu me supposer difficile à t’accorder ce plaisir ? Dis-moi si tu peux toi-même m’en faire un plus grand. Fixe le jour, et sois sûre que je t’attendrai avec impatience.

— J’aurais été sûre de ta complaisance, si tu ne m’avais accoutumée à douter.

— Je mérite ce lardon.

— Je te prie d’en rire. Maintenant je suis contente. Celui qui soupera avec toi est M. de Bernis, ambassadeur de . Je te le présenterai d’abord qu’il aura levé son masque. Songe qu’il n’ignore pas que tu devras savoir qu’il est mon amant, mais que tu dois ignorer qu’il est à part de notre tendresse réciproque.

— Je sais mon devoir, ma tendre amie. Ce souper me comble. Tu avais raison d’être inquiète sur ma qualité, car étant patricien les Inquisiteurs d’État s’en seraient mêlés d’importance, et les conséquences affreuses font trembler. Moi sous les plombs, toi déshonorée, l’abbesse, le couvent, juste ciel ! Tu as raison. Si tu m’avais communiqué tes inquiétudes, je t’aurais dit qui je suis car à la fin ma réserve ne venait que de la peur que j’avais qu’étant connu, le père de C. C. ne la mît dans un autre couvent. Peux-tu me dire le jour du souper ? J’en suis impatient.

— C’est aujourd’hui le 4 ; nous pourrons souper ensemble le 8. Nous irons chez toi après le second ballet de l’opéra. Dis-moi seulement les renseignements pour que nous puissions trouver le casin sans avoir besoin d’interroger personne.

Je lui ai alors donné par écrit tout ce qu’il fallait pour trouver la porte de mon casin tant s’ils voulaient y venir par eau que par les rues. Enchanté de cette belle et honorable partie, j’ai sollicité mon ange à aller se coucher. Je lui ai représenté que j’étais convalescent, et qu’ayant soupé avec bon appétit, il m’arriverait au lit de devoir mon premier hommage à Morphée. Elle mit donc le réveil à dix heures, et nous allâmes nous coucher dans l’alcôve. De dix jusqu’à douze, car les nuits commençaient à diminuer, nous fîmes l’amour.

Nous nous étions endormis non seulement sans nous séparer ; mais sans décoller nos bouches dont nous avions ménagé les derniers soupirs. Cette position fut celle qui nous empêcha de maudire le réveil qui six heures après nous donna le signal que nous devions faire parvenir à son but la carrière que nous n’avions que suspendue. M. M. était une source de lumière. Ses joues animées par la joie me faisaient voir les roses brillantes de Vénus qui l’annonçaient. Je le lui disais, et elle, désireuse de me comprendre, m’excitait à regarder attentivement ses beaux seins, qui par un mouvement extraordinaire paraissaient m’inviter à les délivrer avec mes lèvres des esprits amoureux qui les agitaient. Après en avoir absorbé tant que j’ai pu, j’ai couru à sa bouche béante pour recevoir le baiser qui indiquait sa défaite, et que j’ai accompagnée de la mienne.

Morphée aurait peut-être alors obtenu sur nous une seconde victoire, si la pendule ne nous eût avertis que nous n’avions plus devant nous que le temps de nous habiller.

Elle retourna au couvent après m’avoir confirmé la partie du huit. Après avoir dormi jusqu’à midi je suis retourné à Venise, où j’ai donné à mon cuisinier mes ordres pour cette partie qui me faisait le plus grand plaisir.

CHAPITRE VII 4c6z5y

Je soupe en tiers avec M. de Bernis, ambassadeur de , à mon casino. Proposition de M. M. ; je l’accepte. Suites. C. C. me devient infidèle sans que je puisse m’en plaindre.

Dans une telle situation il semble que j’aurais dû me trouver heureux ; mais je ne l’étais pas. J’aimais le jeu, et ne pouvant pas tailler, j’allais ponter à la redoute, et je perdais matin et soir. Le chagrin que j’en ressentais me rendait malheureux. Mais pourquoi jouais-je ? Je n’en avais pas besoin ; car j’avais tant d’argent que je voulais pour satisfaire à toutes mes envies. Pourquoi jouais-je me connaissant extrêmement sensible à la perte ? Ce qui m’obligeait à jouer était un sentiment d’avarice. J’aimais la dépense, et le cœur me saignait quand je ne pouvais pas la faire avec de l’argent gagné au jeu. J’ai perdu dans ces quatre jours tout l’or que M. M. m’avait fait gagner.

La nuit du huit de février, je me suis rendu à mon casin ; et à l’heure fixée j’ai vu devant moi M. M. avec son respectable serviteur qu’elle me présenta par son nom, et par sa qualité d’abord qu’il leva son masque. Il me dit qu’il lui tardait de renouer connaissance avec moi ayant su de Madame que nous nous étions connus à Paris.

Disant cela, il me regardait avec cet air d’attention qu’on a quand on veut se rappeler une physionomie. Il se plaignit de sa mauvaise mémoire. Je l’ai rendu tranquille là-dessus lui disant que nous ne nous étions pas parlé, et qu’ainsi il ne m’avait pas assez regardé pour que ma figure eût pu faire une impression sur sa mémoire.

— Le jour, lui dis-je, que j’ai eu l’honneur de dîner avec V. E. chez M. de Mocenigo, le lord Maréchal ministre de Prusse n’a jamais cessé de vous occuper. Vous deviez partir quatre jours après pour vous rendre ici. Après dîner vous prîtes congé.

Il me remit alors, se souvenant d’avoir demandé à quelqu’un si j’étais le secrétaire d’ambassade.

— Mais depuis ce moment, me dit-il, nous ne pourrons plus nous oublier. Les mystères qui nous unissent sont assez forts pour nous rendre amis intimes.

Après que le rare couple se soit mis à l’aise, nous nous assîmes à table où, comme de raison, ce fut à moi à en faire les honneurs. Le ministre, bon gourmet, ayant trouvé excellents le bourgogne, le champagne et le graves que je lui ai donné après des huîtres d’arsenal, me demanda d’où je le tenais, et il fut charmé d’apprendre que c’était du comte Algarotti.

Tout mon souper fut exquis, et mon maintien vis-à-vis de tous les deux fut celui d’un particulier auquel un roi avec sa maîtresse ferait le plus grand de tous les honneurs. J’ai vu M. M. enchantée de mon procédé respectueux avec elle, et de tous les propos par lesquels j’ai intéressé l’ambassadeur à m’écouter avec la plus grande attention. Le sérieux n’a jamais exclu la plaisanterie du côté du ministre, qui en cela possédait à la perfection l’esprit français. Tout fut accompagné du mot pour rire, et M. M. en amenant adroitement le propos, vint à parler de la combinaison qui lui fit faire ma connaissance.

Parlant de ma ion pour C. C. elle lui fit une description des plus intéressantes de sa figure, et de son caractère qu’il écouta comme un homme qui n’aurait eu aucune idée de cette fille. C’était le rôle qu’il devait jouer, car il ignorait que je susse qu’il était dans la cache. Il dit à M. M. qu’elle m’aurait fait le plus joli de tous les cadeaux, si elle l’avait conduite à notre souper. Elle lui répondit qu’elle aurait dû braver trop de risques.

— Mais, ajouta-t-elle m’adressant la parole d’un air encore plus noble que complaisant, si cela vous faisait plaisir, je pourrais vous faire souper avec elle chez moi, car elle couche dans mon appartement.

Cette offre me surprit beaucoup ; mais ce n’était pas le moment de laisser voir ma surprise.

— On ne peut rien ajouter, Madame, lui répondis-je, au plaisir qu’on ressent quand on est avec vous ; mais malgré cela, je ne pourrais pas être indifférent à cette grâce.

— Eh bien ! J’y penserai.

— Mais, lui dit alors l’ambassadeur, il me semble, si je dois être de la partie, que vous devez la prévenir qu’outre son amant il y aura un de vos amis.

— Ce ne sera pas nécessaire, lui dis-je alors, car je lui écrirai de faire aveuglément tout ce que Madame lui dira de faire. Je m’acquitterai de ce devoir demain.

— Je vous invite donc à souper, dit M. M., pour après-demain.

J’ai prié alors l’ambassadeur à se disposer à avoir de l’indulgence pour une fille de quinze ans qui n’avait pas l’usage du monde.

Ce fut alors que je lui ai conté avec toutes ses circonstances l’histoire d’O-Morphi. Cette narration lui fit le plus grand plaisir. Il me pria de lui faire voir son portrait. Il me dit qu’elle était toujours au Parc-aux-Cerfs, où elle faisait les délices du roi auquel elle avait déjà donné un enfant. Ils partirent à huit heures fort contents ; et je suis resté au casin. Le lendemain matin, en conséquence de la parole que j’avais donnée à M. M., j’ai écrit à C. C. sans la prévenir que quelqu’un, qu’elle ne connaissait pas, serait de la partie. Après avoir donné ma lettre à Laure, je suis allé au casin, où la concierge me remit une lettre de M. M. qui parlait ainsi :

« Dix heures sont sonnées, et je vais me coucher ; mais si je veux espérer de dormir, il faut qu’auparavant je décharge ma conscience d’un scrupule. Il se peut que tu n’aies approuvé la partie de souper avec notre jeune amie que par politesse. Parle vrai, mon cher ami, et je la ferai aller en fumée sans te compromettre en rien ; fie-toi à moi. Mais si la partie te fait plaisir, elle ira. J’aime encore plus ton âme que ta personne. »

Sa crainte était fort juste, mais j’aurais eu trop de honte à m’en dédire ; et M. M. me connaissait trop bien pour m’en croire capable. Voici ma réponse :

« Le croiras-tu que je m’attendais à ta lettre ? Oui ; je m’y attendais, car je connais ton esprit, et je sais quelle idée tu dois avoir du mien après que mes sophismes firent que je te devinsse redoutable deux fois. J’en fais la pénitence, mon indulgente amie, quand je songe que t’étant devenu suspect, cette idée doit avoir diminué ta tendresse. Je te prie donc d’oublier mes visions, et de croire pour l’avenir que mon âme est tout à fait ressemblante à la tienne. Le souper concerté me fera un vrai plaisir. Quand j’y ai consenti je me suis trouvé plus reconnaissant que poli. Crois cela. C. C. est neuve, et je suis charmé qu’elle commence à apprendre à représenter. Je te la recommande, et je te prie de redoubler tes bontés pour elle, si cela est possible. Je meurs de peur que tu ne la détermines à prendre le voile ; mais sache que j’en serais au désespoir. Ton ami est le roi des hommes. »

Après m’avoir ainsi mis dans l’impuissance de reculer, je me suis permis toutes les réflexions qu’en connaisseur du monde et du cœur humain, je devais faire. J’ai vu avec évidence que l’ambassadeur était devenu curieux de C. C., qu’il s’était expliqué à M. M., et que celle-ci, dans le devoir où elle était de le servir sans aucune réserve dans tout ce qu’il pouvait désirer, s’était engagée de faire tout ce qui pouvait dépendre d’elle pour le contenter. Elle ne pouvait pas faire cela sans mon consentement, et elle n’aurait pas non plus osé me proposer la partie. Ils s’étaient concertés de façon qu’amenant le propos je devais moi-même par politesse, par sentiment, et par esprit de bon et honnête procédé approuver la chose. L’ambassadeur, dont le métier devait être celui de savoir bien mener une intrigue, y avait réussi, et j’avais donné dans le panneau. C’était fait, et faire tout de bonne grâce était devenu mon devoir, tant pour ne pas faire la figure d’un sot, que pour ne pas paraître ingrat vis-à-vis d’un homme qui m’avait accordé des privilèges d’une espèce inouïe. Mais la conséquence de tout cela pouvait être un refroidissement de ma part tant vers l’une que vers l’autre.

M. M. avait parfaitement senti tout cela rentrant chez elle, et vite vite elle avait cru de remédier à tout, ou au moins de se justifier m’écrivant qu’elle ferait aller la partie en fumée sans me compromettre. Elle savait que je n’accepterais pas son offre. L’amour-propre plus fort que la jalousie ne permet pas à un homme qui veut er pour avoir de l’esprit de se découvrir jaloux, et principalement s’il se trouve vis-à-vis d’un autre qui ne brille devant lui que parce qu’il est entièrement exempt de toute atteinte de cette vilaine ion.

Le lendemain, allant au casin un peu de meilleure heure, j’ai trouvé l’ambassadeur tout seul qui me fit un vrai accueil amical. Il me dit que s’il m’avait connu à Paris, il m’aurait montré le chemin pour me faire connaître à la cour, où selon lui j’aurais fait fortune. Cela se peut, me dis-je aujourd’hui quand j’y pense ; mais à quoi m’aurait amené cette fortune ? J’aurais été une des victimes de la Révolution, comme l’ambassadeur même l’aurait été, si sa qualité ne l’eût conduit à aller mourir à Rome l’an 1794. Il y mourut malheureux quoique riche à moins qu’il n’ait changé de façon de penser avant sa mort, ce que je crois difficile.

Je lui ai demandé s’il se plaisait à Venise, et il me répondit d’un air riant qu’il ne pouvait que s’y plaire puisqu’il jouissait d’une bonne santé, et que moyennant l’argent il pouvait se procurer tous les agréments de la vie plus facilement que partout ailleurs, mais il ajouta qu’il ne croyait pas qu’on le laisserait longtemps dans cette ambassade. Il me pria de n’en rien dire à M. M., car elle pourrait s’affliger.

Elle arriva avec C. C., dont j’ai remarqué la surprise quand elle me vit en compagnie. Je l’ai encouragée lui faisant le plus tendre accueil, en même temps que l’inconnu se montra enchanté lorsqu’elle répondit au compliment qu’il lui fit dans sa même langue. Nous applaudîmes l’habile maîtresse qui la lui avait si bien apprise.

Mais regardant C. C. comme quelque chose qui devait m’appartenir, le désir de la voir briller chassa quelque lâche sentiment de jalousie qui aurait pu m’occuper. Je l’ai montée sur un ton de gaieté, la faisant raisonner sur des matières où je savais qu’elle était charmante. C. C. applaudie, suivie, flattée, et animée par l’air de satisfaction qu’elle voyait dans mes yeux parut un prodige à l’homme que cependant je n’aurais pas voulu voir en devenir amoureux. Quelle contradiction ! Je travaillais moi-même à un ouvrage, que tout autre qui aurait osé l’entreprendre se serait attiré toute ma haine.

Pendant le souper, l’ambassadeur eut pour C. C. toutes sortes d’attentions. L’esprit et la gaieté présidèrent à notre jolie partie, et les propos amusants se maintinrent sans la moindre interruption avec toute la décence.

Un observateur critique qui, non informé, aurait voulu deviner si l’amour était de la partie, il l’aurait peut-être soupçonné ; mais il n’aurait jamais pu le décider. M. M. n’eut jamais autre air que celui de l’amitié vis-à-vis de l’ambassadeur, celui de l’estime vis-à-vis de moi, et de la tendre complaisance vis-à-vis de C. C. L’ambassadeur avec M. M., conservant un air de respect mêlé de reconnaissance, ne cessa jamais de s’intéresser aux propos de C. C., leur donnant tout le relief dont ils étaient susceptibles, et renvoyant tout à moi d’un air de la plus noble intelligence. Celui de nous quatre enfin qui eut le moins de peine à jouer son rôle fut C. C., car n’étant concertée sur rien, elle se laissa aller à la pure nature. Aussi le joua-t-elle à la perfection. La réussite est sûre ; mais la nature a besoin d’être belle : sans cela le débutant est sûr d’être sifflé.

Nous avions é cinq heures dans une égale satisfaction ; mais celui qui la faisait paraître le plus était l’ambassadeur. M. M. avait l’air d’une personne contente de son ouvrage, et j’avais celui d’un approbateur. C. C. paraissait glorieuse d’avoir su plaire à tous les trois, et était vaine de ce que l’étranger n’avait paru s’occuper principalement que d’elle. Elle me regardait en souriant, et j’entendais parfaitement le langage de son âme : elle voulait me faire réfléchir à la différence qui ait entre cette compagnie et celle dans laquelle son frère lui avait donné un si vilain échantillon de ce monde dans l’année précédente.

À huit heures on parla de se retirer, et ce fut à l’ambassadeur à faire les frais des compliments. Remerciant M. M. de lui avoir donné un souper, dont dans toute sa vie il n’avait jamais joui du plus agréable, il l’obligea à lui offrir son pendant pour le surlendemain, me demandant par manière d’acquit si je m’y trouverais avec un égal plaisir. Pouvait-elle douter de mon agrément ? Je ne le crois pas. Avec cet accord nous nous séparâmes.

Réfléchissant le lendemain à ce souper exemplaire, je n’ai pas eu de difficulté à prévoir où la chose irait finir. L’ambassadeur n’avait fait fortune par le chemin des femmes qu’en force de l’art qu’il possédait de dorloter l’amour. Très voluptueux par nature, il y trouvait son compte ; en se délicatant il faisait naître les désirs, sans lesquels il avait raison de ne pas vouloir de jouissance. Je le voyais avec évidence amoureux de C. C. ; et je ne pouvais pas le croire d’humeur à se contenter de ne jouir que de la lumière de ses beaux yeux. J’étais sûr qu’il avait un projet formé, dont M. M., malgré toute sa loyauté devait être la directrice, mais si adroitement, et avec tant de délicatesse que l’évidence devait m’échapper. Malgré que je ne me sentisse pas d’humeur à pousser la complaisance trop loin, je prévoyais cependant que je finirais par en être la dupe, et qu’on me croquerait C. C.. Je ne pensais ni à y consentir, ni à y porter des obstacles. Connaissant ma petite femme pour incapable de se laisser aller à quelque excès qui pourrait me déplaire, j’aimais à m’endormir confiant dans la difficulté qu’on aurait à la séduire. C’était une intrigue, dont je craignais beaucoup les suites, et dont cependant j’étais fort curieux de voir la fin. Je savais que cette réplique du souper ne voulait pas dire qu’on représenterait la même pièce ; j’étais sûr qu’il y aurait des changements essentiels.

Tout ce qu’il me semblait de devoir faire était de ne pas changer de conduite ; et en possession de donner le ton, je me promettais un manège qui les déjouerait. Mais après toutes ces réflexions, l’inexpérience de C. C. qui, malgré toutes les connaissances qu’elle avait acquises, était cependant novice, me faisait trembler. On pouvait ab du devoir qu’elle avait d’être polie ; mais l’âme délicate que je connaissais à M. M. venait me rassurer. Après avoir vu comment j’avais é dix heures vis-à-vis de cette fille, et s’être rendue certaine que j’avais intention de l’épo, je ne pouvais pas la supposer capable d’une si noire trahison. Toutes ces réflexions qui dans le fond n’étaient que d’un jaloux faible et honteux ne concluaient rien. Je devais me laisser aller, et voir.

À l’heure accoutumée je suis allé au casin, et j’ai trouvé mes belles amies devant le feu.

— Je vous salue, mes anges. Où est notre Français ?

Je me démasque ; je m’assieds au milieu d’elles, leur donnant tour à tour des marques d’une égale tendresse par des baisers à foison. Malgré que je susse qu’elles savaient que j’avais sur elles un droit incontestable, je me tiens cependant dans les bornes prescrites par la décence. Je leur fais compliment sur leur inclination mutuelle, et je les vois charmées de ne pas se trouver dans le cas de devoir en rougir. Ainsi s’écoula une heure sans que je pensasse à venir à la moindre voie de fait, car celle qui prédominait sur mon cœur étant M. M., C. C. aurait dû trouver insultantes les marques que je lui en aurais données.

Trois heures étant sonnées, et l’aimable Français ne venant pas, M. M. commençait à en être inquiète, lorsque la concierge monta pour lui remettre un billet que l’ami lui écrivait :

« Un courrier arrivé il y a deux heures m’empêche d’être heureux cette nuit. Je dois la er toute à répondre. J’espère non seulement que vous me pardonnerez ; mais que vous me plaindrez. Puis-je espérer que vous m’accorderez vendredi le plaisir dont la fortune ennemie me prive cette nuit ? Faites que je le sache demain. Je désire de vous trouver dans la même compagnie. »

— Patience, dit M. M., ce n’est pas sa faute ; nous souperons nous trois. Viendrez-vous vendredi ?

— Oui, et avec plaisir. Mais qu’as-tu donc ? dis-je à C. C., il me semble que cette nouvelle t’a rendue triste.

— Pas triste ; j’en suis fâchée pour ma chère amie, et pour toi, car je n’ai guère vu d’homme si poli, si obligeant.

— Fort bien, ma belle amie ; je suis ravi qu’il t’ait rendue sensible.

— Qu’appelles-tu sensible ? Peut-on être indifférent à ses manières ?

— Encore mieux. Je tombe d’accord avec toi, ma chère enfant. Dis-moi aussi que tu l’aimes.

— Eh bien ! Quand même je l’aimerais, il ne serait pas dit pour cela que j’irais le lui dire. Et d’ailleurs je suis sûre qu’il aime ma femme.

Disant cela elle se lève, et elle va s’asseoir sur elle, et les deux bonnes amies commencent à se faire des caresses qui me font rire, et qui peu à peu attirent mon attention. Je me dispose à exciter et jouir de ce spectacle que je connaissais depuis longtemps.

M. M. prend les estampes de Meursius, où il y avait les beaux combats amoureux entre femmes, et jetant un coup d’œil malin sur ma physionomie, elle me demande si je veux qu’elle ordonne qu’on fasse du feu dans la chambre de l’alcôve ; je lui réponds pénétrant sa pensée qu’elle me ferait plaisir, parce que le lit étant vaste nous pourrions y coucher tous les trois. Elle eut peur que je pusse soupçonner l’ami dans la cache. On met donc la table devant l’alcôve, et me voilà tranquille à l’égard du soupçon d’être vu. On nous sert et nous soupons avec un appétit fort vif. M. M. apprenait à C. C. à faire le punch. Les ayant devant moi j’irais le progrès de la beauté de C. C.

— Ta gorge, lui dis-je, en neuf mois doit être arrivée à sa plus haute perfection.

— Elle est comme la mienne, ajouta M. M. Veux-tu voir ?

Après ces mots, elle interrompt son punch pour délacer la robe de sa chère amie, qui la laisse faire, et elle se délace aussi tout de suite pour me mettre à même de juger ; et me voilà dans l’instant ivre du désir de comparer, et de juger de tout. En ton de pleine gaieté, je mets sur la table l’Académie des Dames et je montre à M. M. une posture que j’aurais voulu voir. Elle demande à C. C. si elle voulait me la faire voir, et elle lui répond qu’elles devaient se déshabiller et se mettre sur le lit. Je les prie de me faire ce plaisir.

Après avoir bien ri de ce qu’elles allaient me faire voir, je mets le réveil à huit heures, et en moins de cinq minutes nous voilà tous les trois en état de nature, en proie de la volupté et de l’amour. Elles commencent leurs travaux avec une fureur pareille à celle de deux tigresses qui paraissaient vouloir se dévorer.

Ces deux beautés en lutte devant mes yeux me rendant ardent, je me trouve embarrassé à commencer. À la gloire du sentiment je devais donner la préférence à C. C., mais je craignais les railleries de M. M. qui aurait chanté victoire à l’égard de mon amour que je voulais lui soutenir exclusif. C. C. était plus mince que M. M., et malgré cela elle était plus forte en hanches et en cuisses ; elle avait ses ornements bruns, l’autre les avait blonds, et l’une était aussi habile que l’autre à cette lutte qui les fatiguait sans qu’elles pussent venir à bout de rien.

Ne pouvant à la fin plus résister, je me jette sur elles, et sous prétexte de les séparer, je mets sous moi M. M. qui m’échappe, me faisant tomber sur C. C. qui me reçoit à bras ouverts, et me fait rendre l’âme dans moins d’une minute accompagnant mon trépas du sien sans nous soucier d’aucun ménagement.

Revenus de l’extase, nous attaquons M. M., C. C. animée par la reconnaissance, moi par un sentiment de vengeance, m’ayant forcé à lui faire une infidélité. Je l’ai tenue subjuguée une bonne heure, aimant à voir C. C. qui me regardant me semblait vaine d’avoir fourni à son amie un amant digne d’elle.

Mes héroïnes se rendirent à mes remontrances. D’un commun accord nous nous abandonnâmes au sommeil jusqu’au carillon, sûrs d’employer comme il faudrait les deux heures qui nous resteraient jusqu’au moment de la retraite.

Au rafraîchissement, nos entrevues en nature nous remirent en haleine. C. C. s’étant noblement plainte que je n’avais eu avec elle qu’un souffle de vie, M. M. m’excita à lui faire raison ; mais elle ne me trouva pas difficile. Après un long combat animé par une résolution formelle de part et d’autre de le faire couronner par l’Hyménée, s’il eût eu des suites que nous nous fîmes un devoir de braver, M. M. voulut courir les mêmes risques, ne se dévouant qu’à l’amour. Défiant tout ce qu’il pouvait arriver, elle me donna un ordre positif de ne pas l’épargner, et je l’ai satisfaite. Enivrés tous les trois par la volupté et par les frustratoires, et transportés par des continuelles fureurs nous fîmes dégât de tout ce que la nature nous avait donné de visible et de palpable, dévorant à l’envi tout ce que nous voyions, et nous trouvant devenus tous les trois du même sexe dans tous les trios que nous exécutâmes. Une demi-heure avant l’aube nous nous quittâmes épuisés de force, las, fatigués, rassasiés, et humiliés de devoir en convenir, mais non pas dégoûtés.

Réfléchissant le lendemain à cette nuit trop vive, dans laquelle la volupté avait mis, comme toujours, sous ses pieds la raison, je me suis senti des remords. M. M. voulait me convaincre qu’elle m’aimait combinant avec son amour toutes les vertus que j’attachais au mien : l’honneur, la probité, la vérité. Son tempérament cependant dont son esprit était esclave l’entraînait aux excès, et elle faisait tous les préparatifs pour s’y livrer, en attendant l’occasion de me faire devenir son complice. Elle caressait l’amour, et elle l’amadouait pour le rendre flexible, et pour parvenir à le maîtriser se sentant exempte de reproches. Elle se croyait en droit d’exiger mon approbation. Elle voulait ignorer que je pouvais me plaindre qu’elle m’eût surpris. Elle savait que je ne pouvais en venir là que me confessant plus faible, ou moins brave qu’elle, et que j’aurais dû en avoir honte.

Je me sentais sûr que l’absence de l’ambassadeur avait été concertée. Ils avaient prévu que je le devinerais, et que reconnaissant et piqué d’honneur je n’aurais pas voulu être moins brave qu’eux foulant aux pieds la nature en grâce du sentiment, et de l’obligation où je me trouverais d’être également qu’eux, généreux et poli.

L’ambassadeur m’ayant procuré le premier une nuit délicieuse, comment pouvais-je me déterminer à mettre des obstacles à une nuit pareille qu’il devait désirer ? Ils avaient bien raisonné. Mon esprit combattait, mais je voyais que je devais leur accorder la victoire. C. C. ne les embarrassait pas ; ils étaient sûrs d’elle d’abord qu’ils ne se trouveraient pas gênés par ma présence ; et je voyais qu’ils ne s’étaient pas trompés. C’était l’affaire de M. M. de mettre l’âme de C. C. en état de honte si elle se fût avisée de ne pas l’imiter. Pauvre C. C. ! Je la voyais débauchée, et c’était mon ouvrage. Hélas ! Je ne les avais pas épargnées. Que ferai-je, si dans quelques mois elles se trouvent grosses ? Je les voyais toutes les deux sur mon compte. Dans ce malheureux combat entre la raison et le préjugé, la nature et le sentiment, je ne pouvais me déterminer ni à me trouver au souper, ni à y manquer. Si je m’y trouve, on era une nuit dans la décence, et je me rends ridicule, jaloux, avare, ingrat et impoli. Si j’y manque, C. C. est perdue, du moins dans mon esprit. Je sens que je ne l’aimerai plus, et que certainement je ne penserai plus à l’épo.

Dans ce combat de mon âme, je me sens dans le besoin indispensable d’une certitude. Je me masque, et je vais en droiture à l’hôtel de l’ambassadeur de . Je dis au suisse que j’avais une lettre pour Versailles, et qu’il me ferait plaisir la remettant au courrier qui devait y retourner d’abord qu’il aurait reçu la dépêche de S.E. Il me répond que depuis deux mois on n’avait pas vu de courrier extraordinaire.

— Comment ! Un courrier n’est pas arrivé hier au soir ?

— Hier, S.E. a soupé chez l’ambassadeur d’Espagne.

Sûr du fait, j’ai vu que je devais avaler la pilule. Il faut abandonner C. C. à sa destinée. Si j’écris à la bonne fille de ne pas y aller j’en agis en lâche.

Vers le soir je vais exprès au casin de Muran, et j’écris un billet à M. M. dans lequel je la prie d’exc si une affaire pressante survenue à M. de Bragadin m’obligeait à er toute la nuit avec lui. Après cette démarche je retourne à Venise de très mauvaise humeur, et je vais er la nuit à la redoute où j’ai perdu trois ou quatre fois mon argent.

Le surlendemain je suis allé au casin de Muran sûr de trouver une lettre de M. M. La concierge me la remet : je l’ouvre, et j’en trouve une aussi de C. C. Tout était devenu commun entre elles. Voici la lettre de C. C. :

« Nous restâmes fort mortifiées, mon cher mari, lorsque nous apprîmes que tu ne pouvais pas venir souper. L’ami de ma bonne, arrivé un quart d’heure après, en a été aussi fort fâché. Nous nous attendions à souper tristement ; mais point du tout. Les jolis propos de ce monsieur nous égayèrent ; et tu ne saurais t’imaginer, mon cher ami, comme nous sommes devenues folles après le punch au vin de champagne ; mais il est devenu aussi fou que nous. Dans les trios il ne nous a pas fatiguées ; mais il nous a fait beaucoup rire. C’est, je t’assure, un homme charmant fait pour être aimé ; mais il doit te céder en tout. Sois certain que je n’aimerai jamais que toi, et que tu seras toujours le seul maître de mon cœur. »

Cette lettre, malgré mon dépit, a dû me faire rire. Mais celle de M. M. était encore plus singulière :

« Je suis sûre, mon ange, que tu as menti par politesse ; mais sache que je m’y attendais. C’est un cadeau magnifique que tu as voulu faire à notre ami en échange de celui qu’il t’a fait en laissant que sa M. M. te donne son cœur. Tu le posséderais tout de même, mon cher ami, mais il est bien doux de savoir assaisonner les plaisirs de l’amour par les charmes de l’amitié. J’ai été fâchée de ne pas te voir ; mais j’ai vu après que si tu étais venu nous n’aurions pas beaucoup ri, car notre ami malgré son grand esprit a quelques préjugés de nature. C. C. actuellement a l’esprit aussi libre que le nôtre ; et c’est à moi qu’elle en a l’obligation. Je peux me vanter d’avoir fini de te la former. J’aurais voulu que tu fusses caché à l’observatoire : je t’assure que tu y aurais é des heures délicieuses. Mercredi je serai toute seule, et toute à toi à ton casin à Venise. Mande-moi si tu seras à l’heure ordinaire à la statue. Si tu ne le peux pas, nomme-moi un autre jour. »

Il fallait répondre à l’unisson à ces filles. J’étais amer, et je devais me faire trouver doux : Tu l’as voulu Georges Dandin[9]. Je n’ai jamais pu décider si ma honte était de la bonne espèce ou de la mauvaise ; et je serais trop long, si je voulais actuellement agiter ce problème. Dans ma lettre à C. C. j’ai eu la force de lui faire mes compliments, et de l’encourager à imiter M. M. en tout comme le vrai modèle de la perfection.

J’ai écrit à cette dernière qu’elle me trouverait obéissant, comme toujours au pied de la statue. Dans ma lettre pleine de faux compliments sur l’éducation qu’elle donnait à C. C., je ne lui disais que cette seule vérité équivoque : « Je te remercie de la place dans l’observatoire que tu voudrais que j’eusse occupée. Je n’aurais pas pu y tenir. »

Le mercredi je fus exact au rendez-vous. Elle vint habillée en homme. Elle ne voulut ni opéra ni comédie.

— Allons, me dit-elle, à la redoute perdre notre argent, ou le redoubler.

Elle avait six cents sequins, et j’en avais cent à peu près. La fortune nous fut contraire. Après avoir tout perdu, elle trouva dans un endroit, où elle savait qu’il devait être, son bon ami auquel elle demanda de l’argent. Il revint une heure après, et il lui donna une bourse de trois cents sequins. Elle retourna à ponter, et elle s’était refaite ; mais ne se contentant pas, elle reperdit, et après minuit nous allâmes souper. Elle me trouva triste malgré que je m’efforçais de ne pas le paraître. Pour elle, elle était belle, gaie, enjouée, amoureuse, toujours la même.

Elle crut de me mettre en train de gaieté me contant en détail tout l’historique de la nuit qu’elle avait ée avec C. C. et l’ami. C’était précisément ce qu’elle ne devait pas faire, mais l’esprit a trop souvent le défaut de supposer celui d’un autre dégagé et libre comme il se sent lui-même. Il me tardait que nous allassions nous coucher pour voir finir une narration dont les détails voluptueux ne faisaient pas sur moi l’effet qu’ils auraient dû faire. J’avais peur de me trouver hors d’état de faire bonne figure au lit ; et pour la faire mauvaise il suffît de le craindre. Un jeune homme amoureux ne doute jamais de l’insuffisance de son amour : s’il en doute l’amour se venge, et le plante là.

Mais au lit, la beauté, les caresses et la pureté de l’âme de cette charmante femme dissipèrent toute ma mauvaise humeur. Les nuits étant devenues plus courtes nous n’eûmes pas le temps de dormir. Après avoir é nos deux heures avec l’amour, nous nous séparâmes amoureux. Elle me força à lui promettre d’aller prendre de l’argent au casin pour jouer de moitié avec elle. J’y fus, j’ai pris tout l’or que j’ai trouvé, et pontant avec la force qu’en terme de jeu on dit à la martingale, j’ai gagné trois et quatre fois par jour pendant tout le reste du carnaval. Je n’ai jamais perdu la sixième carte. Si je l’avais perdue je n’aurais plus eu de fonds qui consistaient en deux mille sequins. De cette façon j’ai augmenté le petit trésor de ma chère M. M. qui m’écrivait que l’honnêteté exigeait que nous souions tous les quatre ensemble le dernier lundi du carnaval, et j’y ai consenti.

Ce souper fut le dernier que j’ai fait avec C. C. Elle y fut fort gaie ; et ayant pris mon parti, je n’ai eu des grandes attentions que pour M. M. La jeune fille nullement gênée par ma présence ne s’occupa que de son nouveau galant.

Prévoyant cependant des gênes inévitables, j’ai prié M. M. de disposer les choses de façon que l’ambassadeur pût er librement la nuit avec C. C., comme moi avec elle, et elle fit cela très bien.

Après souper il parla du jeu de pharaon que les belles ne connaissaient pas[10], et pour leur faire voir ce que c’était, il demanda des cartes et il fit une banque de cent doubles louis qu’il eut soin de faire gagner à C. C. Ne sachant que faire de tout cet or, elle pria sa chère amie d’en avoir soin jusqu’au moment qu’elle sortirait du couvent pour se marier.

Après le jeu, M. M. dit qu’ayant mal à la tête, elle allait se coucher dans l’alcôve, et elle me priait d’aller l’endormir. Nous laissâmes ainsi la novice toute seule avec l’ambassadeur. Six heures après, quand le carillon nous apprit que nous devions finir notre orgie, nous les trouvâmes endormis. Pour ce qui me regarde j’ai é avec M. M. une nuit aussi amoureuse que tranquille sans jamais penser à C. C. Ainsi nous finîmes le carnaval.

CHAPITRE VIII 40582q

M. de Bernis part en me cédant ses droits sur son casino. Sages conseils qu’il me donne ; combien peu je les suis. Danger de périr avec M. M. M. Murrai, ministre d’Angleterre. Nous n’avons plus de casino et nos rendez-vous cessent. Grave maladie de M. M. Zorzi et Condulmer. Tonine.

Le premier vendredi de carême, j’ai trouvé à son casin une lettre de M. M. dans laquelle elle me donnait deux nouvelles affligeantes. La première était que la mère de C. C. étant morte, la pauvre fille était au désespoir. L’autre, que sa converse étant guérie de son rhume, elle était retournée dans sa chambre en même temps que la religieuse, tante de C. C., par une prédilection particulière, avait obtenu de l’abbesse qu’elle coucherait dans son appartement. Cet événement privait l’ambassadeur de l’espoir de souper encore avec elle. Tous ces malheurs me paraissaient petits en comparaison d’un plus grand que je craignais. C. C. pouvait être grosse. Malgré que les sentiments qui m’attachaient à elle ne fussent plus ceux de l’amour, ils étaient cependant assez forts pour m’obliger à ne jamais l’abandonner. M. M. m’invitait à souper avec son ami pour le lundi prochain. J’y fus, et j’ai trouvé l’ambassadeur également que M. M. fort tristes. Lui d’avoir perdu C. C., elle de ne plus l’avoir dans sa chambre, et de ne savoir que faire pour la consoler dans le malheur qu’elle avait eu de perdre sa mère.

Vers minuit l’ambassadeur nous quitta, nous disant d’un air triste qu’il craignait de devoir aller er quelques mois à Vienne pour une affaire de grande conséquence. En même temps nous fixâmes nos soupers en maigre tous les vendredis.

D’abord que nous restâmes seuls, elle me dit que l’ambassadeur me saurait gré, si pour l’avenir j’allais au casin deux heures plus tard. Cet homme d’esprit ne pouvait pas se livrer à la tendresse en présence d’un tiers. À tous ces soupers jusqu’à son départ pour Vienne, il nous quitta toujours à minuit. Il ne s’agissait plus d’aller se cacher dans le cabinet, car nous allions nous coucher dans l’alcôve, et d’ailleurs ayant fait l’amour avant que j’arrivasse, il n’avait pas des désirs de reste. M. M. me trouvait amoureux même avec quelque augmentation d’ardeur, car ne pouvant la voir qu’une fois par semaine, j’attendais toujours le vendredi avec impatience. Les lettres de C. C. qu’elle me portait, m’attendrissaient jusqu’aux larmes. Après avoir perdu sa mère, elle ne pouvait plus compter sur l’amitié d’aucun de ses parents. Elle m’appelait son unique ami, et me parlant de la peine qu’elle ressentait songeant que tant qu’elle resterait au couvent elle ne pourrait plus se flatter de me voir, elle me recommandait de rester toujours le fidèle ami de M. M.

Ce fut le Vendredi saint, qu’arrivant au casin à l’heure de souper, j’ai trouvé le couple fort triste. Ils ne mangeaient pas, ils ne parlaient guère ; cela m’inquiétait, et l’honnête discrétion m’empêchait d’en demander la raison. M. M. étant allée quelque part, l’ambassadeur me dit qu’elle était affligée, et qu’elle pouvait avoir raison de l’être parce qu’il devait partir pour Vienne quinze jours après Pâques.

— Je vous dirai même, me dit-il, qu’il se peut que je ne revienne plus ; mais il ne faut pas le lui dire, car elle en serait au désespoir.

Lorsqu’elle vint se remettre à table je lui ai vu les yeux gros. Voici ce qu’il lui dit :

— Mon départ est indispensable, car je ne suis pas mon maître ; mais mon retour est sûr d’abord que j’aurai fini l’affaire qui m’oblige à partir. Le casin vous reste, mais l’amitié et la prudence m’obligent à vous avertir, ma chère amie, de ne pas y mettre les pieds pendant mon absence, car d’abord que je ne suis plus ici, je ne peux plus être sûr de la fidélité des gondoliers qui me servent, et je doute que notre ami que voici puisse se flatter d’en trouver d’incorruptibles. Je vous dirai d’ailleurs que non seulement je crois que notre pratique est connue par les Inquisiteurs d’État, qui par politique dissimulent ; mais je ne réponds pas que le secret puisse se conserver au couvent d’abord que la religieuse que vous connaissez sera sûre que ce ne sera plus pour aller souper avec moi que vous sortirez. Les personnes dont je vous réponds sont le concierge et sa femme. Je leur ordonnerai avant de partir de regarder notre ami comme un autre moi-même. Vous vous entendrez ensemble, et tout ira bien jusqu’à mon retour si vous vous réglez avec prudence.

« Je vous écrirai par le canal de mon concierge, et sa femme vous fera tenir mes lettres comme elle a fait jusqu’à présent, et vous vous servirez du même moyen pour me répondre. Je dois partir, ma chère amie, mais mon cœur ne s’éloigne pas de vous. Je vous laisse jusqu’à mon retour entre les mains d’un ami que je suis bien content d’avoir connu. Il vous aime, il a du cœur et de l’expérience, et il ne vous laissera pas faire des faux pas.

Cette nouvelle a tant frappé M. M. qu’elle nous pria de la laisser partir se sentant dans le besoin d’aller se coucher. Nous mîmes le souper au jeudi après Pâques.

Après son départ l’ambassadeur me démontra qu’il fallait absolument tenir loin d’elle l’idée qu’il pourrait ne plus retourner.

— Je vais travailler, me dit-il, avec le cabinet de Vienne à un ouvrage qui fera parler toute l’Europe. Écrivez-moi tout, et si vous l’aimez, ayez soin de son honneur, et surtout, s’il le faut, ayez la force de vous opposer à tout ce qui pourrait vous exposer à des malheurs que vous pourriez prévoir, et qui vous deviendraient funestes à tous les deux. Vous savez ce qui est arrivé à Mme da Riva, religieuse dans le couvent de S. xxx. On la fit disparaître d’abord qu’on sut qu’elle était grosse, et M. de Frulai, ambassadeur de comme moi, peu de temps après devint fou et mourut. J.-J. Rousseau m’a dit que ce fut l’effet d’un poison ; mais c’est un visionnaire. Son poison fut le chagrin de ne pouvoir rien faire pour cette malheureuse, que le pape à la fin dispensa de ses vœux, se maria, et vit actuellement à Parme.

« Faites donc que les sentiments de l’amitié aient plus de force que ceux de l’amour, voyez-la quelquefois au parloir, et abstenez-vous de la conduire au casin, car les barcarols vous trahiront. La certitude où nous sommes que ni l’une ni l’autre est grosse diminue de beaucoup ma peine ; mais convenez que vous avez été bien imprudent ! Vous avez bravé un terrible malheur ! Réfléchissez au parti extrême que vous vous seriez vu forcé à prendre, car je suis sûr que vous n’auriez pas pu l’abandonner. Elle croyait qu’il était facile d’avorter prenant certaines drogues, mais je l’ai désabusée. Au nom de Dieu soyez sage à l’avenir, et écrivez-moi tout. Mon devoir est de m’intéresser à son sort.

Il me mena à Venise, et il retourna chez lui. J’ai é une nuit fort inquiète, et le lendemain je suis retourné au casin pour écrire à l’affligée une lettre faite pour la consoler, et lui insinuer la nécessité où nous étions de nous soumettre à un système de prudence.

Dans sa réponse, que j’ai reçue le lendemain, j’ai vu la plus vive peinture du désespoir qui opprimait son âme. La nature lui avait développé un tempérament qui lui rendait le cloître inable, et je prévoyais les furieux combats avec elle, et avec moi-même que je devais me préparer à essuyer.

Nous nous vîmes le jeudi après Pâques. Je l’avais prévenue que j’irais à minuit. Elle avait é quatre heures avec son ami dans les tristes plaintes de sa cruelle destinée. Après souper il s’en alla me priant de rester avec elle, ce que j’ai fait, ne pensant certainement pas à ces plaisirs qui ne peuvent pas avoir lieu quand le cœur est préoccupé par une grande douleur. Elle avait maigri, et elle m’excitait à une comion exclusive de tout autre sentiment. Je l’ai gardée une heure entre mes bras, imprimant cent baisers sur son intéressante figure, très content de trouver mon âme entièrement concentrée à respecter sa douleur. J’aurais cru de l’insulter, si je l’avais invitée à se distraire par des égarements auxquels son âme, d’accord avec la mienne, n’aurait pas pu se livrer. Elle me dit quand je l’ai quittée qu’elle ne s’était jamais sentie tant sûre que je l’aimais comme dans cette nuit, et elle me pria de réfléchir que je restais son seul ami.

Dans la semaine suivante, avant souper, l’ambassadeur appela le concierge, et il me fit en sa présence une écriture qu’il lui fit signer, dans laquelle il me transmettait tous ses droits sur tout ce qui se trouvait dans le casin, et il lui ordonnait de me servir en tout comme à lui-même.

Nous devions souper ensemble pour la dernière fois le surlendemain ; mais j’ai trouvé M. M. seule qui avait l’air d’une statue de marbre blanc de Carrare.

— Il est parti, me dit-elle, et il te recommande M. M. Demain au soir il quittera Venise. Homme fatal que je ne verrai peut-être plus, et que je ne savais pas d’aimer ! C’est, à présent que je le perds, que je m’en aperçois. Je n’étais pas heureuse avant de le connaître ; mais je ne m’appelais pas non plus malheureuse. Je sens que je le suis à présent.

J’ai é toute la nuit avec elle pour calmer sa douleur. J’ai connu le caractère de son âme aussi transportée pour les plaisirs quand elle se croyait heureuse, que sensible à la peine lorsque la douleur l’accablait. Elle me donna l’heure à laquelle je devais aller au parloir le surlendemain, et je fus enchanté de la trouver moins triste. Elle me montra une petite lettre que l’ami lui avait écrite de Treviso. Puis elle me dit que je devais aller la voir deux fois par semaine, et que souvent elle viendrait à la grille accompagnée d’une autre religieuse, et une autre fois d’une autre, parce qu’elle prévoyait que les visites que j’allais lui faire deviendraient la nouvelle du couvent quand on saurait que j’étais le même qui allait toujours à la messe à leur église ; par conséquent elle me dit de m’annoncer sous un autre nom pour ne faire naître aucun soupçon dans la tête de la tante de C. C. Elle me dit que cela, cependant, ne l’empêcherait pas de venir à la grille toute seule quand elle aurait besoin de me parler sans témoin. Elle me demanda un autre plaisir que je n’ai pas eu de peine à lui accorder. Elle a voulu que je lui promisse de souper et coucher au casin au moins une fois par semaine, et de lui écrire après souper une petite lettre que la concierge aurait soin de lui faire tenir comme toujours.

Nous âmes ainsi quinze jours assez tranquillement, jusqu’à ce qu’elle reprît son enjouement, et que ses inclinations amoureuses se remirent en force. La nouvelle qu’elle me donna, et qui me mit du baume dans l’âme fut que C. C. était enfin hors de crainte.

Toujours amoureux, et réduits à n’avoir autre ressource que celle d’une gênante grille, nous nous sentions irrités. Nous mettions à la torture notre esprit pour trouver quelques moyens faits pour nous procurer des entrevues libres. M. M. m’assurait qu’elle était toujours sûre de la fidélité de la jardinière pour sortir et pour rentrer sans nulle crainte d’être vue, puisque la petite porte attenante au couvent par laquelle elle entrait dans le jardin n’était sujette à être vue d’aucune fenêtre, et ait même pour condamnée, et que personne ne pouvait non plus la voir quand elle traversait le jardin pour parvenir à la loge où était la petite rive qui ait pour impraticable. Nous n’avions besoin que d’une gondole à une rame, et il lui paraissait impossible qu’à force d’or, je ne pusse trouver un barcarol dont nous pourrions être sûrs. Je pénétrais avec douleur qu’elle me soupçonnait de peu d’amour.

Je lui ai proposé d’aller tout seul dans un bateau dont je serais moi-même le batelier, et d’où je descendrais, j’entrerais dans le jardin, et dans sa chambre après, conduit par elle-même, ou par la converse, où je erais avec elle toute la nuit, et même tout le lendemain si elle était sûre de pouvoir me cacher ; mais ce projet la faisait frissonner : elle frémissait en songeant au risque auquel je m’exposerais.

— Mais, me dit-elle, puisque tu sais voguer, viens dans le bateau, fais que je sache l’heure, et s’il est possible, le moment ; la femme fidèle se tiendra aux aguets, et tu peux être sûr que tu n’attendras que quatre minutes ; j’entrerai dans le bateau, nous irons au casin, et nous erons des moments heureux.

Je lui ai promis d’y penser ; et ce fut ainsi que je l’ai contentée.

J’ai acheté un petit bateau, et sans la prévenir je suis allé la nuit tout seul faire le tour de l’île, pour voir tous les murs du couvent du côté de la lagune. Une petite porte fermée que j’ai aperçue ne pouvait être que celle de la rive par où elle était accoutumée de sortir. Mais pour aller de là au casin le tour qu’il fallait faire de la moitié de l’île n’était pas indifférent, car le sec obligeait à le prendre au large. Allant à une seule rame j’avais besoin au moins d’un quart d’heure.

D’abord que je me suis vu sûr, j’ai communiqué le projet à M. M. qui en fut joyeuse. Nous déterminâmes le jour du vendredi lendemain de la fête de l’Ascension, et dans le même jour je suis allé en masque au parloir, où nous mîmes nos montres d’accord ; puis je suis allé au casin pour ordonner à souper pour deux.

Une heure après le soleil couché, je suis allé à St-François de la vigne où je tenais mon bateau dans une cavane que je louais. Après l’avoir fait sécher et mettre en bon ordre, je me suis habillé alerte dans le costume des barcarols, et monté en poupe, je suis allé en droiture à la petite rive du couvent, dont la porte s’ouvrit dans l’instant même de mon arrivée, et où je n’ai pas eu besoin d’attendre les quatre minutes. À peine la porte ouverte, M. M. en sortit, la porte fut refermée, et elle descendit dans le bateau enveloppée dans le capuchon du mantelet. Dans un quart d’heure sans point du tout forcer la vogue, je suis arrivé au casin, où elle descendit dans l’instant, et deux minutes après moi aussi, car j’ai dû lier le bateau à un chaînon, et l’assurer avec un cadenas pour le garantir des voleurs, qui dans la nuit s’amusent à en voler tant qu’ils peuvent, lorsqu’ils ne les trouvent liés qu’avec de la corde. J’étais tout en nage ; mais cela n’a pas empêché mon ange de me sauter au cou ; la reconnaissance défiait l’amour ; glorieux de mon exploit je riais des mouvements de son âme. Ayant oublié de porter avec moi une chemise, elle me donna une des siennes après m’avoir essuyé et avoir absorbé à force de poudre la sueur qui me couvrait la tête. Nous ne soupâmes qu’après avoir é deux heures en proie à la flamme qui nous brûlait avec encore plus de force que dans le commencement de notre connaissance ; mais je l’ai laissée dire ; je l’ai trichée dans le moment du danger craignant trop le tableau que l’ami m’avait fait, et dont l’impression était ineffaçable dans mon esprit. M. M. gaie et folâtre, me trouvant nouveau en barcarol, anima nos débats avec les expressions les plus libres ; mais elle n’avait besoin de rien ajouter à mon ardeur, car je l’aimais plus que moi-même.

Les nuits étaient courtes. Elle devait retourner au couvent à six heures, et quatre heures sonnaient précisément lorsque nous nous mettions à table. Mais ce qui vint non seulement troubler notre joie, mais nous faire dresser les cheveux, fut un orage, qui se levait au couchant. Nous ne pouvions nous consoler qu’en comptant sur la nature de ces orages, qui ordinairement ne durent jamais plus d’une heure ; nous espérions qu’il ne serait pas extraordinaire, et qu’il ne laisserait pas après lui un vent trop fort pour moi qui, quoique assez brave, n’avais pas cependant ni la pratique, ni la vigueur d’un barcarol.

En moins d’une demi-heure l’orage éclate entre les éclairs et les foudres, le tonnerre gronde sans cesse, et après une grande pluie, le ciel retourne serein, mais sans clair de lune qui ne peut pas luire à la fête de l’Ascension. Cinq heures sonnent ; mais ce que j’avais prévu est arrivé. À la suite de l’orage le vent garbin qui m’était contraire soufflait fort : ma tiranno del mar Libecchio resta[11]. Ce lebeche, que l’Arioste avec raison appelle tyran de la mer, est le sud-ouest : je ne disais rien, mais il m’effrayait. Je dis à M. M. que nous devions sacrifier une heure de plaisir à la prudence. Il faut partir d’abord, car si le vent augmente, il ne me sera plus possible de doubler la pointe. Elle entend raison, et elle va au coffre, dont elle avait aussi une clef pour prendre quarante ou cinquante sequins dont elle avait besoin. Elle fut enchantée, lorsqu’elle vit quatre fois plus d’or qu’elle n’avait à la fin du carême. Elle me remercia de ne lui avoir rien dit, et me disant qu’elle ne voulait que mon cœur, elle descendit, et se mit tout étendue dans le bateau. Je me suis mis en poupe plein de courage et de peur tout en même temps, et en cinq minutes j’ai doublé la pointe. Mais c’est au-delà que j’ai trouvé une résistance supérieure à ma force. Sans cette résistance je n’aurais eu besoin que de dix minutes. Sans un rameur à proue, il me paraissait impossible de pouvoir affronter le vent et le courant ; je voguais avec toute ma vigueur ; mais tout ce que je pouvais faire était d’empêcher le bateau de reculer. Après une demi-heure de cet état de détresse je sentais que l’haleine me manquait, et je n’osais rien dire ; je ne pouvais pas penser à me reposer, car le moindre repos m’aurait dans un moment poussé en arrière. M. M. se tenait là dans le silence, ayant peur de parler, car elle savait que je n’aurais pas la force de lui répondre. Je me voyais à la fin perdu.

Je vois de loin une barque qui venait rapidement ; sûr d’être secouru, j’attends qu’elle me dée, car sans cela le vent ne lui aurait pas laissé entendre ma voix. D’abord que je la vois à ma gauche, à la seule distance de deux toises, je crie :

— Au secours, pour deux sequins.

La barque baisse d’abord la voile, vient à moi à quatre rames, m’accroche, et je ne demande qu’un homme qui me mène à la pointe opposée de l’île. On me demande un sequin, que je donne d’abord, promettant l’autre à l’homme qui me mènerait à la pointe montant en poupe. En moins de dix minutes, moi voguant à proue, nous nous vîmes devant la petite rive du couvent ; mais le secret m’était trop cher pour le risquer. Nous arrivâmes à la pointe, où j’ai renvoyé mon homme lui donnant son sequin. De là avec le vent en faveur je suis facilement arrivé à la petite porte, où M. M. descendit ne me disant que ces quatre paroles :

— Va dormir au casin.

J’ai trouvé son conseil très sage, et je l’ai suivi. J’avais le vent en faveur, et faisant le contraire je me serais vu dans le même danger. Je suis allé me coucher, j’ai dormi huit heures ; j’ai écrit à M. M. que je me portais bien, et que nous nous reverrions à la grille ; puis je suis allé à St-François, où après avoir fait remettre mon bateau en cavane je me suis masqué, et je suis allé sur le liston.

M. M., le lendemain, vint à la grille toute seule pour faire avec moi toutes les réflexions que sa raison avait besoin de faire après tout ce qui nous était arrivé. Mais la conséquence de ces réflexions ne fut pas celle de nous décider à ne plus nous exposer à un danger pareil ; nous nous déterminâmes seulement à prévenir l’orage s’il arrivait une autre fois en quittant tout dans l’instant que nous le verrions naître. Nous n’avions besoin que d’un quart d’heure. C’est toute la prudence que l’amour nous permit d’adopter. Nous fixâmes notre seconde partie à la troisième fête de Pentecôte. Sans la rencontre de la barque qui allait à Torcello, j’aurais dû retourner avec M. M. au casin, qui ne pouvant plus retourner au couvent, serait restée avec moi. J’aurais dû partir de Venise avec elle et je n’aurais pu plus y retourner, et son sort devenant attaché au mien, ma vie serait devenue dépendante d’une destinée tout à fait différente de celle dont les combinaisons m’ont conduit à me trouver aujourd’hui à l’âge de soixante et douze ans à Dux.

Nous poursuivîmes trois mois à nous voir une fois par semaine toujours amoureux, et jamais troublés par le moindre accident. M. M. ne pouvait s’empêcher d’en rendre compte à l’ambassadeur auquel je devais aussi écrire tout ce qui nous arrivait. Il nous répondait qu’il nous faisait compliment sur le bonheur dont nous jouissions ; mais qu’il ne pouvait que prévoir des malheurs si nous ne nous déterminions à finir.

M. Murrai, ministre résident d’Angleterre, bel homme, plein d’esprit, savant, et prodigieusement amateur du beau sexe, de Baccus et de la bonne chère entretenait la célèbre Ancilla, qui m’ayant trouvé à Padoue voulut me faire faire connaissance avec lui. Ce brave homme, après trois ou quatre soupers qu’il me fit faire avec lui, devint mon ami dans le même goût à peu près que l’ambassadeur l’avait été, avec la seule différence que celui-ci aimait à être spectateur et celui-là aimait de faire lui-même le spectacle. Je n’étais jamais de trop dans ses débats amoureux, où à la vérité il était brave, la voluptueuse Ancilla étant enchantée de m’avoir pour témoin ; mais je ne leur ai jamais donné la satisfaction de me mêler aussi dans leurs combats. J’aimais M. M. ; mais ce n’était pas la principale raison. Ancilla était toujours enrouée, et se plaignait continuellement d’une douleur intérieure dans le gosier. Je craignais la v…, malgré que Murrai se portât bien. Elle en est morte dans l’automne, et un quart d’heure avant d’expirer, son amant Murrai à ma présence céda à ses instances lui rendant le devoir d’un tendre amant malgré un cancer qui la défigurait. Ce fait fut connu de toute la ville, car ce fut lui qui le publia, me citant en qualité de témoin. Ce fut un des plus frappants spectacles que j’aie vus en toute ma vie. Le cancer qui rongea le nez et la moitié de la belle figure de cette femme lui remonta de l’œsophage deux mois après qu’elle crut d’être guérie de la vérole par l’onction mercurielle que lui istra un chirurgien nommé Lucchesi qui s’était engagé de la guérir pour cent sequins. Elle les lui promit par écrit sous condition qu’elle ne les lui payerait que quand il aurait joué lui-même avec elle le rôle de tendre amant. Lucchesi ne voulut pas er par-là, et elle s’étant obstinée à ne pas vouloir le payer à moins qu’il ne tînt la condition stipulée, l’affaire fut portée devant le magistrat. En Angleterre Ancilla aurait gagné son procès, mais à Venise elle l’a perdu. Le juge dit dans sa sentence qu’une condition criminelle non tenue ne pouvait pas préjudicier à la validité du contrat. Sentence fort sage.

Deux mois avant que le cancer eut rongé et rendu révoltante la charmante figure de cette célèbre courtisane, M. Memmo, mon ami, ensuite procurateur de St-Marc, me pria de le conduire chez elle. Dans le plus beau de la conversation une gondole arrive, et nous voyons descendre le comte de Rosemberg ambassadeur de la cour de Vienne. Voilà M. Memmo épouvanté, puisqu’un noble Vénitien ne peut se trouver nulle part avec un ministre d’une cour étrangère sans devenir coupable de haut crime. M. Memmo donc vite, vite sort de la chambre d’Ancilla pour se sauver, et je le suis ; mais vers l’escalier il rencontre l’ambassadeur, qui voyant qu’il se cache fait un éclat de rire. Je monte dans l’instant dans la gondole de M. Memmo avec lui, et je l’accompagne chez M. Cavalli secrétaire des Inquisiteurs d’État, qui demeurait à cent pas de là sur le même grand canal. Le seul moyen que M. Memmo avait pour se garantir au moins d’une grande réprimande était celui d’aller d’abord narrer la chose au secrétaire du tribunal qui en verrait l’innocence ; il était bien aise que je fusse avec lui pour que je pusse témoigner de la simplicité de l’événement.

M. Cavalli reçoit M. Memmo en souriant, et lui disant qu’il avait très bien fait à venir se confesser sans perdre le moindre temps. M. Memmo alors tout étonné lui dit la courte histoire de la rencontre, et le secrétaire de l’air le plus sérieux lui dit qu’il en était informé, et qu’il ne doutait pas de la vérité de son récit, puisque les circonstances étaient les mêmes qui lui étaient déjà connues.

En sortant de chez M. Cavalli nous raisonnâmes sur cet événement assez pour décider qu’il était impossible qu’il lui fût connu ; mais la maxime du tribunal était de ne se laisser jamais croire à l’obscur de quelque chose.

Le Résident Murrai, après la mort d’Ancilla, resta sans maîtresse en titre ; mais sautant d’une à l’autre il avait toujours les plus jolies filles de Venise. Cet aimable épicurien partit deux ans après pour Constantinople où il resta vingt ans ministre de sa nation. Il retourna à Venise l’année 1778 avec intention de s’y établir et d’y finir ses jours en paix sans vouloir plus se mêler d’affaires politiques ; mais il est mort dans le lazaret huit jours avant de finir sa quarantaine.

La Fortune qui poursuivait à me bien traiter au jeu, mes entrevues avec M. M., dont le secret ne pouvait plus être trahi de personne, puisque les seules religieuses qui pouvaient le découvrir étaient intéressées à le maintenir toujours inviolable, me faisaient er une vie très heureuse ; mais je prévoyais que d’abord que l’ambassadeur se déterminerait à désab M. M. sur l’espoir qu’elle conservait toujours de le voir de retour à Venise il rappellerait aussi ses gens qu’il tenait toujours à Venise à ses gages, et que nous n’aurions plus de casin. Outre cela je ne pouvais pas poursuivre à aller à Muran voguant tout seul dans un petit bateau d’abord que la mauvaise saison arriverait.

Le premier lundi d’octobre, jour dans lequel les théâtres s’ouvrant, les masques commençaient, je vais à St-François, je monte en poupe de mon bateau, et je vais à Muran prendre M. M. qui m’attendait ; de là je vais au casin, et les nuits étant devenues plus longues nous soupons, puis nous allons nous coucher et au son du réveil nous nous disposons à nous entre-donner un bonjour amoureux, lorsqu’un bruit qu’il me semble d’entendre du côté du canal me fait aller à la fenêtre. Je reste fort surpris voyant un gros bateau qui partait enlevant le mien. Je dis aux voleurs que je leur donnerais dix sequins s’ils voulaient bien me le laisser ; mais ils rient, ils ne me croient pas, et ils s’en vont, certains qu’à cette heure-là je ne pouvais ni appeler aux voleurs, ni courir après eux. Cet événement me désole, et M. M. même en est désespérée, car elle ne voyait pas comment je pouvais y remédier. Je m’habille vite ne pensant plus à l’amour, me consolant seulement que j’avais encore deux heures de temps pour aller chercher un bateau coûte que coûte. Je n’aurais pas été embarrassé si j’avais pu prendre une gondole ; mais les barcarols n’auraient pas manqué de conter le lendemain à tout Muran qu’ils avaient reconduit une religieuse dans un tel couvent. Je ne pouvais donc penser qu’à trouver un bateau et à l’acheter. Je mets des pistolets dans ma poche, et après avoir pris avec moi une rame et une fourche, je sors en assurant M. M. que je retournerais avec un bateau quand même je devrais voler le premier que je trouverais. C’était dans cette idée que j’avais la rame et la fourche. Les voleurs avaient limé la chaîne du mien avec une lime sourde. Je n’avais pas des limes.

Je vais au grand pont, où je savais qu’il y avait des bateaux, et j’en vois à foison dépareillés, et liés, mais il y avait du monde sur le quai. Courant comme un forcené je vois au bout du quai un cabaret ouvert. J’entre, et je demande au garçon s’il y avait là des bateliers ; il me répond qu’il y en avait deux ivres. Je vais leur parler, et je leur demande lequel d’eux deux voulait gagner quatre livres pour me conduire d’abord à Venise. À cette proposition les voilà en dispute pour avoir la préférence. Je les apaise en donnant quarante sous au plus ivre, et je sors avec l’autre.

— Tu as trop bu, lui dis-je, prête-moi ton bateau, et je te le rendrai demain.

— Je ne te connais pas.

— Je te laisserai un gage. Tiens. Voilà dix sequins ; mais qui me répondra de toi, car ton bateau ne vaut pas tant, et tu pourrais me le laisser.

Il me conduit alors au même cabaret, et le garçon se rend caution que si je retourne dans la journée avec le bateau le propriétaire me rendrait mon argent. Fort content d’avoir réussi, il me conduit dans son bateau, il y met deux fourches, et une autre rame, et il s’en va fort content de m’avoir trompé comme moi d’avoir voulu l’être. Toute cette intrigue m’avait coûté une heure. Je suis arrivé au casin où M. M. était dans la plus grande inquiétude ; mais d’abord qu’elle m’a vu toute sa gaieté retourna à paraître. Je l’ai conduite au couvent, et je suis allé à St-François, où l’homme qui me louait la cavane a cru que je me moquais de lui quand je lui ai dit que j’avais troqué mon bateau contre celui-là. Je me suis masqué, et je suis allé chez moi pour me mettre au lit, car cette tracasserie m’avait mis aux abois.

Dans ce même temps la fatalité me fit faire connaissance avec le patricien Marcantoine Zorzi, homme d’esprit, et célèbre dans l’art d’écrire des couplets en langue vénitienne. Cet homme aimait aussi le théâtre, et ambitionnant l’honneur de devenir auteur, il avait fait une comédie que le public avait sifllée. S’étant mis dans la tête que sa pièce n’était tombée qu’à cause d’une cabale que lui avait faite l’abbé Chiari, poète du théâtre de St-Ange, il se déclara persécuteur de toutes les comédies de cet abbé. Je suis facilement devenu membre de la société de ce M. Zorzi qui avait un bon cuisinier et une jolie femme. Il savait que je n’aimais pas Chiari en qualité d’auteur, et M. Zorzi payait des gens qui sans miséricorde sifflaient toutes ses pièces. Mon amusement consistait à les critiquer en vers martelliens, vers mauvais qui étaient alors en vogue : M. Zorzi distribuait les copies de mes critiques. Ce manège me fit un ennemi puissant dans la personne de M. Condulmer, qui m’en voulait aussi à cause que j’avais l’air de posséder les bonnes grâces de Mme Zorzi à laquelle avant mon apparition il faisait une cour assidue. Ce M. Condulmer cependant avait raison de m’en vouloir, car étant le maître d’une bonne partie du théâtre de St-Ange, la chute des pièces du poète lui faisait du tort. On ne pouvait louer les loges qu’à un très bas prix. Il avait soixante ans, il aimait les femmes, le jeu et l’usure ; mais il ait pour un saint parce qu’il se laissait voir tous les matins à la messe à St-Marc, et pleurer devant un crucifix. On le fit conseiller dans l’année suivante, et en cette qualité il fut pour huit mois Inquisiteur d’État. Dans cette place éminente il ne lui fut pas difficile d’insinuer à ses deux collègues qu’il fallait me mettre sous les plombs en qualité de perturbateur du repos public. On verra cela dans neuf mois d’ici.

Au commencement de l’hiver on apprit l’étonnante nouvelle de l’alliance conclue entre la Maison d’Autriche et la . Le système politique de toute l’Europe devenait un autre, en conséquence de ce traité inattendu qui jusqu’à ce moment-là paraissait invraisemblable à toutes les têtes pensantes. La partie de l’Europe qui avait la plus grande raison de s’en réjouir était l’Italie, parce qu’elle se voyait tout d’un coup délivrée du malheur de devenir le théâtre de la guerre au moindre différend qui survenait entre les deux cours. Ce fameux traité était sorti de la tête d’un jeune ministre qui jusqu’à ce moment-là n’avait représenté dans la carrière politique que le personnage d’homme d’esprit. Ce surprenant traité qui mourut au bout de quarante ans fut enfanté l’an 1750 entre Madame de Pompadour, le comte puis prince de Kaunitz, ambassadeur de Vienne, et l’abbé de Bernis qui ne fut connu que dans l’année suivante, le roi l’ayant nommé ambassadeur à Venise. Il réunit en amitié les Maisons d’Autriche et de Bourbon après deux cent quarante ans d’inimitié. Le comte de Kaunitz, étant retourné à Vienne dans le même temps, porta à l’impératrice Marie-Thérèse une lettre de la marquise de Pompadour qui donna la dernière main à la grande négociation. L’abbé de Bernis la termina à Vienne cette même année, conservant le caractère d’ambassadeur de à Venise. Trois ans après, étant ministre des Affaires étrangères, il rétablit le Parlement, puis il fut fait cardinal, puis disgracié, puis placé à Rome, puis mourut. Mors ultima linea rerun est[12].

Neuf mois après son départ, il annonça à M. M. son rappel, se servant des termes les plus doux, mais si je n’avais pas prévenu le coup la disposant peu à peu à y être supérieure, elle y aurait succombé. Ce fut à moi qu’il donna ses instructions. Tout ce qui se trouvait dans le casin devait être vendu, et tout ce qu’on en retirerait devait appartenir à M. M., excepté les livres et les estampes que le concierge devait lui porter à Paris.

Tandis que M. M. ne faisait que verser des larmes, je me suis acquitté de toutes les commissions. À la moitié de janvier 1755 nous n’eûmes plus de casin. Elle garda près d’elle deux mille sequins, ses diamants et ses bijoux, se réservant à les vendre dans un autre temps pour se faire une rente viagère, et elle me laissa la caisse du jeu, dont nous étions toujours de moitié. À cette époque j’avais trois mille sequins, et nous ne nous vîmes plus qu’à la grille ; mais elle tomba malade, et en danger de vie. Je l’ai vue à la grille le deux de février portant sur son visage les marques d’une mort prochaine. Elle me remit l’écrin avec tous ses diamants, tout l’argent qu’elle avait, excepté une petite somme, tous les livres scandaleux, et toutes ses lettres, me disant que je lui rendrais tout si elle échappait à la maladie qu’elle allait faire, et que tout m’appartiendrait si elle mourrait. Elle m’a dit que C. C. aurait soin de m’écrire tout, et elle me pria d’avoir pitié d’elle lui écrivant toujours ; car elle ne pouvait attendre quelque consolation que de mes lettres ; elle espérait d’avoir la force de lire jusqu’au dernier moment de sa vie. Je l’ai assurée, fondant en larmes, que je demeurerais à Muran jusqu’à ce qu’elle eût recouvré sa santé. Elle me dit en me quittant qu’elle était sûre que la tante de C. C. la lui céderait.

Dans la plus grande affliction, j’ai fait mettre dans une gondole un sac rempli de livres et de paquets de lettres ; et ayant mis les bourses d’or dans mes poches, et l’écrin sous mon bras, je suis retourné à Venise, où j’ai mis tout en lieu de sûreté au palais Bragadin. Une heure après je suis retourné à Muran pour engager Laure à me trouver une chambre meublée où je pusse demeurer en pleine liberté. Elle me répondit qu’elle savait où il y avait deux chambres meublées et une cuisine, que je pourrais avoir à très bon marché, et même sans dire qui j’étais si je voulais payer le mois d’avance à un vieillard qui demeurait rez-de-chaussée ; il me donnerait toutes les clefs, et si cela me faisait plaisir, je ne verrais jamais personne. Elle me donna l’adresse, j’y fus sur-le-champ, et ayant trouvé tout à merveille, j’ai payé pour un mois, il me donna la clef de la porte de la rue, et il garnit d’abord les lits. C’était un casin qui était au bout d’une rue morte qui finissait au canal. Je suis retourné chez Laure pour lui dire que j’avais besoin d’une servante qui allât me chercher à manger et qui pût faire mon lit, et elle me la promit pour le lendemain.

Je suis alors retourné à Venise, où j’ai fait ma malle comme si j’eusse dû faire un long voyage. Après souper j’ai pris congé de M. de Bragadin et des deux autres amis, leur disant que j’allais pour une affaire très importante m’éloigner d’eux pendant quelques semaines.

Le lendemain matin j’ai pris une gondole de trajet, et je suis allé à mon nouveau petit casin, où je fus très surpris de trouver Tonine fille de Laure jolie, âgée de quinze ans, qui rougissant, mais avec une sorte d’esprit que je ne lui connaissais pas, me dit qu’elle aurait le courage de me servir avec autant de zèle que sa mère même pourrait en avoir.

Dans l’affliction où j’étais, je n’ai pas pu savoir bon gré à Laure de ce cadeau, et j’ai même d’abord décidé que la chose ne pouvant pas aller où elle pensait, sa fille ne pourrait pas rester à mon service. En attendant je l’ai traitée avec douceur, je lui ai dit que j’étais sûr de sa bonne volonté ; mais que je voulais parler à sa mère. Je lui ai dit que voulant er toute la journée à écrire je ne mangerais qu’au commencement de la nuit, et que je lui laissais le soin de me faire venir à manger suffisamment. Après être sortie de ma chambre, elle retourna sur ses pas pour me donner une lettre, me disant qu’elle avait oublié de me la donner d’abord.

— Il ne faut jamais oublier, lui dis-je, car si vous aviez encore tardé une seule minute à me donner cette lettre, un grand malheur aurait pu arriver.

Elle rougit de honte. C’était une courte lettre de C. C. dans laquelle elle me disait que son amie était au lit, et que le médecin du couvent lui avait trouvé de la fièvre. Elle me promettait une longue lettre pour le lendemain. J’ai é la journée mettant en bon ordre ma chambre, puis écrivant à M. M. et à ma pauvre C. C. Tonine vint me porter des flambeaux, et me dire que mon dîner était prêt. Je lui ai dit de me le servir, et voyant qu’elle n’avait mis qu’un couvert je lui en ai fait mettre un autre lui disant qu’elle mangerait toujours avec moi. Je n’avais guère d’appétit ; mais j’ai trouvé que tout était bon, excepté le vin. Tonine me promit qu’elle en trouverait du meilleur, et elle est allée se coucher dans mon antichambre.

Après avoir cacheté mes lettres, je suis allé voir si Tonine avait fermé la porte de sa chambre du côté de l’escalier, et je l’ai trouvée fermée au verrou. J’ai soupiré voyant cette fille qui dormait profondément, ou en faisait semblant, et dont il m’était facile de pénétrer l’idée ; mais je ne m’étais jamais de ma vie trouvé dans une affliction pareille : j’en jugeais la grandeur par l’indifférence avec laquelle je la regardais, et par la certitude dans laquelle j’étais que ni elle ni moi nous ne courions aucun risque.

Le lendemain je l’ai appelée de très bonne heure, et elle entra tout habillée, et très décemment. Je lui ai donné la lettre pour C. C. qui en contenait une pour M. M., et je lui ai dit de la porter d’abord à sa mère, et de revenir pour me faire du café. Je lui ai dit en même temps que je dînerais à midi. Elle me dit alors que c’était elle qui m’avait fait à manger la veille, et que si j’en avais été content, elle en ferait autant tous les jours. Après lui avoir dit qu’elle me ferait plaisir, je lui ai donné encore un sequin. Elle m’a dit qu’elle avait encore seize livres de celui que je lui avais donné la veille ; mais quand je lui ai dit que je lui faisais présent du surplus, et que je ferais ainsi tous les jours, je n’ai pas pu l’empêcher de me baiser dix fois la main. Je me suis bien gardé de la retirer et l’embrasser, car l’envie de rire me serait trop facilement venue, et j’aurais déshonoré ma douleur. Et faveo morbo cum juvat ipse dolor[13].

Ainsi la journée a comme la précédente. Tonine est allée se coucher très contente de m’avoir plu en qualité de servante, et que je ne lui eusse pas répliqué que je voulais parler à sa mère. Après avoir cacheté ma lettre, ayant peur de me réveiller trop tard, j’ai appelé tout bas la fille, craignant de la réveiller si elle dormait ; mais elle m’entendit, et elle vint voir ce que je voulais n’ayant qu’une jupe au-dessus de sa chemise. Voyant trop, j’ai d’abord détourné mes yeux. Je lui ai donné sans la regarder la lettre adressée à sa mère, lui ordonnant de la lui porter toujours le matin avant d’entrer dans ma chambre.

Elle retourna dans son lit, et pensant à ma faiblesse je me suis attristé. J’ai reconnu Tonine pour si jolie, qu’en songeant à la facilité avec laquelle elle m’aurait guéri de ma douleur, j’en fus honteux. Cette douleur m’était chère. Je me suis endormi décidé à dire à Laure d’éloigner de moi ce talisman, mais le lendemain je n’ai pas pu m’y résoudre. J’eus peur de ca à la bonne fille la plus sensible de toutes les mortifications.

CHAPITRE IX 4s684t

Suite du précédent. M. M. se rétablit. Je retourne à Venise. Tonine me console. Affaiblissement de mon amour pour M. M. Le docteur Righelini. Singulier entretien que j’eus avec lui. Suites de cet entretien relatif à M. M. M. Murrai désabusé et vengé.

Dans les jours suivants elle n’est plus allée se mettre au lit qu’après avoir reçu ma lettre, et je lui ai su gré, car pour quinze jours de suite la maladie de M. M. empira tellement que je m’attendais matin et soir à recevoir la nouvelle de sa mort. C. C. m’écrivit le dernier jour de carnaval que sa chère amie n’avait pas eu la force de lire ma lettre, et qu’on allait l’istrer le lendemain. Frappé par cette nouvelle je n’ai pu ni sortir de mon lit, ni manger. J’ai é la journée à écrire et à pleurer, et Tonine n’a quitté mon chevet qu’à minuit ; mais je n’ai pas pu fermer l’œil.

Le lendemain matin Tonine me remit une lettre de C. C., dans laquelle elle me disait que le médecin avait pronostiqué qu’entre la vie et la mort, M. M. pourrait vivre encore quinze à vingt jours ; une fièvre lente ne la quittait jamais, sa faiblesse était extrême, elle ne pouvait prendre que des bouillons, et le confesseur par des sermons qui l’ennuyaient lui accélérait la mort. Je fondais en larmes. Je ne pouvais soulager ma douleur qu’en écrivant, et Tonine avec son bon sens me disait que je la nourrissais ; et que j’en mourrais. Je voyais moi-même que la douleur, le lit, le peu de nourriture, et la plume à la main toute la journée me feraient devenir fou. J’avais communiqué mon affliction à la pauvre fille qui ne savait plus que me dire. Son emploi était devenu celui d’essuyer mes larmes. Elle me faisait pitié.

Le huitième ou dixième jour de carême, après avoir assuré C. C. que si M. M. mourrait je ne lui survivrais que de quelques jours, je l’ai priée de dire à sa mourante amie que pour vivre moi-même j’avais besoin qu’elle me donnât parole de se laisser enlever, si elle guérissait. Je lui disais que j’avais quatre mille sequins, et ses diamants qui en valaient six mille, qui faisaient un capital suffisant pour nous donner de quoi bien vivre par toute l’Europe.

C. C. m’écrivit le lendemain que la malade, après avoir écouté attentivement la lecture de mon projet, avait été assaillie de mouvements spasmodiques, et que lorsqu’ils cessèrent une forte fièvre lui était montée au cerveau de sorte que pour trois heures continuelles elle avait extravagué avec un vaniloque en français qui aurait scandalisé les nonnes qui s’y trouvaient présentes si elles l’avaient compris. Ce fatal effet de ma lettre me mit au désespoir.

Je voyais que j’allais mourir aussi, si je ne retournais à Venise, car les deux lettres de C. C., que je recevais soir et matin, me narguaient le cœur deux fois par jour. Le délire de ma chère M. M. dura trois jours. C. C. m’écrivit le quatrième qu’après avoir dormi trois heures elle s’était trouvée en état de raisonner, et qu’elle lui avait dit de m’écrire qu’elle était sûre de guérir, si elle pouvait se tenir pour certaine que j’exécuterais le projet que je lui avais fait. Je lui ai répondu qu’elle ne devait pas en douter, d’autant plus que ma vie même dépendait de la certitude qu’elle y consentirait. Ainsi trompés tous les deux par notre propre espoir, nous guérîmes. Chaque lettre de C. C. qui m’annonçait que son amie s’acheminait à la santé, me mettait du baume dans l’âme ; l’appétit me venait, et j’écoutais avec plaisir les naïvetés d’Antoinette, qui avait pris l’habitude de n’aller se coucher que lorsqu’elle me voyait endormi.

Vers la fin du mois de mars, M. M. même m’écrivit qu’elle se croyait hors de danger, et que moyennant un bon régime elle espérait de pouvoir sortir de sa chambre après Pâques. Je lui ai répondu que je ne quitterais Muran qu’après l’avoir vue à la grille, où sans nous presser nous nous concerterions sur le projet dont l’exécution devait nous rendre heureux jusqu’à la mort. Dans le même jour j’ai pensé d’aller dîner avec M. de Bragadin qui n’ayant reçu aucune nouvelle de ma personne depuis sept semaines devait être inquiet.

Après avoir dit à Tonine de ne m’attendre que jusqu’à quatre heures de la nuit, je suis allé à Venise sans manteau parce qu’étant allé à Muran en masque je n’en avais pas. J’étais resté quarante-huit jours sans jamais sortir de ma chambre, dont j’en avais é quarante dans le chagrin, et quinze de ceux-ci sans presque ni manger ni dormir. Je venais de faire une expérience de moi-même qui flattait beaucoup mon amour-propre. J’avais été servi par une fille des plus jolies, qui avait tout pour plaire, douce comme un mouton, et que, sans fatuité, je pouvais croire, sinon amoureuse de moi, disposée au moins à avoir pour moi toutes les complaisances que j’aurais pu exiger ; et malgré tout cela j’avais su résister à toute la force que ses jeunes charmes avaient exercée sur moi les premiers quinze jours. J’étais parvenu à la fin, après la maladie qui m’avait tenu accablé presque trois semaines, à ne plus la craindre. L’habitude de la voir avait dissipé les sensations de l’amour, et y avait substitué les sentiments de l’amitié et de la reconnaissance, car elle avait eu pour moi les soins les plus assidus. Elle avait é les nuits entières sur un fauteuil près de mon lit, et elle m’avait secouru comme si elle avait été ma mère.

Il est vrai que je ne lui avais jamais donné un seul baiser, que je ne m’étais jamais permis de me déshabiller à sa présence, et qu’elle-même n’était jamais venue dans ma chambre, la première fois exceptée, mise moins que décemment ; mais malgré cela je savais d’avoir combattu. Je me sentais glorieux d’avoir remporté la victoire. Ce qui me déplaisait était que ni M. M. ni C. C. ne croiraient pas la chose si elles parvenaient à la savoir, et que Laure même, à laquelle sa fille avait certainement dû tout dire, n’aura fait que semblant de la croire.

Je suis arrivé chez M. de Bragadin précisément dans le moment qu’on servait la soupe. Il me reçut avec des cris de joie, riant de ce qu’il avait toujours dit que je les surprendrais ainsi. Outre mes deux autres amis il y avait à table de la Haye, Bavois et le médecin Righelini.

— Comment, sans manteau ? me dit M. Dandolo.

— Parce qu’étant parti en masque, je l’ai laissé dans ma chambre.

Les rires redoublèrent, et je me suis assis. Personne ne me demanda où j’étais resté si longtemps, car honnêtement cela devait venir de moi ; mais le curieux de la Haye ne put s’empêcher de me lancer, quoiqu’en souriant, un petit lardon.

— Vous êtes, me dit-il, devenu si maigre que le monde malin portera sur vous un jugement sinistre.

— Que dira-t-on ?

— Qu’il se peut que vous ayez é le carnaval et presque tout le carême dans une chambre chaude chez un habile chirurgien.

Après avoir laissé rire la compagnie, j’ai répondu à de la Haye que pour empêcher ce jugement téméraire, je repartirais le même soir. Il eut beau me répliquer, non, non, je lui ai dit que je faisais trop de cas de ses paroles pour ne pas en agir en conséquence. Voyant que je parlais sérieusement mes amis lui en voulurent, et le critiqueur resta muet.

Righelini, qui était ami intime de Murrai, me dit qu’il lui tardait de lui porter la nouvelle que j’étais ressuscité et que tout ce qu’on avait dit n’était que des contes. Je lui ai dit que nous irions souper chez lui, et que je repartirais après souper. Pour tranquilliser M. de Bragadin et mes autres amis, je leur ai promis de dîner avec eux le 25 avril jour de St-Marc.

Quand l’Anglais Murrai me vit, il me sauta au cou. Il me présenta à sa femme qui était une lady Olderness, qui m’engagea à souper très obligeamment. Murrai, après m’avoir conté une quantité d’histoires qu’on avait forgées sur mon compte, me demanda si je connaissais un petit roman de l’abbé Chiari qui était sorti à la fin du carnaval, et il m’en fit présent m’assurant qu’il m’intéresserait. Il avait raison. C’était une satire qui déchirait la coterie de M. Marc-Antoine Zorzi et où cet abbé me faisait faire une très mauvaise figure ; mais je ne l’ai lu que quelque temps après. En attendant je l’ai mis dans ma poche. Après souper je suis allé à un trajet pour prendre une gondole, et retourner à Muran.

Minuit étant sonné, et le temps étant couvert, je n’ai pas regardé si la gondole était en bon état. Il pleuvait un tant soit peu, et la pluie étant devenue forte, j’ai voulu m’en garantir tirant les volets, mais je n’ai trouvé ni volets, ni le gros drap qui couvre ordinairement le felce. Un petit vent de traverse fit qu’elle m’inonda. Le malheur n’était pas grand. J’arrive à mon petit casin, je monte à tâtons, je frappe à la porte de mon avant-chambre où Tonine s’était déjà couchée. Elle m’avait attendu jusqu’à quatre heures, et il était une heure après minuit.

D’abord que Tonine entendit ma voix, elle vint ouvrir la porte. Elle n’avait pas de lumière, j’en avais besoin, elle cherche le briquet, et comme j’étais dans sa chambre, elle m’avertit avec douceur et en riant qu’elle était en chemise. Je lui réponds en brave qu’à moins qu’elle ne fût sale cela ne faisait rien. Elle ne réplique pas, et elle allume une chandelle. Elle éclate de rire me voyant imbibé d’eau comme il n’était pas permis de l’être.

Je lui dis que je n’avais besoin d’elle que pour m’essuyer une face de mes cheveux, et elle se hâte d’aller chercher la poudre et la houppe ; mais sa chemise étant fort courte, et large en haut d’une épaule à l’autre, je me suis repenti trop tard. Je me suis prévu perdu, et d’autant plus perdu qu’elle riait de tout son cœur de ce qu’ayant ses deux mains embarrassées par la houppe et par la boîte de la poudre, elle ne pouvait tenir sa chemise de façon à me cacher une gorge précoce, dont il fallait être mort pour ne pas sentir la force. Comment faire à détourner mes yeux ? Je les y fixe dessus si ouvertement que la pauvre Tonine en rougit.

— Tiens, lui dis-je, prends ce devant de ta chemise entre tes dents, et je ne verrai plus rien.

Je la lui mets moi-même, mais pour lors je découvre la moitié de deux cuisses qui me firent jeter un cri. Tonine ne sachant comment faire à dérober à ma vue le haut et le bas en même temps se laisse tomber assise sur le canapé, et je reste ardent ne pouvant me déterminer à rien.

— Eh bien ! me dit-elle avec émotion, irai-je m’habiller pour vous mettre en bonnet de nuit ?

— Non. Viens t’asseoir sur moi, et bande-moi les yeux. Puis je banderai les tiens, car j’ai besoin que tu m’aides à me déshabiller.

Elle vint alors ; mais n’en pouvant plus, je l’ai serrée entre mes bras, et il n’y eut plus question de jouer à colin-maillard. Je l’ai mise sur mon lit, où après l’avoir couverte de baisers, et lui avoir juré d’être à elle jusqu’à ma mort, elle ouvrit ses bras d’une façon que j’ai vu qu’il y avait longtemps qu’elle désirait ce moment-là. J’ai cueilli sa belle fleur, la trouvant, comme toujours, supérieure à toutes celles que j’avais cueillies dans l’espace de quatorze ans.

À la fin du second débat le sommeil m’a surpris, et à mon réveil je me suis trouvé amoureux de Tonine comme il me paraissait de ne l’avoir jamais été d’aucune fille. Elle s’était levée sans me réveiller. Elle vint un quart d’heure après, et lui donnant cent baisers je lui demande pourquoi elle n’avait pas attendu que je lui donnasse le bonjour. Pour toute réponse elle me donne la lettre de C. C. Je la remercie : je mets la lettre à part, et je la prends entre mes bras.

— Quel miracle ! me dit-elle en riant. Vous n’êtes pas pressé de la lire ? Homme inconstant ! Pourquoi n’as-tu pas voulu que je te guérisse il y a six semaines ? Que je suis heureuse ! Chère pluie ! Mais je ne te fais aucun reproche. Aime-moi comme tu as aimé celle qui t’écrit tous les jours, et je suis contente.

— Sais-tu qui elle est ?

— C’est une pensionnaire, belle comme un ange ; mais elle est là-dedans, et je suis ici. Tu es mon maître ; et il ne tiendra qu’à toi de l’être toujours.

Charmé de pouvoir la laisser dans l’erreur, je lui promets un amour éternel, et je la prie de se remettre au lit. Elle me répond qu’au contraire je devais me lever pour bien dîner, et elle m’y engage me faisant la description d’un dîner délicat à la vénitienne. Je lui demande qui l’avait fait, et elle me répond que c’était elle-même, qu’il était une heure après midi, et qu’il y avait cinq heures qu’elle s’était levée.

— Tu as dormi neuf heures. Nous nous coucherons ce soir de très bonne heure.

Tonine me semblait devenue une autre. Elle avait cette physionomie triomphante que donne l’amour heureux. Je ne comprenais pas comment j’avais pu méconnaître son rare mérite la première fois que je l’avais vue chez sa mère ; mais j’étais alors trop amoureux de C. C. ; et d’ailleurs elle n’était pas encore formée. Je me suis levé, j’ai pris du café, et je l’ai priée de différer notre dîner d’une couple d’heures.

J’ai trouvé la lettre de M. M. toute tendre ; mais non pas si intéressante que celle de la veille. Je me suis d’abord mis à lui répondre, et je me suis trouvé surpris que cela me parût une besogne. J’ai cependant rempli quatre pages avec l’histoire de mon court voyage à Venise.

La compagnie de Tonine me fit faire un dîner délicieux. La regardant tout à la fois comme ma femme, ma maîtresse, et ma servante, je me félicitais de me voir heureux si facilement. C’était le premier jour que je mangeais avec elle comme amoureux, aussi m’a-t-elle trouvé tout attentif à lui en donner les marques les plus certaines. Nous âmes toute la journée à table parlant de notre amour ; il n’y a pas de matière plus ample en nature, lorsque les personnages sont juges et partie. Elle me dit avec une sincérité enchanteresse que connaissant très bien que je ne pouvais devenir amoureux d’elle, parce qu’une autre occupait mon cœur et mon âme, elle n’espérait de me gagner que dans un moment de surprise, et qu’elle l’avait prévu quand je lui avais dit qu’il n’était pas nécessaire qu’elle s’habillât pour allumer une chandelle. Elle me dit que jusqu’à ce moment-là elle avait dit à sa mère la pure vérité, et qu’elle ne l’avait jamais crue ; mais qu’actuellement pour la punir elle ne la lui dirait plus. Tonine avait de l’esprit, et elle ne savait ni écrire ni lire. Elle était fort aise de se voir devenue riche sans que personne à Muran pût dire d’elle la moindre chose qui pût préjudicier à son honneur. J’ai é avec cette fille vingt-deux jours, que je compte aujourd’hui, quand je me les rappelle, entre les plus heureux de ma vie. Je ne suis retourné à Venise que vers la fin d’avril d’abord que j’ai vu M. M. à la grille, que j’ai trouvée fort changée ; mais malgré cela le sentiment m’aida à agir vis-à-vis d’elle de façon qu’elle ne pût s’apercevoir ni que je ne l’aimais plus comme auparavant, ni que j’avais abandonné le projet qui lui avait rendu la vie, et sur lequel elle comptait toujours. J’avais trop peur qu’elle retombât malade si je lui avais ôté cet espoir. J’ai gardé mon casin qui ne me coûtait que trois sequins par mois, allant voir M. M. deux fois par semaine ; et en y couchant dans ces jours-là avec ma chère Tonine.

Après avoir tenu parole à mes amis, dînant avec eux le jour de S. Marc, je suis allé avec le médecin Righelini au parloir des Vierges à l’occasion d’une prise d’habit. Le couvent des Vierges est de la juridiction du doge de Venise ; les nonnes l’appellent Sérénissime père : elles sont toutes dames vénitiennes des premières familles.

Ayant fait l’éloge à Righelini de la mère M. E., qui était une beauté achevée, il me dit à l’oreille qu’il se faisait fort de me la faire voir pour mon argent, si j’en étais curieux. Cent sequins pour elle, et dix pour l’entremetteur était le prix ; il m’assura que Murrai l’avait eue, et qu’il pouvait l’avoir encore. Me voyant surpris, il me dit qu’il n’y avait point de religieuse à Venise qu’on ne pût avoir pour de l’argent, quand on savait le chemin qu’il fallait prendre. Murrai, me dit-il, eut le cœur de débourser cinq cents sequins pour avoir une religieuse de Muran dont la beauté est surprenante. Son amoureux était l’ambassadeur de .

Quoique ma ion pour M. M. fût sur son déclin, je me suis senti le cœur serré comme par une main de glace. Ce fut à la force du sentiment que j’ai dû résister pour conserver celle qui m’était nécessaire à montrer un air d’indifférence à cette nouvelle. Malgré cependant la certitude où j’étais que c’était une fable, j’étais bien loin de laisser tomber le propos sans le tirer, tant qu’il était possible, au clair. J’ai répondu d’un ton tranquille à Righelini qui avait de l’esprit et qui était honnête homme, qu’il se pouvait qu’on pût avoir quelque religieuse en vertu de l’argent, mais que ce devait être fort rare à cause des difficultés ordinaires dans tous les couvents ; et pour ce qui regardait la religieuse de Muran célèbre par sa beauté, si c’était M. M. religieuse du couvent xxx, je lui ai dit que non seulement je ne croyais pas que Murrai l’eût eue, mais pas même l’ambassadeur de , qui ne devait se borner qu’à lui faire des visites à la grille, où cependant je ne savais pas ce qu’on pouvait faire.

Righelini me répondit froidement, que le Résident d’Angleterre était honnête homme, et qu’il savait de lui-même qu’il l’avait eue.

— S’il ne m’avait pas, me dit-il, confié la chose sous le plus grand secret, je vous le ferais dire par lui-même. Je vous prie de ne faire jamais qu’il sache ce que je vous ai dit.

— Ça suffit.

Mais, le même soir, soupant au casin de Murrai avec Righelini, et n’étant que nous trois, j’ai parlé avec enthousiasme de la beauté de la mère M. E. que j’avais vue aux Vierges.

— Entre maçons, me dit le Résident, vous pourrez l’avoir pour une somme, et même pas bien forte, si vous en avez envie ; mais il faut avoir la clef.

— On vous l’aura fait croire.

— On m’en a convaincu. Ce n’est pas si difficile que vous pensez.

— Si on vous en a convaincu, je vous en fais compliment, et je n’en doute plus. Je ne crois pas qu’on puisse trouver dans les couvents de Venise une beauté plus accomplie.

— Vous vous trompez. La mère M. M. aux xxx de Muran est encore plus belle.

— J’ai entendu parler d’elle, après l’avoir vue une fois ; mais est-il possible aussi de l’avoir pour de l’argent ?

— Je crois qu’oui, me dit-il en souriant, et quand je crois quelque chose, c’est à bonnes enseignes.

— Vous m’étonnez. Malgré cela je gagerais qu’on vous a trompé.

— Vous perdriez. Ne l’ayant vue qu’une fois, vous ne la reconnaîtriez pas peut-être à son portrait.

— Si fait, car sa figure est frappante.

— Attendez.

Il se lève alors de table, il s’en va, et il retourne une minute après avec une boîte où il y avait huit à dix portraits en miniature, tous dans le même costume. C’étaient des têtes à cheveux flottants, et à gorge nue.

— Voilà, lui dis-je, des rares beautés dont vous avez joui.

— Oui, et si vous en reconnaissez quelques-unes, soyez discret.

— Soyez-en sûr. Je connais ces trois. Celle-ci ressemble à M. M. ; mais convenez qu’on peut vous avoir trompé, à moins que vous ne l’ayez eue entrant vous-même dans le couvent, ou la conduisant dehors vous-même, car enfin il y a des femmes qui se ressemblent.

— Comment voulez-vous qu’on m’ait trompé ? Je l’ai eue ici habillée en religieuse toute une nuit. Ce fut à elle-même que j’ai donné une bourse qui contenait cinq cents sequins, et au maq… j’en ai donné autres cinquante.

— Vous lui aurez fait aussi, j’imagine, des visites au parloir avant, et après l’avoir eue ici ?

— Non jamais, car elle avait peur que son amant en titre vînt à le savoir. Vous savez que c’était l’ambassadeur de .

— Elle le recevait au parloir.

— Et elle allait chez lui habillée en dame du monde quand il voulait. Je le sais du même homme qui me l’a menée ici.

— L’avez-vous eue plusieurs fois ?

— Une fois. Cela suffit. Mais je peux l’avoir quand je veux pour cent sequins.

— Tout cela doit être exact, mais je gage cinq cents sequins qu’on vous a trompé.

— Je vous répondrai en trois jours.

Je n’en croyais rien ; mais j’avais besoin de me rendre certain. Je frissonnais quand je pensais que cela pouvait être vrai. C’eût été un crime qui n’aurait pas mérité pardon, et qui d’ailleurs m’aurait délivré de plusieurs obligations. J’étais sûr de la trouver innocente ; mais si je devais la trouver coupable je perdais avec plaisir cinq cents sequins. J’avais enfin besoin de m’en rendre certain ; mais par une évidence du plus haut degré. L’inquiétude me déchirait l’âme. Si Murrai avait été trompé, l’honneur de M. M. m’ordonnait impérieusement de trouver le moyen de désab l’honnête Anglais. Voilà comme la fortune m’aida.

Trois ou quatre jours après, le Résident me dit, Righe-lini présent, qu’il était sûr d’avoir la religieuse pour cent sequins, et qu’il ne voulait parier que cette somme.

— Si je gagne, me dit-il, je l’aurai pour rien ; si je perds, je ne lui donnerai rien. Mon Mercure m’a dit qu’il faut attendre un jour de masque. Il s’agit à présent de savoir comment nous ferons pour être convaincus, car sans cela nous ne pourrons ni vous, ni moi nous trouver obligés à payer la gageure ; et cette conviction me semble difficile, car mon honneur ne me permet pas, si j’ai vraiment avec moi M. M., de lui laisser connaître que j’ai trahi son secret.

— Ce serait une horrible noirceur. Voici mon projet fait pour nous satisfaire également, car après l’exécution nous nous trouverons convaincus d’avoir très loyalement gagné ou perdu. D’abord que vous croirez d’avoir entre vos mains la religieuse, vous la quitterez sous quelque prétexte, et vous viendrez me redre quelque part, où vous serez sûr que je vous attends. Nous irons d’abord ensemble au couvent, et je ferai descendre au parloir M. M. Lorsque vous l’aurez vue, et même parlé avec elle, serez-vous convaincu que celle que vous aurez laissée chez vous n’est qu’une put… ?

— Très convaincu, et je n’aurai jamais de ma vie payé pari plus volontiers.

— Je vous en offre autant. Si la converse nous dit, quand je la ferai appeler, qu’elle est malade ou occupée, nous partirons, et vous aurez gagné. Vous irez souper avec elle, et j’irai où je voudrai.

— C’est à merveille. Mais cela ne pouvant arriver que dans la nuit, il se peut que quand vous la ferez appeler la tourière vous réponde qu’à cette heure-là, elle n’annonce personne.

— J’aurai tout de même perdu.

— Vous êtes donc sûr que si elle est dans le couvent elle descendra ?

— C’est mon affaire. Je vous le répète, si vous ne lui parlez pas, je me déclare convaincu d’avoir perdu cent sequins, et même mille si vous voulez.

— On ne peut pas parler plus clair, mon cher ami, et je vous remercie d’avance.

— Je vous demande seulement d’être exact à l’heure ; et qu’elle ne soit pas trop indue pour un couvent.

— Une heure après le coucher du soleil. Ça va-t-il bien ?

— Très bien.

— Je fais aussi mon affaire de faire attendre le masque là où je le tiendrai, quand même ce serait la véritable M. M.

— Elle n’attendra pas longtemps, si vous pouvez vous la faire conduire à un casin que j’ai moi-même à Muran, où je tiens à l’insu de tout le monde une fille dont je suis amoureux. Je ferai qu’elle ne s’y trouve pas dans ce jour-là, et je vous donnerai la clef du casin. Je vous ferai même trouver un petit souper froid.

— Cela est trop beau. Je dois savoir où est le casin pour le faire connaître au Mercure.

— C’est juste. Je vous donnerai à souper demain au soir ; il y aura entre nous trois le plus grand secret. Nous irons à mon casin en gondole et nous partirons après souper par une porte de la rue ainsi vous apprendrez à y aller par eau et par terre. Vous n’aurez besoin de montrer au conducteur de M. M. que la rive, et la porte. Le jour dans lequel il devra vous la conduire vous en aurez la clef, et il n’y aura qu’un vieux homme qui loge dans une petite chambre en bas, où il ne verra ni ceux qui entreront, ni ceux qui sortiront. Ma petite ne verra rien, et ne se laissera pas voir. Soyez sûr que je ferai tout cela très bien.

— Je commence à croire, me dit le Résident, enchanté de mon arrangement, d’avoir perdu la gageure ; mais j’y vais au-devant avec toute la joie de mon âme.

Je les ai quittés après leur avoir donné rendez-vous pour le lendemain au soir.

Le matin, je suis allé à Muran pour avertir Tonine que j’irai souper avec elle conduisant avec moi deux amis, et pour lui laisser des bouteilles de bons vins, car mon cher Anglais était grand et fort buveur. Tonine enchantée du plaisir qu’elle aurait de faire les honneurs de la table ne me demanda autre chose sinon si mes deux amis partiront après souper ; et je l’ai vue très contente quand je lui ai dit qu’oui. Après avoir é une heure au parloir avec M. M. qui regagnait tous les jours sa belle santé, je suis retourné à Venise, et à deux heures de nuit je suis retourné à Muran avec le Résident et Righelini arrivant à mon petit casin par eau.

Le souper fut délicieux par rapport aux grâces et au maintien de ma chère Tonine. Quel plaisir pour moi de voir Righelini enchanté et le Résident obligé par l’iration à garder le silence. Quand j’étais amoureux mon ton n’encourageait pas mes amis à cajoler l’objet que j’aimais : fort complaisant d’ailleurs quand le temps avait attiédi ma flamme.

Après minuit nous nous levâmes de table, et après avoir conduit Murrai de la porte de mon casin jusqu’à l’endroit où je l’attendrais la nuit dans laquelle je devais le conduire au couvent, je suis retourné au casin pour faire à Tonine tous les compliments qu’elle méritait tant sur le joli souper bourgeois qu’elle avait fait que sur la belle conduite qu’elle avait eue à table. Elle me fit l’éloge de mes amis fort étonnée que le Résident était parti frais comme une rose après avoir vidé six bouteilles. Murrai avait l’air d’un beau Baccus peint par Rubens.

Le jour de la Pentecôte Righelini vint me dire que le Résident avait tout arrangé avec le Mercure prétendu de M. M. pour le surlendemain. Je lui ai donné les clefs des deux portes du casin, et je lui ai dit de l’assurer qu’à une heure de nuit je l’attendrais à la porte de l’église cathédrale. L’impatience me causait une palpitation invincible, j’ai é les deux nuits sans pouvoir dormir. Malgré que je fusse sûr et très sûr que M. M. était innocente, j’étais cependant très inquiet. Mais d’où venait donc mon inquiétude ? Elle ne paraissait dériver que de l’impatience de voir le Résident désabusé. M. M. devait être dans son esprit une lâche coquine jusqu’au moment dans lequel il se trouverait sûr d’avoir été trompé. Cette idée me déchirait les entrailles.

L’impatience de Murrai égalait la mienne, mais avec une différence que lui, trouvant cette histoire très comique, il en riait, tandis que moi, la trouvant tragique, je frémissais.

Le mardi matin donc je suis allé à mon casin de Muran pour ordonner à Tonine de mettre dans ma chambre un souper froid pour deux personnes, des bouteilles, et tout ce qu’il fallait, et de se retirer après dans la chambre du vieux maître de la maison, d’où elle ne devait sortir que lorsque les conviés seraient partis. Elle m’assura que je serais obéi sans me faire la moindre interrogation. Après cela je suis allé au parloir faire appeler M. M.

Ne s’attendant pas à ma visite, elle me demande pourquoi je n’étais pas allé accompagner le Bucintore qui, le temps étant beau, devait partir ce jour-là. Après plusieurs propos que je suivais mal, et dont elle s’apercevait, je viens à la fin à l’article important.

— Il faut, lui dis-je, que je te demande un plaisir, et la paix de mon âme exige que tu me l’accordes aveuglément sans m’en demander la raison.

— Ordonne, mon cœur, je ne te refai rien d’abord que la chose dépendra de moi.

— Je viendrai ce soir à une heure de nuit, je te ferai appeler à cette grille, et tu viendras. Tu ne resteras avec moi qu’une minute. Je serai avec une personne. Tu lui diras deux ou trois mots par politesse, puis tu t’en iras. Cherchons actuellement un prétexte fait pour justifier l’heure indue.

— Cela sera fait. Mais tu ne saurais te figurer combien cela est embarrassant dans ce couvent, quand il s’agit de descendre au parloir la nuit, car à vingt-quatre heures les parloirs sont fermés, et les clefs sont chez l’abbesse. Mais dès qu’il ne s’agit que de cinq minutes, je dirai à l’abbesse que j’attends une lettre de mon frère qu’on ne peut me remettre que ce soir pour que j’y réponde d’abord. Tu me remettras donc une lettre, et la religieuse qui sera avec moi verra cela.

— Tu ne viendras pas seule ?

— Non. Je n’oserais pas même le demander.

— Fort bien. C’est égal. Tâche seulement de venir avec quelque vieille qui ait la vue usée.

— Je laisserai le flambeau en arrière.

— Point du tout mon ange. Il faut au contraire que tu le mettes sur la hauteur d’appui de la grille, car il est de conséquence que le masque qui sera avec moi voie ta figure.

— C’est singulier. Mais je t’ai promis une obéissance aveugle. Je descendrai avec deux flambeaux. Puis-je espérer que tu m’expliqueras cette énigme la première fois que nous nous reverrons ?

— Je te donne parole d’honneur de t’en rendre un compte très exact pas plus tard que demain.

— J’en suis curieuse.

Après ce concert, le lecteur croira que j’ai mis mon cœur en paix. Point du tout. Je suis retourné à Venise tourmenté par la crainte que Murrai ne vienne le soir à la porte de la cathédrale pour me dire que son Mercure était allé l’avertir que la religieuse avait dû différer. Si cela fut arrivé je n’aurais certainement pas cru M. M. coupable ; mais j’aurais vu le Résident autorisé à croire que je fusse la cause que la religieuse lui avait manqué. Il est certain que pour lors je ne l’aurais pas conduit au parloir. J’y serais allé fort triste tout seul.

La journée me parut fort longue. J’ai mis dans ma poche une feinte lettre cachetée, et à l’heure concertée je suis allé me poster sur la porte de l’église. Murrai ne m’a pas fait attendre. Je l’ai vu un quart d’heure après, en masque comme moi, venir vers la porte à longs pas.

— La religieuse, lui dis-je, est-elle chez vous ?

— Oui mon ami. Allons, si vous voulez, au parloir, mais vous verrez qu’on vous dira qu’elle est malade, ou occupée. Dédisons-nous, si vous voulez, de la gageure.

— Allons, allons. Je ne me dédirai pas.

Je vais à la tour, je fais demander M. M., et la tourière me rend l’âme me disant que j’étais attendu, et que je n’avais qu’à entrer dans le parloir. J’entre avec l’ami, et je le vois éclairé par quatre flambeaux. Puis-je me rappeler ces moments sans chérir ma vie ? Je n’ai pas reconnu alors l’innocence de la généreuse et noble M. M., mais la pénétration de son esprit divin. Murrai sérieux ne riait plus. M. M., toute brillante, entre avec une converse, ayant toutes les deux un martinet à la main. Elle me fait en très bon français un compliment très flatteur. Je lui remets la lettre ; elle regarde l’adresse et le cachet, puis elle la met dans sa poche. Après m’avoir remercié, elle me dit qu’elle répondrait d’abord. Elle regarde alors le Résident, et elle lui dit qu’elle était peut-être la cause qu’il avait perdu le premier acte de l’opéra.

— L’honneur de vous voir, madame, vaut tous les opéras du monde.

— Il me semble que monsieur est Anglais.

— Oui madame.

— La nation anglaise est aujourd’hui la première du monde. Messieurs je suis votre très humble servante.

Je n’avais jamais vu M. M. si belle, comme dans ce moment-là. Je suis sorti du parloir enflammé d’amour, et avec un contentement d’une espèce toute neuve. Je me suis acheminé au casin sans prendre garde au Résident, qui n’étant plus pressé me suivait à pas lents. Je l’ai attendu à la porte.

— Eh bien ! lui dis-je, êtes-vous convaincu actuellement qu’on vous a trompé ?

— Taisez-vous. Nous aurons assez le temps de nous parler. Montons.

— Que je monte ?

— Je vous en prie. Que voulez-vous que je fasse seul quatre heures avec la p… qui est là-haut ? Nous la boucanerons.

— Mettons-la plutôt à la porte.

— Non, car deux heures après minuit son maq… doit venir la prendre. Elle irait l’avertir, et il échapperait à ma vengeance. Nous les jetterons tous les deux par la fenêtre.

— Modérez-vous. L’honneur de M. M. veut que cette affaire ne soit connue de personne. Allons. Montons. Nous rirons. Je suis curieux de voir cette friponne.

Murrai entre le premier. D’abord qu’elle me voit, elle met un mouchoir devant sa figure, et elle dit au Résident que son procédé était infâme. Murrai ne lui répond pas.

Elle était debout, elle n’était pas si grande que M. M., elle lui avait parlé en mauvais français. Sa baüte, son manteau et son masque étaient sur le lit ; mais elle était tout de même habillée en religieuse. Il me tardait de voir sa figure. Je la prie avec douceur de me faire ce plaisir.

— Qui êtes-vous ? me dit-elle.

— Vous êtes chez moi, et vous ne savez pas qui je suis ?

— J’y suis parce qu’on m’a trahie. Je ne croyais pas d’avoir à faire à un coquin.

Murrai alors lui impose silence l’appelant par le nom de son honorable métier, et la coquine se leva pour prendre son manteau disant qu’elle voulait s’en aller ; mais il la repoussa lui disant qu’elle devait attendre son maq……, et de ne pas faire du bruit, si elle ne voulait pas aller dans l’instant en prison.

— Moi en prison !

Disant ces deux mots elle porta la main à l’ouverture de sa robe ; mais je la lui ai dans l’instant saisie, et le Résident lui saisit l’autre. Nous la poussons sur un siège, et nous nous emparons des pistolets qu’elle avait dans ses poches. Murrai lui déchire le devant de sa sainte robe de laine, et je lui prends un stylet de huit pouces. La coquine pleurait à verse.

— Veux-tu, lui dit le Résident, te tenir tranquille ici jusqu’à l’arrivée de Capsucefalo, ou veux-tu aller en prison ?

— Et quand Capsucefalo sera venu ?

— Je te promets de te laisser aller.

— Avec lui ?

— Peut-être.

— Eh bien, je resterai tranquille.

— As-tu encore des armes ?

À cette question, la coquine ôta sa robe, et sa jupe, et si nous ne l’avions pas empêchée, elle se serait mise toute nue, espérant d’obtenir de la brutalité ce qu’elle ne pouvait pas espérer de notre raison.

Ce qui me tenait dans ces moments-là très étonné c’était que je ne lui trouvais qu’un faux air de M. M. Je l’ai dit au Résident, et il en convint ; mais me raisonnant en homme d’esprit, il me fit convenir aussi, qu’en force de la prévention plusieurs autres auraient pu donner dans le panneau.

CHAPITRE X 2b265s

L’affaire de la fausse nonne se termine d’une manière plaisante. M. M. sait que j’ai une maîtresse. Elle est vengée de l’indigne Capsucefalo. Je me ruine au jeu ; excité par M. M. je vends peu à peu tous ses diamants pour tenter la fortune qui s’obstine à m’être contraire. Je cède Tonine à Murrai qui lui assure un sort. Barberine sa sœur la remplace.

Il y a six mois, me dit-il, que je me suis trouvé à la porte du couvent avec Schmit notre consul ; je ne me souviens plus à l’occasion de quelle fonction. Ayant vu, entre dix à douze nonnes, la religieuse en question, j’ai dit à Schmit que je n’hésiterais pas un seul moment à donner cinq cents sequins pour l’avoir deux ou trois heures avec moi. Le comte Capsucefalo m’entendit, et ne dit rien. Schmit me dit qu’on ne pouvait l’avoir qu’à la grille comme l’ambassadeur de , qui lui faisait souvent des visites. Capsucefalo vint le lendemain me dire que si j’avais parlé tout de bon, il était sûr de me faire er une nuit avec la religieuse dans tel endroit qu’il me plairait pourvu qu’elle fût sûre du secret. Il me dit qu’il venait de lui parler, et que quand il lui avait nommé ma personne, elle lui avait répondu qu’elle m’avait vu avec Schmit, et qu’elle souperait avec moi bien volontiers plus par inclination que pour les cinq cents sequins. Il me dit qu’il était le seul dont elle se fiait, et que c’était lui-même qui la conduisait à Venise à un casin de l’ambassadeur de quand elle le lui ordonnait. Il me dit enfin que je ne pouvais pas craindre d’être trompé, puisque ce ne serait qu’à elle que je donnerais la somme lorsque je l’aurais avec moi ; et à la fin de tout cela il tira de sa poche le portrait que vous avez vu, et que voici. Je l’ai acheté de lui-même deux jours après que j’ai cru d’avoir couché avec elle. Cela arriva quinze jours après notre accord. Quoiqu’en masque, elle vint avec son habit de religieuse ; mais je m’en veux de ce que je n’ai pas du moins soupçonné la tromperie voyant ses longs cheveux ; car je savais que les religieuses se les font couper. Elle me dit que celles qui aiment à les conserver sous leur bonnet sont les maîtresses ; et je l’ai cru.

La coquine disait vrai ; mais je n’avais pas besoin de faire cette explication au Résident dans ce moment-là. J’étais surpris et attentif à examiner les traits de son visage tenant le portrait à la main, qui était à gorge nue. J’ai dit que pour ce qui regardait la gorge les peintres l’inventaient, et la dévergondée saisit ce moment-là pour me faire voir que la copie était fidèle. Je lui ai tourné le dos. Le fait est que dans cette nuit-là j’ai ri de l’axiome Quæ sunt æqualia uni tertio sunt æqualia inter se[14], car le portrait ressemblait à M. M., et il ressemblait aussi à la garce, et celle-ci ne ressemblait pas à M. M. Murrai en convint, et nous âmes une heure à philosopher. Comme elle s’appelait innocente, nous devînmes curieux de savoir comment le fourbe avait fait pour l’induire à consentir à la mascarade, et voici son récit, dans lequel nous vîmes le caractère de la vérité.

— Il y a deux ans que je connais le comte Capsucefalo, et sa connaissance me fut utile. S’il ne m’a pas donné de son argent, il m’en a fait gagner beaucoup des personnes qu’il m’a fait connaître. Vers la fin de l’automne é, il vint chez moi un jour me dire que si j’étais capable de me masquer en religieuse avec les habits qu’il me porterait, et de feindre de l’être avec un Anglais qui erait la nuit avec moi tête à tête en amant heureux j’aurais cent sequins. Il m’assura que je n’avais rien à craindre, qu’il me conduirait lui-même au casin, où la dupe m’attendrait, et qu’il viendrait me prendre vers la fin de la nuit pour me reconduire à mon prétendu couvent. Cette intrigue me plut. J’en riais d’avance. Je lui ai dit que j’étais prête. Outre cela je vous demande si une femme de mon métier peut résister à l’envie de gagner cent sequins. Trouvant la chose très plaisante, je l’ai sollicitée ; je l’ai assuré que je jouerais parfaitement bien mon rôle. La chose fut faite. Je n’ai eu besoin d’autre instruction que de celle qui regardait le dialogue. Il me dit que l’Anglais ne pouvait me parler que de mon couvent, et par manière d’acquit des amants que je pouvais avoir, et qu’à ces propos je devais couper court, répondre en riant que je ne savais pas de quoi il me parlait, et dire même, badinant avec esprit, que je ne savais d’être religieuse qu’en qualité de masque, et pour le convaincre je devais, toujours riant, lui faire voir mes cheveux. Cela, me dit-il, ne l’empêchera pas de me croire la religieuse qu’il aimait, puisqu’il devait être sûr que je ne pouvais pas être une autre. Comprenant tout l’esprit de cette fine friponnerie, je ne me suis pas souciée de savoir ni comment s’appelait la religieuse que je devais représenter, ni de quel couvent elle était. La seule chose qui m’intéressait était les cent sequins. C’est si vrai, que malgré que j’aie couché avec vous, et que je vous aie trouvé charmant et fait plus pour être payé que pour payer, je ne me suis pas souciée de savoir qui vous êtes. Je ne le sais pas actuellement que je vous parle. Vous savez comment nous avons é la nuit, je l’ai trouvée délicieuse, et Dieu sait avec quel plaisir je me suis flattée aujourd’hui de er la pareille. Vous m’avez donné cinq cents sequins, mais j’ai dû me contenter de cent, comme Capsucefalo me l’avait dit, et comme il m’a dit hier que vous m’en donnerez cent cette nuit que je partagerai avec lui. Vous avez tout découvert ; mais je ne crains rien, car je peux me masquer comme je veux, et je ne peux pas empêcher que ceux qui couchent avec moi me croient une sainte, si cela les amuse. Vous m’avez trouvé des armes ; mais on ne pourra pas me trouver coupable pour cela, car je ne les avais prises que pour défendre ma vie dans le cas qu’on eût voulu me faire quelque violence. Je ne me trouve coupable de rien.

— Me connais-tu ? lui dis-je.

— Non. Je vous vois cependant er souvent sous mes fenêtres. Je demeure à St-Roc, dans la première maison à gauche, é le pont.

D’après ce récit nous trouvâmes Capsucefalo digne cent fois du carcan, et de la galère ; mais la femme nous parut innocente en qualité de p… Elle devait avoir au moins dix ans de plus que M. M., elle était jolie ; mais blonde et ma chère amie était châtain clair, et plus grande au moins de trois pouces.

Après minuit nous nous mîmes à table, et mangeâmes ce qu’Antoinette nous avait préparé avec un excellent appétit. Nous eûmes la force de laisser là la pauvre diablesse sans lui offrir un seul verre de vin. Il nous parut de devoir en agir ainsi. Dans nos discours de table le Résident me fit des commentaires en ami et en homme d’esprit sur l’empressement que j’avais eu de le rendre certain qu’il n’avait pas eu M. M. Il me dit qu’il n’était pas naturel que j’eusse fait tout ce que j’avais fait sans en être amoureux. Je lui ai répondu qu’étant condamné et borné au parloir j’étais à plaindre ; il me répondit qu’il payerait volontiers cent guinées par mois pour le seul privilège de lui faire des visites à la grille. Disant cela il me donna les cent sequins qu’il me devait, me remerciant de les lui avoir gagnés. Je les ai mis sans façon dans ma poche.

Deux heures après minuit nous entendîmes frapper doucement à la porte de la rue.

— Voilà l’ami, lui dis-je ; soyez sage, et soyez sûr qu’il confessera tout.

Il entre, et il voit Murrai et la belle. Il ne s’aperçoit qu’il y avait un tiers qu’entendant fermer à la clef la porte de l’avant-chambre. Il se tourne, et il me voit. Il me connaissait. Il dit sans perdre contenance :

— Ah ! C’est vous ? e. Vous sentez la nécessité du secret.

Murrai rit, et lui dit de s’asseoir. Il lui demande, tenant entre ses mains les pistolets de la coquine, dans quel endroit il la conduirait avant qu’il fût jour, et il lui répond qu’il la conduirait chez elle.

— Il pourra vous arriver, lui dit le Résident, d’aller tous les deux en prison.

— Non, lui répondit-il, car l’affaire ferait trop de bruit, et on se moquerait de vous. Allons, dit-il à la fille, habillez-vous et partons.

Le Résident lui verse un verre de Pontac, et le maquereau boit à sa santé. Murrai loue une belle quadrille de diamants blancs qu’il avait au doigt, et s’en montrant curieux, il la lui tire dehors. Il la trouve parfaite, et il lui demande ce qu’elle lui coûtait.

— Elle coûte, lui dit Capsucefalo décontenancé, quatre cents sequins.

— Je la garde pour ce prix, lui répond le Résident.

L’autre baisse la tête. Cette grande modestie fait rire Murrai. Il dit à la femme de s’habiller et de partir avec son ami. Cela fut fait dans l’instant. Ils partirent après nous avoir fait une profonde salutation.

J’ai alors embrassé Murrai, lui faisant compliment et le remerciant d’avoir fini la chose si tranquillement, car l’éclat aurait pu faire du tort à trois innocents. Il me répondit que les coupables seraient punis, et que personne ne parviendrait jamais à en savoir la raison. J’ai alors fait monter Tonine que l’Anglais invita à boire ; mais elle s’en est dispensée. Il la regardait avec des yeux enflammés. Il partit après m’avoir fait les plus sincères remerciements. Après son départ Tonine entre mes bras se trouva certaine que je ne lui avais fait la moindre infidélité. Après avoir dormi six heures et dîné avec elle, je suis allé au parloir rendre compte à la noble M. M. de toute cette histoire.

La narration que je lui en ai faite sans oublier la moindre circonstance, la description de toutes mes inquiétudes qu’elle écouta sans jamais battre paupière, peignaient sur sa physionomie les différentes nuances qui devaient sortir des différentes sensations de sa belle âme. La crainte, la colère, l’indignation, l’approbation de ma conduite pour tirer tout au clair, la joie de voir que tout ce que j’avais fait me déclarait toujours amoureux et digne d’elle, tout se montra à mes yeux pour me reprocher que je la trompais lui faisant croire que mon unique pensée était celle d’exécuter le projet de la conduire en .

Elle fut charmée de savoir que le masque qui était avec moi était le Résident d’Angleterre ; mais je l’ai vue piquée d’un noble dédain quand je lui ai dit qu’il donnerait cent guinées par mois pour avoir le privilège de lui faire des visites à la grille. Il lui semblait d’avoir raison d’être fâchée contre lui parce qu’il avait joui d’elle en imagination, et parce qu’il avait trouvé que le portrait que je lui avais fait voir lui ressemblait. Elle ne pouvait pas se reconnaître. Elle me dit avec un fin sourire, qu’elle était sûre que je n’avais pas laissé voir à ma petite la fausse religieuse, car elle aurait pu, peut-être, se tromper.

— Tu sais donc que j’ai une jeune servante ?

— Et qui plus est jolie. C’est la fille de Laure. Et si tu l’aimes, j’en suis bien aise, et C. C. aussi ; mais j’espère que tu trouveras le moyen de me la faire voir : pour C. C., elle la connaît.

Après lui avoir promis de la lui faire voir, je lui ai conté toute l’histoire de cet amour en toute vérité, et je l’ai vue contente. Dans le moment que j’allais la quitter elle me dit qu’elle se croyait en devoir de faire assassiner Capsucefalo, car il l’avait déshonorée. Je lui ai juré que si le Résident ne nous vengeait dans la huitaine, je la servirais moi-même.

Le procurateur Bragadin, frère aîné de mon bon patron, mourut dans ces jours-là. Par cette mort il devenait assez riche. Mais la famille allant s’éteindre, il vint envie à une femme qui avait été sa maîtresse, et qui lui avait donné un fils naturel qui vivait, de devenir sa femme. Par ce mariage le fils serait devenu légitime, et la famille n’aurait pas fini. Moyennant l’assemblée du collège elle aurait été reconnue citoyenne, et tout serait allé à merveille. Elle m’écrivit un billet dans lequel elle me priait d’aller la voir. Nous ne nous connaissions pas. Dans le moment que je sortais pour y aller, M. de Bragadin me fit appeler. Il me pria de demander à l’oracle s’il devait suivre l’avis de la Haye dans l’affaire qu’il lui avait promis de ne pas me communiquer, mais que l’oracle ne pouvait pas ignorer. L’oracle lui répond qu’il ne devait suivre autre avis que celui de sa propre raison, et je vais d’abord chez la dame.

Elle m’informe de tout, elle me présente son fils, et elle me dit que si le mariage pouvait se faire on me ferait un instrument par-devant notaire en force duquel à la mort de M. de Bragadin je deviendrais maître d’une campagne qui rendait cinq mille écus par an.

Devinant dans l’instant que cette affaire devait être la même que de la Haye avait proposée à M. de Bragadin, je réponds sans hésiter à la dame que M. de la Haye en ayant déjà parlé à M. de Bragadin, je ne voulais pas m’en mêler. Après cette courte réponse, je leur ai tiré la révérence.

J’ai trouvé singulier ce de la Haye qui à mon insu intriguait pour marier mes amis. Il y avait deux ans que, si je ne m’y étais opposé, il aurait marié M. Dandolo. Je ne me souciais pas de l’extinction de la famille Bragadin ; mais beaucoup de la vie de mon cher bienfaiteur que l’action du mariage aurait fait mourir. Il avait soixante et trois ans, et il avait eu un coup d’apoplexie.

Je suis allé dîner avec milady Murrai. Les Anglaises, filles des lords, conservent leur titre. Après dîner, le Résident me dit qu’il avait communiqué toute l’histoire de la feinte religieuse à M. Cavalli secrétaire des Inquisiteurs d’État, et que le même secrétaire lui avait fait savoir la veille que tout avait été fait à sa satisfaction ; mais voici ce qu’il avait su au café. Le comte Capsucefalo avait été envoyé à Cefalonie sa patrie avec ordre de ne plus retourner à Venise. La courtisane avait disparu.

Ce qui est beau dans ces expéditions économiques du tribunal est que personne n’en sait la raison. Le secret est l’âme du redoutable magistrat qui quoiqu’inconstitutionnel est nécessaire à la conservation de la chose publique. J’ai vu M. M. enchantée quand je lui ai fait part de cet événement.

Dans ce même temps je suis allé en déroute de jeu. Jouant à la martingale, j’ai perdu des très grosses sommes ; j’ai vendu, excité par M. M. même, tous ses diamants, ne laissant entre ses mains que cinq cents sequins. Il n’y avait plus question d’évasion. Je jouais encore, mais à petit jeu taillant à des casins contre des pauvres joueurs. J’attendais ainsi le retour de la fortune.

Le Résident d’Angleterre, après m’avoir fait souper à son casin avec la célèbre Fanni Murrai, me demanda à souper à mon petit casin de Muran que je ne gardais encore qu’à cause de Tonine. J’ai eu cette complaisance ; mais sans imiter sa générosité : il trouva ma petite Tonine riante et polie, mais dans des bornes contraires à son goût. Le lendemain il m’écrivit un billet dont voici la copie :

« Je suis invinciblement amoureux de votre Tonine. Si vous voulez me la céder, voici le sort que je suis prêt à lui faire. Je prendrai un casin que je louerai en son nom, et je le lui meublerai lui faisant d’abord une donation des meubles ; sous condition que je serai le maître d’aller la voir quand j’en aurai envie, et que j’aurai avec elle tous les droits d’un amant heureux. Je lui donnerai une femme de chambre et une cuisinière, et trente sequins par mois pour une table de deux personnes sans compter les vins que je fournirai moi-même. Outre cela je lui ferai une rente viagère de deux cents écus par an, dont elle sera maîtresse au bout d’un an de notre connaissance. Je vous donne le temps de huit jours pour me répondre. »

Je lui ai écrit que je n’avais besoin que de trois, que Tonine avait une mère qu’elle respectait, et que jugeant par les apparences, je la croyais grosse.

J’ai d’abord vu que ne me prêtant pas à cette affaire, je devenais le bourreau de la fortune de cette fille. Je suis allé le même jour à Muran, et je lui ai dit tout.

— Tu veux donc me quitter ? me dit-elle en pleurant. Tu ne m’aimes plus.

— Je t’aime de tout mon cœur, et je prétends que ce que je te propose doit t’en convaincre.

— Non, car je ne peux pas être à deux.

— Tu ne seras qu’à ton nouvel amant. Songe que tu deviens maîtresse d’une dot qui peut te procurer un très bon mariage, et que je ne suis pas en état de te faire une fortune égale.

— Viens souper avec moi demain.

Le lendemain elle me dit que l’Anglais était bel homme, que quand il parlait vénitien il la faisait rire, et qu’elle pourrait l’aimer si sa mère y consentait.

— Dans le cas, me dit-elle, que nos humeurs ne puissent pas se conformer, nous nous séparerons au bout d’un an, et j’aurais gagné une rente de deux cents écus. J’y consens. Parle à ma mère.

Laure que, depuis qu’elle m’avait donné sa fille, je n’avais plus vue, n’eut pas besoin de me demander du temps pour y penser. Elle me dit que Tonine deviendrait ainsi en état de la soutenir, et qu’elle quitterait Muran où elle était lasse de servir. Elle me montra cent trente sequins que Tonine avait gagnés à mon service, et qu’elle avait déposés entre ses mains. Sa fille Barberine qui avait une année moins que Tonine vint me baiser la main. Je l’ai trouvée frappante, je lui ai donné tout l’argent blanc que j’avais et j’ai dit à Laure que je l’attendais chez sa fille.

Cette bonne mère donna à Tonine sa bénédiction maternelle, lui disant qu’elle ne lui demandait que trois livres par jour pour aller vivre à Venise avec sa famille, et Tonine les lui promit. Elle avait un garçon qu’elle voulait faire prêtre, et Barberine qui devait devenir excellente couturière. Sa fille aînée était déjà mariée. Après avoir fini cette importante affaire, je suis allé au parloir où M. M. me fit le cadeau de venir avec C. C. J’ai ressenti un vrai plaisir la revoyant toujours plus jolie quoique triste et en deuil à cause de la mort de sa mère. Elle ne put rester avec moi qu’un quart d’heure craignant d’être vue et réprimandée parce qu’il lui était toujours défendu d’aller au parloir. J’ai conté à M. M. toute l’histoire de Tonine qui allait demeurer à Venise avec le Résident, et je l’ai vue fâchée de cet événement. Elle me dit que tant que j’aurais eu Tonine elle était sûre de me voir souvent, et qu’elle ne me verrait que plus rarement quand elle n’y serait plus. Mais le temps approchait de notre séparation éternelle.

Ce fut le même soir que j’ai porté à Murrai cette nouvelle. Il me dit que je pouvais venir souper avec elle au casin, qu’il me nomma, le surlendemain pour la lui laisser ; et j’en ai agi en conséquence.

Le généreux Anglais remit à ma présence entre les mains de Tonine le contrat de rente viagère de deux cents ducats vénitiens par an sur le corps des boulangers. C’est l’équivalent de deux cent quarante florins. Par une autre écriture il lui faisait présent de tout ce qui se trouvait dans le casin, la vaisselle exceptée, après qu’elle aurait vécu un an avec lui. Il lui dit qu’elle aurait un sequin par jour pour la table et pour les domestiques, et que si elle était grosse, il aurait soin de la faire accoucher avec toutes ses aises, et qu’il donnerait l’enfant. Outre cela il me dit qu’elle serait la maîtresse de me recevoir, et même de me donner des marques de sa tendresse jusqu’au terme de sa grossesse, et qu’elle pourrait recevoir sa mère, et même l’aller voir selon son bon plaisir. Tonine l’embrassa, lui démontrant la plus vive reconnaissance, et l’assurant que depuis ce moment-là elle n’aimerait que lui, et n’aurait pour moi que des sentiments d’amitié. À toute cette scène elle sut retenir ses larmes ; mais je n’ai pas pu retenir les miennes. Murrai fit son bonheur ; mais je n’en ai pas été longtemps témoin. On en saura la raison dans un quart d’heure.

Trois jours après, j’ai vu chez moi Laure, qui après m’avoir dit qu’elle s’était déjà établie à Venise, me pria de la conduire chez sa fille. Je l’ai d’abord contentée, et je fus enchanté de l’entendre remercier tantôt Dieu, tantôt moi, ne sachant pas bien auquel des deux elle avait plus d’obligation. Tonine me fit les plus grands éloges de son nouvel amant, sans se plaindre que je ne fusse pas allé la voir ; ce qui me plut beaucoup. Le casin de Tonine était au Canal regio, et sa mère s’était logée à Castello. L’ayant reconduite chez elle, elle me pria de sortir de ma gondole pour voir sa petite maison, où elle avait un jardin. Je lui ai fait ce plaisir sans me souvenir que j’y trouverais Barberine.

Cette fille aussi jolie que sa sœur, quoique dans un autre genre, commença par exciter ma curiosité. C’est la curiosité qui rend inconstant un homme habitué dans le vice. Si toutes les femmes avaient la même physionomie, et le même caractère dans l’esprit, l’homme, non seulement ne deviendrait jamais inconstant, mais pas même amoureux. Il en prendrait une par instinct, et il se contenterait d’elle seule jusqu’à la mort. L’économie de notre monde serait une autre. La nouveauté est le tyran de notre âme ; nous savons que ce qu’on ne voit pas est à peu près la même chose ; mais ce qu’elles nous laissent voir nous fait croire le contraire ; et cela leur suffit. Avares par nature de nous laisser voir ce qu’elles ont de commun avec les autres, elles forcent notre imagination à se figurer qu’elles sont tout autre chose.

La jeune Barberine qui me regardait comme ancienne connaissance, que sa mère avait accoutumée à me baiser la main, qui s’était plusieurs fois mise en chemise à ma présence sans se supposer faite pour m’émouvoir, qui savait que j’avais fait la fortune de sa sœur et de toute sa famille, et qui, comme de raison, se croyait plus jolie parce qu’elle était plus blanche, et elle avait les yeux plus noirs, connut qu’elle ne pouvait faire ma conquête que me prenant d’emblée. Son bon sens lui apprenait que n’allant jamais chez elle je ne pourrais jamais en devenir amoureux à moins qu’elle ne me convainquît qu’elle aurait pour moi toutes les complaisances que je pourrais désirer sans que cela me coûtât la moindre peine. Ce raisonnement était de sa nature ; sa mère ne lui avait donné la moindre instruction.

Après avoir vu ses deux chambres, sa petite cuisine, et toute la propreté du ménage, Barberine me demanda si je voulais aller voir le jardin. Sa mère lui dit de me donner des figues vertes si elles étaient mûres.

Dans le petit jardin de six toises carrées il n’y avait que de la salade et un figuier. Je ne voyais pas de figues, mais Barberine me dit qu’elle en voyait en haut, et qu’elle irait les prendre si je voulais bien lui tenir l’échelle. Elle monte, et pour parvenir à en prendre quelques-unes qui étaient distantes, elle allonge un bras, et elle met son corps hors d’équilibre se tenant de l’autre main à l’échelle.

— Ah ! ma charmante Barberine. Si tu savais ce que je vois.

— Ce que vous devez avoir vu souvent à ma sœur.

— C’est vrai. Mais je te trouve plus jolie.

Sans se soucier de me répondre, faisant semblant de ne pas pouvoir atteindre les figues, elle met un pied sur une branche élevée, et elle m’offre un tableau dont l’expérience la plus consommée n’aurait pas pu imaginer le plus séduisant. Elle me voit ravi, elle ne se presse pas, et je lui sais gré. L’aidant à descendre, je lui demande si la figue que je touchais avait été cueillie, et elle laisse que je m’éclaircisse restant entre mes bras avec un sourire, et une douceur qui me mettent dans un instant dans ses fers. Je lui donne un baiser d’amour qu’elle me rend dans la joie de son âme qui brillait dans ses beaux yeux. Je lui demande si elle veut me la laisser cueillir, et elle me répond que sa mère était obligée d’aller le lendemain à Muran, où elle resterait toute la journée, que je la trouverais seule, et qu’elle ne me refait rien.

Voilà le langage qui rend l’homme heureux quand il sort d’une bouche novice, car les désirs ne sont que des vrais tourments, ce sont des peines positives, et on ne chérit la jouissance que parce qu’elle en délivre. Par là nous voyons que ceux qui préfèrent un peu de résistance à la grande facilité manquent de jugement.

Je remonte avec le jeune cœur, je la serre entre mes bras en présence de sa mère qui rit m’entendant lui dire qu’elle était un bijou inappréciable. Je donne à la gentille enfant dix sequins, et je pars me félicitant, et en même temps me plaignant de la fortune qui me maltraitant m’empêchait de faire d’abord à Barberine une fortune égale à celle de sa sœur.

Ma chère Tonine m’avait dit que le bon procédé exigeait que j’allasse souper avec elle, et que si j’y allais le même soir j’y trouverais Righelini.

Ce qui m’amusa à ce souper fut le parfait accord entre Tonine et le Résident. Je lui ai fait compliment sur un goût qu’il avait perdu. Il me répondit qu’il serait fâché d’avoir perdu quelque goût.

— Vous aimiez, lui dis-je, à exercer l’amour sans voiler ses mystères.

— C’était le goût d’Ancille, et pas le mien.

Cette réponse m’a fait plaisir, car je n’aurais pas pu, sans beaucoup de peine, être témoin des marques de tendresse qu’il aurait données à Tonine. Étant venu sur le propos que je n’avais plus de casin, Righelini me dit que je pourrais avoir à bon marché deux chambres sur les fondamente nuove.

C’est un grand quartier de Venise exposé au nord, aussi agréable dans l’été que désagréable dans l’hiver. Muran y est vis-à-vis, et je devais y aller au moins deux fois par semaine. J’ai donc dit à Righelini que je verrais avec plaisir les deux chambres.

À minuit j’ai dit adieu au riche et heureux Résident, et je suis allé dormir pour pouvoir aller le lendemain de bonne heure à St-Joseph à Castello, où je devais er la journée avec Barberine.

— Je suis sûre, me dit-elle au premier abord, que ma mère ne reviendra que ce soir, et mon frère dîne à l’école. Voilà une poularde froide, du jambon, du fromage, et deux flacons de vin de Scopolo. Nous dînerons à la militaire quand vous voudrez.

— Comment as-tu su te procurer un dîner si appétissant ?

— Ma mère a fait tout ça.

— Tu lui as donc dit ce que nous allons faire ?

— Je ne lui ai dit autre chose sinon que vous m’avez dit que vous viendriez me voir ; et je lui ai donné les dix sequins. Elle m’a répondu qu’il n’y aurait pas de mal si vous deveniez mon amoureux, ma sœur ne vivant plus avec vous. Cette nouvelle m’a surprise, et m’a fait plaisir. Pourquoi avez-vous quitté ma sœur ?

— Nous ne nous sommes pas quittés, car j’ai soupé avec elle hier au soir ; mais nous ne vivons plus ensemble en amoureux. Je l’ai cédée à un ami qui a fait sa fortune.

— Fort bien. Je vous prie de lui dire que c’est moi qui l’ai remplacée, et que vous m’avez trouvée telle que vous pouvez jurer que je n’ai jamais aimé personne.

— Et si cette nouvelle lui fait de la peine ?

— Tant mieux. Me ferez-vous ce plaisir ? C’est le premier que je vous demande.

— Je te promets de lui dire tout.

Après ce préambule nous déjeunâmes, puis dans le plus parfait accord nous nous mîmes au lit ayant plus l’air d’aller sacrifier à l’hyménée qu’à l’amour.

La fête étant nouvelle pour Barberine, ses transports, ses idées vertes qu’elle me communiquait avec la plus grande naïveté, et ses complaisances assaisonnées des charmes de l’inexpérience ne m’auraient pas surpris, si je ne me fusse trouvé nouveau moi-même. Il me semblait de jouir d’un fruit dont dans le temps é je n’avais jamais si bien goûté la douceur. Barberine eut honte à me laisser connaître que je l’avais blessée, et ce même sentiment de dissimulation l’excita à tout faire pour me convaincre que le plaisir qu’elle ressentait était plus grand que celui qu’elle ressentait en effet. Elle n’était pas encore grande fille ; les roses de ses seins naissants n’étaient pas encore écloses ; la puberté parfaite n’était que dans son jeune esprit.

Nous nous levâmes pour dîner, puis nous nous mîmes de nouveau au lit où nous restâmes jusqu’au soir. Laure nous trouva à son retour habillés et contents. Après avoir fait présent de vingt sequins à la belle enfant, je suis parti l’assurant d’un amour éternel, et certainement sans intention de la tromper ; mais ce que la destinée me préparait ne pouvait pas se combiner avec mes projets.

Le lendemain je suis allé avec le médecin Righelini voir les deux chambres ; elles me plurent, et je les ai d’abord prises payant trois mois d’avance. On avait saigné la fille de la maîtresse de la maison qui était veuve. C’était une malade dont Righelini avait soin depuis neuf mois, et qu’il ne pouvait pas guérir. Je suis entré avec lui dans sa chambre, et j’ai cru voir une statue de cire. J’ai dit qu’elle était belle ; mais que le sculpteur devait lui donner des couleurs ; la statue fit alors un sourire. Righelini me dit que sa pâleur ne devait pas m’étonner, puisqu’on venait de la saigner pour la cent quatrième fois. Elle avait dix-huit ans, et n’ayant jamais eu ses bénéfices, elle se sentait mourir trois ou quatre fois par semaine, et elle mourrait, me dit-il, si on ne lui ouvrît d’abord la veine. Il pensait de la faire aller à la campagne, espérant beaucoup du changement d’air. Après avoir dit à Madame que je coucherais chez elle la même nuit, je suis parti avec le médecin. Me parlant de la maladie de cette fille, il me dit que le vrai remède qui la guérirait serait un amoureux robuste.

— En qualité de son médecin, lui répondis-je, vous pourriez être aussi son apothicaire.

— Je jouerais trop gros jeu, car je pourrais me voir obligé à un mariage que je crains plus que la mort.

CHAPITRE XI 1t625c

La belle malade. Je la guéris. Trame qu’on ourdit pour me perdre. Événement chez la jeune comtesse Bonafede. L’Erberia. Visite domiciliaire. Mon entretien avec M. de Bragadin. Je suis arrêté par ordre des Inquisiteurs d’État.

Après avoir donc soupé de bonne heure avec M. de Bragadin, je vais à mon nouveau casin pour jouir de la fraîcheur sur le balcon de ma chambre à coucher. Je reste surpris en entrant de le voir occupé. Une demoiselle de la plus belle taille se lève et me demande excuse de la liberté qu’elle s’était prise.

— Je suis, me dit-elle, la même que vous avez prise ce matin pour une statue de cire. Nous ne tenons pas de lumière tant que les fenêtres sont ouvertes à cause des cousins ; mais quand vous voudrez aller vous coucher nous fermerons, et nous nous en irons. Celle-ci est ma sœur cadette, et ma mère est au lit.

Je lui réponds que le balcon devait être à son service, qu’il était de bonne heure, et que je la priais seulement de me permettre de me mettre en robe de chambre pour rester en sa compagnie. Elle m’a amusé deux heures par des propos aussi sensés qu’agréables, et elle est partie à minuit. Sa jeune sœur m’alluma une bougie, puis elle s’en alla me souhaitant un bon sommeil.

Allant me coucher, et pensant à cette fille, il me paraissait impossible qu’elle fût malade. Elle parlait avec vigueur, elle était gaie, cultivée, et remplie d’esprit. Je ne comprenais pas par quelle fatalité, si sa maladie ne dépendait que du remède que Righelini appelait unique, elle pût n’en être pas guérie dans une ville comme Venise, car malgré sa couleur elle me paraissait très digne d’avoir un amant actif, et avoir assez d’esprit pour se déterminer d’une façon ou de l’autre à prendre un remède dont rien ne saurait égaler la douceur.

Le lendemain je sonne pour me lever, et celle qui entre est la cadette ; il n’y avait pas de domestiques dans la maison ; et je ne voulais pas du mien. Je lui demande de l’eau chaude pour me raser, je lui demande comment sa sœur se portait, et elle me répond qu’elle n’était pas malade, que les pâles couleurs n’étaient pas une maladie, sinon qu’elle était obligée de se faire saigner toutes les fois que la respiration lui manquait.

— Cela ne l’empêche pas, me dit-elle, de bien manger et de mieux dormir.

Pendant que la petite fille me parlait ainsi, j’entends un violon.

— C’est, me dit-elle, ma sœur qui apprend à danser le menuet.

Je m’habille vite pour aller la voir, et je vois une demoiselle, fort jolie, qu’un vieux maître faisait danser, et qui lui laissait tenir les pieds en dedans. Il ne manquait à cette fille que la couleur de l’âme vivante. Sa blancheur ressemblait trop à la neige, il lui manquait l’incarnat.

Le maître de danse m’invite à danser un menuet avec son écolière, et je le veux bien, mais je le prie de le jouer larghissimo. Il me répond qu’il fatiguerait trop mademoiselle, mais elle lui dit qu’elle n’était pas faible. Après ce menuet je l’ai vue avec un soupçon de couleur sur ses joues obligée de se jeter sur un fauteuil. Elle dit cependant au danseur que pour l’avenir elle ne voulait danser que comme cela. Je lui ai dit quand nous fûmes seuls que la leçon que cet homme lui donnait était trop courte, et qu’il ne corrigeait pas ses défauts. Je lui ai appris à tenir les pieds en dehors, à donner la main avec grâce, à plier les genoux en mesure, et quand au bout d’une heure je l’ai vue un peu trop fatiguée, je lui ai demandé pardon, et je suis allé à Muran faire une visite à M. M.

Je l’ai trouvée fort triste. Le père de C. C. étant mort, on l’avait retirée du couvent pour la marier à un avocat. Elle lui avait laissé une lettre pour moi dans laquelle elle me disait que si je voulais lui promettre de nouveau de l’épo quand je le trouverais à propos, elle attendrait, se tenant ferme à ref sa main à quiconque se présenterait. Je lui ai répondu sans nul détour que n’ayant pas un état, et n’y ayant pas d’apparence que je pusse l’espérer de sitôt, je la laissais libre et je la conseillais même à ne pas ref quelqu’un qui se présenterait, et qu’elle croirait propre à faire son bonheur. Malgré cette espèce de congé C. C. ne devint la femme de xxx qu’après ma fuite des plombs, quand personne n’espéra plus de me revoir à Venise. Je ne l’ai plus revue que dix-neuf ans après cette époque. Il y a dix ans qu’elle est veuve et malheureuse. Si j’étais à Venise actuellement je ne l’époais pas, car le mariage à mon âge n’est qu’une bouffonnerie ; mais il est certain que j’unirais son sort au mien.

Je ris quand j’entends certaines femmes appeler perfides des hommes qu’elles accusent d’inconstance. Elles auraient raison si elles pouvaient prouver que quand nous leur jurons constance nous avons intention de leur manquer. Hélas ! Nous aimons sans consulter la raison, et elle ne s’en mêle pas davantage quand nous finissons d’aimer.

Dans ce même temps j’ai reçu une lettre de l’ambassadeur qui en écrivait une autre dans le même goût à M. M. Il me disait que je devais employer mon esprit uniquement à mettre celui de M. M. à la raison. Il me disait que rien ne serait plus imprudent de ma part que l’enlever pour la conduire à Paris où malgré toute sa protection elle ne serait pas sûre. Cette charmante malheureuse me communiquait sa tristesse.

Un petit événement nous fit faire des réflexions.

— On vient d’enterrer, me dit-elle, une religieuse morte avant-hier de consomption en odeur de sainte à l’âge de vingt-huit ans. Elle s’appelait Maria Concetta. Elle te connaissait, et elle dit ton nom à C. C., lorsque tu venais à la messe ici tous les jours de fête. C. C. ne put s’empêcher de la prier d’être discrète. La religieuse lui dit que tu étais un homme dangereux duquel une fille devait se garder. C. C. m’a dit tout ceci après que la mascarade de Pierrot t’a découvert.

— Comment s’appelait-elle quand elle était dans le monde ?

— Marthe S.

— Actuellement je sais tout.

J’ai alors conté à M. M. toute l’histoire de mes amours avec Nanette et Marton, finissant par la lettre qu’elle m’avait écrite, dans laquelle elle me disait qu’elle me devait, quoique par une cause indirecte, son salut éternel.

En huit ou dix jours, les conversations que j’avais avec la fille de mon hôtesse sur mon balcon jusqu’à minuit, et la leçon que je lui donnais tous les matins avaient fait deux effets fort naturels. Un, que la respiration ne lui manquait plus, l’autre que j’étais devenu amoureux d’elle. Ses menstrues ne lui étaient pas venues ; mais elle n’avait pas eu besoin d’envoyer chercher le chirurgien. Righelini venait la visiter, et voyant qu’elle se portait mieux il lui pronostiqua avant l’automne le bienfait de la nature sans lequel elle ne pouvait vivre que par artifice. Sa mère me regardait comme un ange que Dieu lui avait envoyé pour guérir sa fille, et celle-ci était touchée d’une reconnaissance qui chez les femmes n’est distante de l’amour que du plus petit de tous les pas. Je lui avais fait congédier son maître de danse.

Mais au bout de ces dix à douze jours j’ai cru de la voir mourir dans le moment que j’allais lui donner sa leçon. Son manque de respiration lui prit ; c’était beaucoup pire qu’un asthme. Elle tomba entre mes bras comme morte. Sa mère accoutumée à la voir dans cet état envoya d’abord chercher le chirurgien, et sa jeune sœur se mit à délacer robe et soutane. La fermeté de sa gorge qui n’avait pas besoin de couleur pour être tout ce qu’il y avait de plus beau me surprit. Je la lui couvris lui disant que le chirurgien manquerait la saignée, s’il la lui voyait ; mais me regardant avec des yeux mourants, elle repoussa ma main avec la plus grande douceur d’abord qu’elle s’aperçut que je la lui tenais dessus avec plaisir.

Le chirurgien arriva, il la saigna vite vite du bras, et dans un instant je l’ai vue er de la mort à la vie. Il lui mit d’abord la compresse, et tout fut fait. Ne lui ayant tiré qu’à peine quatre onces de sang, et ayant su de sa mère qu’elle n’avait jamais besoin qu’on lui en tirât davantage, j’ai vu que le prodige n’était pas si grand que Righelini le représentait. La saignant ainsi deux fois par semaine, il lui tirait trois livres de sang par mois : c’était ce que ses menstrues devaient donner, et les vaisseaux étant obstrués de ce côté-là, la nature, toujours attentive à se conserver, lui menaçait la mort, si elle ne la soulageait du superflu qui lui empêchait la liberté du mouvement.

Le chirurgien à peine parti, elle m’étonna un peu me disant que si je voulais attendre un moment dans la salle, elle viendrait danser ; et elle vint, se portant très bien comme si de rien n’avait été.

Sa gorge, dont deux de mes sens pouvaient donner bon témoignage, avait engagé mon âme ; elle m’a tant intéressé que je suis rentré au commencement de la nuit. Je l’ai trouvée dans sa chambre avec sa sœur. Elle me dit qu’elle viendrait jouir de la fraîcheur sur mon balcon à deux heures, parce qu’elle attendait son parrain, qui ayant été ami intime de son père, venait tous les soirs er une heure et demie avec elle depuis huit ans.

— Quel âge a-t-il ?

— Entre le cinquante et le soixante. Il est marié. C’est le comte S. Il m’est tendrement attaché, mais comme un père. Il m’aime aujourd’hui comme il m’aimait dans ma plus tendre enfance. Sa femme même vient quelquefois me voir, et m’invite à dîner. Dans l’automne prochain j’irai à la campagne avec elle. Il sait que vous êtes chez nous, et il n’y trouve rien à redire. Il ne vous connaît pas, mais, si vous voulez, vous ferez connaissance ce soir.

Tout ce discours, qui me mit au fait de tout, sans que j’eusse besoin de faire des interrogations indiscrètes, me fit plaisir. L’amitié de ce grec ne pouvait être que charnelle. C’était le mari de la comtesse avec laquelle j’avais vu pour la première fois M. M. il y avait alors deux ans.

J’ai trouvé ce comte fort poli. Il me remercia, prenant un ton de père, de l’amitié que j’avais conçue pour sa filleule ; et il me pria d’aller le lendemain dîner avec elle chez lui, où il aurait le plaisir de me présenter à sa femme. J’ai accepté avec plaisir. J’ai toujours aimé les coups de théâtre ; et ma rencontre avec la comtesse devait en être un assez intéressant. Ce procédé était d’un galant homme, et j’ai vu la demoiselle enchantée quand après son départ je lui en ai fait l’éloge. Elle me dit qu’il avait entre ses mains tous les papiers pour retirer de la maison Persico tout l’héritage de sa famille qui consistait en quarante mille écus, dont un quart lui appartenait, outre la dot de sa mère, dont elle disposerait en faveur des filles, de sorte qu’elle portera à celui qui l’époa une dot de quinze mille ducats courants, et sa sœur autant.

Cette demoiselle avait envie de me rendre amoureux, et de s’assurer de ma constance par le moyen d’être avare de ses faveurs, car quand je tentais de m’en procurer elle s’opposait par des remontrances auxquelles je n’osais pas répondre ; mais j’allais lui faire prendre un nouveau système.

Le lendemain, je l’ai conduite chez le comte ne la prévenant pas que je connaissais la comtesse. Je croyais qu’elle ferait semblant de ne pas me connaître ; mais point du tout. Elle me fit le bel accueil qu’on a coutume de faire aux anciennes connaissances. Quand son mari un peu surpris lui demanda d’où nous nous connaissions, elle lui dit que nous nous étions vus à la Mire il y avait alors deux ans. Nous âmes la journée fort gaiement.

Vers le soir dans ma gondole, avec la demoiselle retournant chez nous, j’ai exigé quelques faveurs ; mais à leur place je n’ai reçu que des reproches qui me piquèrent au point qu’après l’avoir mise chez elle je suis allé souper avec Tonine, où le Résident étant venu très tard, j’ai é presque toute la nuit. Le lendemain donc, ayant dormi jusqu’à midi je ne lui ai pas donné leçon. Quand je lui ai demandé excuse elle me dit que je ne devais pas me gêner. Le soir elle n’est pas venue sur le balcon, et j’en fus piqué. Le lendemain je sors de bonne heure, et point de leçon, et le soir au balcon, je ne lui tiens que des discours indifférents ; mais le matin un grand bruit me réveille, je sors de ma chambre pour voir ce que c’était, et l’hôtesse me dit que sa fille ne pouvait plus respirer. Vite le chirurgien.

J’entre chez elle, et mon cœur saigne la voyant mourante. C’était au commencement du mois de juillet, elle était au lit couverte du seul drap. Elle ne pouvait me parler que des yeux. Je lui demande si elle avait des palpitations, j’applique ma main à l’endroit, je baise le centre, et elle n’a pas la force de me le défendre. Je baise ses lèvres froides comme de la glace, et ma main va rapidement un pied et demi plus bas, et s’empare de ce qu’elle trouve. Elle me la repoussa faiblement, mais avec beaucoup de force dans ses yeux qui me disent assez pour me convaincre que je lui manquais. Dans ce moment le chirurgien arrive, il lui ouvre la veine, et elle respire sur-le-champ. Elle veut se lever ; je la conseille de rester au lit, et je la persuade lui disant que j’enverrais prendre mon dîner, et que je mangerais à côté d’elle. Sa mère dit que le lit ne pouvait que lui faire du bien. Elle se met un corset, et elle dit à sa sœur de mettre une légère couverture au-dessus du drap, car on la voyait comme si elle avait été toute nue.

Brûlant d’amour en conséquence de ce que j’avais fait, décidé à saisir le moment de mon bonheur s’il arrivait, je prie mon hôtesse d’envoyer dire à la cuisine de M. de Bragadin de m’envoyer à dîner, et je m’assieds au chevet de la belle malade, l’assurant qu’elle guérirait si elle pouvait aimer.

— Je suis sûre que je guérirais ; mais qui puis-je aimer n’étant pas sûre d’être aimée ?

Les propos gagnant force je glisse ma main sur la cuisse qu’elle avait de mon côté, et je la prie de me laisser là ; mais poursuivant à la prier je remonte, et j’arrive où je crois lui ca une très agréable sensation la chatouillant. Mais elle se retire me disant d’un ton de sentiment que ce que j’allais lui faire était peut-être la cause de sa maladie. Je lui réponds que cela pouvait être vrai, et par cette confidence je me prévois parvenu à ce que je désirais, et je me sens animé par l’espoir de la guérir si ce que tout le monde disait était vrai. Je ménage sa pudeur lui épargnant des interrogations indiscrètes, et je me déclare son amant lui promettant de ne rien exiger d’elle que ce qu’elle croira propre à nourrir ma tendresse. Elle mangea avec bon appétit la moitié de mon dîner, elle s’est levée lorsque je me suis habillé pour sortir, et rentrant à deux heures je l’ai trouvée assise sur mon balcon.

Sur ce balcon, assis vis-à-vis d’elle, après un quart d’heure de discours amoureux, elle permit à mes yeux de jouir de tous ses charmes que la lumière de la nuit me rendait plus encore intéressants, et qu’elle me laissa couvrir de baisers. Dans le tumulte que sa ion dominante réveilla dans son âme, étroitement serrée contre ma poitrine, s’abandonnant à l’instinct ennemi de tout artifice, elle me rendit heureux avec une telle ferveur que j’ai connu avec évidence qu’elle crut de recevoir beaucoup plus qu’elle ne me donnait. J’ai immolé la victime sans ensanglanter l’autel.

Quand sa sœur vint lui dire qu’il était tard, et qu’elle avait sommeil, elle lui dit d’aller se coucher, et d’abord que nous fûmes seuls nous nous couchâmes sans le moindre préliminaire. Nous âmes la nuit tout entière, moi animé par l’amour et par le désir de la guérir, elle par la reconnaissance et par la volupté la plus extraordinaire. Vers le jour elle est allée dormir dans sa chambre me laissant très fatigué, mais point épuisé. La crainte de la rendre féconde m’avait empêché de mourir sans cependant cesser de vivre. Elle coucha avec moi sans interruption trois semaines de suite, et la respiration ne lui a jamais manqué, et ses bénéfices lui vinrent. Je l’aurais épousée, si vers la fin de ce même mois ne me fût survenue la catastrophe qu’on va voir.

Mon lecteur peut se souvenir que j’avais raison d’en vouloir à l’abbé Chiari à cause d’un roman satirique, que Murrai m’avait donné à lire, et dont il était auteur. Il y avait un mois que je m’étais expliqué de façon qu’on pouvait croire que je me serais vengé, et l’abbé se tenait sur ses gardes. Dans ce même temps j’ai reçu une lettre anonyme qui me disait qu’au lieu de penser à faire bâtonner cet abbé, je ferais mieux à penser à moi-même, le plus grand des malheurs m’étant imminent. On doit mépriser tous ceux qui écrivent des lettres anonymes, car ils ne peuvent être que traîtres ou sots ; mais on ne doit jamais mépriser l’avis. J’eus tort.

Dans ce même temps un certain Manuzzi, metteur en œuvre de son premier métier, et alors espion des Inquisiteurs d’État, à moi inconnu, lia connaissance avec moi me flattant de me faire donner à crédit des diamants sous certaines conditions, qui m’engagèrent à le recevoir là où je demeurais. Regardant plusieurs livres que j’avais par-ci par-là, il s’arrêta à des manuscrits qui traitaient de magie. Jouissant de son étonnement, je lui ai fait voir ceux qui apprenaient à faire connaissance avec tous les esprits élémentaires.

Le lecteur peut bien se figurer que je méprisais ces livres, mais je les avais. Cinq ou six jours après, ce traître est venu chez moi me dire qu’un curieux qu’il ne pouvait pas me nommer était prêt à me donner mille sequins de mes cinq livres ; mais qu’il voulait auparavant les voir pour savoir s’ils étaient authentiques. S’étant engagé de me les rendre vingt-quatre heures après, et dans le fond n’en faisant aucun cas, je les lui ai confiés. Il ne manqua pas de me les rendre le lendemain, me disant que la personne les trouvait falsifiés ; mais j’ai su quelques années après qu’il les porta chez le secrétaire des Inquisiteurs d’État, qui par ce moyen surent que j’étais un insigne magicien.

Dans ce même fatal mois, Mme Memmo mère de messieurs André, Bernard et Laurent, s’étant mis dans la tête que j’acheminais à l’athéisme ses enfants, se recommanda au vieux chevalier Antoine Mocenigo oncle de M. de Bragadin qui m’en voulait parce qu’il disait que j’avais séduit son neveu moyennant ma cabale. La matière regardait le Saint-Office mais comme il était difficile de me faire enfermer dans les prisons de l’inquisition ecclésiastique, ils se déterminèrent à porter l’affaire aux Inquisiteurs d’État qui se chargèrent d’éclairer ma conduite. C’était ce qu’il fallait faire pour me perdre.

M. Antoine Condulmer mon ennemi, en qualité d’ami de l’abbé Chiari, et Inquisiteur d’État rouge, saisit l’occasion de me faire regarder comme perturbateur du repos public. Un secrétaire d’ambassade me dit quelques années après qu’un dénonciateur m’avait accusé, ayant deux témoins, de ne croire qu’au diable. Ils certifiaient que quand je perdais mon argent au jeu, moment dans lequel tous les croyants blasphémaient Dieu, personne ne m’entendait faire des exécrations que contre le diable. J’étais accusé de manger gras tous les jours, de n’aller qu’aux belles messes, et on avait des forts motifs pour me croire franc-maçon. On ajoutait à tout cela que je fréquentais des ministres étrangers, et que demeurant avec trois patriciens, il était certain que sachant tout ce qu’on faisait au Sénat, je le révélais pour les grosses sommes d’argent qu’on me voyait perdre.

Tous ces griefs déterminèrent le tout-puissant tribunal à me traiter comme ennemi de la patrie, conspirateur, scélérat du premier ordre. Depuis deux ou trois semaines, plusieurs personnes, auxquelles je devais croire, me disaient d’aller faire un voyage en pays étranger, puisque le tribunal s’occupait de moi. C’était tout dire ; car les seuls qui à Venise peuvent vivre heureux sont ceux dont le formidable tribunal ignore l’existence ; mais je méprisais tous les avis. Si je leur avais fait attention, ils m’auraient inquiété, et j’étais ennemi des inquiétudes. Je disais que n’ayant pas des remords, je ne pouvais pas être coupable, et que n’étant pas coupable, je devais ne rien craindre. J’étais un sot. Je raisonnais comme un homme libre. Ce qui m’empêchait aussi de penser sérieusement à un malheur incertain était le malheur réel qui m’opprimait soir et matin. Je perdais tous les jours, j’avais des dettes partout, j’avais mis en gage tous mes bijoux, jusqu’aux boîtes à portraits, que j’avais cependant séparés, les mettant entre les mains de Mme Manzoni, où j’avais tous mes papiers importants et mes lettres de correspondance amoureuse. Je voyais qu’on me fuyait. Un vieux sénateur me dit que le tribunal savait que la jeune comtesse de Bona-fede était devenue folle à cause des drogues et des philtres amoureux que je lui avais donnés. Elle était encore à l’hôpital, et dans ses accès, elle ne manquait jamais de me nommer, et de me charger d’exécrations. Je dois conter au lecteur cette courte histoire. Cette jeune comtesse à laquelle j’avais donné quelques sequins peu de jours après mon retour à Venise, crut de pouvoir m’engager à poursuivre des visites qui ne pouvaient que lui être utiles. Importuné par ses billets j’avais été la voir encore quelquefois, et je lui avais toujours laissé de l’argent ; mais la première fois exceptée, elle ne m’avait jamais trouvé complaisant pour lui donner des marques de tendresse. Au bout d’un an elle prit un parti criminel, dont je n’ai pas pu la convaincre, mais dont j’ai eu grand lieu de la croire coupable.

Elle m’écrivit une lettre dans laquelle elle sut me persuader d’aller la voir à la telle heure pour affaire de grande importance. La curiosité m’y entraîna à l’heure indiquée. Elle me sauta d’abord au cou me disant que l’affaire importante était l’amour. J’en ai ri. Je l’ai trouvée plus jolie que de coutume, et plus propre. Elle me parla du fort St-André, et elle m’agaça de façon que je me suis trouvé disposé à la satisfaire. J’ôte mon manteau, et je lui demande si son père était à la maison ; elle me répond qu’il était sorti. Ayant besoin d’aller à la garde-robe, je sors, et voulant retourner dans sa chambre, je me trompe, j’entre dans la voisine, où je suis surpris de voir le comte avec deux hommes de mauvaise mine.

— Mon cher comte, lui dis-je, la comtesse votre fille vient de me dire que vous n’étiez pas à la maison.

— C’est moi qui lui ai donné cet ordre, parce que j’avais une affaire avec ces gens que je finirai un autre jour.

Je voulais m’en aller ; mais il m’arrête ; il renvoie ces deux hommes, et il me dit qu’il était enchanté de me voir. Il me conte l’histoire de ses misères. Les Inquisiteurs d’État lui avaient suspendu sa pension, et il était à la veille d’être mis à la rue avec toute sa famille réduit à demander l’aumône. Il logeait dans cette maison, dont depuis trois ans il ne payait pas le loyer à force de chicaner ; mais il n’y avait plus moyen, on allait le chasser. Il me dit que s’il avait seulement de quoi payer le premier trimestre, il déménagerait la nuit, et il irait dans une autre. Ne s’agissant que de vingt ducats courants, je tire six sequins de ma poche, et je les lui donne. Il m’embrasse, il pleure de joie, il appelle sa fille, il lui dit de me tenir compagnie, il prend son manteau, et il s’en va.

J’observe la porte de communication de cette chambre à celle où j’étais avec sa fille, et je la vois entrebâillée.

— Votre père, lui dis-je, m’aurait surpris, et il n’est pas difficile de deviner ce qu’il aurait fait avec les deux sbires qui étaient avec lui. Le complot est évident ; c’est Dieu qui m’a sauvé.

Elle nie, elle pleure, elle se jette à genoux, je ne la regarde pas, je reprends mon manteau, et je me sauve. Je n’ai plus répondu à ses billets, et je ne l’ai plus vue. C’était en été. La saison, la ion, la faim et la misère lui firent tourner la tête. Elle devint folle au point qu’un jour à midi elle sortit toute nue courant dans la place de St-Pierre, et demandant à ceux qu’elle rencontrait, et à ceux qui l’arrêtèrent de la conduire chez moi. Cette misérable histoire fut connue de toute la ville, et m’ennuya fort. On enferma la folle, qui ne recouvra sa raison que cinq ans après ; mais ne sortant de l’hôpital que pour aller demander l’aumône par Venise, comme tous ses frères, l’aîné excepté que douze ans après j’ai trouvé garçon à Madrid dans les gardes du corps de S. M. C.

Il y avait déjà un an que ce fait était arrivé, mais on le remit au jour dans le fatal mois de juillet de cette année 1755. Tous les nuages noirs et épais s’accumulèrent sur ma tête pour me frapper de la foudre. Le tribunal donna ordre à messer grande de s’assurer de ma personne vivante ou morte. C’est la formule de tous les décrets de prise de corps qui sortent de ce redoutable triumvirat. On n’annonce jamais le moindre de ses ordres que sous peine de la vie à l’infracteur.

Trois ou quatre jours avant la fête de St-Jacques, dont je porte le nom, M. M. me fit présent de plusieurs aunes de dentelle d’argent que je devais mettre la veille de ma fête. Je fus la voir vêtu du joli habit, lui disant que j’irais le lendemain la prier de me prêter de l’argent, ne sachant plus où donner de la tête pour en trouver. Elle avait mis à part cinq cents sequins quand j’avais vendu ses diamants.

Certain que je recevrais cette somme le lendemain, j’ai é la journée à jouer et à perdre, et dans la nuit j’ai perdu cinq cents sequins sur la parole. À la pointe du jour, ayant besoin de me calmer, je suis allé à l’Erberia. L’endroit appelé Erberia est sur un quai du grand canal qui traverse la ville ; et on l’appelle ainsi parce que c’est positivement le marché aux herbes, aux fruits, aux fleurs.

Ceux qui vont s’y promener de si bonne heure, disent qu’ils y vont pour avoir l’innocent plaisir de voir arriver dans deux ou trois cents bateaux toutes sortes d’herbages, des fruits de toutes les espèces, et des fleurs de saison, que les habitants des petites îles qui entourent la capitale y portent, et vendent à bon marché aux gros marchands, qui les vendent en y gagnant dessus à des médiocres, qui les vendent cher à des petits, qui les distribuent à un prix encore plus cher à toute la ville. Mais ce n’est pas vrai que la jeunesse vénitienne aille à l’herberie avant le lever du soleil pour avoir ce plaisir-là ; il ne leur sert que de prétexte.

Ceux qui y vont sont les hommes et les femmes galantes qui ont é la nuit aux casins, aux auberges, ou aux jardins dans les plaisirs de la table, ou dans les fureurs du jeu. Le goût de cette promenade démontre qu’une nation peut changer de caractère.

Les Vénitiens de jadis aussi mystérieux en galanterie qu’en politique sont effacés par les modernes, dont le goût prédominant est celui de ne faire mystère de rien. Les hommes qui y vont en compagnie des femmes veulent exciter l’envie de leurs égaux en affichant leurs bonnes fortunes. Ceux qui y vont tout seuls cherchent à faire des découvertes ou à faire naître des jalousies ; et les femmes y vont plus pour se faire voir que pour voir. Elles sont bien aises que tout le monde apprenne qu’elles ne se gênent pas. La coquetterie y est exclue à cause du délabrement de la parure. Il semble au contraire que les femmes veuillent se montrer dans cet endroit-là sous les enseignes du désordre, et qu’elles veuillent que ceux qui les voient y raisonnent dessus. Les hommes, qui leur donnent le bras, doivent afficher l’ennui d’une complaisance trop usée et avoir l’air de ne pas se soucier qu’on devine que ces débris d’une vieille toilette, dont leurs belles font parade, sont les indices de leur triomphe. Tout le monde à cette promenade doit avoir l’air rendu, et montrer le besoin d’aller se mettre au lit.

Après m’être promené une demi-heure, je vais à mon casin, où tout le monde devait être encore au lit. Je tire de ma poche la clef ; mais elle ne m’était pas nécessaire. Je vois la porte ouverte, et qui plus est la serrure abattue. Je monte, et je trouve toute la famille debout, et j’entends les plaintes de mon hôtesse. Elle me dit que messer grande avec une bande de sbires était entré par force dans sa maison, mettant tout sens dessus dessous disant qu’il cherchait une malle qui devait être remplie de sel, ce qui était une contrebande d’importance. Il savait qu’on avait introduit cette malle la veille. Elle me dit qu’une malle avait été effectivement débarquée, mais qu’elle appartenait au comte S. où il n’y avait que ses habits. Messer grande l’avait vue, et il était parti sans rien dire. Il avait aussi visité ma chambre. Elle prétendait une satisfaction, et voyant qu’elle avait raison, je lui ai promis d’en parler le jour même à M. de Bragadin ; et je suis allé me coucher ; mais l’insulte qu’on avait faite à cette maison me tenant au cœur, je n’ai pu dormir que trois à quatre heures.

Je vais chez M. de Bragadin, je lui conte toute l’affaire, et j’exige vengeance. Je lui représente vivement toutes les raisons que mon honnête hôtesse avait de vouloir une satisfaction proportionnée à l’offense, puisque les lois garantissaient la tranquillité de toute famille dont la conduite était irréprochable. Après lui avoir parlé ainsi, les deux autres amis se trouvant présents, je les ai vus tous les trois pensifs. Le sage vieillard me dit qu’il me répondrait après dîner.

À ce dîner, où de la Haye ne dit jamais un seul mot, je les ai vus tous tristes. Je devais en attribuer la raison à l’amitié qu’ils avaient pour moi. La liaison de ces trois respectables personnages avec moi avait toujours été un sujet d’étonnement pour toute la ville. On décidait que la chose ne pouvait pas être naturelle ; et que ce ne pouvait donc être que l’effet d’un sortilège. Ils étaient dévots à outrance, et à Venise il n’y avait pas un libertin plus grand que moi. La vertu, disait-on, pouvait être indulgente avec le vice ; mais non pas l’aimer.

Après dîner, M. de Bragadin me prit dans son cabinet avec les deux autres amis, qui n’étaient jamais de trop. Il me dit d’un grand sang-froid qu’au lieu de penser à tirer vengeance de l’affront que Messer Grande avait fait à la maison où j’habitais, je devais penser à me mettre en lieu de sûreté.

— La malle, me dit-il, remplie de sel n’est qu’un prétexte. C’était toi qu’on voulait, et qu’on croyait de trouver. Ton ange a fait qu’on te manque, sauve-toi. J’ai été huit mois Inquisiteur d’État et je connais le style des captures que le tribunal ordonne. On n’abat pas une porte pour prendre une caisse remplie de sel. Il se peut aussi qu’on t’ait manqué exprès. Crois-moi, mon cher fils, pars d’abord pour Fusine, et de là, va en poste jour et nuit à Florence, et restes-y jusqu’à ce que je t’écrive que tu peux retourner. Fais mettre ma gondole à quatre rames, et pars. Si tu n’as pas d’argent, je vais te donner cent sequins en attendant. La prudence veut que tu partes.

Je lui réponds que ne me sentant coupable de rien, je ne pouvais pas craindre le tribunal, et que par conséquent je ne pouvais pas suivre son conseil, malgré que je le reconnusse pour très prudent. Il me répond que le tribunal des Inquisiteurs d’État pouvait me reconnaître pour coupable de crimes que j’ignorais. Il m’excita à demander à mon oracle si je devais suivre son conseil ou non, et je m’en dispense lui disant que je ne demandais que quand je doutais. Je lui allègue pour dernière raison qu’en partant je donnerais une marque de crainte par laquelle je me déclarerais coupable, car un innocent, ne pouvant pas avoir des remords, ne pouvait pas non plus avoir des craintes.

— Si le silence, lui dis-je, est l’âme de ce grand tribunal il vous sera impossible après mon départ de savoir si j’ai bien ou mal fait à m’enfuir. La même prudence qui selon V. E. m’ordonne de partir m’empêchera aussi de retourner. Faut-il donc que je donne un éternel adieu à ma patrie ?

Il tenta alors de me persuader à dormir, au moins pour cette nuit-là, dans mon appartement au palais, et je suis honteux, encore dans ce moment, de lui avoir refusé ce plaisir.

Les archers ne peuvent pas entrer dans le palais d’un patricien, à moins que le tribunal ne leur en donne l’ordre positif ; mais cela n’arrive jamais.

Je lui ai dit que la précaution de dormir chez lui ne me garantissait que pendant la nuit, et qu’on me trouverait partout pendant le jour, si on avait ordre de m’arrêter.

— On en sera le maître, lui dis-je, mais je ne dois pas avoir peur.

Le bon vieillard m’émut alors me disant que nous ne nous reverrions peut-être plus ; et je l’ai prié en grâce de ne pas m’attrister. Il fit à cette prière une petite réflexion, puis un sourire, et il m’embrassa prononçant la formule des stoïciens : Fata viam inveniunt[15].

Je l’ai embrassé versant des larmes, et je suis parti ; mais sa prédiction s’avéra. Je ne l’ai plus revu. Il est mort onze ans après. Je suis sorti du palais n’ayant dans mon âme la moindre ombre de crainte ; mais beaucoup de chagrin à cause de mes dettes. Je n’ai pas eu le cœur d’aller à Muran prendre à M. M. les cinq cents sequins que j’aurais dû payer d’abord à celui qui me les avait gagnés la veille ; j’ai préféré d’aller le prier d’attendre huit jours. Après cette démarche, je suis allé chez moi, et après avoir consolé mon hôtesse comme j’ai pu, et avoir embrassé sa fille, je me suis couché. C’était au commencement de la nuit, le 25 de juillet 1755.

Le lendemain à la pointe du jour Messer Grande entra dans ma chambre. Me réveiller, le voir et l’entendre me demander si j’étais Jacques Casanova fut l’affaire du moment. D’abord que je lui ai répondu que j’étais le même qu’il avait nommé, il m’ordonna de lui donner tout ce que j’avais d’écrit, soit de moi, soit d’autres, de m’habiller et d’aller avec lui. Lui ayant demandé de la part de qui il me donnait cet ordre, il me répondit que c’était de la part du tribunal.

CHAPITRE XII p1m70

Sous les Plombs. Tremblement de Terre.

Le mot Tribunal me pétrifia l’âme ne me laissant que la faculté matérielle nécessaire à l’obéissance. Mon secrétaire était ouvert ; tous mes papiers étaient sur la table où j’écrivais, je lui ai dit qu’il pouvait les prendre ; il remplit un sac qu’un de ses gens lui porta, et il me dit que je devais aussi lui consigner des manuscrits reliés en livres que je devais avoir ; je lui ai montré le lieu où ils étaient, et pour lors j’ai vu clair, que le metteur en œuvre Manuzzi avait été l’infâme espion qui m’avait accusé d’avoir ces livres, lorsqu’il s’introduisit chez moi me flattant de me faire acheter des diamants et me flattant comme je l’ai dit de me faire revendre ces livres ; c’était la clavicule de Salomon, le Zecorben, un Picatrix, une ample instruction sur les heures planétaires aptes à faire les parfums et les conjurations nécessaires pour avoir le colloque avec les démons de toutes les classes. Ceux qui savaient que je possédais ces livres me croyaient magicien, et je n’en étais pas fâché. Messer Grande me prit aussi les livres que j’avais sur ma table de nuit : Arioste, Horace, Pétrarque, le philosophe militaire, manuscrit que Mathilde m’avait donné, le portier des Chartreux, et le petit livre des postures lubriques de l’Arétin que Manuzzi avait dénoncé, car Messer Grande me l’a aussi demandé. Cet espion avait l’air d’un honnête homme ; qualité nécessaire pour son métier ; son fils fit fortune en Pologne épousant une Opeska qu’il fit mourir, à ce qu’on prétend, car je n’en sais rien, et même je ne le crois pas, malgré que je l’en connaisse capable.

Tandis que le Messer Grande moissonnait ainsi mes manuscrits, mes livres et mes lettres, je m’habillais machinalement ni vite, ni lentement ; j’ai fait ma toilette, je me suis rasé, C. D. me peigna, j’ai mis une chemise à dentelle et mon joli habit, tout sans y penser, sans prononcer le moindre mot, et sans que Messer qui ne m’a jamais perdu de vue, osât trouver mauvais que je m’habillasse comme si j’eusse dû aller à une noce.

En sortant de ma chambre je fus surpris de voir trente ou quarante archers dans la salle. On m’a fait l’honneur de les croire nécessaires pour s’assurer de ma personne tandis que selon l’axiome ne Hercules quidem contra duos[16] il n’en fallait que deux. Il est singulier qu’à Londres, où tout le monde est brave, on n’emploie qu’un seul homme pour en arrêter un autre, et que dans ma chère patrie, où on est poltron, on en emploie trente. La raison peut en être que le poltron obligé à assaillir doit avoir plus peur que l’assailli, et l’assailli peut par cette même raison devenir brave ; et effectivement l’on voit souvent à Venise un seul homme se défendre de vingt sbires, et se sauver après les avoir rossés. J’ai aidé à Paris un de mes amis à échapper de quarante pousse-cus que nous mîmes en fuite.

Messer Grande me fit entrer dans une gondole où il se plaça près de moi, ne retenant que quatre hommes, ayant renvoyé le reste. Arrivé chez lui, il m’enferma dans une chambre après m’avoir offert du café que j’ai refusé. J’ai é là quatre heures toujours dormant, me réveillant à chaque quart d’heure pour lâcher de l’eau ; phénomène fort extraordinaire, car je ne connaissais pas la strangurie, la chaleur était excessive, et je n’avais pas soupé ; malgré cela j’ai rempli d’urine deux grands pots de chambre. J’avais fait autrefois l’expérience que la surprise causée par l’oppression faisait sur moi l’effet d’un grand narcotique, mais je n’ai appris qu’à cette occasion-là que dans un haut degré elle est diurétique. J’abandonne cela aux physiciens. J’ai bien ri à Prague, où j’ai publié ma fuite des plombs il y a six ans, lorsque j’ai su que les belles dames trouvèrent que la description de ce fait était une cochonnerie que je pouvais omettre. Je l’aurais omise, peut-être, parlant à une dame ; mais le public n’est pas dame, et j’aime l’instruire. Outre cela, ce n’est pas une cochonnerie ; il n’y a rien là de malpropre, ni de puant, malgré que nous ayons cela de commun avec les cochons, comme nous avons le manger et le boire qu’on n’a jamais baptisés de cochonneries.

Il y a apparence que dans le même temps que mon esprit effrayé devait donner des marques de défaillance par l’assouvissement de sa faculté pensante, mon corps aussi, comme s’il se fût trouvé dans un pressoir, devait exprimer une bonne partie des fluides qui avec une circulation continuelle donnent l’action à notre faculté de penser ; et voilà comment une effrayante surprise peut parvenir à ca une mort subite, et, Dieu nous préserve, nous envoyer au Paradis, car elle peut arracher l’âme au sang.

Au son de la cloche de Terza, le chef des archers entra, et me dit qu’il avait ordre de me mettre sous les plombs. Je l’ai suivi. Nous montâmes dans une autre gondole, et après un grand détour par des petits canaux nous entrâmes dans le grand, et descendîmes au quai des prisons. Après avoir monté plusieurs escaliers, nous âmes un pont éminent et enfermé, qui fait la communication des prisons avec le palais ducal par-dessus le canal qu’on appelle rio di palazzo. Au-delà de ce pont nous âmes une galerie, entrâmes dans une chambre, puis dans une autre, où il me présenta à un homme vêtu en robe de patricien, qui après m’avoir regardé lui dit :

— È quello ; mettetelo in deposito[17].

Ce personnage était le secrétaire de MM. les Inquisiteurs, le circospetto Domenico Cavalli qui apparemment eut honte de parler vénitien à ma présence, car il prononça mon arrêt en langue toscane. Messer Grande alors me remit au gardien des plombs, qui était là tenant entre ses mains un clavier et qui suivi de deux archers me fit monter deux petits escaliers, enfiler une galerie, puis une autre séparée par porte à clef, puis une autre encore dont au bout il ouvrit avec une autre clef une porte par laquelle je suis entré dans un grand vilain et sale galetas long de six toises, large de deux, mal éclairé par une éminente lucarne. J’ai pris ce galetas pour ma prison, mais je me suis trompé. Cet homme, qui était le geôlier, empoigna une grosse clef, il ouvrit une grosse porte doublée de fer, haute de trois pieds et demi, qui dans son milieu avait un trou rond de huit pouces de diamètre, et m’ordonna d’entrer, dans le moment que je regardais attentivement une machine de fer enclouée dans la forte cloison qui avait la forme d’un fer à cheval ; elle avait un pouce d’épaisseur, et un diamètre de cinq de l’un à l’autre de ses bouts parallèles. Je pensais à ce que cela pouvait être, lorsqu’il me dit en souriant :

— Je vois, Monsieur, que vous voudriez deviner à quoi cette machine sert, et je peux vous le dire. Lorsque Leurs Excellences ordonnent qu’on étrangle quelqu’un, on le fait asseoir sur un tabouret, le dos tourné contre ce collier, et on lui place la tête de façon qu’il vienne à garnir la moitié de son cou. Une masse de soie, qui lui garnit l’autre moitié, e avec ses deux bouts par ce trou qui aboutit à un moulinet auquel on les recommande, et un homme le tourne jusqu’à ce que le patient ait rendu l’âme à Notre-Seigneur, car le confesseur ne le quitte, Dieu soit loué, que lorsqu’il est mort.

— C’est fort ingénieux, et je pense, Monsieur, que c’est vous-même qui avez l’honneur de tourner le moulinet.

Il ne me répondit pas. Ma taille étant de cinq pieds et neuf pouces, je me suis bien courbé pour entrer ; et il m’enferma. M’ayant demandé par la grille ce que je voulais manger, je lui ai répondu que je n’y avais pas encore pensé. Il s’en alla en refermant toutes ses portes.

Accablé et abasourdi, je mets les coudes sur la hauteur d’appui de la grille. Elle avait deux pieds en tous sens, croisée par six barreaux de fer d’un pouce d’épaisseur, qui formaient seize trous carrés de cinq pouces. Elle aurait rendu le cachot assez clair, si une poutre quadrangulaire maîtresse d’œuvres de comble, qui avait un pied et demi de large, et qui entrait dans le mur au-dessous de la lucarne, que j’avais obliquement vis-à-vis, n’eût pas intercepté la lumière qui entrait dans le galetas. Ayant fait le tour de cette affreuse prison, tenant la tête inclinée, car elle n’avait que cinq pieds et demi de hauteur, j’ai trouvé presque à tâtons qu’elle formait les trois quarts d’un carré de deux toises. Le quart contigu à celui qui lui manquait était positivement une alcôve capable de contenir un lit, mais je n’ai trouvé ni lit, ni siège, ni table, ni meuble d’aucune espèce, excepté un baquet pour les besoins naturels, et un ais assuré au mur, large d’un pied, et élevé du plancher de quatre. J’ai placé là mon beau manteau de bout de soie, mon joli habit mal étrenné, et mon chapeau bordé à point d’Espagne avec un plumet blanc. La chaleur était extrême. Dans mon étonnement la nature m’a porté à la grille seul lieu où je pouvais me reposer sur mes coudes ; je ne pouvais pas voir la lucarne, mais je voyais la lumière qui éclairait le galetas, et des rats gros comme des lapins qui se promenaient. Ces hideux animaux, dont j’abhorrais la vue, venaient jusque sous ma grille sans montrer aucune marque de frayeur. J’ai vite enfermé avec un volet intérieur le trou rond qui était au milieu de la porte, car leur visite m’aurait glacé le sang. Tombé dans la rêverie la plus profonde, mes bras toujours croisés sur la hauteur d’appui, j’ai é là huit heures immobile, dans le silence et sans jamais bouger.

Au son de vingt et une heures j’ai commencé à m’inquiéter de ce que je ne voyais paraître personne, de ce qu’on ne venait pas voir si je voulais manger, de ce qu’on ne me portait pas un lit, une chaise et au moins du pain et de l’eau. Je n’avais pas d’appétit, mais il me semblait qu’on ne devait pas le savoir ; je n’avais jamais de ma vie eu la bouche si amère ; je me tenais cependant pour sûr qu’avant la fin du jour quelqu’un paraîtrait ; mais lorsque j’ai entendu sonner les vingt-quatre heures je suis devenu comme un forcené hurlant, frappant des pieds, pestant, et accompagnant de hauts cris tout le vain tapage que mon étrange situation m’excitait à faire. Après plus d’une heure de ce furieux exercice ne voyant personne, n’ayant pas le moindre indice qui m’aurait fait imaginer que quelqu’un pût avoir entendu mes fureurs, enveloppé de ténèbres j’ai fermé la grille, craignant que les rats ne sautassent dans le cachot. Je me suis jeté étendu sur le plancher ayant enveloppé mes cheveux dans un mouchoir. Un pareil impitoyable abandon ne me paraissait pas vraisemblable, quand même on aurait décidé de me faire mourir. L’examen de ce que je pouvais avoir fait pour mériter un traitement si cruel ne pouvait durer qu’un moment car je ne trouvais pas matière pour m’arrêter. En qualité de grand libertin, de hardi parleur, d’homme qui ne pensait qu’à jouir de la vie, je ne pouvais pas me trouver coupable, mais en me voyant malgré cela traité comme tel, j’épargne au lecteur tout ce que la rage, l’indignation, le désespoir m’a fait dire et penser contre l’horrible despotisme qui m’opprimait. La noire colère, cependant, et le chagrin qui me dévorait, et le dur plancher sur lequel j’étais ne m’empêchèrent pas de m’endormir ; ma constitution naturelle avait besoin du sommeil ; et lorsque l’individu qu’elle anime est jeune et sain, elle sait se procurer ce qu’il lui faut sans avoir besoin qu’il y pense.

La cloche de minuit m’a éveillé. Affreux réveil lorsqu’il fait regretter le rien, ou les illusions du sommeil. Je ne pouvais pas croire d’avoir é trois heures sans avoir senti aucun mal. Sans bouger, couché comme j’étais sur mon côté gauche, j’ai allongé le bras droit pour prendre mon mouchoir, que la réminiscence me rendait sûr d’avoir placé là. En allant à tâtons avec ma main, Dieu ! quelle surprise lorsque j’en trouve une autre froide comme glace. L’effroi m’a électrisé depuis la tête jusqu’aux pieds, et tous mes cheveux se hérissèrent. Jamais je n’ai eu dans toute ma vie l’âme saisie d’une telle frayeur, et je ne m’en suis jamais cru susceptible. J’ai certainement é trois ou quatre minutes non seulement immobile, mais incapable de penser. Rendu un peu à moi-même je me suis fait la grâce de croire que la main que j’avais cru de toucher n’était qu’un objet de l’imagination ; dans cette ferme supposition j’allonge de nouveau le bras au même endroit, et je trouve la même main, que transi d’horreur, et jetant un cri perçant je serre, et je relâche en retirant mon bras. Je frémis ; mais devenu maître de mon raisonnement, je décide que pendant que je dormais on avait mis près de moi un cadavre ; car j’étais sûr que lorsque je me suis couché sur le plancher il n’y avait rien. Je me figure d’abord le corps de quelque innocent malheureux, et peut-être mon ami qu’on avait étranglé, et qu’on avait ainsi placé près de moi pour que je trouvasse à mon réveil devant moi l’exemple du sort auquel je devais m’attendre. Cette pensée me rend féroce ; je porte pour la troisième fois mon bras à la main, je m’en saisis, et je veux dans le même moment me lever pour tirer à moi le cadavre, et me rendre certain de toute l’atrocité de ce fait ; mais voulant m’appuyer sur mon coude gauche la même main froide que je tenais serrée devient vive, se retire, et je me sens dans l’instant avec ma grande surprise convaincu que je ne tenais dans ma main droite autre main que ma gauche, qui percluse et engourdie avait perdu mouvement, sentiment et chaleur, effet du lit tendre, flexible et douillet sur lequel mon pauvre individu reposait.

Cette aventure, quoique comique, ne m’a pas égayé. Elle m’a au contraire donné sujet aux réflexions les plus noires. Je me suis aperçu que j’étais dans un endroit où si le faux paraissait vrai, les réalités devaient paraître des songes ; où l’entendement devait perdre la moitié de ses privilèges ; où la fantaisie altérée devait rendre la raison victime ou de l’espérance chimérique, ou de l’affreux désespoir. Je me suis d’abord mis sur mes gardes pour tout ce qui concernait cet article ; et j’ai pour la première fois de ma vie à l’âge de trente ans appelé à mon secours la philosophie dont j’avais tous les germes dans l’âme, et dont il ne m’était pas encore arrivé l’occasion d’en faire cas ni usage. Je crois que la plus grande partie des hommes meurent sans avoir jamais pensé. Je me suis tenu sur mon séant jusqu’à huit heures ; les crépuscules du nouveau jour paraissaient ; le soleil devait se lever à neuf heures et un quart ; il me tardait de voir ce jour ; un pressentiment que je tenais pour infaillible m’assurait qu’on me renverrait chez moi ; je brûlais des désirs de vengeance que je ne me dissimulais pas. Il me paraissait d’être à la tête du peuple pour exterminer le gouvernement, et pour massacrer les aristocrates ; tout devait être pulvérisé ; je ne me contentais pas d’ordonner à des bourreaux le carnage de mes oppresseurs, mais c’était moi-même qui devais en exécuter le massacre. Tel est l’homme ; et il ne se doute pas que ce qui tient ce langage dans lui n’est pas sa raison, mais sa plus grande ennemie, la colère.

J’ai attendu moins de ce que je m’étais disposé à attendre ; et voilà un premier motif de calme de fureur. À huit heures et demie, le profond silence de ces lieux, enfer de l’humanité vivante, fut rompu par le glapissement des verrous aux vestibules des corridors qu’il fallait er pour parvenir à mon cachot. J’ai vu le geôlier devant ma grille qui me demanda si j’avais eu le temps de penser à ce que je voulais manger. On est bien heureux, lorsque l’insolence d’un infâme se met sous le masque de la raillerie. Je lui ai répondu que je voulais une soupe aux ris, du bouilli, du rôti, du pain, de l’eau et du vin. J’ai vu le butor étonné de ne pas entendre les plaintes auxquelles il s’attendait. Il s’en alla ; mais il revint un quart d’heure après me dire qu’il s’étonnait que je ne voulusse pas avoir un lit, et tout ce qu’il me fallait puisque, me dit-il,

— Si vous vous flattez qu’on ne vous fait mettre ici que pour une nuit, vous vous trompez.

— Portez-moi donc tout ce que vous me croyez nécessaire.

— Où faut-il que j’aille ? Voilà un crayon et du papier. Écrivez-moi tout.

Je lui ai indiqué par écrit l’endroit où il devait aller me chercher un lit, chemises, bas, robe de chambre, pantoufles, bonnets, fauteuil, table, peignes, miroirs, rasoirs, mouchoirs, mes livres que Messer Grande m’avait pris, encre et plumes et papier. À la lecture que je lui ai faite de ces articles, car le maraud ne savait pas lire, il me dit de rayer livres, encre, papier, miroir, rasoir, car tout cela était défendu sous les plombs par institution, et il me demanda de l’argent pour m’acheter le dîner. J’avais trois sequins, et je lui en ai donné un. Il sortit du galetas et je l’ai entendu partir une heure après. Dans cette heure, comme je l’ai su dans la suite, il a servi sept autres prisonniers qui étaient retenus là-haut dans des cachots éloignés les uns des autres, pour leur empêcher toute communication.

Vers midi le geôlier parut suivi de cinq archers destinés à servir les prisonniers d’État. Il ouvrit le cachot pour introduire les meubles que j’avais ordonnés, et mon dîner. On plaça le lit dans l’alcôve, on mit mon dîner sur une petite table. Mon couvert consista dans une cuiller d’ivoire qu’il avait achetée avec mon argent, fourchette et couteau étaient défendus comme tout outil de métal.

— Ordonnez, me dit-il, ce que vous voulez manger demain, parce que je ne peux venir ici qu’une fois par jour au lever de l’aurore. L’illustrissime secrétaire m’a ordonné de vous dire qu’il vous enverra des livres convenables, puisque ceux que vous désirez avoir sont défendus.

— Remerciez-le de la grâce qu’il m’a faite de me mettre seul.

— Je ferai votre commission, mais vous faites mal à vous moquer ainsi.

— Je ne me moque pas, car il vaut mieux, ce me semble, être seul qu’avec les scélérats qui doivent être ici.

— Comment Monsieur ! des scélérats ? J’en serais bien fâché. Il n’y a ici que d’honnêtes gens, qu’il faut cependant séparer de la société par des raisons que leurs seules Excellences savent. On vous a mis tout seul pour vous punir davantage, et vous voulez que je remercie de votre part ?

— Je ne savais pas cela.

Cet ignorant avait raison, et je ne m’en suis que trop aperçu quelques jours après. J’ai reconnu qu’un homme enfermé tout seul, et mis dans l’impossibilité de s’occuper, seul dans un endroit presque obscur, où il ne voit, ni ne peut voir qu’une fois par jour celui qui lui porte à manger et où il ne peut pas marcher se tenant droit, est le plus malheureux des mortels. Il désire l’enfer, s’il le croit, pour se voir en compagnie. Je suis parvenu là-dedans à désirer celle d’un assassin, d’un fou, d’un malade puant, d’un ours. La solitude sous les plombs désespère ; mais pour le savoir il faut en avoir fait l’expérience. Si le prisonnier est un homme de lettres, qu’on lui donne une écritoire et du papier, et son malheur diminue de neuf dixièmes.

Après le départ du geôlier j’ai mis la table près du trou pour me procurer un peu de lumière, et je me suis assis pour dîner à la petite lueur qui venait de la lucarne ; mais je n’ai pu avaler qu’un peu de soupe. À jeun depuis quarante-cinq heures, il n’est pas étonnant si j’étais malade. J’ai é la journée sans fureur sur mon fauteuil, désirant le lendemain, et m’accommodant l’esprit à la lecture des livres qu’on m’avait fait la grâce de me promettre. J’ai é la nuit sans dormir au désagréable bruit que les rats faisaient dans le galetas, et en compagnie de l’horloge de St-Marc qu’au son des heures il me paraissait d’avoir dans ma chambre. Une espèce de tourment dont je trouverai dans mes lecteurs peu de juges me faisait une peine insoutenable ; c’était un million de puces qui s’en donnaient à cœur joie sur tout mon corps, avides de mon sang et de ma peau qu’elles perçaient avec un acharnement dont je n’avais point d’idée ; ces maudits insectes me donnaient des convulsions, me causaient des contractions spasmodiques, et m’empoisonnaient le sang.

À la pointe du jour, Laurent, c’était le nom du geôlier, parut, fit faire mon lit, balayer, nettoyer, et un de ses sbires me présenta de l’eau pour me laver. Je voulais sortir dans le galetas, mais Laurent me dit que cela n’était pas permis. Il me donna deux gros livres, que je me suis abstenu d’ouvrir, n’étant point sûr de pouvoir modérer un premier mouvement d’indignation qu’ils auraient peut-être pu me ca et que l’espion aurait référé. Après m’avoir laissé ma mangeaille, et m’avoir coupé deux citrons, il partit.

Après avoir vite mangé ma soupe pour la manger chaude, j’ai mis un livre contre la lumière qui venait de la lucarne au trou, et j’ai vu qu’il me serait facile de lire. Je regarde le titre, et je vois La Cité mystique de Sœur Marie de Jésus appelée d’Agrada. Je n’en avais aucune idée. Le second était d’un jésuite dont j’ai oublié le nom[18]. Il établissait une nouvelle adoration particulière directe au cœur de Notre-S. J. C. De toutes les parties humaines de notre divin médiateur, c’était celle-là que selon cet auteur on devait particulièrement adorer ; idée singulière d’un fou ignorant, dont la lecture me révolta à la première page, car le cœur ne me paraissait pas un viscère plus respectable du poumon. La cité mystique m’intéressa un peu.

J’ai lu tout ce que l’extravagance de l’imagination échauffée d’une vierge espagnole extrêmement dévote, mélancolique, enfermée dans un couvent, ayant des directeurs de conscience ignorants et flatteurs, pouvait enfanter. Toutes ses visions chimériques et monstrueuses étaient décorées du nom de révélations ; amoureuse et amie très intime de la Sainte Vierge, elle avait reçu ordre de DIEU qui lui étaient nécessaires et que personne ne pouvait avoir lues nulle part, lui avaient été fournies par le Saint-Esprit.

Elle commençait donc l’histoire de la mère de DIEU non pas du moment de sa naissance, mais de celui de sa très immaculée conception dans le ventre de sainte Anne. Cette Sœur Marie d’Agrada était supérieure d’un couvent de Cordelières fondé par elle-même chez elle. Après avoir narré en détail tout ce que sa grande héroïne faisait dans les neuf mois avant sa naissance, elle dit qu’à l’âge de trois ans elle balayait sa maison, aidée par neuf cents domestiques tous anges, que Dieu lui avait destinés, commandés en personne par leur propre prince Michel, qui allait et venait d’elle à Dieu, et de Dieu à elle pour leurs réciproques ambassades. Ce qui frappe dans ce livre est l’assurance où le lecteur judicieux doit se trouver qu’il n’y a rien que l’auteur plus que fanatique puisse avoir cru d’avoir inventé ; l’invention ne peut pas aller jusque-là ; tout est dit de bonne foi ; ce sont des visions d’une cervelle sublimée qui sans aucune ombre d’orgueil, ivre de DIEU, croit de ne révéler autre chose que ce que le Saint-Esprit lui dicte. Ce livre était imprimé avec la permission de l’inquisition. Je ne pouvais revenir de mon étonnement. Bien loin que cet ouvrage augmenta ou excita dans mon esprit une ferveur, ou un zèle de religion, il me tenta de traiter de fabuleux tout ce que nous avons de mystique et de dogmatique aussi.

Le caractère de ce livre traîne avec lui des conséquences. Un lecteur d’un esprit plus susceptible et plus attaché que le mien au merveilleux, risque en le lisant de devenir visionnaire et graphomane comme cette vierge. La nécessité de m’occuper à quelque chose m’a fait er une semaine sur ce chef-d’œuvre d’un esprit exalté qui forge ; je n’en disais rien au sot geôlier ; mais je n’en pouvais plus. D’abord que je m’endormais je m’apercevais de la peste que sœur d’Agrada avait communiquée à mon esprit affaibli par la mélancolie et par la mauvaise nourriture. Mes rêves extravagants me faisaient rire, lorsque éveillé je les récapitulais, puisqu’il me venait envie de les écrire, et si j’avais eu le nécessaire, j’aurais peut-être produit là-haut un ouvrage encore plus fou que celui que M. Cavalli m’avait envoyé. Depuis ce temps-là j’ai vu combien se trompent ceux qui attribuent à l’esprit de l’homme une certaine force ; elle n’est que relative, et l’homme qui s’étudierait bien ne trouverait en lui-même que faiblesse. J’ai vu que quoiqu’il arrive rarement que l’homme devienne fou, il est pourtant vrai que la chose est facile. Notre raison est comme la poudre à canon, qui quoiqu’il soit très facile de l’enflammer, elle ne s’enflamme cependant jamais à moins qu’on ne lui mette le feu ; ou comme un verre à boire qui ne se casse jamais à moins qu’on ne le casse. Le livre de cette Espagnole est ce qu’il faut pour faire devenir fou un homme ; mais pour que ce poison fasse l’effet, il faut le mettre seul sous les plombs, et le priver de toute autre occupation.

Dans le mois de novembre 1767 en allant de Pamplune à Madrid, Andrea Capello mon voiturier s’arrêta pour dîner à une ville de la vieille Castille, dont considérant la tristesse et la laideur, il me vint envie d’en savoir le nom. Oh ! que j’ai ri quand on m’a dit que c’était Agreda ! C’est donc ici, me dis-je, que la tête de cette sainte folle est accouchée du chef-d’œuvre ; que si je n’avais eu jamais à faire avec M. Cavalli je n’aurais jamais connu ! Un vieux prêtre, qui conçut de moi la plus haute estime, d’abord que je l’ai interrogé sur l’existence de cette heureuse amie de la mère de son créateur, me montra le lieu même où elle avait écrit, m’assurant que le père, la mère et la sœur de la divine biographe avaient tous été saints. Il me dit, et c’était vrai, que l’Espagne sollicitait à Rome sa canonisation avec celle du vénérable Pallafox. Ce fut peut-être cette cité mystique qui donna le talent au père Malagrida d’écrire la vie de sainte Anne, que le Saint-Esprit lui dicta aussi ; mais le pauvre jésuite dut en souffrir le martyre ; raison plus forte pour lui procurer la canonisation lorsque la Compagnie ressuscitera, et retournera dans son ancienne splendeur.

Au bout de neuf à dix jours je n’ai eu plus d’argent. Laurent me demanda où il devait aller en prendre, et je lui ai répondu laconiquement : nulle part. Ce qui déplaisait à cet homme ignorant, avide, et bavard était mon silence. Le lendemain il me dit que le Tribunal m’assignait cinquante sous par jour, dont il devait être le caissier, et dont il me rendrait compte tous les mois, et ferait l’usage que je lui prescrirais de mes épargnes. Je lui dis de me porter deux fois par semaine la Gazette de Leide et il me répondit que ce n’était pas permis. Soixante et quinze livres par mois étaient plus qu’il ne me fallait, puisque je ne pouvais plus manger. L’extrême chaleur, et l’inanition causée par défaut de nourriture m’avaient énervé. C’était le temps de la pestilentielle canicule ; la force des rayons du soleil qui dardaient sur les plombs qui couvraient le toit de ma prison, me tenait comme dans une étuve : la sueur qui filtrait de mon épiderme ruisselait sur le plancher à droite et à gauche de mon fauteuil, où je me tenais tout nu.

N’étant en quinze jours que j’étais là jamais allé à la selle, j’y fus et j’ai cru de mourir des douleurs, dont je n’avais pas idée. Elles venaient d’hémorroïdes internes. C’est là que j’ai gagné cette cruelle maladie, dont je ne suis plus guéri ; ce souvenir qui me rappelle de temps en temps la cause, ne vaut rien pour me la faire chérir. Si la physique ne nous apprend pas des remèdes pour guérir de plusieurs maux, elle nous fournit du moins des moyens sûrs d’en acquérir. Cette maladie cependant m’a procuré des compliments en Russie ; on en fait cas au point que je n’osais pas m’en plaindre lorsque j’y fus dix ans après. Il m’est arrivé la même chose à Constantinople, lorsque j’avais un rhume de cerveau, et que je m’en plaignais en présence d’un Turc ; il ne disait rien, mais il pensait en lui-même qu’un chien comme moi en était indigne.

Des violents frissons me firent connaître dans le même jour que j’étais assailli par la fièvre. J’ai gardé le lit, et le lendemain je n’en ai rien dit ; mais le surlendemain lorsque Laurent trouva encore tout le manger intact, il me demanda comment je me portais.

— Fort bien.

— Non monsieur, car vous ne mangez pas. Vous êtes malade, et vous verrez la magnificence du Tribunal qui vous fournira gratis médecin, médecines, médicaments et chirurgien.

Trois heures après je l’ai vu sans aucun satellite avec une bougie à la main précédant un grave personnage dont la physionomie imposante me montra le médecin. J’étais dans l’ardeur de la fièvre qui depuis trois jours me brûlait le sang. Il m’interrogea, et je lui ai répondu qu’au confesseur et au médecin je ne parlais jamais que sans témoins. Il dit à Laurent de sortir. Laurent ne voulut pas, et le docteur partit en me disant que j’étais en danger de mort. C’est ce que je désirais. Je sentais aussi quelque satisfaction dans une démarche qui pouvait démontrer aux impitoyables tyrans qui me tenaient là leur procédé inhumain.

Quatre heures après j’ai entendu le bruit des verrous. Le médecin entra tenant lui-même un flambeau à la main, et Laurent resta dehors. J’étais dans la plus grande langueur qui me procurait un véritable repos. Un vrai malade est exempt du tourment de l’ennui. J’étais charmé de voir cet infâme dehors, que je ne pouvais souffrir après l’explication qu’il m’avait faite du collier de fer.

Dans un petit quart d’heure j’ai informé le docteur de tout.

— Si vous voulez, me dit-il, recouvrer la santé il faut bannir la tristesse.

— Écrivez m’en la recette, et portez-la au seul apothicaire qui peut en faire la manipulation. M. Cavalli est le mauvais physicien qui m’a donné le Cœur de Jésus et la Cité mystique.

— Ces deux drogues peuvent fort bien vous avoir donné la fièvre et les hémorroïdes ; je ne vous abandonnerai pas.

Il s’en alla après m’avoir fait lui-même une fort longue limonade, dont il me pria de boire souvent. J’ai é la nuit assoupi, et rêvant des extravagances mystiques.

Le lendemain deux heures plus tard que d’ordinaire je l’ai vu avec Laurent, et un chirurgien qui me saigna. Il me laissa une médecine qu’il me dit de prendre le soir, et une bouteille de bouillon.

— J’ai obtenu, me dit-il, la permission de vous faire transporter dans le galetas, où la chaleur n’est pas si grande qu’ici où l’air étouffe.

— Je renonce à cette grâce, car j’abhorre les rats que vous ne connaissez pas, et qui certainement viendraient dans mon lit.

— Quelle misère ! J’ai dit à M. Cavalli qu’il a risqué de vous tuer avec ses livres, et il m’a dit de les lui rendre, et à leur place il vous donne Boèce. Le voici.

— C’est un auteur qui vaut mieux que Sénèque, et je vous remercie.

— Je vous laisse une seringue et de l’eau d’orge ; amusez-vous avec des clystères.

Il me fit quatre visites et il me tira d’affaires ; mon appétit revint. Au commencement de septembre je me portais bien. Je n’endurais autre mal réel qu’une extrême chaleur, les puces et l’ennui, car je ne pouvais pas toujours lire Boèce. Laurent me dit que j’avais la permission de sortir du cachot pour me laver, en attendant qu’on faisait mon lit, et qu’on balayait, seul moyen de diminuer les puces qui me dévoraient. Ce fut une grâce. Je profitai de ces huit à dix minutes pour me promener avec violence : les rats épouvantés n’osaient pas se montrer. Le même jour que Laurent me permit ce soulagement, il me rendit compte de mon argent. Il se trouva mon débiteur de vingt-cinq ou trente livres qu’il ne m’était pas permis de mettre dans ma bourse. Je les lui ai laissées, lui disant de me faire célébrer des messes. Il me remercia d’un style comme si c’était lui-même le prêtre qui devait les dire. J’en ai usé ainsi tous les mois, et je n’ai jamais vu de quittances d’aucun prêtre ; il est certain que tout ce que Laurent put faire de moins injuste fut de s’approprier mon argent, et de dire mes messes lui-même au cabaret.

J’ai poursuivi dans cet état me flattant tous les jours d’être renvoyé chez moi ; je ne me couchais jamais sans une espèce de certitude qu’on viendrait le lendemain me dire que j’étais libre ; mais lorsque toujours frustré dans mon espoir, je réfléchissais qu’on aurait pu me fixer un terme, je décidais que ce ne pouvait pas être plus tard qu’au 1er d’octobre jour où commençait le règne des nouveaux Inquisiteurs. Ma prison donc selon moi devait durer tant que les Inquisiteurs actuels dureraient, et c’était la raison que je n’avais jamais vu le secrétaire qui, si cela n’était pas décidé, serait venu m’examiner, me convaincre de mes crimes, m’annoncer ma condamnation ; cela me paraissait infaillible, parce que naturel ; mauvais argument sous les plombs où rien ne peut être selon la nature. Je me figurais que les Inquisiteurs devaient avoir reconnu dans mon innocence leur injustice, et qu’ainsi ils ne me tenaient là que pour la forme, et en grâce de leur réputation ; mais qu’ils devaient absolument me remettre en liberté à la fin de leur règne. Je me sentais même en état de leur pardonner, et d’oublier l’injure qu’ils m’avaient faite. Comment, me disais-je, pourraient-ils me laisser ici à l’arbitre de leurs successeurs auxquels ils n’auraient pu communiquer rien de suffisant à me faire condamner ? Je trouvais impossible qu’ils eussent pu me condamner et écrire ma sentence sans me la communiquer, et m’en avoir dit la raison. Mon droit me paraissait incontestable, et je raisonnais ainsi en conséquence ; mais ce raisonnement n’avait pas lieu vis-à-vis des règles d’un Tribunal qui se distingue de tous les tribunaux légaux de tous les gouvernements de la terre. Quand ce Tribunal procède contre un délinquant il est déjà sûr qu’il l’est ; quel besoin a-t-il donc de lui parler ? Et quand il l’a condamné, quelle nécessité a-t-il de lui donner la mauvaise nouvelle de sa sentence ? Son consentement n’est pas nécessaire ; il vaut mieux, dit-on, de le laisser espérer ; si on lui en rendait compte il ne resterait pas pour cela en prison une seule heure de moins ; celui qui est sage ne rend compte de ses affaires à personne ; et les affaires du Tribunal vénitien ne sont que celles de juger et condamner ; le coupable est une machine qui n’a pas besoin de s’en mêler pour coopérer à la chose ; c’est un clou qui pour entrer dans une planche n’a besoin que des coups de marteau.

Je savais en partie ces usages du colosse dont j’étais sous les pieds ; mais il y a sur la terre des choses qu’on ne peut jamais dire de bien savoir que lorsqu’on en a fait l’expérience. Si entre mes lecteurs s’en trouve quelqu’un auquel ces règles semblent injustes, je lui pardonne parce que vraiment elles n’en ont pas mal l’apparence ; mais il doit savoir qu’étant d’institution, elles deviennent nécessaires parce qu’un Tribunal de cette trempe ne saurait subsister que par elles. Ceux qui les tiennent en vigueur sont des sénateurs choisis entre les plus qualifiés et reconnus pour les plus vertueux.

[…][19] Le dernier de septembre j’ai é la nuit sans pouvoir dormir ; j’étais impatient de voir paraître le nouveau jour, car je me sentais sûr d’être mis en liberté. Les impitoyables qui m’avaient fait mettre là avaient terminé leur règne. Mais le jour parut, Laurent vint me porter à manger, et ne m’annonça rien de nouveau. J’ai é cinq ou six jours dans la rage, dans le désespoir. J’ai cru qu’il se pouvait que par des raisons que je ne pouvais pas deviner, on eût décidé de me tenir là pour tout le reste de mes jours. Cette idée affreuse me fit rire, car je savais d’être le maître de n’y rester que très peu de temps d’abord que j’eusse pris le parti de me procurer la liberté au risque de ma vie. Ou l’on m’aurait tué, ou j’en serais venu à bout.

Deliberata morte ferocior[20] ce fut au commencement de novembre que j’ai formé le projet de sortir par force d’un lieu où on me tenait par force ; cette pensée devint mon unique. J’ai commencé à chercher, à inventer, à examiner cent moyens de venir à bout d’une entreprise qu’avant moi plusieurs pouvaient avoir tentée ; mais que personne ne put conduire à son terme.

Dans ces mêmes jours un événement singulier me fit connaître la misérable situation où mon âme se trouvait.

J’étais debout dans le galetas regardant en haut vers la lucarne ; je voyais également la très grosse poutre. Laurent sortait de mon cachot avec deux de ses gens, lorsque j’ai vu l’énorme poutre non pas branler, mais se tourner vers son côté droit, et se retourner d’abord comme elle était par un mouvement contraire lent et interrompu ; en même temps ayant senti que j’avais perdu mon aplomb, je fus convaincu que ç’avait été une secousse de tremblement de terre, et les archers étonnés dirent la même chose ; me sentant réjoui de ce phénomène je n’ai pas prononcé le mot. Quatre ou cinq secondes après, ce mouvement reparut, et je n’ai pas pu m’empêcher de prononcer ces mots : un altra, un altra gran Dio, ma più forte[21]. Les archers effrayés de ce qui leur sembla impiété d’un désespéré fou et blasphémateur s’enfuirent saisis d’horreur. En m’examinant après, j’ai trouvé que je calculais entre les événements possibles l’écroulement du palais ducal compatible avec le recouvrement de ma liberté ; le palais précipitant devait me jeter sans le moindre détriment sain, sauf et libre sur le beau pavé de la place de St-Marc. C’est ainsi que je commençais à devenir fou. Cette secousse vint du même tremblement de terre qui écrasa dans ces mêmes jours Lisbonne.

CHAPITRE XIII 5r4q73

Divers incidents. Compagnons. Je prépare mon évasion. Changement de cachot.

Pour préparer mon lecteur à bien comprendre ma fuite d’un endroit pareil, il faut que je lui désigne le local. Ces prisons faites pour y tenir les coupables d’État sont positivement dans ce qu’on appelle le grenier du Palais ducal. Son toit n’étant couvert ni d’ardoises, ni de briques, mais de plaques de plomb de trois pieds carrés et épaisses d’une ligne, donne le nom de plombs aux mêmes prisons. On ne peut y entrer que par les portes du palais, ou par le bâtiment des prisons, par où on m’a fait entrer en ant le pont qu’on nomme des Soupirs dont j’ai déjà parlé. On ne peut monter à ces prisons qu’en ant par la salle où les Inquisiteurs d’État s’assemblent ; leur secrétaire en a seul la clef, que le concierge des plombs doit lui remettre, d’abord que du grand matin il a fait son service aux prisonniers. On le fait à la pointe du jour, parce que plus tard les archers allant et venant seraient trop vus dans un endroit qui est rempli de tous ceux qui ont affaire aux chefs du Conseil des Dix, qui siègent tous les jours dans la salle contiguë appelée la bussola par où les archers doivent nécessairement er.

Les prisons se trouvent divisées sous l’éminence des deux faces opposées du palais. Trois sont au couchant dont la mienne était une, et quatre sont au levant. La gouttière au bord du toit de celles qui sont au couchant donne dans la cour du palais ; celle au levant est perpendiculairement sur le canal dit rio di palazzo. De ce côté les cachots sont très clairs, et on peut s’y tenir debout, qualités qui manquaient à la prison où j’étais qu’on appelait il trave[22]. Le plancher de mon cachot était positivement au-dessus du plafond de la salle des Inquisiteurs, où ordinairement ils ne s’assemblent que la nuit après la séance journalière du Conseil des Dix dont tous les trois sont membres.

Informé comme j’étais de tout cela et ayant la parfaite idée topographique du local, la seule voie de me sauver susceptible de réussite qui se présenta à mon jugement fut celle de percer le plancher de ma prison : mais il fallait avoir des instruments, chose difficile dans un lieu où toute correspondance au-dehors était défendue, où on ne permettait ni visites, ni commerce épistolaire avec personne. N’ayant point d’argent pour séduire un archer je ne pouvais compter sur aucun. En supposant que le geôlier et les deux satellites qui l’accompagnaient eussent eu la complaisance de se laisser étrangler, car je n’avais pas des armes, un autre archer se tenait à la porte de la galerie fermée qu’il n’ouvrait que lorsque le camarade qui voulait sortir lui donnait le mot de e. La seule pensée qui m’occupait était celle de m’enfuir, et ne trouvant pas dans Boèce le moyen je ne le lisais plus. J’y pensais toujours parce que j’étais certain de ne pouvoir le trouver qu’à force d’y penser. J’ai toujours cru que lorsqu’un homme se met dans la tête de venir à bout d’un projet quelconque, et qu’il ne s’occupe que de cela, il doit y parvenir, malgré toutes les difficultés ; cet homme deviendra grand vizir, il deviendra pape, il culbutera une monarchie pourvu qu’il s’y prenne de bonne heure ; car l’homme arrivé à l’âge méprisé par la Fortune, ne parvient plus à rien, et sans son secours on ne peut rien espérer. Il s’agit de compter sur elle, et en même temps de défier ses revers. Mais c’est un calcul politique des plus difficiles.

À la moitié de novembre Laurent me dit que Messer Grande avait entre ses mains un détenu, et que le secrétaire Businello nouveau circospetto lui avait ordonné de le mettre dans le plus mauvais de tous les cachots, et que par conséquent c’était avec moi qu’il allait le mettre : il m’assura que lui ayant représenté que j’avais regardé comme une grâce celle d’avoir été mis tout seul, il lui avait répondu que je devais être devenu plus sage en quatre mois que j’étais là. Cette nouvelle ne me fit pas de peine, et je n’ai pas trouvé désagréable celle qui m’annonçait le changement de secrétaire. Ce M. Pierre Businello était un brave homme que j’avais connu à Paris, lorsqu’il allait à Londres en qualité de Résident de la République.

Une heure après la cloche de Terza j’ai entendu le sifflement des verrous, et j’ai vu Laurent suivi de deux archers qui tenaient avec des menottes un jeune homme qui pleurait. On l’enferma chez moi, et on s’en alla sans dire le moindre mot. J’étais sur mon lit, où il ne pouvait pas me voir. Sa surprise m’amusa. Ayant le bonheur d’avoir une taille de cinq pieds il se tenait debout en regardant attentif mon fauteuil qu’il devait croire à son propre usage. Il voit sur la hauteur d’appui de la grille Boèce. Il essuie ses pleurs, l’ouvre et le rejette avec dépit, révolté peut-être d’avoir vu du latin. Il va à la gauche du cachot, et il s’étonne de trouver des hardes ; il s’approche de l’alcôve, il croit voir un lit ; il allonge la main, il me touche et il me demande pardon ; je lui dis de s’asseoir ; et voilà notre connaissance faite.

— Qui êtes-vous ? lui dis-je.

— Je suis de Vicence, je m’appelle Maggiorin, mon père est cocher dans la maison Poggiana, il m’a tenu à l’école jusqu’à l’âge de onze ans, où j’ai appris à lire et à écrire, puis je suis entré dans la boutique d’un perruquier, où en cinq ans j’ai appris à bien peigner. Je suis entré valet de chambre chez le comte XX. Deux ans après sa fille unique sortit du couvent, et en la peignant je suis devenu amoureux d’elle comme elle de moi. Après nous être donné la foi de mariage nous nous abandonnâmes à la nature, et la comtesse qui a dix-huit ans comme moi devint grosse. Une servante de la maison fort dévote découvrit notre intelligence et la grossesse de la comtesse, et elle lui dit qu’elle était obligée en conscience de découvrir tout à son père ; mais ma femme sut l’engager à se taire en l’assurant que dans la semaine elle lui ferait dire le tout par son confesseur. Mais au lieu d’aller à confesse elle m’avertit de tout, et nous nous déterminâmes à partir. Elle s’est emparée d’une bonne somme d’argent, et de quelques diamants de feu sa mère, et nous devions partir la nuit pour aller à Milan ; mais après dîner le comte m’appela, et me donnant une lettre il me dit que je devais partir d’abord pour la remettre en main propre de la personne ici à Venise à laquelle elle était adressée. Il me parla avec tant de bonté, et si tranquillement que je n’aurais jamais pu soupçonner ce qui m’est arrivé. Je suis allé prendre mon manteau et en ant j’ai dit adieu à ma femme, en l’assurant que le cas était innocent, et qu’elle me verrait de retour le lendemain. Elle s’est évanouie. D’abord arrivé ici j’ai porté la lettre à la personne qui me fit attendre pour faire la réponse, après l’avoir reçue je suis allé au cabaret pour manger un morceau, et pour partir d’abord après pour Vicence. Mais en sortant du cabaret les archers m’ont pris, et m’ont conduit à la garde ; j’y suis resté jusqu’à ce moment qu’ils m’ont conduit ici. Je crois, monsieur, que je peux considérer la jeune comtesse comme ma femme.

— Vous vous trompez.

— Mais la nature.

— La nature si on l’écoute mène l’homme à faire des sottises jusqu’à ce qu’on le mette sous les plombs.

— Je suis donc sous les plombs ?

— Comme moi.

Il commença à pleurer à chaudes larmes. C’était un très joli garçon, sincère, honnête, et amoureux à outrance, et je pardonnais en moi-même à la comtesse, en condamnant l’imprudence du père qui pouvait la faire peigner par une femme. Dans ses pleurs et dans ses plaintes il ne parlait que de sa pauvre comtesse, il me faisait la plus grande pitié. Il croyait qu’on retournerait pour lui porter un lit, et à manger, mais je l’ai désabusé, et j’ai deviné. Je lui ai donné à manger, mais il n’a pu rien avaler. Il a toute la journée en ne se plaignant jamais de son sort que par rapport à sa maîtresse qu’il ne pouvait soulager, et qu’il ne pouvait pas se figurer ce qu’elle deviendrait. Elle était déjà vis-à-vis de moi plus que justifiée, et j’étais sûr que si les Inquisiteurs s’étaient trouvés invisibles dans mon cachot présents à tout ce que ce pauvre garçon m’a dit, ils l’auraient non seulement renvoyé, mais marié avec sa maîtresse sans faire attention ni aux lois, ni aux usages ; et ils auraient peut-être fait enfermer le comte père, qui avait mis la paille près du feu. Je lui ai donné ma paillasse car malgré qu’il fût propre je devais craindre les rêves d’un jeune homme amoureux. Il ne connaissait ni la grandeur de sa faute, ni le besoin que le comte avait qu’on lui donnât une punition secrète pour sauver l’honneur de sa famille.

Le lendemain on lui porta une paillasse, et un dîner de quinze sous que le Tribunal lui ait par charité. J’ai dit au geôlier que mon dîner suffisait pour tous les deux, et qu’il pouvait employer ce que le Tribunal ait à ce garçon pour lui faire célébrer trois messes par semaine. Il s’en chargea volontiers, il lui fit compliment de ce qu’il était avec moi, et il nous dit que nous pouvions nous promener dans le galetas pour une demi-heure. J’ai trouvé cette promenade excellente pour ma santé, et pour mon projet de fuite, qui ne parvint à sa maturité qu’onze mois après. Au bout de ce repaire de rats j’ai vu une quantité de vieux meubles jetés sur le plancher à droite et à gauche de deux caisses, et devant un grand tas de cahiers. J’en ai pris dix à douze pour m’am à les lire. C’était des procès tous criminels dont j’ai trouvé la lecture très divertissante, car il m’était permis de lire ce qui dans son temps dut avoir été très secret. J’ai vu des réponses singulières à des interrogations suggestives sur des séductions de vierges, des galanteries poussées trop loin par des hommes employés à des conservatoires de filles, des faits vis-à-vis des confesseurs qui avaient abusé de leur pénitente, des maîtres d’école convaincus de pédérastie, et des tuteurs qui avaient trompé leurs pupilles ; il y en avait d’anciens de deux et trois siècles, dont le style et les mœurs me procurèrent quelques heures de plaisir. Entre les meubles qui étaient par terre j’ai vu une bassinoire, une chaudière, une pelle à feu, des pincettes, des vieux chandeliers, des pots de terre, et une seringue d’étain. J’ai pensé que quelque illustre prisonnier avait ainsi été distingué par la permission de faire usage de ces meubles. J’ai vu aussi une espèce de verrou tout droit gros comme mon pouce, et long d’un pied et demi. Je n’ai touché à rien de tout cela. Le temps n’était pas encore venu pour jeter des dévolus sur quelque chose.

Mon camarade, un beau matin vers la fin du mois, me fut enlevé. Laurent me dit qu’on l’avait condamné aux prisons appelées les quatre. Elles sont dans l’enceinte du bâtiment des prisons. Elles appartiennent aux Inquisiteurs d’État. Les prisonniers qui sont là ont l’agrément de pouvoir appeler les geôliers quand ils en ont besoin ; elles sont obscures ; mais ils ont une lampe à huile ; tout est marbre, et on n’y craint pas le feu. J’ai su longtemps après que le pauvre Maggiorin y est resté cinq ans, et qu’on l’a après envoyé à Cerigo pour dix. Je ne sais pas s’il y est mort. Il m’a tenu bonne compagnie, et je m’en suis aperçu lorsque étant resté seul je suis retombé dans la tristesse. Le privilège cependant de me promener tous les jours une demi-heure dans le galetas m’est resté. J’ai examiné tout ce qu’il y avait. Un caisson était rempli de beau papier, de cartons, de plumes d’oie non taillées, et de pelotons de ficelle ; l’autre était cloué. Un morceau de marbre noir, poli, épais d’un pouce, long de six, et large de trois intéressa ma vue ; je l’ai pris sans aucun dessein, et je l’ai placé sous mes chemises dans le cachot.

Huit jours après le départ de Maggiorin, Laurent me dit qu’il y avait apparence que j’aurais un nouveau camarade. Cet homme, qui au fond n’était qu’un bavard, commença à s’impatienter de ce que je ne lui faisais aucune question. Son devoir était de ne pas l’être, et ne pouvant pas faire parade avec moi de sa réserve, il s’imagina que je ne l’interrogeais jamais, parce que je supposais qu’il ne savait rien ; son amour-propre se trouva lésé, et pour me faire voir que je me trompais, il commença à jaser non interrogé.

Il me dit qu’il croyait que j’aurais souvent des nouvelles visites, car les autres six cachots contenaient tous deux personnes qui n’étaient point faites pour être envoyées aux quatre. Après une longue pause, voyant que je ne lui demandais pas ce que c’était que cette distinction, il me dit qu’aux quatre il y avait pêle-mêle toutes sortes de gens, dont la condamnation, quoique à eux non connue, était écrite : il poursuivit à me dire que ceux qui étaient comme moi sous les plombs, confiés à lui, étaient tous des personnes de la plus grande distinction, et criminels de ce qu’il était impossible que les curieux devinassent.

— Si vous saviez, monsieur, quels sont les compagnons de votre sort ! Vous vous étonneriez, car il est vrai qu’on dit que vous êtes un homme d’esprit ; mais vous me pardonnerez… Vous savez que ce n’est rien qu’avoir de l’esprit pour être traité ici… Vous m’entendez… cinquante sous par jour c’est quelque chose… on donne trois livres à un citoyen, quatre à un gentilhomme, et huit à un comte étranger : je dois le savoir je pense, car tout e par mes mains.

Ici il me fit son propre éloge tout composé de qualités négatives :

— Je ne suis ni voleur, ni traître, ni menteur, ni avare, ni méchant, ni brutal comme tous mes prédécesseurs, et quand j’ai bu une pinte de plus je deviens meilleur ; si mon père m’avait envoyé à l’école, j’aurais appris à lire et à écrire, et je serais peut-être Messer Grande ; mais ce n’est pas ma faute. M. André Diedo m’estime, et ma femme qui n’a que vingt-quatre ans, et qui vous fait tous les jours à manger, va lui parler quand elle veut, et il la fait entrer sans façon, même quand il est au lit, grâce qu’il ne fait à aucun sénateur. Je vous promets que vous aurez avec vous tous les nouveaux débarqués, quoique toujours pour peu de temps, car d’abord que le secrétaire a relevé de leur propre bouche ce qu’il lui importe de savoir, il les envoie à leur destination ou aux quatre, ou à quelque fort, ou au Levant, ou, s’ils sont étrangers, aux confins de l’État, car le gouvernement ne se croit pas le maître de disposer des sujets des autres princes sommairement, à moins qu’ils ne soient à son service. La clémence du Tribunal, monsieur, est sans exemple ; et il n’y en a aucun autre au monde qui procure à ses prisonniers plus de douceurs ; on trouve cruel qu’il ne permette ni écrire, ni recevoir des visites, et c’est fou, car écrire et recevoir du monde est une perte de temps ; vous me direz que vous n’avez rien à faire, mais nous ne pouvons pas dire cela nous autres.

Voilà à peu près la première harangue dont ce bourreau m’a honoré, et qui, au vrai, m’amusa. J’ai vu que cet homme un peu moins bête aurait été plus méchant. J’ai décidé de tirer parti de sa bêtise.

Le lendemain on m’amena le nouveau camarade qu’on traita le premier jour comme on avait traité Maggiorin. J’ai appris qu’il me fallait avoir une autre cuiller d’ivoire, car le premier jour on laissait le nouveau venu sans manger ; c’était à moi à le traiter.

Cet homme, auquel je me suis d’abord montré, me fit une profonde révérence. Ma barbe, qui avait déjà quatre pouces de longueur, en imposait plus encore que ma taille. Laurent me prêtait souvent des ciseaux pour me faire les ongles des pieds ; mais il m’était défendu de couper ma barbe sous des grandes peines. On se fait à tout.

Mon nouveau venu était un homme de cinquante ans, grand comme moi, un peu courbé, maigre, à grande bouche et longues dents sales ; il avait des petits yeux châtains, et des longs sourcils rouges, une perruque ronde et noire qui puait l’huile, et un habit de gros drap gris. Malgré qu’il ait accepté mon dîner, il fit le réservé ; il ne me dit pas le mot pour toute la journée, et j’en ai agi de même ; mais il changea de système le lendemain. On lui apporta de bonne heure un lit qui lui appartenait, et du linge dans un sac. Maggiorin sans moi n’aurait pas pu changer de chemise. Le geôlier lui demanda ce qu’il voulait pour son dîner, et de l’argent pour l’acheter.

— Je n’ai pas d’argent.

— Un homme riche comme vous n’a pas d’argent ?

— Je n’ai pas le sou.

— Fort bien. Je m’en vais d’abord vous porter du biscuit de munition une livre et demie, et un pot d’eau excellente. C’est dans l’ordre.

Il le lui porta avant que de partir, et il me laissa avec ce spectre.

Je l’entends soupirer, il me fait pitié, et je romps le silence.

— Ne soupirez pas, monsieur, vous dînerez avec moi ; mais il me semble que vous ayez commis une grande faute en venant ici sans argent.

— J’en ai ; mais il ne faut pas le dire à ces harpies.

— Belle sagacité qui vous condamne au pain et à l’eau ! Puis-je vous demander si vous savez la raison de votre détention ?

— Oui monsieur, je la sais, et pour vous la faire sentir je vais vous dire en peu de mots mon histoire.

— Je m’appelle Sgualdo Nobili. Je suis fils d’un paysan, qui me fit apprendre à écrire et qui à sa mort me laissa sa petite maison, et le peu de terrain qui en dépendait. Ma patrie est le Frioul, une journée loin d’Udine. Un torrent, qu’on appelle Corno et qui trop souvent endommageait ma petite possession, me fit prendre le parti il y a dix ans de la vendre, et de m’établir à Venise. On m’en compta huit mille livres en beaux sequins. J’étais informé que dans la capitale de cette glorieuse République tout le monde jouissait d’une honnête liberté, et qu’un homme industrieux, et qui avait un capital comme le mien, pouvait y vivre fort à son aise en prêtant sur gages. Sûr de mon économie, de mon jugement, et de mon savoir-vivre, je me suis déterminé à faire ce même métier. J’ai loué une petite maison dans le quartier du canal regio, je l’ai meublée, et en vivant tout seul, j’ai vécu deux ans très tranquille, et devenu plus riche de dix mille livres, puisque voulant bien vivre j’en ai dépensé mille pour mon entretien. J’étais sûr de devenir en peu de temps dix fois plus riche. Dans ce temps-là j’ai prêté deux sequins à un Juif sur plusieurs livres bien reliés, entre lesquels j’ai trouvé la Sagesse de Charon. Je n’ai jamais aimé la lecture, je n’avais jamais lu que la doctrine chrétienne ; mais ce livre de la Sagesse me fit voir combien il était heureux de savoir lire. Ce livre, monsieur, que peut-être vous ne connaissez pas est excellent. On connaît quand on l’a lu qu’on n’a pas besoin d’en lire d’autres ; car il contient tout ce qu’il peut importer à l’homme de savoir ; il le purge de tous les préjugés contractés dans l’enfance ; il le délivre des craintes d’une vie future ; il lui ouvre les yeux, il lui montre le chemin du bonheur, et il le rend savant. Procurez-vous cette lecture, et traitez de sots ceux qui vous diront qu’elle est défendue.

À ce discours j’ai connu mon homme, car je connaissais Charon, sans savoir qu’on l’avait traduit. Mais quels sont les livres qu’on ne traduit pas à Venise ? Charon, grand irateur de Montagne, crut d’aller au-delà de son modèle mais il n’est pas parvenu à cela. Il a donné une forme méthodique à plusieurs choses que Montagne couche sans ordre, et qui jetées là par le grand homme ne parurent pas sujettes à censure ; mais Charon prêtre et théologien fut justement condamné. On ne l’a pas beaucoup lu. Le sot Italien qui l’a traduit n’a pas seulement su que la traduction du mot sagesse est Sapienza. Charon eut l’impertinence de donner à son livre le titre de celui de Salomon. Mon camarade poursuivit ainsi :

— Délivré par Charon de scrupules et de toutes les anciennes fausses impressions, j’ai poussé mon commerce de façon qu’en six ans je me suis trouvé maître de neuf mille sequins. Il ne faut pas vous étonner de cela, car dans cette riche ville le jeu, la débauche et la fainéantise mettent tout le monde dans le désordre, et dans le besoin d’argent, et les sages profitent de ce que les fous dissipent.

« Il y a trois ans qu’un comte Seriman fit connaissance avec moi, et qui m’ayant connu pour économe me pria de prendre de lui cinq cents sequins, de les mettre dans mon commerce et de lui donner la moitié de l’utilité. Il n’exigea qu’une simple quittance, dans laquelle je m’engageais de lui remettre la même somme à sa réquisition. Je lui ai donné au bout de l’année soixante et quinze sequins, qui faisaient le quinze pour cent, et il me donna quittance, mais il se montra mécontent. Il avait tort car ayant assez d’argent je ne me suis pas servi du sien pour négocier. La seconde année par pure générosité j’en ai fait de même ; mais nous sommes venus à des mauvaises paroles, de sorte qu’il m’a demandé la restitution de la somme. Je lui ai répondu que j’en rabattrais cent cinquante sequins qu’il avait reçus ; mais s’étant mis en colère il m’intima d’abord une extrajudiciaire exigeant la restitution de toute la somme. Un habile procureur prit ma défense, et sut me gagner deux ans : il y a trois mois qu’on m’a parlé d’un accommodement, et je m’y suis refusé ; mais craignant quelque violence, je me suis adressé à l’abbé Giustiniani, homme d’affaires du marquis de Montallegre ambassadeur d’Espagne, qui me louait une petite maison sur la liste où on est à l’abri des surprises. Je voulais bien rendre au comte Seriman son argent mais je prétendais rabattre cent sequins que j’avais dépensés pour le procès qu’il m’a intenté. Mon procureur fut chez moi il y a huit jours avec celui du comte, et je leur ai fait voir les deux cent cinquante sequins dans une bourse que j’étais prêt à leur donner, et pas le sou davantage. Ils sont partis tous les deux mécontents. Il y a trois jours que l’abbé Giustiniani me fit dire que l’ambassadeur avait trouvé bon de permettre aux Inquisiteurs d’État d’envoyer chez moi leurs gens pour faire une exécution. Je ne savais pas que cela pouvait se faire. J’ai attendu cette visite avec courage après avoir mis tout mon argent en lieu de sûreté. Je n’aurais jamais cru que l’ambassadeur leur aurait permis de s’emparer de moi comme ils firent. À la pointe du jour Messer Grande vint chez moi, et me demanda trois cent cinquante sequins, et à ma réponse que je n’avais pas le sou, il m’enleva ; et me voilà. »

Après cette narration j’ai fait mes réflexions sur l’infâme coquin qu’on avait mis en ma compagnie, et à l’honneur qu’il m’avait fait de me croire un coquin comme lui en me narrant toute l’affaire, et me supposant fait pour l’applaudir. Dans tous les sots propos qu’il me tint trois jours de suite, me citant toujours Charon, j’ai vu la vérité du proverbe : Guardati da colui che non ha letto che un libro solo.[23] Charon l’avait rendu athée, et il s’en vantait sans façon. Le quatrième jour, une heure après Terza, Laurent vint lui dire de descendre avec lui pour parler au Secrétaire. Il s’habilla vite, et au lieu de mettre ses souliers il mit les miens sans que je m’en aperçoive. Il descendit avec Laurent ; il remonta une demi-heure après en pleurant, et il tira hors de ses souliers deux bourses où il avait trois cent cinquante sequins que précédé de Laurent il porta au secrétaire. Il remonta après, et ayant pris son manteau il partit ; Laurent me dit après qu’on l’avait laissé aller. Le lendemain on vint prendre ses hardes. J’ai toujours cru que le secrétaire l’a fait confesser qu’il avait l’argent en lui menaçant la torture, qui en qualité de menace peut être encore bonne à quelque chose.

Le premier de l’année 1756 j’ai reçu des étrennes. Laurent me porta une robe de chambre doublée de renard, une couverture de soie rembourrée de coton, et un sac de peau d’ours pour y mettre les jambes dans le froid qu’il faisait aussi excessif que la chaleur que j’avais endurée dans le mois d’août. En me donnant cela il me dit par ordre du secrétaire que je pouvais disposer de six sequins par mois pour m’acheter tous les livres que je voulais, et la gazette aussi, et que ce présent me venait de M. de Bragadin. J’ai demandé à Laurent le crayon, et j’ai écrit sur un morceau de papier : « Je suis reconnaissant à la pitié du Tribunal et à la vertu de M. de Bragadin. »

Il faut avoir été dans ma situation pour comprendre les sentiments que cette aventure réveilla dans mon âme ; dans le fort de ma sensibilité j’ai pardonné à mes oppresseurs, et j’ai quasi abandonné le projet de m’enfuir, tant l’homme est pliant lorsque le malheur l’accable et l’avilit. Laurent m’a dit que M. de Bragadin s’était présenté aux trois Inquisiteurs, et qu’il leur avait demandé à genoux et en pleurant la grâce de me faire parvenir cette marque de sa constante tendresse si j’étais encore dans le nombre des vivants ; et qu’émus ils n’avaient pas pu la lui ref. J’ai sur-le-champ écrit tous les titres des livres que je voulais.

En me promenant dans le galetas, un beau matin, mes yeux s’arrêtèrent sur le long verrou qui était sur le plancher en le considérant comme arme offensive et défensive : je l’ai pris et porté dans le cachot en le plaçant sous mon habit avec le morceau de marbre noir ; d’abord que je me vis seul, je l’ai reconnu pour une parfaite pierre de touche, puisque après un long frottement d’un bout du verrou contre la pierre j’ai vu sur le même bout une facette.

Devenu curieux de ce rare ouvrage où je me voyais nouveau, et auquel je me trouvais excité par l’espoir de posséder un meuble, qui là-haut devait être très défendu ; poussé aussi par la vanité de réussir à faire une arme sans les instruments nécessaires pour la construire, irrité même par les difficultés, car je devais frotter le verrou presque à l’obscur sur la hauteur d’appui sans pouvoir tenir ferme la pierre qu’avec ma main gauche, et sans avoir de l’huile pour l’humecter et émoudre plus facilement le fer que je voulais rendre pointu ; je n’ai fait usage que de ma salive, et j’ai travaillé quinze jours pour affiler huit facettes pyramidales qui à leur bout formèrent une pointe parfaite ; ces facettes avaient un pouce et demi de longueur. Cela formait un stylet octangulaire aussi bien proportionné qu’on n’aurait pu exiger davantage d’un bon taillandier. On ne peut pas se figurer la peine, l’ennui que j’ai endurés et la patience que j’ai dû avoir à cette désagréable besogne sans autre outil qu’une pierre volante ; ce fut pour moi un tourment d’une espèce quam siculi non invenere tyranni[24].

Je ne pouvais plus mouvoir mon bras droit, et mon épaule me paraissait disloquée. Le creux de ma main était devenu une grande plaie après que les vessies crevèrent ; malgré mes douleurs je n’ai pourtant pas discontinué mon travail : je l’ai voulu voir parfait.

Vain de mon ouvrage, et sans avoir décidé comme et en quoi j’aurais pu en faire usage, j’ai pensé à le cacher dans quelque endroit où il eût pu se dérober même à la perquisition ; j’ai pensé à le mettre à travers la paille de mon fauteuil ; mais non pas par-dessus où en levant le coussin on aurait pu voir la marque de la proéminence inégale ; mais en tournant le fauteuil à la renverse, où j’ai poussé dedans le verrou tout entier, et si bien que pour le retrouver il aurait fallu savoir qu’il y était. C’est ainsi que Dieu me préparait le nécessaire à une fuite qui devait être irable sinon prodigieuse. Je m’en avoue vain ; mais ma vanité ne vient pas de ce que j’ai réussi, car le bonheur s’en est beaucoup mêlé ; elle procède de ce que j’ai jugé la chose faisable, et que j’ai eu le courage de l’entreprendre.

Après trois ou quatre jours de réflexions sur l’usage que je devais faire de mon verrou devenu esponton gros comme une canne et long de vingt pouces, dont la belle pointe acérée me démontrait qu’il n’est pas nécessaire de rendre le fer acier pour parvenir à la faire, j’ai vu que je n’avais qu’à faire un trou dans le plancher sous mon lit.

J’étais sûr que la chambre dessous ne pouvait être que celle où j’avais vu M. Cavalli ; j’étais sûr qu’on ouvrait cette chambre tous les matins, et j’étais sûr de pouvoir me couler facilement du haut en bas dès que le trou serait prêt moyennant mes draps de lit, dont j’aurais fait une espèce de corde, en assurant le bout d’en haut à un chevalet de mon lit. Dans cette même chambre je me serais tenu caché sous la grande table du Tribunal, et le matin, d’abord que j’aurais vu la porte ouverte, j’en serais sorti, et avant qu’on eût pu me suivre je me serais mis en lieu de sûreté. Je pensais qu’il était vraisemblable que Laurent laissât dans cette chambre un de ses archers pour garde, et pour celui-là je l’aurais d’abord tué en lui enfonçant mon esponton dans le gosier. Tout était bien imaginé ; mais le plancher pouvant être double, et triple, l’ouvrage aurait pu m’occuper un et deux mois ; je trouvais très difficile le moyen d’empêcher les archers de balayer le cachot pour un aussi longtemps. Si je le leur avais défendu je leur aurais donné des soupçons, d’autant plus que pour me délivrer des puces j’avais exigé qu’ils balayassent tous les jours, le balai même leur aurait découvert le trou ; j’avais besoin de la plus grande certitude que ce malheur ne m’arriverait pas.

En attendant j’ai défendu qu’on balaye sans dire pourquoi je le défendais. Huit à dix jours après Laurent m’en demanda la raison ; je lui ai dit que c’était parce que la poussière qui s’élevait du plancher m’allait au poumon et pouvait me ca des tubercules.

— Nous jetterons, me répondit-il, de l’eau sur le plancher.

— Point du tout car l’humidité peut produire la pléthore. Mais une semaine après, il ordonna qu’on balayât ; il fit porter le lit hors du cachot et sous prétexte de faire nettoyer partout il alluma une chandelle. J’ai vu que le soupçon animait cette démarche ; mais je me suis montré indifférent. J’ai alors pensé au moyen de fortifier mon projet. Le matin du lendemain, j’ai ensanglanté mon mouchoir me piquant un doigt, et j’ai attendu Laurent dans mon lit.

— La toux m’a pris, lui dis-je, avec tant de violence qu’une veine de ma poitrine s’est rompue, et m’a fait rendre tout le sang que vous voyez ; faites-moi venir le médecin.

Le docteur vint, m’ordonna une saignée, et m’écrivit un récipé. Je lui ai dit que Laurent était la cause de mon malheur ayant voulu balayer. Il lui en fit des reproches, et il conta qu’un jeune perruquier venait de mourir de la poitrine par cette même raison, car, selon lui, la poussière aspirée ne s’expirait jamais. Laurent jura qu’il crut de me rendre un service, et qu’il ne ferait plus balayer de toute sa vie. Je riais en moi-même de ce que le docteur n’aurait pas pu mieux parler étant concerté par moi. Les archers présents à ce doctrinal, furent enchantés de l’apprendre, et mirent entre les actes de leur charité celui de ne plus balayer que les cachots de ceux qui les maltraitaient.

Après le départ du médecin, Laurent me demanda pardon, et m’assura que tous ses autres prisonniers se portaient bien malgré qu’il faisait balayer leurs chambres tous les jours. Il les appelait chambres.

— Mais l’article, dit-il, est important, et je vais les éclairer là-dessus, car je vous regarde tous comme mes enfants.

La saignée d’ailleurs m’était nécessaire ; elle m’a rendu le sommeil, et m’a guéri des contractions spasmodiques qui m’épouvantaient.

J’avais gagné un grand point ; mais le temps d’entamer mon ouvrage n’était pas encore arrivé. Le froid était fort, et mes mains ne pouvaient empoigner l’esponton sans geler. Mon entreprise exigeait un esprit prévoyant, déterminé à éviter tout ce qui pouvait être prévu facilement, et hardi et intrépide pour se livrer au hasard dans tout ce qui malgré que prévu pouvait ne pas arriver. La situation de l’homme qui doit en agir ainsi est fort malheureuse ; mais un juste calcul politique instruit que pour le tout expedit risquer le tout.

Les nuits trop longues de l’hiver me désolaient. J’étais obligé de er dix-neuf mortelles heures positivement dans les ténèbres ; et dans les jours de brouillard, qui à Venise ne sont pas rares, la lumière qui entrait par la fenêtre, et par le trou de la porte, n’éclairait pas assez mon livre pour que je pusse y lire. Ne pouvant pas lire je tombais dans la pensée de mon évasion, et une cervelle toujours fixe à une même pensée peut donner dans la folie. La possession d’une lampe à l’huile m’aurait rendu heureux ; j’y ai pensé, et je me suis beaucoup réjoui lorsque j’ai cru d’avoir trouvé le moyen de l’obtenir par ruse. Pour la création de cette lampe, j’avais besoin des ingrédients qui devaient la composer. Il me fallait un vase, des lumignons de fil ou de coton, de l’huile, une pierre à fusil, briquet, allumettes, et amadou.

Le vase pouvait être une petite casserole de terre, et j’avais celle où on me cuisait des œufs au beurre. Je me suis fait acheter de l’huile de Luques sous prétexte que la salade accommodée avec l’ordinaire me faisait mal. J’ai extrait de ma courtepointe assez de coton pour me faire des lumignons. J’ai fait semblant d’être tourmenté par une forte douleur de dents ; et j’ai dit à Laurent qu’il me fallait de la pierre ponce ; il ne la connaissait pas, et j’ai substitué une pierre à fusil en lui disant qu’elle ferait le même effet ayant été mise pour un jour dans du fort vinaigre, et appliquée après sur la dent, elle m’aurait soulagé de la douleur. Laurent me dit que mon vinaigre était excellent, et que je pouvais y mettre une pierre moi-même, et il m’en jeta là trois ou quatre. Une boucle d’acier que j’avais à la ceinture de mes culottes devait me servir de briquet ; il ne restait à obtenir que du soufre et de l’amadou, dont la provision me mettait aux champs. Mais voilà comment je l’ai trouvée à force d’y penser et comment la Fortune s’en mêla.

J’avais eu une espèce de rougeole, qui après s’être desséchée m’avait laissé sur les bras des dartres qui me causaient une démangeaison qui m’incommodait ; j’ai dit à Laurent de demander au médecin un remède. Le lendemain il me porta un billet que le secrétaire avait lu, dans lequel le médecin avait écrit : Un jour de diète, et quatre onces d’huile d’amandes douces, et la peau guérira ; ou une onction d’onguent de fleur de soufre ; mais ce topique est dangereux.

— Je me moque, dis-je à Laurent, du danger ; achetez-moi de cet onguent, et portez-le moi demain ; ou donnez-moi du soufre, j’ai ici du beurre et je me ferai l’onguent moi-même ; avez-vous des allumettes ? Donnez m’en.

Il tira de sa poche toutes celles qu’il avait, et il me les donna. Qu’il est aisé d’avoir de la consolation quand on est dans la détresse !

J’ai é deux ou trois heures pensant à ce que je pouvais substituer à l’amadou seul ingrédient qui me manquait, et que je ne savais sous quel prétexte me procurer ; lorsque je me suis souvenu d’avoir recommandé à mon tailleur de me doubler d’amadou mon habit de taffetas sous les aisselles, et de le couvrir avec de la toile cirée pour empêcher la tache de sueur qui principalement dans l’été gâte dans cet endroit-là tous les habits. J’avais mon habit devant moi, qui était tout neuf, et mon cœur palpitait ; mon tailleur avait pu oublier mon ordre, et j’étais entre l’espoir et la crainte. Je n’avais qu’à faire deux pas pour m’en assurer, et je n’osais pas. J’avais peur de ne pas trouver l’amadou, et de devoir abandonner un si cher espoir. Je m’y résouds à la fin, je m’approche à l’ais où mon habit était, et tout d’un coup me trouvant indigne de cette grâce je me jette à genoux priant Dieu que le tailleur n’ait pas oublié mon ordre. Après cette chaude prière, je déploie mon habit, je découds la toile cirée, et je trouve l’amadou. Ma joie fut grande. Il était naturel que je remerciasse Dieu, puisque j’avais été chercher l’amadou confiant en sa bonté ; et ce fut ce que j’ai fait avec effusion de cœur.

À l’examen de cette action de grâces je ne me suis pas trouvé sot, comme je me suis découvert tel, réfléchissant à la prière que j’ai faite au maître de tout, en allant chercher l’amadou. Je ne l’aurais pas faite avant que d’aller sous les plombs, ni ne la ferais aujourd’hui ; mais la privation de la liberté du corps hébète les facultés de l’âme. On doit prier Dieu d’accorder des grâces, et non pas de bouleverser la nature par des miracles. Si le tailleur n’avait pas mis l’amadou sous les aisselles, je devais être certain de ne pas le trouver ; et s’il l’avait mis je devais être sûr de le trouver. Que voulais-je donc du maître de la nature ? L’esprit de ma première prière ne pouvait être que celui de dire : Seigneur faites que je trouve l’amadou quand même le tailleur l’aurait oublié, et s’il l’a mis ne le faites pas disparaître. Quelque théologien cependant pourrait trouver ma prière pieuse, sainte et très raisonnable, car il la dirait fondée sur la force de la foi ; et il aurait raison, comme j’ai raison moi-même, non théologien, de la trouver absurde. Je n’ai d’ailleurs pas besoin d’être sublime théologien pour trouver mon action de grâces louable. J’ai remercié Dieu de ce que le tailleur n’ait pas manqué de mémoire, et ma reconnaissance fut juste selon les règles d’une sainte philosophie.

D’abord que je me suis vu maître de l’amadou, j’ai mis l’huile dans une casserole, et un lumignon, et j’ai vu une lampe. Quelle satisfaction que celle de ne devoir reconnaître ce bienfait que de moi-même, et de transgresser un ordre des plus cruels ! Il n’y avait pour moi plus de nuits. Adieu salade ; je l’aimais beaucoup, mais je ne la regrettais pas ; il me semblait que l’huile n’était faite que pour nous éclairer. J’ai décidé de commencer à rompre le plancher le premier lundi de carême, car dans les désordres du carnaval je craignais tous les jours des visites ; et j’ai bien prévu. Le dimanche gras à midi j’ai entendu le bruit des verrous, et j’ai vu Laurent suivi d’un très gros homme que j’ai d’abord reconnu pour le Juif Gabriel Schalon célèbre dans l’habileté de faire trouver de l’argent aux jeunes gens par des mauvaises affaires : nous nous connaissions, ainsi nos compliments furent ceux de saison. La compagnie de cet homme n’était pas faite pour me faire plaisir, mais il me fallait avoir patience ; on l’enferma. Il dit à Laurent d’aller chez lui pour prendre son dîner, un lit, et tout ce qu’il lui fallait ; et il lui répondit qu’ils parleraient de cela le lendemain.

Ce Juif, qui était un évaporé, ignorant, bavard et bête, excepté dans son métier, commença par me féliciter de ce qu’on m’avait préféré à tout autre pour me donner sa compagnie. Je lui ai offert pour toute réponse la moitié de mon dîner qu’il refusa en me disant qu’il ne mangeait que du pur ; et qu’il attendrait à bien souper chez lui.

— Quand ?

— Ce soir. Vous voyez que quand j’ai demandé mon lit, il me dit que nous parlerons de cela demain. Il est évident que cela veut dire que je n’en ai pas besoin. Trouvez-vous vraisemblable qu’on puisse laisser sans manger un homme comme moi ?

— On m’a traité de même.

— C’est bon ; mais entre nous il y a quelque différence ; et, cela soit dit entre vous et moi, les Inquisiteurs d’État ont fait un faux pas en me faisant arrêter, et ils doivent se trouver embarrassés actuellement à réparer leur faute.

— Ils vous feront peut-être une pension, car vous êtes un homme à ménager.

— Vous raisonnez fort juste : il n’y a point de courtier à la Bourse plus utile que moi au commerce intérieur, et les cinq Sages ont beaucoup profité des avis que je leur ai donnés. Ma détention est un événement singulier qui par hasard aura fait votre bonheur.

— Mon bonheur ? Comment ?

— Il ne era pas un mois que je vous ferai sortir d’ici. Je sais à qui je dois parler, et de quelle façon.

— Je compte donc sur vous.

Ce fripon imbécile se croyait quelque chose. Il a voulu m’informer de ce qu’on disait de moi ; et ne me rapportant que ce qu’on pouvait dire dans les entretiens des plus grands sots de la ville, il m’a ennuyé. J’ai pris un livre, et il eut l’effronterie de me prier de ne pas lire. Sa ion était celle de parler, et toujours de lui-même.

Je n’ai pas osé allumer ma lampe, et la nuit approchant il s’est déterminé à accepter du pain, et du vin de Chypre, et ma paillasse qui était devenue le lit de tous les nouveaux arrivés. Le lendemain on lui porta à manger de chez lui, et un lit. J’ai eu ce fardeau sur le corps huit à neuf semaines, car le secrétaire du Tribunal eut besoin avant que de le condamner aux quatre de lui parler plusieurs fois pour tirer au clair ses friponneries, et pour le forcer à défaire des contrats illicites qu’il avait faits. Il me confessa lui-même d’avoir acheté de M. Dominico Micheli des rentes qui ne pouvaient appartenir à l’acheteur qu’après la mort du chevalier Antoine son père.

— C’est vrai, me dit-il, que le vendeur y perdait cent pour cent, mais il faut considérer que l’acheteur aurait perdu tout si le fils était mort avant le père.

Lorsque j’ai vu que ce mauvais camarade ne s’en allait pas je me suis déterminé à allumer ma lampe ; il me promit d’être discret, mais il ne le fut que tant qu’il resta avec moi ; car, quoique sans conséquence, Laurent l’a su. Cet homme enfin m’était à charge, et m’empêchait de travailler à ma fuite.

Il m’empêchait aussi de m’am à lire ; exigeant, ignorant, superstitieux, fanfaron, timide, de temps en temps désespéré fondant en larmes il prétendait de me faire faire les hauts cris d’accord avec lui en me démontrant que cette détention le perdait de réputation ; je l’ai assuré que pour sa réputation il n’avait rien à craindre, et il prit mon brocard pour un compliment. Il ne voulait pas convenir d’être avare, et pour l’en convaincre je lui ai démontré un jour que si les Inquisiteurs d’État lui donnaient cent sequins par jour, en lui ouvrant en même temps la porte de la prison, il n’en sortirait plus pour ne pas perdre les cent sequins. Il dut en convenir, et il en rit.

Il était Talmudiste, comme tous les Juifs qui existent aujourd’hui ; et il affectait de me faire voir qu’il était très attaché à sa religion en conséquence de son savoir. Étant fils d’un Rabbi il était docte dans le cérémonial ; mais en examinant dans la suite mon genre humain, j’ai vu que la plus grande partie des hommes croit que le plus essentiel de la religion consiste dans la discipline.

Ce Juif extrêmement gras ne sortant jamais de son lit, et dormant dans le jour, il lui arrivait de ne pas pouvoir dormir dans la nuit tandis qu’il entendait que je dormais assez bien. Il s’avisa une fois de me réveiller sur le plus beau de mon repos.

— Eh bien par Dieu, lui dis-je, que voulez-vous ? Pourquoi m’avez-vous réveillé : si vous mourez je vous pardonne.

— Hélas ! mon cher ami, je ne peux pas dormir, ayez pitié de moi, et causons un peu.

— Et vous m’appelez cher ami ? Homme exécrable ! Je crois que votre insomnie est un vrai tourment, et je vous plains ; mais si une autre fois pour vous soulager de votre peine, vous vous aviserez de me priver du plus grand bien dont la nature me permet de jouir dans le grand malheur qui m’accable, je sortirai de mon lit pour venir vous étrangler.

— Pardonnez de grâce, et soyez sûr que je ne vous réveillerai plus à l’avenir.

Il se peut que je ne l’aurais pas étranglé, mais il est certain qu’il m’en fit venir la tentation. Un homme en prison qui est entre les bras d’un doux sommeil n’est pas en prison, et l’esclave qui dort ne sent pas les chaînes de l’esclavage, tout comme les rois ne règnent pas alors. Le prisonnier donc doit regarder l’indiscret qui le réveille comme un bourreau qui vient le priver de sa liberté pour le replonger dans la misère ; ajoutons qu’ordinairement le prisonnier qui dort rêve d’être en liberté, et que cette illusion lui tient lieu de réalité. Je me félicitais bien de n’avoir pas commencé mon travail avant l’arrivée de cet homme. Il demanda qu’on balaye, les archers servants me firent rire lorsqu’ils lui dirent que cela me faisait mourir ; il l’exigea. J’ai fait semblant d’en être malade, et les archers n’auraient pas exécuté son ordre si je m’y étais opposé ; mais mon intérêt me voulait complaisant.

Le mercredi saint, Laurent nous dit qu’après Terza M. le Circospetto Secrétaire monterait pour nous faire la visite de coutume à l’occasion des fêtes de Pâques qui sert à mettre la tranquillité dans l’âme de ceux qui veulent bien recevoir le Saint-Sacrement, comme pour savoir s’ils n’ont rien à dire contre l’istration du geôlier.

— Ainsi, messieurs, nous dit-il, si vous avez à vous plaindre de moi, plaignez-vous en. Habillez-vous complètement, car telle est l’étiquette.

J’ai ordonné à Laurent de me faire venir un confesseur pour le lendemain.

Je me suis donc habillé en tout point, et le Juif en fit de même en prenant congé de moi, parce qu’il se sentait sûr que le circospetto l’enverrait en liberté d’abord qu’il lui aurait parlé ; il me dit que son pressentiment était de l’espèce de ceux qui ne l’avaient jamais trompé. Je l’en ai félicité. Le secrétaire arriva, on ouvrit le cachot, le Juif sortit et se jeta à genoux ; je n’ai entendu que des pleurs et des cris qui durèrent quatre ou cinq minutes sans que le secrétaire dise le mot. Il rentra, et Laurent me dit de sortir. Avec ma barbe de huit mois, et un habit composé par l’amour fait pour les chaleurs du mois de juillet dans ce jour-là, où le froid était fort, j’étais un personnage qui devait exciter à rire, et non pas inspirer la pitié. Ce terrible froid me faisait trembler comme le bord de l’ombre causée par le soleil qui va se coucher, ce qui me déplaisait par la seule raison que le secrétaire pouvait croire que je tremblais de peur. Comme je suis sorti du cachot incliné, la révérence était déjà faite ; je me suis dressé, je l’ai regardé sans orgueil, et sans bassesse sans me mouvoir et sans parler ; le circospetto immobile aussi garda le silence ; cette scène muette de part et d’autre dura deux minutes. Voyant que je ne lui disais rien, il me fit une inclination de tête d’un demi-pouce, et s’en alla. Je suis rentré, je me suis déshabillé, et je me suis mis au lit pour ressusciter ma chaleur naturelle. Le Juif fut étonné de ce que je n’avais pas parlé au secrétaire tandis que mon silence avait dit beaucoup plus de ce qu’il croyait lui avoir dit avec ses lâches cris. Un prisonnier de mon espèce en présence de son juge ne devait ouvrir la bouche que pour répondre à des interrogations.

Le jour suivant un jésuite vint me confesser, et le samedi saint un prêtre de St-Marc vint m’istrer la sainte Eucharistie. Ma confession paraissant trop laconique au missionnaire qui l’écouta il trouva bon de me faire plusieurs remontrances avant de m’absoudre.

— Priez-vous Dieu ? me dit-il.

— Je le prie depuis le matin jusqu’au soir, et depuis le soir jusqu’au matin, même lorsque je mange, et que je dors, puisque dans la situation où je suis tout ce qui se e en moi jusqu’à mes agitations, à mes impatiences et aux égarements de mon esprit ne peut être que prière devant la divine sagesse, qui seule voit mon cœur.

Le jésuite accompagna d’un petit sourire mon doctrinal spécieux sur la prière, et le paya par un discours métaphysique d’un acabit qui ne cadrait aucunement avec celui du mien. J’aurais réfuté tout, si habile dans son métier il n’eut pas eu le talent de m’étonner, et de me rendre plus petit qu’une puce par une espèce de prophétie qui m’en imposa.

— Puisque, dit-il, c’est de nous que vous avez appris la religion que vous professez, exercez-la comme nous, et priez Dieu comme nous vous l’avons appris, et sachez que vous ne sortirez jamais d’ici que le jour dédié au saint votre patron.

Après ces paroles il me donna l’absolution, et il partit. L’impression qu’elles me firent est incroyable ; j’ai eu beau faire, mais je n’ai jamais pu les faire sortir de ma tête. J’ai é en revue tous les saints que j’ai trouvés sur l’almanach.

Ce jésuite était le directeur de la conscience de M. Flaminio Corner, vieux sénateur, alors actuel Inquisiteur d’État. Ce sénateur était homme de lettres célèbre, grand politique, très dévot et auteur d’ouvrages tous pieux et tous extraordinaires écrits en latin. Sa réputation était sans tache.

Informé que je devais sortir de là le jour du saint mon patron par un homme qui pouvait peut-être le savoir, je me suis réjoui d’avoir su d’en avoir un, et de savoir que je l’intéressais ; mais étant en devoir de le prier je devais le connaître. Qui est-il ? Le jésuite même n’aurait pas pu me le dire s’il l’avait su, car il aurait violé le secret ; mais voyons, me suis-je dit, si je peux le deviner. Ce ne pouvait pas être St-Jacques de Compostelle, dont je portais le nom ; car ce fut précisément dans le jour de sa fête que Messer Grande avait abattu ma porte. J’ai pris l’almanach, et examinant le plus voisin j’ai trouvé St-George, saint de quelque renommée ; mais auquel je n’avais jamais pensé. Je me suis donc attaché à St-Marc qui venait au vingt-cinq du mois, et dont en qualité de Vénitien je pouvais réclamer la protection ; je lui ai donc adressé mes vœux, mais en vain. Sa fête a, et j’étais là. J’ai pris l’autre St-Jacques, frère de J.-C. qui vient avec St Philippe ; mais je me suis aussi trompé, et pour lors je me suis attaché à St-Antoine, qui fait, à ce qu’on dit à Padoue, treize miracles par jour ; mais en vain aussi. Je suis é ainsi d’un autre à un autre, et insensiblement je me suis accoutumé à espérer en vain dans la protection des saints. Je fus convaincu que le saint dans lequel je devais confier était mon verrou esponton. Malgré cela la prophétie du jésuite s’avéra. Je suis sorti de là le jour de la Toussaint, comme le lecteur verra, et il est certain que, si j’en avais un, mon protecteur devait être chômé dans ce jour-là, puisqu’ils y sont tous.

Deux ou trois semaines après Pâques on me délivra du Juif ; mais ce pauvre homme ne fut pas renvoyé chez lui ; on le condamna aux quatre, où il resta deux ans, et après il est allé terminer ses jours à Trieste.

D’abord que je me suis vu tout seul, je me suis mis à mon ouvrage avec le plus grand empressement. J’avais besoin de me hâter avant l’arrivée de quelque nouvel hôte qui aurait voulu qu’on balayât. J’ai retiré mon lit, j’ai allumé ma lampe, et je me suis jeté sur le plancher mon esponton à la main après avoir étendu une serviette près de moi pour recueillir les petits débris de bois que je rongeais avec la pointe du verrou ; il s’agissait de détruire la planche à force d’y enfoncer le fer ; ces fragments, au commencement de mon travail, n’étaient pas plus grands qu’un grain de froment ; mais dans la suite ils devinrent des gros chicots. Le plancher était de bois de mélèze de seize pouces de largeur ; j’ai commencé à l’entamer à sa connexion à l’autre planche ; il n’y avait ni clou, ni lame de fer, et mon ouvrage était tout uni. Après six heures de travail j’ai noué ma serviette, et je l’ai placée de côté pour aller la vider le lendemain derrière le tas de cahiers qui était dans le fond du galetas. Les fragments de la rupture formaient un volume quatre à cinq fois plus grand que la cavité d’où je l’avais tiré ; la courbe pouvait être de trente degrés d’un cercle ; son diamètre était de dix pouces à peu près. J’ai remis mon lit à sa place, et le lendemain en vidant ma serviette j’ai reconnu que je n’avais pas motif de craindre que mes fragments fussent vus.

Le second jour j’ai trouvé sous la première planche, qui avait une épaisseur de deux pouces, une seconde planche que j’ai jugée pareille à la première. N’ayant jamais eu le malheur d’avoir des visites, et étant toujours tourmenté par la crainte d’en avoir je suis parvenu en trois semaines à la parfaite dissolution de trois planches sous lesquelles j’ai trouvé le pavé incrusté de petites pièces de marbre qu’on nomme à Venise terrazzo marmorin. C’est le pavé ordinaire des appartements de toutes les maisons de Venise, qui n’appartiennent pas à des pauvres gens. Les grands seigneurs mêmes préfèrent le terrazzo au parquet. Je me suis trouvé consterné lorsque j’ai vu que mon verrou n’y mordait pas ; j’avais beau appuyer et pousser ; ma pointe glissait. Cet incident m’abattait l’esprit. Je me suis souvenu d’Annibal qui selon Tite-Live s’était formé un age à travers les Alpes en brisant à coups de hache le roc qu’il rendait tendre à force de vinaigre ; chose que j’avais trouvée incroyable, non pas par la force de l’acide, mais par la prodigieuse quantité de vinaigre qu’il aurait dû avoir. Je croyais qu’Annibal avait réussi à cela non pas aceto mais asceta qui dans le latin de Padoue pouvait être le même qu’ascia, et que l’erreur pouvait être des copistes. J’ai tout de même versé dans ma concavité une bouteille de fort vinaigre que j’avais ; et le lendemain soit l’effet du vinaigre, ou d’une plus grande patience j’ai vu que j’en viendrais à bout, car il ne s’agissait pas de briser les petits morceaux de marbre, mais de pulvériser par la pointe de mon outil le ciment qui les unissait ; et je fus bien content lorsque j’ai vu que la grande difficulté ne se trouvait que sur la surface ; en quatre jours j’ai détruit tout ce pavé sans que la pointe de mon esponton s’endommageât. Le lustre de ses surfaces était même plus beau.

Sous le pavé marmorin j’ai trouvé une autre planche comme je m’y attendais ; ce devait être la dernière, c’est-à-dire la première dans l’ordre de comble de tout appartement dont les poutres soutiennent le plafond. J’ai entamé cette planche avec quelque difficulté majeure à cause que mon trou était devenu de dix pouces de profondeur. Je me recommandais sans cesse à la miséricorde de Dieu. Les esprits forts qui disent que la prière ne sert à rien ne savent pas ce qu’ils disent. Je sais qu’après avoir prié Dieu, je me trouvais toujours plus fort ; et c’est assez pour en prouver l’utilité, soit que l’augmentation de vigueur vienne immédiatement de Dieu, soit qu’elle soit une conséquence physique de la confiance qu’on a en lui.

Le vingt-cinq du mois de juin, jour dans lequel la seule république de Venise célèbre la prodigieuse apparition de l’évangéliste St-Marc sous la forme emblématique d’un lion ailé dans l’église ducale vers la fin de l’onzième siècle, événement qui démontra à la sagesse du Sénat qu’il était temps de remercier St-Théodore, dont le crédit n’était plus assez fort pour l’assister dans ses vues d’agrandissement, et de prendre pour son patron ce saint disciple de St-Paul, ou de St-Pierre selon Eusèbe, que Dieu lui envoyait. Dans ce même jour trois heures après midi lorsque tout nu et fondant en sueur, étendu sur mon ventre je travaillais dans le trou, où pour y voir j’avais mis ma lampe allumée, j’ai entendu avec un effroi mortel l’aigre craquement du verrou de la porte du premier corridor. Quel moment ! Je souffle la lampe, je laisse dans le trou mon esponton, j’y jette dedans ma serviette, je me lève, je mets à la hâte les chevalets et les planches du lit dans l’alcôve, j’y jette dessus la paillasse, et les matelas ; et n’ayant pas eu le temps d’y mettre les draps, j’y tombe dessus comme mort dans le moment que Laurent ouvrait déjà mon cachot. Un seul moment plus tôt on m’aurait surpris. Laurent allait me marcher sur le corps sans un cri que j’ai fait qui le fit reculer courbé sous la porte, en disant avec emphase :

— Hélas mon Dieu ! je vous plains, monsieur, car on brûle de chaleur ici comme dans une fournaise. Levez-vous, et remerciez Dieu qui vous envoie une excellente compagnie. Entrez, entrez illustrissime seigneur, dit-il au malheureux qui le suivait. Ce butor ne prend pas garde à ma nudité, et voilà l’illustrissime qui entre en m’esquivant, tandis que ne sachant pas ce que je faisais, je ramasse mes draps, je les jette sur le lit, et ne trouve nulle part une chemise que la décence m’obligeait à me er.

Ce nouveau arrivé crut d’entrer dans l’enfer. Il s’écria :

— Où suis-je ? Où me met-on ? Quelle chaleur ! Quelle puanteur ! Avec qui suis-je ?

Laurent l’appela alors dehors en me priant de me mettre une chemise et de sortir dans le galetas ; il lui dit qu’il avait ordre d’aller chez lui pour lui porter un lit, et tout ce qu’il ordonnerait, et que jusqu’à son retour il pouvait se promener dans le galetas, et qu’en attendant le cachot avec la porte ouverte se purgerait de la puanteur qui n’était que d’huile. Quelle surprise pour moi en l’entendant dire que la puanteur était d’huile ! Effectivement elle venait de la lampe que j’avais éteinte sans la moucher. Laurent ne me faisait là-dessus aucune question ; il savait donc tout ; le Juif lui avait tout dit. Que je me suis trouvé heureux qu’il n’ait pas pu lui dire davantage ! J’ai conçu dans ce moment-là quelque considération pour Laurent.

Après avoir pris vite une autre chemise et une robe de chambre, je suis sorti. Le nouveau prisonnier écrivait avec du crayon ce qu’il voulait avoir. Ce fut lui qui dit le premier en me voyant :

— Voilà Casanova.

J’ai d’abord reconnu l’abbé comte Fenarolo, Bressan, âgé de cinquante ans, homme aimable, riche et chéri dans toutes les belles compagnies. Il vint m’embrasser, et lorsque je lui ai dit que j’aurais cru de voir là-haut tout le monde excepté lui, il ne put pas retenir ses larmes qui excitèrent les miennes.

D’abord que nous restâmes seuls je lui ai dit que lorsque son lit arriverait, je lui offrirais l’alcôve, mais qu’il me ferait le plaisir de la ref, et qu’il ne demanderait pas qu’on balayât le cachot, me réservant de lui en dire les raisons à loisir. Je lui ai dit la raison de la puanteur d’huile, et après m’avoir assuré du secret sur tout, il s’appela heureux d’avoir été mis avec moi. Il me dit que tout le monde ignorait mon crime, et que par conséquent tout le monde voulait le deviner. On disait que j’étais chef d’une nouvelle religion ; d’autres disaient que Mme Memmo avait convaincu le Tribunal que j’enseignais l’athéisme à ses fils. On disait que M. Antonio Condulmer, Inquisiteur d’État, m’avait fait enfermer en qualité de perturbateur du repos public, puisque je sifflais les comédies de l’abbé Chiari ; et que je voulais aller à Padoue exprès pour le tuer.

Toutes ces accusations avaient quelque fondement qui les rendaient vraisemblables ; mais elles étaient toutes controuvées. Je n’étais pas assez soucieux de religion pour penser à en bâtir une nouvelle. Les trois fils de Mme Memmo remplis d’esprit étaient plus faits pour séduire que pour être séduits, et M. Condulmer aurait eu trop à faire s’il avait voulu faire enfermer tous ceux qui sifflaient l’abbé Chiari. Pour ce qui regarde cet abbé, qui avait été jésuite, je lui avais pardonné. Le fameux père Origo, aussi jésuite, m’avait appris à me venger en disant du bien de lui dans les grandes compagnies. Mes éloges excitaient les assistants à prononcer des satires, et je me voyais vengé sans m’incommoder.

Vers le soir on porta lit, fauteuil, linge, eaux de senteur, un bon dîner et des bons vins. L’abbé n’a pu rien prendre ; mais je ne l’ai pas imité. On mit son lit sans déplacer le mien, et on nous enferma.

J’ai commencé par tirer hors du trou ma lampe, et ma serviette qui tombée dans la casserole s’était imbibée d’huile. J’en ai beaucoup ri. Un accident de peu de conséquence, arrivé par des raisons qui pouvaient en avoir des tragiques a droit de faire rire ; j’ai mis tout en bon ordre ; et j’ai allumé ma lampe, dont l’histoire a bien fait rire l’abbé. Nous âmes la nuit sans dormir, non pas tant à cause d’un million de puces qui nous dévoraient, comme à cause de cent discours intéressants qui ne finissaient jamais. Voilà l’histoire de sa détention comme il me l’a narrée lui-même :

— Hier à vingt heures nous montâmes dans une gondole Mme Alessandri, le comte Paul Martinengo et moi ; nous arrivâmes à Fusine à vingt et une, et à Padoue à vingt-quatre pour voir l’opéra, et retourner ici d’abord après. Au second acte mon mauvais Génie me fit aller dans la salle du jeu où j’ai vu le comte de Rosemberg, ambassadeur de Vienne, à masque levé, et à dix pas de lui Mme Ruzzini, dont le mari est sur son départ pour aller en qualité d’ambassadeur de la République à la même cour. J’ai fait ma révérence à l’un et à l’autre, et j’allais sortir, lorsque l’ambassadeur me dit tout haut : « Vous êtes bien heureux de pouvoir faire votre cour à une si aimable dame ; ce n’est que dans ces moments que le personnage que je représente fait que le plus beau pays du monde devient ma galère. Dites-lui, je vous prie, que les lois qui m’empêchent de lui parler ici n’auront pas de force à Vienne, où je la verrai l’année prochaine, et où je lui ferai la guerre. » Mme Ruzzini, qui vit qu’on parlait d’elle, me demanda ce que le comte avait dit, et je lui ai rendu tout mot pour mot : « Répondez-lui, me dit-elle, que j’accepte la déclaration de guerre et que nous verrons qui de nous deux saura la faire mieux. » Je n’ai pas cru de commettre un crime en rendant cette réponse qui n’était qu’un compliment. Après l’opéra nous mangeâmes un poulet, et nous fûmes de retour ici à quatorze heures. J’allais me coucher pour dormir jusqu’à vingt, lorsqu’un fante me remit un billet, qui m’ordonnait d’être à la bussola à dix-neuf heures pour entendre ce que le circospetto Businello, secrétaire du Conseil des Dix, avait à me dire. Étonné par cet ordre toujours de mauvais augure, et fort fâché de devoir y obéir, je me suis rendu à l’heure prescrite à la présence du ministre, qui sans me dire le moindre mot ordonna qu’on me dépose ici.

Rien n’était si innocent que cette faute ; mais il y a au monde des lois qu’on peut violer innocemment, et dont les transgresseurs ne sont pas moins coupables. Je lui ai fait compliment sur ce qu’il savait son crime, sur son crime, et sur la forme de sa détention, et comme sa faute était fort légère, je lui ai dit qu’il ne resterait avec moi que huit jours, et qu’ensuite on lui dirait d’aller demeurer chez lui à Bresse pour six mois. Il me répondit sincèrement qu’il ne croyait pas qu’on le laisserait là huit jours, et voilà l’homme qui ne se sentant pas coupable, ne peut pas concevoir qu’on puisse le punir. J’ai laissé qu’il se flatte ; mais ce que je lui ai dit est arrivé. Je me suis bien déterminé à lui tenir bonne compagnie pour soulager de tout mon pouvoir la grande sensibilité que lui causait sa détention. Je me suis approprié son malheur au point d’oublier totalement le mien dans tout le temps qu’il a é avec moi.

Le lendemain à la pointe du jour Laurent porta du café et dans un grand panier le dîner du comte abbé, qui ne concevait pas comment on pût supposer qu’un homme aurait envie de manger à cette heure-là. On nous laissa promener une heure, et après on nous enferma. Les puces qui nous tourmentaient furent la cause qu’il me demanda pourquoi je ne faisais pas balayer. Je n’ai pu souffrir ni qu’il me croie un cochon, ni qu’il pense que ma peau fût plus dure que la sienne ; je lui ai tout dit et même fait voir. Je l’ai vu surpris, et même mortifié de m’avoir d’une certaine façon forcé à lui faire cette importante confidence. Il m’encouragea à travailler et à terminer l’ouverture dans la journée, si cela était possible pour me descendre lui-même, et retirer ma corde, puisque pour lui il ne se souciait pas de rendre son affaire plus grave par une fuite. Je lui ai fait voir le modèle d’une machine par laquelle j’étais sûr que lorsque je me serais descendu, je tirerai à moi le drap qui m’aurait servi de corde ; c’était une petite baguette attachée par un bout à une longue ficelle. Mon drap ne devait être assuré au chevalet de mon lit que par cette baguette, qui devait entrer dans la corde par-dessous le chevalet des deux côtés ; la ficelle maîtresse de la baguette devait aller jusqu’au plancher de la chambre des Inquisiteurs où d’abord que je me serais vu debout je l’aurais tirée à moi. Il ne douta pas de cet effet, et il m’en félicita, d’autant plus que cette précaution m’était indispensablement nécessaire, puisque si le drap avait dû rester là, il eût été le principal objet qui aurait frappé la vue de Laurent qui ne pouvait monter où nous étions sans er par cette chambre ; il m’aurait d’abord cherché, trouvé, et arrêté. Mon noble compagnon fut persuadé que je devais suspendre mon travail, car je devais craindre la surprise d’autant plus que j’avais encore besoin de quelques jours pour achever ce trou qui devait coûter la vie à Laurent. Mais la pensée d’acheter ma liberté aux dépens de ses jours pouvait-elle ralentir mon empressement à me procurer ma liberté ? J’en aurais agi de même quand la conséquence de ma fuite aurait été la mort de tous les archers de la République et même de l’État. L’amour de la patrie devient un vrai fantôme devant l’esprit d’un homme opprimé par elle.

Ma bonne humeur n’empêchait pas cependant mon cher camarade de tomber dans des quarts d’heure de tristesse. Il était amoureux de Mme Alessandri qui avait été chanteuse et qui était maîtresse ou épouse de son ami Martinengo, et il devait être heureux ; mais plus l’amant est heureux plus il devient malheureux si on l’arrache des bras de l’objet qu’il aime. Il soupirait, les larmes sortaient de ses yeux, et il convenait qu’il aimait une femme qui assemblait en elle toutes les vertus. Je le plaignais sincèrement, sans m’aviser de lui dire pour le consoler que l’amour n’est que bagatelle, consolation désolante, que les seuls sots donnent aux amoureux ; il n’est pas même vrai que l’amour ne soit que bagatelle.

Les huit jours que j’avais prédits èrent bien vite ; j’ai perdu cette chère compagnie ; mais je ne me suis pas laissé le temps de la regretter. Je n’ai jamais eu garde de recommander à cet honnête homme la discrétion ; le moindre de mes doutes aurait insulté sa belle âme.

Le trois de juillet Laurent lui dit de se tenir prêt à sortir à Terza qui dans ce mois sonne à douze heures. Par cette raison il ne lui porta pas son dîner. Dans ces huit jours il ne se nourrit que de soupe, de fruits et de vin de Canaries. Ce fut moi qui fis chère exquise, à la grande satisfaction de mon ami qui irait mon heureux tempérament. Nous âmes les trois dernières heures dans les protestations de la plus tendre amitié. Laurent parut, descendit avec lui, et reparut un quart d’heure après pour emporter tout ce qui appartenait à cet aimable homme.

Le lendemain, Laurent me rendit compte des dépenses du mois de juin, et je l’ai vu attendri lorsque ayant trouvé qu’il me restait quatre sequins, je lui dis que j’en faisais présent à sa femme. Je ne lui ai pas dit que c’était le loyer de ma lampe ; mais il l’a peut-être pensé.

Entièrement adonné à mon travail, j’ai vu mon ouvrage réduit à la perfection le 23 août. Cette longueur fut causée par un incident très naturel. En creusant la dernière planche toujours avec la plus grande circonspection pour ne la rendre que fort mince ; parvenu très près de la surface opposée, j’ai mis l’œil à un petit trou par lequel je devais voir la chambre des Inquisiteurs comme effectivement je l’ai vue ; mais en même temps j’ai vu très peu distante du même petit trou, qui n’était pas plus grand qu’une mouche, une surface perpendiculaire d’environ huit pouces. C’était ce que j’avais toujours craint ; c’était une des poutres qui soutenaient le plafond. Je me suis vu forcé à rendre le trou plus étendu du côté opposé à la poutre ; car elle rendait le age si étroit que ma personne d’assez riche taille n’aurait jamais pu y er. J’ai dû augmenter l’ouverture d’un quart craignant encore toujours que l’espace entre les deux poutres ne fût pas suffisant. Après l’ampliation, un second petit trou du même calibre me fit voir que Dieu avait béni mon ouvrage. J’ai bouché les petits trous pour empêcher que les petits fragments ne tombassent dans la chambre ; ou qu’un rayon de lumière de ma lampe en y ant ne donnât indice de mon opération à quelqu’un qui aurait pu l’apercevoir.

J’ai fixé le moment de mon évasion dans la nuit précédant la fête de St-Augustin, parce que je savais que dans cette fête le Grand Conseil s’assemblait, et que par conséquent il n’y aurait pas de monde à la bussola contiguë à la chambre par laquelle je devais nécessairement er en me sauvant. J’ai donc fixé de sortir dans la nuit du 27.

La journée du 25 à midi il m’arriva ce qui me fait frissonner encore dans ce moment où je l’écris. À midi précis j’ai entendu le glapissement des verrous ; j’ai cru de mourir. Un violent battement de cœur qui frappait trois ou quatre pouces plus bas que sa région me fit craindre mon dernier moment. Je me suis jeté éperdu sur mon fauteuil. Laurent en entrant dans le galetas, mit sa tête à la grille, me disant avec un ton de jouissance :

— Je vous félicite, Monsieur, de la bonne nouvelle que je viens vous porter.

Ayant d’abord cru que c’était celle de ma liberté, car je n’en connaissais pas d’autre qui pût être bonne, je me voyais perdu. La découverte du trou aurait fait révoquer ma grâce.

Laurent entre, et me dit d’aller avec lui.

— Attendez que je m’habille.

— N’importe, puisque vous ne faites que er de ce vilain cachot à un autre clair et tout neuf, où par deux fenêtres vous verrez la moitié de Venise, où vous pourrez vous tenir debout, où…

Mais je n’en pouvais plus, je me sentais mourir.

— Donnez-moi du vinaigre, lui dis-je. Allez dire à M. le secrétaire que je remercie le Tribunal de cette grâce, et que je le supplie au nom de Dieu de me laisser ici.

— Vous me faites rire. Êtes-vous devenu fou ? On veut vous tirer de l’enfer pour vous placer au Paradis, et vous refusez ? Allons, allons, il faut obéir ; levez-vous. Je vous donnerai le bras, et je vous ferai porter vos hardes, et vos livres.

Étonné, et en devoir de ne plus répliquer le moindre mot, je me suis levé, je suis sorti du cachot, et j’ai dans l’instant senti un petit soulagement en l’entendant ordonner à un des siens de le suivre avec mon fauteuil. Mon esponton était caché comme toujours dans la paille, et c’était toujours quelque chose. J’aurais voulu aussi me voir suivi par le beau trou que j’avais fait avec tant de peine, et que je devais abandonner ; mais c’était impossible. Mon corps allait ; mais mon âme restait là.

Le bras appuyé sur l’épaule de cet homme, qui par ses risées croyait d’exciter mon courage, j’ai é deux étroits corridors, et après avoir descendu trois degrés je suis entré dans une grande salle très claire, et à son extrémité dans le coin à ma main gauche je suis entré par une petite porte dans un corridor qui avait deux pieds de large et douze de long, et deux fenêtres grillées à ma droite par où on voyait distinctement le haut de toute la partie de la grande ville qui était de ce côté-là jusqu’au Lido. Mais je n’étais pas en situation de me consoler par une belle vue.

La porte du cachot était au coin de ce corridor ; j’ai vu une fenêtre grillée qui était vis-à-vis d’une des deux qui éclairaient le corridor, de sorte que le prisonnier, quoique enfermé, pouvait jouir en bonne partie de cette agréable perspective. Le plus important était que cette même fenêtre étant ouverte laissait entrer un vent doux et frais, qui tempérait l’insoutenable chaleur, et qui était un vrai baume pour la pauvre créature qui devait respirer là-dedans principalement dans cette saison.

Je n’ai pas fait ces observations dans ce moment-là, comme le lecteur peut bien se le figurer. D’abord que Laurent me vit dans le cachot, il y fit placer mon fauteuil, et je m’y suis d’abord jeté dessus ; puis il s’en alla en me disant qu’il allait me faire porter dans l’instant mon lit avec tout ce qui m’appartenait.

Le stoïcisme de Zénon, l’Ataraxie des Pyrrhoniens offrent au jugement des images fort extraordinaires. On les célèbre, on les met en dérision, on les ire, on s’en moque, et les sages n’accordent leurs possibilités qu’avec des restrictions. Tout homme, appelé à juger d’impossibilité ou de possibilité morale, a raison de ne partir jamais que de lui-même, car étant de bonne foi il ne peut ettre une force intérieure dans qui que ce soit à moins qu’il n’en sente le germe en soi-même. Ce que je trouve en moi sur cette matière est que l’homme par une force gagnée moyennant une grande étude peut parvenir à se défendre de crier dans les douleurs, et à se maintenir fort contre l’impulsion des premiers mouvements. C’est là le tout. L’abstine et le sustine[25] caractérisent un bon philosophe, mais les douleurs matérielles qui affligent le stoïcien ne seront pas moindres que celles qui tourmentent l’épicurien, et les chagrins seront plus cuisants pour celui qui les dissimule que pour l’autre qui se procure un soulagement réel en se plaignant. L’homme qui veut paraître indifférent à un événement qui décide de son état n’en a que l’air, à moins qu’il ne soit imbécile ou enragé. Celui qui se vante de tranquillité parfaite ment, et j’en demande mille pardons à Socrate. Je croirai tout à Zénon lorsqu’il me dira d’avoir trouvé le secret d’empêcher la nature de pâlir, de rougir, de rire et de pleurer.

Je me tenais sur mon fauteuil comme un homme extupéfait : immobile comme une statue je voyais que j’avais perdu toutes les peines que je m’étais données, et je ne pouvais pas m’en repentir. Je me trouvais destitué d’espoir, et je ne sentais autre soulagement que celui que je pouvais me procurer en ne pensant pas à l’avenir.

Ma pensée s’élevant jusqu’à Dieu, l’état où j’étais me semblait une punition venant immédiatement de lui, de ce que m’ayant laissé le temps d’achever mon opération, j’avais abusé de sa grâce en tardant trois jours à me sauver. Il était vrai que j’aurais pu descendre trois jours plus tôt mais il ne me paraissait pas de mériter une pareille punition pour avoir différé en grâce de la plus prudente de toutes les réflexions ; et adoptant une précaution qui m’était prescrite par une prévoyance, qui au contraire méritait récompense, puisque si j’avais dû suivre toute mon impatience naturelle j’aurais bravé tous les dangers.

Pour brusquer la raison qui m’avait fait différer ma fuite jusqu’au 27 du mois d’août il m’aurait fallu une révélation ; et la lecture de Marie d’Agreda ne m’avait pas fait devenir fou.

CHAPITRE XIV 4s3y56

Prisons souterraines appelées les Puits. Vengeance de Laurent. J’entre en correspondance avec un autre prisonnier, le père Balbi ; son caractère. Je concerte ma fuite avec lui. Comment. Stratagème dont je me sers pour lui faire parvenir mon esponton. Succès. On me donne un infâme compagnon ; son portrait.

Une minute après, deux sbires me portèrent mon lit, et s’en allèrent pour revenir d’abord avec toutes mes hardes ; mais deux heures s’écoulèrent sans que je ne revisse personne, malgré que les portes de mon cachot fussent ouvertes. Ce retard me causait une foule de pensées ; mais je ne pouvais rien deviner. Devant tout craindre, je tâchais de me mettre dans un état de tranquillité fait pour résister à tout ce qui pouvait m’arriver de désagréable.

Outre les plombs et les quatre les Inquisiteurs d’État possèdent aussi dix-neuf autres prisons affreuses, sous terre, dans le même Palais ducal où ils condamnent des criminels qui ont mérité la mort. Tous les juges souverains de la terre ont toujours cru qu’en laissant la vie à celui qui a mérité la mort on lui fait grâce quelle que soit l’horreur de la peine qu’on lui substitue. Il me semble que ce ne puisse être une grâce que paraissant telle au coupable, mais ils la lui font sans le consulter. Elle devient injustice.

Ces dix-neuf prisons souterraines ressemblent parfaitement à des tombeaux, mais on les appelle puits, parce qu’ils sont toujours inondés par deux pieds d’eau de la mer qui y entre par le même trou grillé par où ils reçoivent un peu de lumière ; ces trous n’ont qu’un pied carré d’extension. Le prisonnier est obligé, à moins qu’il n’aime d’être toute la journée dans un bain d’eau salée jusqu’aux genoux, de se tenir assis sur un tréteau, où il a aussi sa paillasse, et où l’on met au point du jour son eau, sa soupe, et son pain de munition qu’il doit manger d’abord, car s’il tarde, des rats de mer fort gros iraient le lui arracher des mains. Dans cette horrible prison, où ordinairement les détenus sont condamnés pour tout le reste de leurs jours, et avec une pareille nourriture, plusieurs vivent jusqu’à leur extrême vieillesse. Un scélérat qui mourut dans ce temps-là, y avait été mis à l’âge de quarante-quatre ans. Persuadé d’avoir mérité la mort, il se peut que cette prison lui ait paru une grâce. Il y a des gens qui ne craignent que la mort. L’homme dont je parle s’appelait Béguelin : il était Français. Il avait servi en qualité de capitaine dans les troupes de la République dans la dernière guerre qu’elle avait soutenue contre le Turc l’an 1716, et dans Corfou sous les ordres du maréchal comte de Schulembourg qui obligea le Grand Vizir à en lever le siège. Ce Béguelin servait d’espion au maréchal, se déguisant en Turc et allant hardiment dans l’armée ennemie ; mais en même temps il servait d’espion au Grand Vizir. Ayant été reconnu coupable de ce double espionnage il mérita la mort, et il est certain que l’envoyant mourir dans les puits on lui fit grâce ; et c’est si vrai qu’il y vécut trente-sept ans. Il ne peut que s’être ennuyé et avoir eu toujours faim. Il peut avoir dit : Dum vita superest bene est[27].

Dans les deux heures d’attente, je n’ai pas manqué de me figurer qu’on allait peut-être me transporter aux puits. Dans un endroit où le malheureux se nourrit d’espérances chimériques, il doit aussi avoir des craintes paniques déraisonnées. Le Tribunal, maître de l’éminence et des souterrains du grand palais, aurait fort bien pu envoyer à l’enfer quelqu’un qui aurait tenté de déserter du purgatoire.

J’ai enfin entendu les pas furieux de quelqu’un qui venait où j’étais. J’ai vu Laurent que la colère défigurait. Écumant de rage, blasphémant Dieu et tous les saints, il commença par m’ordonner de lui donner la hache et les outils que j’avais employés pour percer le plancher, et de lui dire quel était celui de ses sbires qui me les avait portés. Je lui ai répondu, sans bouger, que je ne savais pas de quoi il me parlait. Il ordonne alors qu’on me fouille. Mais à cet ordre je me lève vite, je menace les coquins, et me mettant tout nu je leur ai dit de faire leur métier. Il fit visiter mes matelas, et vider ma paillasse, et il fit chercher jusque dans la cassolette puante. Il prit entre ses mains le coussin de mon fauteuil, et n’y ayant trouvé rien de résistant, il le jeta par dépit contre terre.

— Vous ne voulez pas, dit-il, me dire où sont les instruments avec lesquels vous avez fait l’ouverture, mais vous serez forcé à parler par quelqu’un.

— S’il est vrai que j’ai fait un trou dans le plancher je dirai que j’ai reçu les instruments de vous-même, et que je vous les ai rendus.

À cette réponse que ses gens, qu’il avait apparemment irrités, applaudirent, il hurla, il donna de la tête contre la cloison, il pesta des pieds ; j’ai cru qu’il devenait furieux. Il sortit, et ses gens me portèrent mes hardes, mes livres, mes bouteilles et tout, excepté ma lampe et ma pierre. Après cela avant de quitter le corridor, il ferma les vitres des deux fenêtres par où je recevais un peu d’air. Par là je me suis trouvé enfermé dans un petit lieu où l’air ne pouvait entrer par aucune autre ouverture. J’avoue qu’après son départ je me suis trouvé quitte à bon marché. Malgré l’esprit de son métier, il n’a pas pensé à renverser le fauteuil. Me trouvant encore possesseur de mon verrou, j’ai adoré la Providence, et j’ai vu que je pouvais encore y compter dessus pour le rendre l’instrument de ma fuite.

La grande chaleur et le bouleversement arrivé dans la journée m’empêchèrent de dormir. Le lendemain de bonne heure il me porta du vin qui était devenu vinaigre, de l’eau puante, de la salade pourrie, de la viande gâtée et du pain très dur ; il ne fit point nettoyer, et lorsque je l’ai prié d’ouvrir les fenêtres, il ne m’a pas seulement répondu. Une cérémonie extraordinaire qu’on commença à exercer ce jour-là fut celle d’un archer qui avec une barre de fer faisait le tour de mon cachot en frappant partout le plancher, et les parois, et principalement sous le lit. J’ai observé que l’archer qui donnait ces coups de barre ne frappait jamais le plafond. Cette observation me fit enfanter le projet de sortir de là par le toit ; mais pour rendre le projet mûr il fallait des combinaisons qui ne dépendaient pas de moi ; car je ne pouvais rien faire qui ne fût exposé à la vue. Le cachot était tout neuf ; la moindre égratignure aurait sauté aux yeux de chacun des archers à leur entrée.

J’ai é une cruelle journée. La forte chaleur commença vers midi. Je croyais positivement d’étouffer. Je me trouvais dans une véritable étuve. Il me fut impossible de manger, ou de boire, car tout était corrompu. La faiblesse causée par la chaleur et par la sueur qui sortait de tout mon corps à grosses gouttes, ne me permettait ni de marcher, ni de lire. Mon dîner le lendemain fut le même ; la puanteur du veau qu’il me porta vint d’abord à mon odorat. Je lui ai demandé s’il avait ordre de me faire mourir de faim et de chaud, et il s’en alla sans me répondre. Il fit la même chose le jour suivant. Je lui ai dit de me donner du crayon, car je voulais écrire quelque chose au secrétaire, et sans me répondre il s’en alla. J’ai mangé la soupe par dépit et trempé du pain dans du vin de Chypre pour me conserver en force, et pour le tuer le lendemain en lui enfonçant mon esponton dans la gorge ; cela était devenu si sérieux que je trouvais que je n’avais point d’autre parti à prendre ; mais le lendemain au lieu d’exécuter mon projet, je me suis contenté de lui jurer de le tuer lorsqu’on me remettrait en liberté ; il en a ri ; et sans me répondre il s’en alla. J’ai commencé à croire qu’il en agissait ainsi par ordre du secrétaire, auquel il avait peut-être déclaré la fracture. Je ne savais que faire ; ma patience luttait avec le désespoir ; je me sentais mourir d’inanition.

Ce fut le huitième jour que d’une voix foudroyante, et en présence de ses archers, je lui ai demandé compte de mon argent en l’appelant infâme bourreau. Il me répondit que j’aurais le compte le lendemain ; mais avant qu’il fermât le cachot j’ai pris avec violence le baquet des immondices, et je lui ai fait voir par ma posture que j’allais le verser dans le corridor : il dit alors à un archer de le prendre, et l’air étant devenu infecté il ouvrit une fenêtre ; mais après que l’archer me le changea il la referma encore et il partit méprisant mes cris. Telle était ma situation ; mais ayant vu que ce que j’avais obtenu était en conséquence des injures que je lui avais dites, je me suis disposé à le traiter encore plus mal le lendemain.

Le lendemain ma fureur se calma. Avant que de me présenter mon compte, il me donna un panier de citrons que M. de Bragadin m’envoyait, et j’ai vu une grande bouteille d’eau que j’ai jugée bonne, et dans mon dîner un poulet qui avait bonne mine ; outre cela un archer ouvrit les deux fenêtres. Lorsqu’il m’a présenté mon compte je n’ai jeté les yeux que sur la somme, et je lui ai dit de donner le reste à sa femme, excepté un sequin que je lui ai ordonné de distribuer à ses gens, qui étaient là, et qui me remercièrent. Étant resté seul avec moi, voici le discours qu’il me tint d’un air assez serein :

— Vous m’avez déjà dit, Monsieur, que c’est de moi-même que vous aviez reçu le nécessaire pour faire l’énorme trou que vous avez fait à l’autre cachot, ainsi je n’en suis plus curieux. Mais pourrais-je à titre de grâce savoir qui vous a donné le nécessaire pour vous faire une lampe ?

— Vous-même.

— Pour le coup, je ne croyais pas que l’esprit consistât dans l’effronterie.

— Je ne mens pas. C’est vous qui m’avez donné avec vos propres mains tout ce qui m’était nécessaire : huile, pierre à fusil et allumettes, j’avais tout le reste.

— Vous avez raison. Pourriez-vous me convaincre avec cette même facilité que je vous ai donné aussi le nécessaire pour faire le trou ?

— Oui ; avec cette même facilité. Je n’ai rien reçu ici que de vous.

— Dieu, ayez miséricorde de moi. Qu’entends-je ? Dites-moi donc comment je vous ai donné une hache.

— Je vous dirai tout si vous voulez, mais en présence du secrétaire.

— Je ne veux plus rien savoir, et je vous crois. Taisez-vous, et songez que je suis un pauvre homme, et que j’ai des enfants.

Il s’en alla tenant sa tête entre ses mains.

Je suis resté bien content d’avoir trouvé le moyen de me faire craindre de ce maraud, auquel il était décidé que je dusse coûter la vie. J’ai alors connu que son propre intérêt le força à ne rien dire au ministre de tout ce que j’avais fait.

J’avais ordonné à Laurent de m’acheter toutes les œuvres du marquis Maffei ; cette dépense lui déplaisait, et il n’osait pas me le dire. Il me demanda quel besoin je pouvais avoir de livres tandis que j’en avais beaucoup.

— J’ai tout lu, et il me faut du nouveau.

— Je vous ferai prêter des livres par quelqu’un qui est ici, si vous voulez aussi en prêter des vôtres, et par là vous épargnerez votre argent.

— Ces livres sont des romans que je n’aime pas.

— Ce sont des livres scientifiques ; et si vous croyez d’être la seule bonne tête qui se trouve ici, vous vous trompez.

— Je le veux bien. Nous verrons. Voici un livre que je prête à la bonne tête. Portez m’en un aussi.

Je lui ai donné le rationarium de Petau, et quatre minutes après il me porta le premier tome de Wolff. Assez content je lui ai révoqué l’ordre de m’acheter Maffei ; et très satisfait de m’avoir fait entendre raison sur cet important article, il s’en alla.

Moins ravi de m’am à cette savante lecture que de saisir une occasion d’entamer une correspondance avec quelqu’un qui aurait pu m’aider au projet de fuite que j’avais déjà ébauché dans ma tête, j’ai trouvé en ouvrant le livre un papier sur lequel j’ai lu en six bons vers la paraphrase de ces mots de Sénèque : Calamitosus est animus futuri anxius[28]. J’en ai fait d’abord six autres. J’avais laissé croître l’ongle de mon petit doigt de la main droite pour me nettoyer l’oreille, je l’ai coupé en pointe, et j’en ai fait une plume, et au lieu d’encre je me suis servi du suc de mûres noires, et j’ai écrit mes six vers sur le même papier. Outre cela j’ai écrit le catalogue des livres que j’avais, et je l’ai mis dans le dossier du même livre. Tous les livres reliés en carton en Italie forment sous la reliure par-derrière une espèce de poche. Au dos du même livre là où l’on met le titre j’ai écrit latet. Impatient de recevoir une réponse j’ai dit à Laurent, d’abord le lendemain, que j’avais déjà lu tout le livre, et que la même personne me ferait plaisir m’en envoyant un autre. Il me porta sur-le-champ le second tome.

Un billet volant entre les feuilles du livre, écrit en latin, parlait ainsi : Nous deux, qui sommes ensemble dans cette prison, ressentons le plus grand plaisir que l’ignorance d’un avare nous procure un privilège sans exemple. Moi, qui écris suis Marin Balbi, noble vénitien, régulier Somasque. Mon compagnon est le comte André Asquin d’Udine, capitale du Frioul. Il m’ordonne de vous dire que vous êtes le maître de disposer de tous ses livres, dont vous trouverez le catalogue dans le creux de la reliure. Nous avons besoin, Monsieur, de toutes les précautions pour cacher à Laurent notre petit commerce.

L’uniformité de notre idée de nous envoyer le catalogue, et l’autre de placer un écrit dans la cavité au dos du livre ne me surprit pas, car la chose me parut dépendante du sens commun ; mais la recommandation de la précaution me parut singulière tandis que la lettre qui disait tout était volante. Laurent non seulement pouvait, mais devait ouvrir le livre, et voyant la lettre, et, ne sachant pas lire, il l’aurait mise dans sa poche pour se la faire lire en italien par le premier prêtre qu’il aurait trouvé dans la rue, et tout aurait été découvert dans sa naissance. J’ai d’abord décidé que ce père Balbi devait être un franc étourdi.

J’ai lu le catalogue et sur la moitié de la feuille je leur ai écrit qui j’étais, comment j’avais été arrêté, l’ignorance dans laquelle j’étais de mon crime, et l’espérance que j’avais d’être bientôt renvoyé chez moi. À la réception d’un nouveau livre le père Balbi m’écrivait une lettre de seize pages. Le comte Asquin ne m’a jamais écrit. Ce moine s’est amusé à m’écrire toute l’histoire de son infortune. Il était sous les plombs depuis quatre ans parce qu’ayant eu de trois pauvres filles, toutes pucelles, trois bâtards, il les avait fait baptiser en leur donnant son nom. Le Père son supérieur l’avait corrigé la première fois, menacé la seconde, et à la troisième il avait porté plainte au Tribunal, qui l’avait fait enfermer ; et le Père supérieur lui envoyait son dîner tous les matins. Sa défense occupait la moitié de sa lettre, où il disait cent pauvretés. Son Supérieur, me disait-il, également que le Tribunal, n’étaient que des vrais tyrans, car ils n’avaient aucun droit sur sa conscience. Il me disait qu’étant sûr que ses bâtards lui appartenaient, il ne pouvait les frustrer des avantages qu’ils pouvaient retirer de son nom ; et que leurs mères étaient respectables quoique pauvres, car elles n’avaient connu, avant lui, aucun homme. Il concluait que sa conscience l’obligeait à reconnaître publiquement pour siens les enfants que ces honnêtes filles lui avaient donnés pour empêcher la calomnie de les attribuer à d’autres, et que d’ailleurs il ne pouvait pas démentir la nature et les entrailles de père qu’il se sentait en faveur de ces pauvres innocents. Il n’y a pas de risque, me disait-il, que mon Supérieur devienne coupable de ma même faute, puisque sa tendresse pieuse ne se déclare que vis-à-vis de ses écoliers.

Il ne m’a pas fallu davantage pour connaître mon homme : original, sensuel, mauvais raisonneur, méchant, sot, imprudent, ingrat. Après m’avoir dit dans sa lettre qu’il serait fort malheureux sans la compagnie du comte Asquin qui avait soixante et dix ans, des livres, et de l’argent, il employait deux pages à m’en dire du mal en me peignant ses défauts et ses ridicules. Hors de prison je n’aurais pas répondu à un homme de ce caractère ; mais là-haut j’avais besoin de tirer parti de tout. J’ai trouvé dans le dossier du livre du crayon, des plumes et du papier, ce qui me mit en état d’écrire avec toute ma commodité.

Tout le reste de sa longue lettre contenait l’histoire de tous les prisonniers qui étaient sous les plombs, et qui y avaient été depuis les quatre ans qu’il y était lui-même. Il me dit que Nicolas était l’archer qui en secret lui achetait tout ce qu’il voulait, et qui lui disait le nom de tous ceux qu’on arrêtait, et de tout ce qui arrivait dans les autres cachots, et pour m’en convaincre il me disait tout ce qu’il savait du trou que j’avais fait. « On vous a tiré de là, me disait-il, pour y loger le patricien Priuli Gran Can, et Laurent a employé deux heures à faire boucher l’ouverture que vous avez faite par un menuisier et un serrurier auxquels il a intimé le silence sous peine de la vie, comme à tous ses archers. Nicolas m’a assuré qu’un seul jour plus tard vous vous en seriez en allé par un moyen qui aurait fait beaucoup parler, et qu’on aurait fait étrangler Laurent parce qu’il était tout simple que quoiqu’il ait voulu paraître surpris à la vue du trou, et qu’il ait fait semblant d’être fâché contre vous, ce ne pouvait être que lui qui vous eût donné les instruments pour rompre le plancher, que vous devez lui avoir rendus. Nicolas m’a aussi dit que M. de Bragadin lui a promis mille sequins s’il peut vous procurer le moyen de vous en aller, et que Laurent se flatte de pouvoir les gagner sans perdre son emploi moyennant la protection de M. Diedo ami de sa femme. Il m’a aussi dit qu’aucun archer n’a osé rapporter au secrétaire ce qui était arrivé de crainte que Laurent venant à se tirer d’affaire ne se vengeât du rapporteur en le faisant chasser. Je vous prie d’avoir confiance en moi et de me dire en détail l’histoire de cet événement, et surtout comment vous avez fait pour avoir les instruments nécessaires. Je vous promets que ma discrétion sera égale à ma curiosité. »

Je ne doutais pas de sa curiosité, mais beaucoup de sa discrétion, puisque sa demande même le déclarait pour le plus indiscret des hommes. J’ai cependant vu que je devais le ménager, car un être dans ce goût-là me paraissait fait exprès pour exécuter tout ce que je lui dirais, et qui me servirait à regagner ma liberté. J’ai é toute la journée à lui répondre ; mais un fort soupçon me fit différer à lui envoyer ma réponse ; j’ai vu que ce commerce épistolaire aurait pu être un artifice de Laurent pour parvenir à savoir qui m’avait donné les instruments pour rompre, et où je les avais. Je lui ai écrit en peu de mots qu’un grand couteau avec lequel j’avais fait le trou se trouvait sous la hauteur d’appui de la fenêtre du corridor du cachot où j’étais, où en entrant je l’avais placé là moi-même. Cette fausse confidence mit en moins de trois jours mon esprit en paix, car Laurent n’a pas visité la hauteur d’appui, et il l’aurait visitée s’il avait intercepté ma lettre.

Le père Balbi m’écrivit qu’il savait que je pouvais avoir ce gros couteau car Nicolas lui avait dit qu’avant de m’enfermer on ne m’avait pas fouillé ; c’était ce que Laurent avait su, et cette circonstance aurait peut-être sauvé Laurent si ma fuite avait réussi, car il prétendait qu’en recevant un homme des mains de Messer Grande il devait le supposer déjà visité. Messer Grande aurait dit que m’ayant vu sortir de mon lit il était sûr que je n’avais point d’armes sur moi. Il finissait sa lettre par me prier de lui envoyer mon couteau par Nicolas dont je pouvais me fier.

La légèreté de ce moine me surprenait. Lorsque je me suis cru sûr que mes lettres n’étaient pas interceptées je lui ai écrit que je ne me sentais pas la force d’avoir quelque confiance dans son Nicolas, et que je ne pouvais pas même confier mon secret au papier. Ses lettres cependant m’amusaient. Il m’informa, dans une, de la raison qu’on tenait sous les plombs le comte Asquin qui ne pouvait pas se mouvoir, car outre qu’il était âgé de soixante et dix ans, il était incommodé par un gros ventre, et par une jambe jadis cassée et mal raccommodée après. Il me disait que ce comte, n’étant pas riche, exerçait à Udine le métier d’avocat, et qu’il défendait l’ordre des paysans dans le conseil de la ville contre la noblesse qui voulait le priver du droit de suffrage dans les assemblées provinciales. Les prétentions des paysans troublant la paix publique, les nobles eurent recours au Tribunal des Inquisiteurs d’État qui ordonnèrent au comte Asquin d’abandonner ses clients. Le comte Asquin répondit que le code municipal l’autorisait à défendre la constitution, et il désobéit ; mais les Inquisiteurs le firent enlever malgré le code, et mettre sous les plombs, où il se trouvait depuis cinq ans. Il avait comme moi cinquante sous par jour, mais il avait le privilège de manier son argent. Ce moine qui n’avait jamais le sou, me disait à ce propos beaucoup de mal de son camarade par rapport à son avarice. Il me dit que dans le cachot à l’autre côté de la salle il y avait deux gentilshommes des sept communes qui étaient aussi détenus par désobéissance, dont l’aîné était devenu fou, et qu’on le tenait lié. Dans un autre cachot il y avait deux notaires.

Dans ces jours-là un marquis véronais, de la famille Pindemonte, avait été enfermé pour n’avoir pas obéi à l’ordre qu’il reçut de se présenter. Ce seigneur avait eu des grandes distinctions, jusqu’à celle qu’on avait permis à ses domestiques de lui consigner ses lettres en main propre. Il n’est resté là que huit jours.

Lorsque mes soupçons furent dissipés, l’état de mon âme me fit raisonner ainsi. Je voulais me procurer la liberté. L’esponton que j’avais était excellent ; mais il était impossible que je m’en servisse, parce que tous les matins mon cachot était frappé par des coups de barre à tous les coins excepté au plafond. Je ne pouvais donc penser qu’à sortir par le plafond en le faisant rompre par dehors. Celui qui l’aurait rompu aurait pu se sauver avec moi en m’aidant à faire un trou dans le grand toit du Palais dans la même nuit. Je pouvais me flatter d’en venir à bout ayant un compagnon à l’ouverture. Lorsque j’aurais été sur le toit j’aurais vu ce qu’il y avait à faire ; il fallait donc se résoudre, et y aller. Je n’ai vu que ce moine, qui à l’âge de trente-huit ans, quoique non pourvu d’un bon jugement, aurait pu exécuter mes instructions. Je devais donc me déterminer à lui confier tout, et penser au moyen de lui envoyer mon verrou. J’ai commencé par lui demander s’il désirait la liberté, et s’il se sentait disposé à tout faire pour se la procurer en se sauvant avec moi. Il me répondit que tant lui que son camarade seraient prêts à tout faire pour briser leurs chaînes ; mais qu’il était inutile de penser à ce qui était impossible ; il me faisait ici un long détail des difficultés dont il remplissait quatre pages, et que je n’aurais jamais finies, si j’avais voulu les aplanir. Je lui ai répondu que les difficultés générales ne m’occupaient pas ; et qu’ayant fait mon plan je n’avais pensé qu’à la solution des particulières que je ne pouvais pas confier au papier. Je lui ai promis la liberté s’il me donnait parole d’honneur d’exécuter aveuglément mes ordres. Il m’a promis de faire tout.

Je lui ai alors écrit que j’avais une barre de fer pointue de la longueur de vingt pouces, qui devait lui servir à percer le plafond de son cachot, pour en sortir ; et qu’étant sorti il devait percer le mur qui nous séparait, er par cette ouverture pour venir sur mon cachot, le rompre par-dessus, et me tirer dehors. D’abord que vous aurez fait tout cela, lui disais-je, vous n’aurez plus rien à faire, puisque ce sera moi qui ferai le reste. Je vous tirerai dehors, vous et le comte Asquin.

Il me répondit que lorsqu’il m’aurait tiré dehors du cachot je serai tout de même en prison qui ne différera de la première que dans la grandeur. Nous nous trouverons, m’écrivait-il, dans les galetas sujets encore à trois portes à clefs. Je le sais, mon révérend père, lui répondis-je, et aussi ce n’est pas par les portes que je veux que nous nous sauvions. Mon plan est fait, et j’en suis sûr, et je ne vous demande plus qu’exactitude dans l’exécution, et point d’objections. Pensez seulement au moyen fait pour faire er entre vos mains ma barre longue de vingt pouces sans que celui qui vous la remettra sache qu’il vous la remet ; et communiquez-moi vos pensées là-dessus. En attendant faites acheter par Laurent quarante à cinquante images de saints assez grandes pour tapisser toute la surface intérieure de votre cachot. Toutes ces estampes analogues à la religion ne laisseront pas soupçonner à Laurent qu’elles ne vous servent qu’à couvrir l’ouverture que vous ferez au plafond, et par où vous sortirez. Vous aurez besoin de quelques jours pour faire cette ouverture ; et Laurent le matin ne pourra pas voir l’ouvrage que vous aurez fait la veille, puisque vous remettrez l’estampe à la place où elle était, et votre travail ne sera pas aperçu. Je ne peux pas faire cela, car je suis suspect, et on ne me croit pas dévot d’estampes. Faites cela, et pensez au moyen d’avoir ma barre.

En y pensant aussi j’ai ordonné à Laurent de m’acheter une Bible in-folio qu’on avait nouvellement imprimée, où il y avait la Vulgate et la version des Septante. J’ai pensé à ce livre dont le volume me faisait espérer de pouvoir placer au derrière de la reliure mon esponton, et de l’envoyer ainsi au moine ; mais lorsque je l’ai reçu j’ai vu que le verrou avait deux pouces de longueur plus que la Bible qui avait un pied et demi juste. Le moine m’avait écrit que son cachot était déjà tapissé d’estampes ; et je lui avais communiqué ma pensée sur la Bible, et la forte difficulté dépendante de la longueur de ma barre qu’il m’était impossible de raccourcir sans la forge. Il me répondit en se moquant de l’infécondité de mon imagination, que je n’avais qu’à lui envoyer le verrou dans ma pelisse de renard. Il me disait que Laurent leur avait dit que j’avais cette belle pelisse, et que le comte Asquin ne pourrait ca aucun soupçon en demandant de la voir pour en faire acheter une pareille. Je n’avais, me disait-il, qu’à la leur envoyer pliée ; mais j’étais sûr que Laurent la déplierait chemin faisant, car une pelisse pliée embarrassait plus celui qui la portait qu’étant dépliée ; mais pour ne pas le décourager, et le convaincre en même temps que j’étais moins étourdi que lui, je lui ai écrit qu’il n’avait qu’envoyer prendre la pelisse. Laurent le matin suivant me la demanda, et je la lui ai donnée pliée, mais sans le verrou. Un quart d’heure après il me la rendit, en me disant qu’on l’avait trouvée belle.

Le moine m’écrivit le lendemain une lettre dans laquelle il s’avouait coupable d’un mauvais conseil ; mais il me disait aussi que j’avais eu tort de le suivre. L’esponton selon lui était perdu, car Laurent avait porté la pelisse déjà dépliée et il avait dû avoir mis la barre dans sa poche. Tout espoir était donc perdu. Je l’ai consolé en le désabusant, et en le priant d’être moins hardi à l’avenir dans ses conseils. Je me suis alors déterminé d’envoyer au moine mon verrou dans la Bible en employant un moyen sûr pour empêcher Laurent de regarder les extrémités du gros volume. Je lui ai donc dit que je voulais célébrer le jour de St-Michel avec deux grands plats de macaroni au beurre, et au fromage parmesan : j’en voulais deux plats, parce que je voulais en faire présent d’un à la respectable personne qui me prêtait des livres. À ce propos Laurent me dit que la même respectable personne désirait de lire le gros livre qui coûtait trois sequins. Je lui ai répondu que je le lui enverrai avec un plat de macaroni ; mais je lui ai dit que je voulais le plus grand plat qu’il eût à la maison, et que je voulais les assaisonner moi-même ; il me promit de faire tout à la lettre. En attendant j’ai enveloppé le verrou dans du papier, et je l’ai mis dans le dos de la reliure de la Bible. J’ai partagé les deux pouces : chaque extrémité du verrou sortait de la Bible d’un pouce. En posant sur la Bible un grand plat de macaroni rempli de beurre, j’étais sûr que les yeux de Laurent s’attacheraient au beurre de crainte de le verser sur la Bible, et qu’ainsi il n’aurait pas le temps de regarder aux extrémités des coins du volume. J’ai averti le père Balbi de tout, en lui recommandant d’être adroit en recevant les macaroni des mains de Laurent, et de prendre bien garde à ne pas prendre le plat, et la Bible après, mais l’un et l’autre ensemble, car en prenant le plat il aurait découvert la Bible, et Laurent aurait pu facilement alors voir les deux excédents.

Le jour de St-Michel, Laurent parut de grand matin avec une grande chaudière où les macaroni bouillonnaient ; j’ai d’abord mis le beurre sur un réchaud pour le fondre, et j’ai préparé mes deux plats arrosés de fromage parmesan qu’il m’avait porté tout râpé. J’ai pris la cuiller percée, et j’ai commencé à les remplir, en y mettant dessus à chaque main beurre et fromage, et en ne finissant que lorsque le grand plat destiné au moine ne pouvait pas en contenir davantage. Ils nageaient dans le beurre qui touchait jusqu’aux extrémités de ses bords. Le diamètre de ce plat était quasi le double de la largeur de la Bible. Je l’ai pris, et je l’ai placé sur le grand livre que j’avais à la porte de mon cachot, et en le prenant au-dessus de mes mains avec le dossier tourné vers Laurent, je lui ai dit d’allonger ses bras, et d’étendre ses mains, et je lui ai consigné le tout en toute diligence, et lentement pour que le beurre, sortant du plat, ne coulât pas sur la Bible. En lui consignant cet important fardeau, je tenais mes yeux fixés contre les siens qu’avec le plus grand plaisir je ne voyais pas se détourner de dessus le beurre qu’il craignait de verser. Il voulait porter les macaroni, et revenir prendre la Bible après ; mais je lui ai dit en riant que mon présent perdrait alors toute sa beauté. Il le prit enfin en se plaignant que j’avais mis trop de beurre, et protestant que s’il coulait sur la Bible ce ne serait pas sa faute. Je me suis vu sûr de la victoire d’abord que j’ai vu la Bible sur ses bras, car les deux bouts de l’esponton qui étaient éloignés de mes yeux de toute la largeur du livre, étaient devenus invisibles pour lui lorsqu’il le tenait ; ils se trouvaient attenants à ses épaules, et il n’y avait aucune raison qui pût lui faire détourner les yeux pour regarder ni l’un ni l’autre de ces coins qui ne pouvaient l’intéresser en rien. Son seul empressement devait être celui de tenir son plat parallèle. Je l’ai suivi des yeux jusqu’à ce que je l’aie vu descendre trois marches pour entrer dans l’avant-cachot du moine, qui se mouchant à trois reprises me donna le signal concerté que le tout était arrivé en bon ordre entre ses mains. Laurent est retourné me dire que le tout avait été dûment consigné.

Le père Balbi employa huit jours pour faire une suffisante ouverture dans son plafond, qu’il masqua facilement tous les jours avec une estampe qu’il décollait et recollait avec de la mie de pain.

Le huit d’octobre il m’écrivait qu’il avait é toute la nuit en travaillant dans le mur qui nous séparait, et qu’il n’était parvenu à en extraire qu’un seul carreau ; il m’exagérait la difficulté de dessouder des briques unies par un ciment trop solide ; il me promettait de poursuivre, et il me répétait dans toutes ses lettres que nous allions rendre notre condition plus mauvaise, car nous ne réussirions pas. Je lui répondais que j’étais sûr du contraire.

Hélas ! je n’étais sûr de rien ; mais il fallait en agir ainsi ou abandonner le tout. Comment aurais-je pu lui dire que je ne savais pas moi-même ? Je voulais sortir de là : voilà tout ce que je savais ; et je ne pensais qu’à faire des pas et aller en avant pour ne m’arrêter que lorsque je trouverais l’insurmontable. J’avais lu et appris sur le grand livre de l’expérience qu’il ne fallait pas consulter les grandes entreprises mais les exécuter sans contester à la fortune l’empire qu’elle a sur tout ce que les hommes entreprennent. Si j’avais communiqué ces hauts mystères de la philosophie morale au père Balbi, il aurait dit que j’étais fou.

Son travail fut difficile dans la seule première nuit ; mais dans les suivantes plus il tirait des briques plus il trouvait de facilité à en extraire d’autres. Il trouva à la fin de son travail qu’il avait ôté du mur trente-six briques.

Le seize d’octobre à dix-huit heures dans le moment que je m’amusais à traduire une ode d’Horace j’ai entendu un trépignement au-dessus de mon cachot, et trois petits coups de poignet ; j’ai d’abord répondu avec trois coups pareils ; c’était le signal concerté pour nous assurer que nous ne nous étions pas trompés. Il travailla jusqu’au soir, et le lendemain il m’écrivit que si mon toit n’était que de deux rangs de planches son travail serait fini dans le même jour, puisque la planche n’avait qu’un pouce d’épaisseur. Il m’assura qu’il ferait le petit canal en cercle comme je l’avais instruit, et qu’il aurait grand soin de ne jamais parvenir à percer tout à fait la dernière planche ; c’était ce que je lui avais beaucoup recommandé, parce que le moindre petit signe de fraction au-dedans de mon cachot aurait fait soupçonner la fraction extérieure. Il m’assurait que l’excavation serait poussée au point qu’elle se trouverait en état d’être achevée dans un quart d’heure. J’avais déjà fixé ce moment au surlendemain pour sortir de mon cachot la nuit, et pour n’y retourner plus, car ayant un compagnon je me sentais sûr de faire en trois ou quatre heures une ouverture dans le grand toit du Palais ducal, et d’y monter dessus, et pour lors d’embrasser le meilleur des moyens que le hasard me présenterait pour descendre.

Dans ce même jour, c’était un lundi, deux heures après midi, dans le temps même que le père Balbi travaillait, j’ai entendu ouvrir la porte de la salle contiguë à mon cachot ; mon sang se gela ; mais je n’ai pas perdu la force de frapper deux coups, marque concertée d’alarme, à laquelle le père Balbi devait vite reer le trou du mur, et rentrer dans son cachot. Une minute après j’ai vu Laurent qui me demandait pardon s’il mettait en ma compagnie un gueux, mauvais sujet. J’ai vu un homme de quarante à cinquante ans, petit, maigre, laid, mal vêtu, en perruque noire et ronde, que deux archers dégarrottèrent. Je n’ai pas douté que ce ne fût un coquin, puisque Laurent me l’a annoncé pour tel en sa présence sans que ce titre ait rebuté le personnage. J’ai répondu à Laurent que le Tribunal était le maître ; après lui avoir fait porter une paillasse, il s’en alla lui disant que le Tribunal lui donnait dix sous par jour. Mon nouveau camarade lui répondit :

— DIEU les lui rende.

Désolé par ce fatal contretemps j’ai regardé ce coquin que sa physionomie décelait. Je pensais à le faire parler, lorsqu’il commença lui-même par me remercier de la paillasse que je lui avais fait porter. Je lui ai dit qu’il mangerait avec moi, et il me baisa la main en me demandant s’il pouvait tout de même se faire donner les dix sous que le Tribunal lui ait, et je lui ai dit que oui. Il se mit alors à genoux, et il tira de sa poche un chapelet en regardant tous les endroits du cachot.

— Que cherchez-vous mon ami ?

— Je cherche, vous me pardonnerez, quelque image dell’ immacolata Vergine Maria, car je suis chrétien, ou au moins quelque chétif crucifix, car je n’ai jamais eu tant besoin de me recommander à St François d’Assise, dont je porte le nom indignement, comme dans le moment présent.

J’ai eu de la peine à retenir un éclat de rire, non pas à cause de sa piété chrétienne que je révérais, mais à cause de la tournure de sa remontrance ; sa demande de pardon me fit croire qu’il me prenait pour Juif ; je me suis hâté de lui donner l’office de la Sainte Vierge, dont il baisa l’image, en me le rendant, me disant modestement que son père, argousin de galère, avait négligé de lui faire apprendre à lire. Il me dit qu’il était dévot du très saint Rosaire, dont il me narra une quantité de miracles que j’ai écoutés avec une patience d’ange, et il me demanda la permission de le dire en mettant devant ses yeux la sainte image qui était sur le frontispice de mon livre d’heures. Après le rosaire que j’ai récité avec lui, je lui ai demandé s’il avait dîné et il me dit qu’il mourait de faim. Je lui ai donné tout ce que j’avais ; il dévora tout avec une faim canine, but tout le vin que j’avais, et lorsqu’il fut gris, il commença à pleurer, et ensuite à parler de tout à tort et à travers. Je lui ai demandé la cause de son malheur, et voici sa narration :

— Mon unique ion dans ce monde, mon cher maître, fut toujours la gloire de cette sainte République, et l’exacte obéissance à ses lois ; toujours attentif aux malversations des fripons, dont le métier est celui de tromper et frustrer de ses droits leur prince, et de tenir cachées leurs démarches, j’ai tâché de découvrir leurs secrets, et j’ai toujours fidèlement rapporté à Messer Grande tout ce que j’ai pu découvrir ; il est vrai qu’on m’a toujours payé ; mais l’argent qu’on m’a donné ne m’a jamais fait tant de plaisir comme la satisfaction que j’ai ressentie de me voir utile au glorieux évangéliste St-Marc. Je me suis toujours moqué du préjugé de ceux qui attachent une mauvaise idée au nom d’espion ; ce nom ne sonne mal qu’aux oreilles de ceux qui n’aiment pas le gouvernement, car l’espion n’est autre chose que l’ami du bien de l’État, le fléau des criminels, et le fidèle sujet de son prince. Lorsqu’il s’est agi de mettre en activité mon zèle, le sentiment de l’amitié, qui peut avoir quelque force sur d’autres, n’en a jamais eu sur moi, et encore moins ce qu’on appelle reconnaissance, et j’ai souvent juré de me taire pour arracher à quelqu’un un important secret que, d’abord su, j’ai référé ponctuellement, assuré par mon confesseur que je pouvais le révéler, non seulement parce que je n’avais pas eu intention d’observer le jurement de silence, lorsque je l’avais fait, mais parce qu’en s’agissant du bien public il n’y a pas de serment qui tienne. Je sens qu’esclave de mon zèle j’aurais trahi mon père, et j’aurais su faire taire la nature.

« Il y a donc trois semaines que j’ai observé à Isola, petite île où je demeurais, une grande union entre quatre ou cinq personnes notables de la ville que je connaissais mécontentes du gouvernement à cause d’une contrebande surprise et confisquée, que les principaux avaient dû expier par la prison. Le premier chapelain de la paroisse, né sujet de l’impératrice reine, était de ce complot, dont je me suis déterminé à développer le mystère. Ces gens-là s’assemblaient le soir dans une chambre du cabaret, où il y avait un lit ; et après qu’ils avaient bu et parlé ensemble, ils s’en allaient. Je me suis courageusement déterminé à me cacher sous ce lit, un jour que sûr de n’être pas observé, j’ai trouvé la chambre ouverte et vide. Vers le soir mes gens vinrent, et parlèrent de la ville d’Isola qu’ils disaient n’être pas de la juridiction de S. Marc, mais de celle de la principauté de Trieste, car elle ne pouvait aucunement être regardée comme une partie de l’Istrie vénitienne. Le chapelain dit au principal du complot qui s’appelait Pietro Paolo que s’il voulait signer un écrit, et si les autres voulaient en faire de même, il irait en personne chez l’ambassadeur impérial, et que l’impératrice non seulement s’emparerait de la ville, mais les récompenserait. Ils dirent tous au chapelain qu’ils étaient prêts, et il s’engagea de porter le lendemain l’écriture et de partir d’abord pour venir ici la porter à l’ambassadeur. J’ai décidé de faire aller en fumée cet infâme projet, malgré qu’un des conjurés était mon compère de S. Jean, parenté spirituelle qui lui donnait sur moi un titre inviolable et plus sacré que s’il avait été mon propre frère.

« Après leur départ j’ai eu tout le loisir de m’évader, jugeant inutile de m’exposer à un nouveau risque en me cachant de nouveau le lendemain sous le même lit. J’avais assez découvert. Je suis parti à minuit dans un bateau, et le lendemain avant midi je fus ici, où je me suis fait écrire les noms des six rebelles que j’ai portés au secrétaire des Inquisiteurs d’État en lui narrant le fait. Il m’a ordonné d’aller le lendemain de bonne heure chez Messer, qui me donnerait un homme avec lequel j’irais à Isola pour lui faire connaître la figure du chapelain, qui apparemment ne serait pas encore parti, et qu’après cela je ne devais plus me mêler de rien. J’ai exécuté son ordre. Messer me donna l’homme, je l’ai mené à Isola, je lui ai montré le chapelain, et je suis allé à mes affaires.

« Après dîner, mon compère de S. Jean me fit appeler pour aller le raser, car je suis barbier. Après que je lui ai fait la barbe, il m’a donné un excellent verre de refosco et quelques tranches de saucisson à l’ail, et goûta avec moi en bonne amitié. Mon affection de compère s’est alors emparée de mon âme, je l’ai pris par la main, et pleurant de bon cœur je l’ai conseillé à quitter la connaissance du chapelain, et surtout de se garder de signer l’écriture qu’il savait ; il me dit alors qu’il n’était pas ami du chapelain plus que d’un autre, et il me jura qu’il ne savait pas de quelle écriture je voulais lui parler. Je me suis alors mis à rire, je lui ai dit que j’avais badiné, et je l’ai quitté, repenti d’avoir écouté la voix de mon cœur.

« Le lendemain je n’ai vu ni l’homme ni le chapelain, et huit jours après j’ai quitté Isola pour venir ici. Je suis allé faire une visite à Messer Grande qui sans façon me fit enfermer ; et me voilà avec vous, mon cher maître. Je remercie St François de me voir en compagnie d’un bon chrétien qui est ici pour des raisons que je ne me soucie pas de savoir, car je ne suis pas curieux. Mon nom est Soradaci, et ma femme est Legrenzi, fille d’un secrétaire du Conseil des Dix, qui se moquant du préjugé voulut m’épo. Elle sera au désespoir de ne pas savoir ce que je suis devenu ; mais j’espère de ne rester ici que pour peu de jours ; je ne peux y être que pour la commodité du secrétaire qui apparemment aura besoin de m’examiner. »

Après cette narration effrontée qui me fit connaître de quelle espèce était ce monstre, j’ai fait semblant de le plaindre, et faisant l’éloge de son patriotisme je lui ai prédit sa liberté dans peu de jours. Une demi-heure après il s’est endormi, et j’ai tout écrit au père Balbi lui remontrant la nécessité où nous étions de suspendre notre travail pour attendre la favorable opportunité. Le lendemain j’ai ordonné à Laurent de m’acheter un crucifix de bois, une estampe de la Sainte Vierge, et de me porter un flacon d’eau bénite. Soradaci lui demanda ses dix sous, et Laurent avec un air de mépris lui en donna vingt. Je lui ai ordonné de me porter quatre fois plus de vin, et de l’ail, car il faisait les délices de mon camarade. Après son départ j’ai adroitement tiré hors du livre la lettre du père Balbi qui me peignait sa frayeur. Il était rentré dans son cachot plus mort que vivant, et il avait vite remis l’estampe sous le trou. Il réfléchissait que tout était perdu si Laurent se fût avisé de mettre Soradaci dans son galetas au lieu de le mettre avec moi. Il ne l’aurait pas vu dans le cachot, et il aurait vu l’ouverture.

Le récit que Soradaci me fit de son affaire m’a fait juger qu’il devait certainement subir des interrogatoires ; car le secrétaire ne pouvait l’avoir fait enfermer que par soupçon de calomnie, ou par obscurité de rapport. J’ai donc décidé de lui confier deux lettres, que s’il avait portées à ceux auxquels elles seraient adressées, elles ne m’auraient fait ni bien ni mal, et qui m’auraient fait du bien, si le traître les remettait au secrétaire pour lui donner une marque de sa fidélité. J’ai é deux heures à écrire ces lettres avec du crayon. Le lendemain, Laurent me porta le crucifix, l’image de la Vierge, la bouteille d’eau bénite, et tout ce que je lui avais ordonné.

Après avoir bien nourri ce coquin je lui ai dit que j’avais besoin de lui demander un plaisir dont dépendait mon bonheur.

— Je compte, mon cher Soradaci, sur votre amitié, et sur votre courage. Voici deux lettres que je vous prie de porter à leurs adresses d’abord que vous serez remis en liberté. Mon bonheur dépend de votre fidélité ; mais vous avez besoin de les cacher, car si on vous les trouve en sortant d’ici nous sommes perdus tous les deux. Il faut que vous me juriez sur ce crucifix et sur cette Sainte Vierge que vous ne me trahirez pas.

— Je suis prêt, mon maître, à jurer tout ce que vous voudrez ; je vous ai trop d’obligation pour que je puisse vous trahir.

Il se mit à pleurer et à s’appeler malheureux de ce que je pouvais supposer sa trahison vraisemblable. Après lui avoir fait présent d’une chemise et d’un bonnet, j’ai ôté le mien, j’ai arrosé le cachot d’eau bénite, et devant les deux saintes images j’ai prononcé une formule de serment avec des conjurations qui n’avaient pas de bon sens mais qui étaient épouvantables, et après plusieurs signes de croix je l’ai fait mettre à genoux, et je l’ai fait jurer avec des imprécations à faire trembler qu’il portera les lettres. Je les lui ai données après cela, et ce fut lui-même qui voulut les coudre au dos de sa veste entre le dessus et la doublure.

J’étais moralement sûr qu’il les remettrait au secrétaire ; aussi j’ai employé tout l’art pour qu’on ne puisse jamais par mon style relever ma ruse. Elles étaient faites pour me concilier l’indulgence du Tribunal et même son estime. J’écrivais à M. de Bragadin et à M. l’abbé Grimani, et je leur disais de se tenir tranquilles, et de ne s’affliger nullement sur mon sort, puisque j’avais lieu d’espérer bientôt mon élargissement. Je leur disais qu’ils trouveraient à ma sortie que cette punition m’a fait plus de bien que de mal, puisque personne à Venise n’avait eu plus que moi besoin de réforme. Je priais M. de Bragadin de m’envoyer des bottes doublées pour l’hiver, mon cachot étant assez haut pour que je pusse m’y tenir debout et m’y promener. Je n’ai pas voulu que Soradaci sache que mes lettres étaient si innocentes, car il aurait pu lui venir le caprice de faire une action d’honnête homme et de les porter.

CHAPITRE XV u5f3y

Trahison de Soradaci. Moyens que j’emploie pour l’hébéter. Le père Balbi achève heureusement son travail. Je sors de mon cachot. Réflexions intempestives du comte Asquin. Moment du départ.

Deux ou trois jours après Laurent monta à Terza, et fit descendre Soradaci avec lui. Ne le voyant pas revenir j’ai cru de ne plus le revoir ; mais on me l’a reconduit vers la fin du jour, ce qui m’a un peu surpris. Après le départ de Laurent il me dit que le secrétaire le soupçonnait d’avoir averti le chapelain, puisque ce prêtre n’avait jamais été chez l’ambassadeur, et on n’avait trouvé sur lui aucune écriture. Il me dit qu’après un long interrogatoire on l’avait mis tout seul dans une très petite prison où on l’avait laissé sept heures, et qu’après on l’avait garrotté pour une seconde fois, et on l’avait ainsi reconduit devant le secrétaire, qui voulait qu’il confessât d’avoir dit à quelqu’un à Isola que le prêtre ne retournerait plus là ; ce qu’il n’avait pas pu confesser car il n’avait dit cela à personne. Le secrétaire enfin avait sonné, et on l’avait reconduit avec moi.

J’ai connu dans l’amertume de mon âme qu’il était possible qu’on le laissât avec moi pour longtemps. J’ai écrit dans la nuit au père Balbi tout cet événement. Ce fut là-dedans que je me suis accoutumé à écrire à l’obscur.

Le lendemain après avoir avalé mon bouillon, j’ai voulu me rassurer de ce dont je me doutais déjà.

— Je veux, dis-je à l’espion, ajouter quelque chose à la lettre que j’ai écrite à M. de Bragadin ; donnez-la moi ; vous la recoudrez après.

— C’est dangereux, me répondit-il, car on pourrait venir dans ce moment et nous surprendre.

— Laissez qu’on vienne. Rendez-moi mes lettres.

Ce monstre alors se jeta à genoux devant moi et me jura qu’à sa seconde apparition devant le redoutable secrétaire, il lui prit un grand tremblement et une pesanteur au dos insoutenable dans l’endroit même où les lettres étaient, et que le secrétaire lui ayant demandé ce que c’était, il n’avait pu s’empêcher de lui déclarer la vérité. Il avait alors sonné, et Laurent l’ayant dégarrotté et ôté sa veste, il avait décousu les lettres, que le secrétaire avait mises dans un tiroir après les avoir lues. Il m’ajouta que le secrétaire lui avait dit que s’il avait porté ces lettres, on l’aurait su, et que sa faute lui aurait coûté la vie.

J’ai fait alors semblant de me trouver mal. J’ai porté mes mains devant mon visage, je me suis jeté sur le lit à genoux devant le crucifix et la Vierge, et je leur ai demandé vengeance du monstre qui m’avait trahi en violant le plus solennel de tous les serments. Après cela je me suis couché sur mon côté avec le visage tourné vers la cloison, et j’ai eu la constance de me tenir ainsi sans articuler le moindre mot pour toute la journée, faisant semblant de ne pas entendre les pleurs, les cris, et les protestations de repentir de cet infâme. J’ai joué mon rôle à merveille pour une comédie dont j’avais déjà tout le canevas dans la tête. J’ai écrit dans la nuit au père Balbi de venir à dix-neuf heures précises, pas une minute avant ni après, pour achever son travail, et de ne travailler que quatre heures, de sorte que sans nulle faute il devait partir précisément lorsqu’il entendrait sonner vingt-trois heures. Je lui ai dit que notre liberté dépendait de cette fidèle exactitude, et qu’il n’y avait rien à craindre.

Nous étions au vingt-cinq d’octobre, et les jours s’approchaient dans lesquels je devais exécuter mon projet, ou l’abandonner pour toujours. Les Inquisiteurs d’État, et même le secrétaire, allaient tous les ans er les trois premiers jours de novembre dans quelque village de la terre ferme. Laurent dans ces trois jours de vacances de ses maîtres se soûlait le soir, dormait jusqu’à Terza, et ne paraissait que fort tard sous les plombs. Il y avait déjà un an que j’avais appris tout cela. Je devais par prudence, voulant m’enfuir, choisir une de ces trois nuits pour être sûr que ma fuite n’aurait été découverte que le matin assez tard. Une autre raison de cet empressement, qui me fit prendre cette résolution dans un temps où je ne pouvais plus douter de la scélératesse de mon camarade, fut très puissante, et elle mérite, ce me semble, d’être écrite.

Le plus grand soulagement qu’un homme, qui est dans la peine, puisse avoir est celui d’espérer d’en sortir bientôt ; il contemple l’heureux instant dans lequel il verra la fin de son malheur, il se flatte qu’elle ne tardera pas beaucoup à arriver, et il ferait tout au monde pour savoir le temps précis dans lequel elle arrivera ; mais il n’y a personne qui puisse savoir dans quel instant un fait qui dépend de la volonté de quelqu’un arrivera, à moins que ce quelqu’un ne l’ait dit. L’homme néanmoins devenu impatient et faible parvient à croire que l’on puisse par quelque moyen occulte découvrir ce moment. Dieu, dit-il, doit le savoir, et Dieu peut permettre que l’époque de ce moment me soit révélée par le sort. D’abord que le curieux a raisonné ainsi, il n’hésite pas à consulter le sort, disposé ou non à croire infaillible tout ce qu’il peut lui dire. Tel était l’esprit de ceux qui consultaient jadis les oracles ; tel est l’esprit de ceux qui interrogent encore aujourd’hui les cabales, et qui vont chercher ces révélations dans un verset de la Bible, ou dans un vers de Virgile, ce qui a rendu si célèbres les sortes virgilianæ dont tant d’auteurs nous parlent.

Ne sachant pas de quelle méthode me servir pour obliger la destinée à me révéler par la Bible le moment dans lequel je recouvrerais ma liberté, je me suis déterminé à consulter le divin poème de Roland Furieux de Messer Lodovico Ariosto, que j’avais lu cent fois, et qui faisait encore là-haut mes délices. J’idolâtrais son génie, et je le croyais beaucoup plus propre que Virgile à me prédire mon bonheur.

Dans cette idée j’ai couché une courte question, dans laquelle je demandais à la supposée intelligence dans quel chant de l’Arioste se trouvait la prédiction du jour de ma délivrance. Après cela j’ai formé une pyramide à rebours composée des nombres résultant des paroles de mon interrogation, et par la soustraction du nombre neuf de chaque couple de chiffres j’ai trouvé pour dernier nombre le neuf. J’ai alors fixé que la prédiction que je cherchais se trouvait dans le neuvième chant. J’ai suivi la même méthode pour savoir dans quelle stance la même prédiction se trouvait, et le nombre résultant fut le sept. Curieux à la fin de savoir dans quel vers de la même stance se trouvait l’oracle, la même méthode me donna le nombre un. Ayant donc les nombres 9, 7, 1, j’ai pris le poème, et avec le cœur palpitant j’ai trouvé le chant neuvième à la stance septième au premier vers :

Tra il fin d’Ottobre, e il capo di Novembre[29]

La précision de ce vers, et l’à-propos me parurent si irables que je ne dirai pas d’y avoir entièrement ajouté foi mais le lecteur me pardonnera si je me suis disposé de mon côté à faire tout ce qui dépendait de moi pour aider à la vérification de l’oracle. Le singulier de ce fait est que tra il fin d’ottobre, e il capo di novembre, il n’y a que minuit, et que ce fut positivement au son de la cloche de minuit du trente un d’octobre que je suis sorti de là comme le lecteur va voir. Je le prie de ne pas vouloir d’après cette fidèle narration m’expédier pour homme plus superstitieux qu’un autre, car il se tromperait. Je narre la chose parce qu’elle est vraie et extraordinaire, et parce que si je n’y avais pas fait attention je ne me serais peut-être pas sauvé. Ce fait instruira tous ceux qui ne sont pas encore devenus savants que sans les prédictions plusieurs faits qui arrivèrent ne seraient jamais arrivés. Le fait rend à la prédiction le service de la vérifier. Si le fait n’arrive pas la prédiction devient nulle ; mais je renvoie mon lecteur débonnaire à l’histoire générale, où il trouvera beaucoup d’événements qui ne seraient jamais arrivés s’ils n’avaient pas été prédits. Pardon à la digression.

Voici comment j’ai é la matinée jusqu’à dix-neuf heures pour frapper l’esprit de ce méchant sot animal, pour porter la confusion dans sa frêle raison par des images étonnantes, et pour le rendre par là impuissant à me nuire. Le matin après que Laurent nous quitta j’ai dit à Soradaci de venir manger la soupe. L’infâme était couché, et il avait dit à Laurent qu’il était malade. Il n’aurait pas osé venir à moi si je ne l’avais appelé. Il se leva et étendu sur son ventre à mes pieds, me les baisa et me dit fondant en larmes qu’à moins que je ne lui pardonnasse, il se voyait mort dans la journée, et qu’il sentait déjà le commencement de la malédiction dépendante de la vengeance de la Sainte Vierge que j’avais conjurée contre lui ; il sentait des tranchées qui lui déchiraient les entrailles, et sa langue était couverte d’ulcères ; il me la montra, et je l’ai vue réellement couverte d’aphtes ; je ne sais pas s’il les avait la veille. Je ne me suis pas beaucoup soucié de l’examiner pour voir s’il me disait la vérité ; mon intérêt était celui de faire semblant de le croire, et même de lui faire espérer pardon. Il fallait alors le faire manger et boire. Le traître avait peut-être l’intention de me tromper ; mais déterminé comme j’étais à le tromper lui-même, il s’agissait de voir lequel de nous deux serait le plus habile. Je lui avais préparé une attaque contre laquelle j’étais sûr qu’il ne pouvait pas se défendre.

J’ai emprunté dans l’instant une physionomie d’inspiré, et je lui ai ordonné de s’asseoir.

— Mangeons ce potage, lui dis-je, et après je vous annoncerai votre bonheur. Sachez que la Sainte Vierge du Rosaire m’est apparue à la pointe du jour, et m’a ordonné de vous pardonner. Vous ne mourrez pas, et vous sortirez d’ici avec moi.

Tout ébahi, il mangea la soupe avec moi se tenant à genoux parce qu’il n’y avait pas de sièges, puis il s’assit sur la paillasse pour m’écouter. Voici mon discours :

— Le chagrin que votre trahison m’a causé m’a fait er toute la nuit sans dormir, puisque mes lettres que vous avez données au secrétaire, ayant été lues par les Inquisiteurs d’État, devaient me faire condamner à er ici tout le reste de ma vie. Mon unique consolation, je le confesse, était celle d’être certain que vous mourriez en trois jours sous mes yeux. Ayant la tête pleine de ce sentiment indigne d’un chrétien, car Dieu nous commande de pardonner, un assoupissement à la pointe du jour me procura une véritable vision. J’ai vu cette Sainte Vierge, dont vous voyez l’image, devenir vivante, se mouvoir, se mettre devant moi, ouvrir la bouche, et me parler en ces termes : « Soradaci est dévot de mon saint Rosaire, je le protège, je veux que tu lui pardonnes ; et la malédiction qu’il s’est attirée cessera d’abord d’opérer. En récompense de ton acte généreux, j’ordonnerai à un de mes anges de prendre la figure d’un homme, de descendre d’abord du ciel pour venir rompre le toit de ce cachot, et te tirer dehors dans cinq à six jours. Cet ange commencera son ouvrage aujourd’hui à dix-neuf heures et il travaillera jusqu’à une demi-heure avant que le soleil se couche, car il doit remonter au ciel en plein jour. En sortant d’ici accompagné de mon ange tu conduiras Soradaci, et tu auras soin de lui sous condition qu’il quittera le métier d’espion. Tu lui diras tout. » Ce discours terminé la Sainte Vierge disparut, et je me suis trouvé réveillé.

En gardant mon plus grand sérieux, j’observais la physionomie de ce traître qui paraissait pétrifié. J’ai alors pris mon livre d’heures, j’ai arrosé d’eau bénite le cachot, et j’ai commencé à faire semblant de prier Dieu en baisant de temps en temps l’image de la Vierge. Une heure après, cet animal qui n’avait jamais dit le mot, me demanda de but en blanc à quelle heure l’ange devait descendre du ciel, et si nous l’entendrions lorsqu’il romprait le cachot.

— Je suis sûr qu’il viendra à dix-neuf heures, que nous l’entendrons travailler, et qu’il s’en ira à vingt-trois ; et il me semble qu’un travail de quatre heures soit assez pour un ange.

— Vous pouvez avoir rêvé.

— Je suis sûr que non. Vous sentez-vous déterminé à me jurer de quitter le métier d’espion ?

Au lieu de me répondre, il s’endormit, et ne se réveilla que deux heures après pour me demander s’il pouvait différer à me prêter serment qu’il quitterait son métier.

— Vous pouvez différer, lui répondis-je, jusqu’au moment que l’ange entrera ici pour me conduire avec lui ; mais je vous avertis que si vous ne renoncez pas par serment à votre mauvais métier, je vous laisserai ici, car tel est l’ordre que j’ai de la Sainte Vierge.

J’ai alors observé sa satisfaction, car il se sentait sûr que l’ange ne viendrait pas. Il avait l’air de me plaindre. Il me tardait d’entendre sonner l’heure dix-neuvième, et cette comédie m’amusait infiniment, car j’étais sûr que l’arrivée de l’ange devait donner des vertiges à la misérable raison de cet animal. La chose ne pouvait manquer à mon grand regret que dans le seul cas que Laurent eût oublié de porter le livre.

À dix-huit heures j’ai voulu dîner, et j’ai bu de l’eau. Soradaci but tout le vin, et mangea au dessert tout l’ail que j’avais ; c’était sa confiture. Lorsque j’ai entendu dix-neuf heures, je me suis jeté à genoux en lui ordonnant d’en faire autant d’un ton de voix qui le fit trembler. Il m’obéit en me regardant comme un imbécile avec des yeux égarés. Lorsque j’ai entendu le petit bruit qui m’indiquait le age du mur :

— L’Ange vient, lui dis-je.

Je me suis alors couché sur mon ventre, en lui donnant en même temps un coup aux épaules qui le fit tomber aussi dans la même position. Le bruit de la fraction était fort, et je suis resté là ainsi prosterné pour un bon quart d’heure ; n’y avait-y pas de quoi rire en remarquant que le coquin s’était tenu immobile dans la même position ? Mais je ne riais pas ; il s’agissait de l’œuvre méritoire de le faire devenir fou, ou au moins énergumène. Sa maudite âme ne pouvait devenir humaine qu’en la noyant dans la terreur. J’ai é trois heures et demie à lire, et lui à dire le Rosaire en s’endormant de temps en temps n’osant jamais ouvrir la bouche, regardant seulement le plafond lorsqu’il entendait le bruit de la planche que le moine déchirait. Dans sa stupeur il faisait des gestes de tête à l’image de la Sainte Vierge dont rien n’était plus comique. Au son de vingt-trois heures je lui ai dit de m’imiter, car l’ange devait partir ; nous nous sommes prosternés, le père Balbi partit, et nous n’ouïmes plus le moindre bruit. J’ai vu, en me levant, sur la physionomie de ce méchant homme le trouble et l’effroi plus que le raisonnable étonnement.

Je me suis un peu amusé à lui parler pour entendre comme il raisonnerait. Il tenait des propos, toujours en pleurant, dont la liaison allait à l’extravagance ; c’était un assemblage d’idées dont aucune n’avait une suite. Il parlait de ses péchés, de ses dévotions particulières, de son zèle pour S. Marc, de ses devoirs vis-à-vis de son prince, et il attribuait à ce mérite la grâce qu’il recevait alors de la Sainte Vierge, et j’ai dû souffrir ici une longue narration des miracles du Rosaire que sa femme, dont le confesseur était un dominicain, lui avait contés. Il me disait qu’il ne pouvait pas deviner ce que je pourrais faire de lui, ignorant comme il était.

— Vous serez à mon service, et vous aurez tout ce qui vous sera nécessaire sans plus faire le dangereux et vilain métier d’espion.

— Mais nous ne pourrons plus rester à Venise.

— Non certainement. L’ange nous conduira dans un État qui n’appartiendra pas à St-Marc. Êtes-vous disposé à me jurer de quitter ce métier ? Et si vous jurez, deviendrez-vous parjure une autre fois ?

— Si je jure, je ne manquerai plus à mon serment, cela est sûr ; mais convenez que sans mon parjure vous n’auriez pas obtenu de la Sainte Vierge la grâce qu’elle vous a faite. Mon manque de foi est la cause de votre bonheur. Vous devez donc m’être obligé, et aimer ma trahison.

— Aimez-vous Judas qui a trahi Jésus-Christ ?

— Non.

— Vous voyez donc qu’on déteste le traître, et qu’on adore en même temps la Providence qui sait faire sortir le bien du mal. Vous avez été un scélérat, mon cher, jusqu’à présent. Vous avez offensé Dieu et la Sainte Vierge, et actuellement je ne veux plus accepter votre serment à moins que vous ne fassiez une expiation à votre péché.

— Quel péché ai-je fait ?

— Vous avez péché d’orgueil en supposant que je doive vous être obligé de ce que vous avez remis mes lettres au secrétaire.

— Quelle est donc l’expiation de mon péché ?

— La voici. Demain lorsque Laurent viendra, vous devez vous tenir immobile sur votre paillasse, le visage tourné vers le mur, sans jamais regarder Laurent. S’il vous parle, vous devez lui répondre sans le regarder que vous n’avez pas pu dormir. Me promettez-vous d’être obéissant ?

— Je vous promets que je ferai tout ce que vous me dites.

— Promettez cela à cette sainte image. Vite.

— Je vous promets très Sainte Vierge qu’à l’arrivée de Laurent je ne le regarderai pas, et que je ne bougerai pas de ma paillasse.

— Et moi, très Sainte Vierge, je vous jure par les entrailles de Jésus-Christ votre Dieu et fils, que d’abord que je verrai Soradaci tourné vers Laurent je courrai sur-le-champ à lui, et je l’étranglerai à votre honneur et gloire.

Je lui ai demandé s’il avait quelque opposition à mon serment, et il me répondit qu’il était content. Je lui ai alors donné à manger, et je lui ai dit de se coucher, car j’avais besoin de dormir. J’ai é deux heures à écrire au moine toute cette histoire, et je lui ai dit que si l’ouvrage était à la perfection il n’avait plus besoin de venir sur le toit de mon cachot que pour abattre la planche, et y entrer. Je lui disais que nous sortirions la nuit du trente un octobre, et que nous serions quatre en comptant son camarade et le mien. Nous étions au vingt-huit. Le lendemain de bonne heure le moine m’avertit que le petit canal était fait, et qu’il n’avait plus besoin de monter sur mon cachot que pour l’ouvrir, ce qu’il était sûr de faire en quatre minutes. Soradaci exécuta sa leçon à merveille. Il fit semblant de dormir, et Laurent ne lui adressa pas même la parole. Je lui ai tenu les yeux dessus, et je crois que je l’aurais exactement étranglé si je l’avais vu tourner la tête vers Laurent, car pour me trahir il n’aurait eu besoin que de lui faire un clin d’œil.

J’ai é la journée en lui faisant des discours sublimes qui inspiraient le fanatisme, ne le laissant en paix que lorsque je le voyais ivre et prêt à s’endormir, ou sur le point de tomber en convulsion par la force d’une métaphysique tout à fait étrangère et neuve à sa tête qui n’avait jamais exercé ses facultés que pour inventer des ruses d’espion.

Il m’embarrassa en me disant qu’il ne concevait pas comment un ange pouvait avoir besoin d’un si long travail pour ouvrir mon cachot ; mais je me suis d’abord débarrassé en lui disant qu’il ne travaillait pas en qualité d’ange mais en qualité d’homme, et au surplus je lui ai dit que sa pensée malicieuse avait dans l’instant offensé la Sainte Vierge.

— Et vous verrez, lui dis-je, qu’à cause de ce péché l’ange ne viendra pas aujourd’hui. Vous pensez toujours, non comme un homme honnête, pieux, et dévot, mais comme un malin pécheur qui croit de traiter avec Messer Grande et des sbires.

Il se mit alors à pleurer, et je fus enchanté de le voir désespéré lorsque dix-neuf heures sonnèrent, et qu’on n’entendit pas l’arrivée de l’ange. J’ai fait alors des plaintes qui le désolèrent, et je l’ai laissé er dans l’affliction toute la journée. Le lendemain il ne manqua pas à l’obéissance, et interrogé de l’état de sa santé par Laurent, il lui répondit sans le regarder. Il se régla ainsi le jour suivant jusqu’à ce qu’enfin j’aie vu Laurent pour la dernière fois le trente un au matin lui ayant donné le livre dans lequel j’avertissais le moine de venir abattre l’ouverture à dix-sept heures. Pour le coup je ne craignais plus aucun contretemps, ayant su de Laurent même que non seulement les Inquisiteurs, mais que le secrétaire aussi étaient allés à la campagne. Je ne pouvais pas avoir peur de l’arrivée de quelque nouvel hôte ; et je n’avais plus besoin de ménager cet infâme coquin.

Mais voici une apologie qui m’est nécessaire peut-être vis-à-vis de quelque lecteur qui pourrait juger sinistrement de ma religion et de ma morale par rapport à l’abus que j’ai fait de nos saints mystères, et au serment que j’ai exigé de cet imbécile, et aux mensonges que je lui ai dits touchant l’apparition de la Sainte Vierge.

Mon but étant celui de narrer l’histoire de mon évasion avec toutes les véritables circonstances qui l’ont accompagnée je me suis cru en devoir de ne rien cacher. Je ne peux pas dire de me confesser, car je ne me sens mortifié par aucun repentir, et je ne peux pas dire non plus de me vanter, car ce fut à contre-cœur que je me suis servi de l’imposture. Si j’avais eu des meilleurs moyens je leur aurais donné certainement la préférence. Pour regagner ma liberté je sens que je ferais encore aujourd’hui la même chose, et peut-être beaucoup davantage.

La nature m’ordonnait de me sauver, et la religion ne pouvait pas me le défendre ; je n’avais pas de temps à perdre ; il fallait mettre un espion que j’avais avec moi, et qui m’avait donné un exemple évident de sa perfidie, dans la morale impuissance d’avertir Laurent qu’on rompait le toit du cachot. Que devais-je faire ? Je n’avais que deux moyens, et il fallait opter. Ou faire ce que j’ai fait en enchaînant l’âme de ce maraud par la terreur, ou l’étouffer en l’étranglant, comme tout autre homme raisonnable et plus cruel que moi aurait fait. Cela m’aurait été beaucoup plus facile, et même sans rien craindre, car j’aurais dit qu’il était mort de sa mort naturelle, et on ne se serait pas donné beaucoup de peine pour savoir si c’était vrai ou non. Or quel est le lecteur qui pourra penser que j’aurais mieux fait à l’étrangler. S’il y en a un, Dieu veuille l’éclairer : sa religion ne sera jamais la mienne. Je crois d’avoir fait mon devoir, et la victoire qui a couronné mon exploit peut être une preuve que mes moyens ne furent pas désapprouvés par la Providence éternelle. Pour ce qui regarde le serment que je lui ai fait d’avoir toujours soin de lui, il m’en a délivré, Dieu merci, lui-même, car il n’a pas eu le courage de se sauver avec moi ; mais quand même il l’aurait eu, je confie au lecteur que je ne me serais pas cru parjure si je ne le lui avais pas tenu. Je me serais débarrassé de ce monstre à la première occasion opportune quand même je me serais vu obligé à le pendre à un arbre. Lorsque je lui ai juré une assistance éternelle je savais que sa foi ne durerait qu’autant que l’exaltation de son fanatisme qui devait disparaître d’abord qu’il aurait vu que l’ange était un moine. Non merta fé chi non la serba altrui[30]. L’homme a beaucoup plus de raison d’immoler tout à sa propre conservation que les souverains n’en ont pour conserver l’État.

Après le départ de Laurent j’ai dit à Soradaci que l’Ange viendrait faire une ouverture dans le toit de mon cachot à dix-sept heures ; il portera des ciseaux, lui dis-je, et vous nous couperez la barbe à moi et à l’ange.

— Est-ce que l’ange a la barbe ?

— Oui, vous le verrez. Après cela nous sortirons, et nous irons rompre le toit du Palais ; et dans la nuit nous descendrons à la place de St-Marc et nous irons en Allemagne.

Il ne me répondit pas ; il mangea tout seul, car j’avais le cœur et l’esprit trop occupés de l’affaire pour avoir la faculté de manger. Je n’avais pas même pu dormir.

Dix-sept heures sonnent, et voilà l’ange. Soradaci voulait se prosterner, mais je lui dis que ce n’était plus nécessaire. En moins de trois minutes il enfonça le canal, le morceau de planche bel et rond tomba à mes pieds, et le père Balbi se coula entre mes bras.

— Voilà, lui dis-je en l’embrassant, vos travaux terminés : les miens vont commencer.

Il me consigna l’esponton, et il me donna des ciseaux, que j’ai remis à Soradaci pour qu’il nous fasse d’abord la barbe. Pour le coup je n’ai plus pu me tenir de rire en observant cet animal qui tout étonné regardait l’ange, qui avait l’air d’un diable. Hors de lui-même il nous fit la barbe à tous les deux à la pointe des ciseaux à la perfection.

Impatient de voir le local j’ai dit au moine de rester avec Soradaci, car je ne voulais pas le laisser seul ; je suis sorti, et j’ai trouvé le trou du mur étroit, mais j’y ai é ; je me suis trouvé sur le toit du cachot du comte, j’y suis entré, et j’ai cordialement embrassé ce malheureux vieillard. J’ai vu une taille d’homme qui n’était pas fait pour aller au-devant des difficultés et des dangers auxquels une pareille fuite devait nous exposer sur un vaste toit penchant tout couvert de plaques de plomb. Il me demanda d’abord quel était mon projet en me disant qu’il croyait que j’avais fait des pas trop légèrement.

— Je ne demande, lui répondis-je, que de faire des pas en avant, jusqu’à ce que je trouve la liberté ou la mort.

Il me dit en me serrant la main que si je pensais de percer le toit, et d’aller chercher en marchant sur les plombs un chemin pour descendre, il ne le voyait pas, à moins que je n’eusse des ailes.

— Je n’ai pas, m’ajouta-t-il, le courage de vous accompagner : je resterai ici prier Dieu pour vous.

Je suis alors sorti pour visiter le grand toit, m’approchant tant que j’ai pu des bords latéraux du grenier. Parvenu à toucher le dessous du toit au plus étroit de l’angle, je me suis assis entre les œuvres de comble, dont les greniers de tous les grands palais sont remplis. J’ai tâté les planches avec la pointe de mon verrou, et je les ai trouvées comme pourries. À chaque coup d’esponton tout ce que je perçais tombait en poussière. Me voyant sûr de faire une ouverture assez ample en moins d’une heure, je suis retourné dans mon cachot où j’ai employé quatre heures à couper draps, serviettes, matelas et tout ce que j’avais pour faire corde. J’ai voulu nouer les morceaux ensemble moi-même avec des nœuds de tisserand, car un nœud mal fait aurait pu se délacer, et l’homme qui dans l’instant se serait trouvé suspendu à la corde se serait précipité. Je me suis vu maître de cent brasses de corde. Il y a dans les grandes entreprises des articles qui décident de tout, et sur lesquels le chef qui mérite de réussir est celui qui ne se fie à personne.

Après avoir fait la corde, j’ai fait un paquet de mon habit, de mon manteau de bout de soie, de quelques chemises, de bas, et de mouchoirs, et nous sommes allés tous les trois dans le cachot du comte en portant avec nous tout ce bagage. Le comte fit d’abord compliment à Soradaci de ce qu’il avait eu le bonheur d’être mis avec moi et d’être dans le moment de me suivre. Son air interdit me donnait la plus grande envie de rire. Je ne me gênais plus ; j’avais envoyé à tous les diables le masque de Tartuffe que je gardais toute la journée depuis une semaine pour empêcher ce double coquin de me trahir. Je le voyais convaincu que je l’avais trompé, mais il n’y comprenait rien ; car il ne pouvait pas deviner comment je pouvais avoir une correspondance avec le prétendu ange pour le faire venir et aller à l’heure que je voulais. Il entendait le comte qui nous disait que nous allions nous exposer au risque le plus évident de périr, et poltron comme il devait être, il roulait dans sa tête le dessein de se dispenser de ce dangereux voyage. J’ai dit au moine de faire son paquet pendant que j’irais faire le trou au bord du grenier.

Mon ouverture sans que j’eusse eu besoin d’aucun secours se trouva parfaite à deux heures de nuit. J’ai pulvérisé les planches. Ma rupture était deux fois plus ample qu’il ne fallait, et je touchais la plaque de plomb tout entière. Le moine m’a aidé pour la soulever parce qu’elle était rivée, ou courbée sur le bord de la gouttière de marbre ; mais à force de pousser l’esponton entre la gouttière et la plaque je l’ai détachée, et puis avec nos épaules nous l’avons pliée au point où il fallait pour que l’ouverture par laquelle nous devions er fût suffisante. En mettant la tête hors du trou j’ai vu avec bien de douleur la grande clarté du croissant qui devait être à son premier quartier le lendemain. C’était un contretemps qu’il fallait souffrir en patience, et attendre à sortir jusqu’à minuit, temps où la lune serait allée éclairer nos antipodes. Dans une nuit superbe, où tout le monde du bon ton devait se promener dans la place de St-Marc, je ne pouvais pas m’exposer à être vu me promener là-haut. On aurait vu notre ombre fort allongée sur le pavé de la place ; on aurait élevé les yeux, et nos personnes auraient offert un spectacle fort extraordinaire, qui aurait excité la curiosité, et principalement celle de Messer Grande, dont les sbires, seule garde de la grande ville de Venise, veillent toute la nuit. Il aurait d’abord trouvé le moyen d’en envoyer là-haut une bande, qui aurait dérangé tout mon beau projet. J’ai donc décidé impérieusement que nous ne sortirions de là qu’après le coucher de la lune. J’invoquais l’aide de Dieu, et je ne demandais pas des miracles. Exposé aux caprices de la Fortune je devais lui donner moins de prise que je pouvais. Si mon entreprise échouait je ne devais pas pouvoir me reprocher le moindre faux pas. La lune devait infailliblement se coucher à cinq heures, et le soleil devait se lever à treize et demie ; il nous restait sept heures de parfaite obscurité dans lesquelles nous aurions pu agir.

J’ai dit au père Balbi que nous erions trois heures à ca avec le comte Asquin ; et d’aller d’abord tout seul le prévenir que j’avais besoin qu’il me prêtât trente sequins qui pourraient me devenir nécessaires autant que mon esponton me l’avait été pour faire tout ce que j’avais fait. Il fit ma commission, et quatre minutes après il vint me dire d’y aller tout seul, car il voulait me parler sans témoins. Ce pauvre vieillard commença par me dire avec douceur que pour m’enfuir je n’avais pas besoin d’argent, qu’il n’en avait pas, qu’il avait une nombreuse famille, que si je périssais l’argent qu’il me donnerait serait perdu, et beaucoup d’autres raisons toutes faites pour masquer l’avarice. Ma réponse dura une demi-heure. Raisons excellentes, mais qui depuis que le monde existe n’eurent jamais de force, parce que l’orateur ne peut pas déraciner la ion. C’est le cas de nolenti baculus[31] ; mais je n’étais pas assez cruel pour employer la violence vis-à-vis de ce malheureux vieillard. J’ai fini par lui dire que s’il voulait s’enfuir avec moi je le porterais sur mes épaules comme Énée, Anchise ; mais que s’il voulait rester pour prier DIEU de nous conduire je l’avertissais que sa prière serait inconséquente, puisqu’il prierait Dieu de faire réussir une chose à laquelle il n’aurait pas contribué par les moyens ordinaires. Le son de sa voix me fit voir ses larmes qui m’énervèrent ; il me demanda si deux sequins me suffisaient, et je lui ai répondu que tout devait me suffire. Il me les donna en me priant de les lui rendre, si après avoir fait un tour sur le toit du grand palais j’eusse pris le sage parti de rentrer dans mon cachot. Je lui ai promis cela un peu surpris de ce qu’il supposait que je pouvais me déterminer à retourner sur mes pas. J’étais sûr de n’y retourner plus.

J’ai appelé mes compagnons, et nous mîmes près du trou tout notre équipage. J’ai séparé en deux paquets les cent brasses de corde, et nous âmes deux heures à ca et à rappeler, non sans plaisir, toutes nos vicissitudes. Le premier essai que le père Balbi me donna de son joli caractère fut celui de me répéter dix fois que je lui avais manqué de parole, puisque je l’avais assuré dans mes lettres que mon plan était fait et sûr, tandis qu’il n’en était rien ; et il me disait effrontément que s’il avait prévu cela il ne m’aurait pas tiré hors du cachot. Le comte avec une gravité de soixante et dix ans me disait que mon plus sage parti était celui de ne pas aller en avant, car l’impossibilité de descendre du toit était évidente, comme le danger qui pouvait me coûter la vie. Je lui ai dit avec une voix douce que ces deux évidences ne me paraissaient pas évidentes ; mais comme il était avocat de son métier, voilà la harangue par laquelle il prétendit de me convaincre. Ce qui l’animait étaient les deux sequins que j’aurais dû lui rendre s’il m’avait persuadé à rester.

— La déclivité du toit, me dit-il, garni de plaques de plomb ne vous permettra pas d’y marcher, car à peine pourrez-vous vous y tenir debout. Ce toit est garni de sept à huit lucarnes, mais elles sont toutes grillées de fer et inaccessibles pour s’y tenir devant de pied ferme, puisqu’elles sont toutes éloignées des bords. Les cordes que vous avez vous seront inutiles, parce que vous ne trouverez pas un endroit propre à y attacher ferme un bout, et quand même vous le trouveriez, un homme descendant d’une si grande éminence, ne peut pas se tenir suspendu sur ses bras, ni s’accompagner jusqu’au bas. Un de vous trois devrait donc lier à travers un à la fois les deux, et les descendre comme on descend un seau dans un puits ; et celui qui ferait cet ouvrage devrait rester et retourner dans son cachot. Quel est celui de vous trois qui se sente porté à faire cette charitable action ? Et supposant qu’un de vous ait l’héroïsme de se contenter de rester, dites-moi de quel côté vous descendrez. Non pas du côté de la place vers les colonnes, car on vous verrait. Non pas du côté de l’église, car vous vous trouveriez enfermé. Non pas du côté de la cour du palais car la garde des Arsenalotti y fait continuellement la ronde. Vous ne pourriez donc descendre que du côté du canal. Vous n’avez pas là une gondole, ni un bateau qui vous attende ; vous seriez donc obligés de vous jeter à l’eau, et de nager jusqu’à Ste-Appolonie, où vous arriveriez dans un état déplorable, ne sachant où aller dans la nuit pour vous mettre en état de prendre d’abord la fuite. Songez que sur les plombs on glisse, et que si vous tombez dans le canal vous ne pouvez pas espérer d’éviter la mort même en sachant nager, car l’éminence est si élevée, et le canal a si peu de profondeur que la chute vous ferait mourir écrasés avant que noyés. Trois ou quatre pieds d’eau ne forment pas un volume fluide assez fort pour modérer la violence du plongeon du corps solide qui y tombe. Votre moindre malheur serait celui de vous trouver avec les jambes ou les bras cassés.

J’écoutai ce discours, imprudent par rapport à l’exigence du cas, avec une patience qui ne me ressemblait pas. Les reproches du moine lancés sans aucun ménagement m’indignaient et m’excitaient à les repousser durement ; mais j’aurais ruiné mon édifice, car j’avais affaire à un lâche, capable de me répondre qu’il n’était pas assez désespéré pour défier la mort, et que par conséquent je n’avais qu’à m’en aller tout seul, et tout seul je ne pouvais pas me flatter de réussir. J’ai ménagé ces mauvais esprits avec la douceur. Je leur ai dit que j’étais sûr de nous sauver malgré que je n’étais pas en état de leur communiquer mes moyens en détail. J’ai dit au comte Asquin que son sage raisonnement ferait que je me réglerai avec prudence, et que la confiance que j’avais en DIEU était si grande qu’elle me tenait lieu de tout.

J’allongeais souvent les mains pour savoir si Soradaci était là, car il ne disait jamais le mot ; je riais en songeant à ce qu’il pouvait rouler dans sa méchante cervelle qui devait connaître que je l’avais trompé. À quatre heures et demie je lui ai dit d’aller voir dans quel endroit du ciel était le croissant. Il me dit en revenant que dans une demi-heure on ne le verrait plus ; et qu’un brouillard très épais devait rendre les plombs fort dangereux.

— Il me suffit, mon cher, que le brouillard ne soit pas de l’huile. Mettez votre manteau en paquet avec une partie de nos cordes, que nous devons également partager.

Je fus alors fort surpris de sentir cet homme à mes genoux prendre mes mains, les baiser, et me dire en pleurant qu’il me suppliait de ne pas vouloir sa mort.

— Je suis sûr, me dit-il, de tomber dans le canal ; je ne peux vous être d’aucune utilité. Hélas ! Laissez-moi ici, et je erai toute la nuit à prier St-François pour vous. Vous êtes le maître de me tuer ; mais je ne me déterminerai jamais à venir avec vous.

Le sot ne savait pas que je croyais que sa compagnie me porterait malheur.

— Vous avez raison, lui dis-je, restez ; mais sous condition que vous prierez St-François, et allez d’abord prendre tous mes livres que je veux laisser à M. le comte.

Il m’obéit dans l’instant. Mes livres valaient cent écus pour le moins. Le comte me dit qu’il me les rendrait à mon retour.

— Soyez sûr, lui répondis-je, que vous ne me reverrez plus ici, et que je suis bien aise que ce lâche n’ait pas le courage de me suivre. Il m’embarrasserait, et d’ailleurs le lâche n’est pas digne de partager avec le père Balbi et moi l’honneur d’une si belle fuite. N’est-ce pas ? mon brave camarade, dis-je au moine, autre lâche que je voulais piquer d’honneur.

— C’est vrai, me répondit-il, pourvu que demain il n’ait pas raison de se féliciter.

J’ai alors demandé au comte, plume, encre et papier qu’il possédait malgré la défense, car les lois prohibitives n’étaient rien pour Laurent, qui pour un écu aurait vendu St-Marc. J’ai alors écrit cette lettre que j’ai laissée à Soradaci sans que j’aie pu la relire, car je l’ai écrite à l’obscur. Je l’ai commencée par une devise de tête sublimée qui dans la circonstance me parut très à propos.

Non moriar sed vivant, et narrabo opéra domini[32]

« Nos seigneurs les Inquisiteurs d’État doivent tout faire pour tenir par force dans une prison un coupable ; le coupable heureux de n’être pas prisonnier sur sa parole, doit aussi tout faire pour se procurer la liberté. Leur droit a pour base la justice ; celui du coupable la nature. Tout comme ils n’eurent pas besoin du consentement de celui-ci pour l’enfermer, il ne peut pas avoir besoin du leur pour se sauver.

« Jacques Casanova qui écrit ceci dans l’amertume de son cœur, sait qu’il peut lui arriver le malheur qu’avant qu’il sorte de l’État on le rattrape, et on le reconduise entre les mains de ceux mêmes dont il se dispose à fuir le glaive, et dans ce cas il supplie à genoux l’humanité de ses généreux juges à ne vouloir pas rendre son sort plus cruel en le punissant de ce qu’il n’a fait que forcé par la raison et par la nature. Il supplie qu’on lui rende, s’il est repris, tout ce qui lui appartient et qu’il laisse dans le cachot qu’il a vidé. Mais s’il a le bonheur de se sauver, il fait présent de tout ce qu’il laisse ici à François Soradaci qui reste prisonnier parce qu’il craint les dangers auxquels je vais m’exposer, et n’aime pas comme moi sa liberté plus que sa vie. Casanova supplie la vertu magnanime de L.L.E.E. de ne pas contester à ce misérable le don qu’il lui fait. Écrit une heure avant minuit sans lumière dans le cachot du comte Asquin ce 31 octobre 1756. »

Castigans castigavit me Deus, et morti non tradidit me[33].

Je lui ai donné cette lettre l’avertissant de ne pas la donner à Laurent, mais au secrétaire même qui certainement ne manquerait pas de monter. Le comte lui dit que l’effet de cette lettre était immanquable, mais qu’il devait me rendre tout si je reparaissais. Le sot lui répondit qu’il désirait de me revoir et de me rendre tout.

Mais il était temps de partir. On ne voyait plus la lune.

J’ai lié au cou du père Balbi la moitié des cordes d’un côté, et le paquet de ses pauvres nippes sur son autre épaule. J’en ai fait de même sur moi. Tous les deux en gilet, nos chapeaux sur la tête, nous allâmes à l’aventure.

E quindi uscimmo a rimirar le stélle[34] (Dante).

CHAPITRE XVI 6i5b6m

Ma sortie du cachot. Danger où je suis de perdre la vie sur le toit. Je sors du palais ducal, je m’embarque et j’arrive sur la terre ferme. Danger auquel le père Balbi m’expose. Stratagème dont je suis forcé d’ pour me séparer momentanément de lui.

Je suis sorti le premier ; le père Balbi vint après moi. J’ai dit à Soradaci de remettre la plaque comme elle était, et je l’ai envoyé prier son S. François. En me tenant à genoux et à quatre pattes j’ai empoigné mon esponton, et en allongeant le bras je l’ai poussé obliquement entre la connexion des plaques de l’une à l’autre, de sorte que saisissant avec mes quatre doigts le bord de la plaque que j’avais élevé j’ai pu m’aider à monter jusqu’au sommet du toit. Le moine pour me suivre avait mis les quatre doigts de sa main droite dans la ceinture de mes culottes à l’endroit de la boucle ; moyennant quoi j’avais le malheureux sort de la bête qui porte et traîne ; et qui plus est en montant une déclivité mouillée par le brouillard.

À la moitié de cette montée assez dangereuse, le moine me dit de m’arrêter, parce qu’un de ses paquets s’étant détaché de son cou était allé en roulant peut-être pas plus loin que sur la gouttière. Mon premier mouvement fut une tentation de lui sangler une ruade ; il ne fallait pas davantage pour l’envoyer vite vite redre son paquet ; mais Dieu m’a donné la force de me retenir ; la punition aurait été trop grande de part et d’autre, car tout seul je n’aurais absolument jamais pu me sauver. Je lui ai demandé si c’était le paquet des cordes ; mais lorsqu’il me dit que c’était celui où il avait sa redingote noire, deux chemises, et un précieux manuscrit qu’il avait trouvé sous les plombs, qui à ce qu’il prétendait devait faire sa fortune, je lui ai dit tranquillement qu’il fallait avoir patience et aller notre chemin. Il soupira, et toujours accroché à mon derrière, il me suivit.

Après avoir é par-dessus à quinze ou seize plaques je me suis trouvé sur la plus haute éminence du toit, où en écartant mes jambes, je me suis commodément assis à califourchon. Le moine en fit autant derrière moi. Nous avions le dos tourné à la petite île de St-George Majeur, et nous avions à deux cents pas vis-à-vis de nous les nombreuses coupoles de l’église de St-Marc, qui fait partie du Palais ducal ; c’est la chapelle du Doge ; nul monarque sur la terre peut se vanter d’en avoir une pareille. Je me suis d’abord déchargé de mes sommes, et j’ai dit à mon associé qu’il pouvait en faire autant. Il plaça son tas de cordes entre ses cuisses assez bien, mais son chapeau qu’il voulut y placer aussi, perdit l’équilibre, et après avoir fait toutes les culbutes nécessaires pour parvenir à la gouttière, il tomba dans le canal. Voilà mon compagnon désespéré.

— Mauvais augure, dit-il, me voilà dans le commencement de l’entreprise sans chemise, sans chapeau, et sans un manuscrit qui contenait l’histoire précieuse et inconnue à tout le monde de toutes les fêtes du palais de la République.

Moins féroce alors que quand je grimpais, je lui ai dit tranquillement que les deux accidents qui venaient de lui arriver n’avaient rien d’extraordinaire pour qu’un superstitieux pût leur donner le nom d’augures, que je ne les prenais pas pour tels, et qu’ils ne me décourageaient pas ; mais qu’ils devaient lui servir de dernière instruction pour être prudent et sage, et pour réfléchir que si son chapeau au lieu de tomber à sa droite était tombé à sa gauche nous aurions été perdus puisqu’il serait tombé dans la cour du palais où les arsenalotes l’auraient ramassé, et conjecturant qu’il devait y avoir du monde sur le toit du Palais ducal, ils n’auraient pas manqué de faire leur devoir en trouvant le moyen de nous faire une visite.

Après avoir é quelques minutes à regarder à droite et à gauche, j’ai dit au moine de rester là immobile avec les paquets jusqu’à mon retour. Je suis parti de cet endroit n’ayant que mon esponton à la main, et marchant sur mon derrière toujours à cheval de l’angle sans nulle difficulté. J’ai employé presque une heure à aller partout, à visiter, à observer, à examiner, et ne voyant dans aucun des bords rien où je pusse rassurer un bout de ma corde pour me descendre dans un lieu où je me serais vu sûr, j’étais dans la plus grande perplexité. Il ne fallait plus penser ni au canal, ni à la cour du palais. Le dessus de l’église n’offrait à ma vue que des précipices entre les coupoles qui n’aboutissaient à aucun endroit non fermé. Pour aller au-delà de l’église vers la Canonica j’aurais dû gravir sur des déclivités courbes ; il était naturel que je dépêchasse pour impossible tout ce que je ne concevais pas faisable. J’étais dans la nécessité d’être téméraire sans imprudence. C’était un point de milieu dont la morale ne connaît pas, à ce que je crois, le plus imperceptible.

J’ai arrêté ma vue et ma pensée sur une lucarne, qui était du côté du rio de palazzo[35] à deux tiers de la pente. Elle était assez éloignée de l’endroit d’où j’étais sorti pour me rendre certain que le grenier qu’elle éclairait n’appartenait pas à l’enclos des prisons que j’avais brisées. Elle ne pouvait éclairer que quelque galetas, habité ou non, au-dessus de quelque appartement du palais, où au commencement du jour j’aurais trouvé les portes naturellement ouvertes. Les servants du palais, ou ceux de la famille du Doge qui auraient pu nous voir, j’étais moralement sûr qu’ils se seraient hâtés de nous faire sortir, et auraient fait tout hormis que nous remettre entre les mains de la justice inquisitoriale, quand même ils nous auraient reconnus pour les plus grands criminels de l’État. Dans cette idée je devais visiter le devant de la lucarne, et je m’y suis d’abord mis en levant une jambe, et en me laissant glisser jusqu’à ce que je m’y suis trouvé comme assis sur son petit toit parallèle, dont la longueur était de trois pieds, et la largeur d’un et demi. Je me suis alors bien incliné en tenant mes mains fermes sur les bords, et en y approchant ma tête en l’avançant. J’ai vu, et mieux senti en tâtonnant, une mince grille de fer, et derrière elle une fenêtre de vitres rondes tes les unes aux autres par des petites coulisses de plomb. Je n’ai fait aucun cas de cette fenêtre quoique fermée ; mais la grille toute mince qu’elle était demandait la lime, et je ne possédais autre outil que mon esponton.

Pensif, triste et confus, je ne savais que faire, lorsqu’un événement très naturel fit sur mon âme étonnée l’effet d’un véritable prodige. J’espère que ma sincère confession ne me dégradera pas dans l’esprit de mon lecteur bon philosophe, s’il réfléchit que l’homme en état d’inquiétude et de détresse n’est que la moitié de ce qu’il peut être en état de tranquillité. La cloche de St-Marc qui sonna minuit dans ce moment-là fut le phénomène qui frappa mon esprit, et qui par une violente secousse le fit sortir de la dangereuse ambiguïté qui l’accablait. Cette cloche me rappela que le jour qui allait commencer dans ce moment-là était celui de la Toussaint, où mon patron, si j’en avais un, devait se trouver ; mais ce qui éleva avec beaucoup plus de force mon courage, et augmenta positivement mes facultés physiques fut l’oracle profane que j’avais reçu de mon cher Arioste : Tra il fin d’Ottobre, et il capo di Novembre. Si un grand malheur fait qu’un esprit fort devienne dévot, il est presque impossible que la superstition ne se mette de la partie. Le son de cette cloche me parla, me dit d’agir, et me promit la victoire. Étendu sur mon ventre jusqu’au cou, la tête penchée vers la petite grille, j’ai poussé mon verrou dans le châssis qui l’entourait, et je me suis déterminé à le briser pour l’enlever tout entière. Je n’ai employé qu’un quart d’heure à mettre en morceaux tout le bois qui composait les quatre coulisses. La grille étant restée tout entière entre mes mains je l’ai placée à côté de la lucarne. Je n’ai eu non plus aucune difficulté à rompre toute la fenêtre vitrée en méprisant le sang qui sortait de ma main gauche légèrement blessée par une vitre que j’ai arrachée.

À l’aide de mon verrou, j’ai suivi ma première méthode pour retourner à monter à cheval du sommet pyramidal du toit, et je me suis acheminé à l’endroit où j’avais laissé mon compagnon. Je l’ai trouvé désespéré, furieux, atroce ; il me dit des injures, parce que je l’avais laissé là tout seul deux grandes heures. Il m’assura qu’il n’attendait que sept heures pour retourner à sa prison.

— Que pensiez-vous de moi ?

— Je vous croyais tombé dans quelque précipice.

— Et vous ne vous réjouissez pas en voyant que je n’y suis pas tombé ?

— Qu’avez-vous donc fait si longtemps ?

— Vous le verrez. Suivez-moi.

J’ai relié à mon cou mon équipage et mes cordes, et je me suis acheminé vers la lucarne. Lorsque nous fûmes à l’endroit où nous l’avions à notre main droite, je lui ai rendu un compte exact de tout ce que j’avais fait, en le consultant sur le moyen d’entrer dans le grenier tous les deux. Je voyais cela facile pour un de nous deux qui moyennant la corde pourrait être descendu par l’autre ; mais je ne savais pas quel serait le moyen que l’autre pourrait employer pour descendre aussi, car je ne voyais pas comment j’aurais pu assurer la corde pour m’y attacher. En m’introduisant, et me laissant tomber je pouvais me casser une jambe, car je ne savais pas la mesure de ce saut trop hardi. À ce discours tout sage et prononcé avec le ton de l’amitié, le moine me répondit que je n’avais qu’à le descendre, et qu’après j’aurais tout le temps de penser au moyen d’aller le redre dans l’endroit où je l’aurais descendu. Je me suis assez possédé pour ne pas lui reprocher toute la lâcheté de cette réponse, mais non pas assez pour différer à le mettre hors d’embarras. J’ai d’abord défait mon paquet de cordes ; je lui ai ceint par-dessous les aisselles, la poitrine, je l’ai fait coucher sur le ventre, et je l’ai fait descendre à reculons jusque sur le petit toit de la lucarne, où me tenant à cheval du sommet toujours maître de la corde, je lui ai dit de s’introduire par les jambes jusqu’aux hanches, en se soutenant sur ses coudes appuyés sur le toit. Je me suis alors glissé sur la pente comme j’avais fait la première fois, et couché sur ma poitrine je lui ai dit d’abandonner son corps sans rien craindre, car je tenais fermement la corde. Lorsqu’il parvint sur le plancher du grenier il se délia, et tirant la corde à moi j’ai trouvé que la distance de la lucarne au plancher était de dix longueurs de mon bras. C’était trop pour risquer le saut. Il me dit que je pouvais jeter dedans les cordes ; mais je n’ai eu garde de suivre ce sot conseil. Je suis retourné sur le sommet et ne sachant quel parti prendre je me suis acheminé vers un endroit près d’une coupole que je n’avais pas visitée. J’ai vu une terrasse en plate-forme pavée de plaques de plomb te à une grande lucarne fermée par deux battants de volets, et j’ai vu dans une cuve un tas de chaux vive, outre cela une truelle, et une échelle assez longue pour pouvoir me servir à descendre là où était mon compagnon ; cette échelle m’intéressa uniquement. J’ai é sous le premier échelon ma corde, et m’étant remis à califourchon du toit, je l’ai traînée jusqu’à la lucarne. Il s’agissait alors de l’introduire. La longueur de cette échelle était de douze de mes bras.

Les difficultés que j’ai rencontrées pour venir à bout de cette introduction furent si grandes que je me suis bien repenti de m’être privé du secours du moine. J’avais poussé l’échelle vers la gouttière d’une façon que son bout touchât à l’embouchure de la lucarne, et son autre bout était au-delà de la gouttière avec un tiers de l’échelle, qui avançait dehors. Je me suis alors glissé sur le toit de la lucarne, j’ai traîné l’échelle de côté, et la tirant à moi j’ai assuré la corde à l’huitième échelon. Après cela je l’ai repoussée en bas, et je l’ai remise de nouveau parallèle à la lucarne ; puis j’ai tiré à moi la corde ; mais l’échelle n’a jamais pu entrer que jusqu’au cinquième échelon ; son bout trouvait le toit de la lucarne, et nulle force aurait pu la faire entrer davantage. Il fallait absolument l’élever à l’autre bout : l’élévation pour lors aurait causé l’inclination du côté opposé et l’échelle aurait pu être entièrement introduite. J’aurais pu placer l’échelle de travers à l’embouchure, y lier ma corde, et me descendre sans aucun risque ; mais l’échelle serait restée dans le même endroit, et le matin elle aurait montré aux sbires et à Laurent l’endroit où je me serais trouvé peut-être encore.

Il fallait donc introduire dans la lucarne toute l’échelle et n’ayant personne je devais me déterminer à aller moi-même sur la gouttière pour élever son bout. C’est ce que j’ai fait, m’exposant à un risque qui sans un secours extraordinaire de la Providence m’aurait coûté la vie. J’ai osé abandonner l’échelle, en lâchant la corde sans craindre qu’elle tombât dans le canal, puisque son troisième échelon l’accrochait à la gouttière. Je me suis glissé tout doucement tenant mon esponton à la main jusque sur la gouttière à côté de l’échelle ; j’ai déposé l’esponton, et je me suis adroitement tourné de façon que j’aie la lucarne vis-à-vis et ma main droite sur l’échelle. La gouttière de marbre faisait front aux pointes de mes pieds, puisque je n’étais pas debout, mais couché sur mon ventre. Dans cette posture j’ai eu la force de soulever l’échelle un demi-pied en la poussant en même temps en avant. J’ai eu la satisfaction de la voir entrer un bon pied. Le lecteur voit que son poids a dû se diminuer de beaucoup. Il s’agissait de la soulever encore deux pieds pour la faire entrer autant, et pour lors j’étais sûr de la faire entrer entièrement, en retournant d’abord sur le toit de la lucarne, et en tirant à moi la corde que j’avais liée à l’échelon. Pour lui donner l’élévation de deux pieds, je me suis dressé sur mes genoux, mais la force que j’ai voulu employer pour la lui donner fit glisser les pointes de mes deux pieds de façon que mon corps tomba dehors jusqu’à la poitrine suspendu à mes deux coudes. Ce fut dans le même épouvantable instant que j’ai employé toute ma vigueur à m’aider des coudes pour m’appuyer, et m’arrêter sur mes côtes ; et j’y ai réussi. Attentif à ne pas m’abandonner, je suis parvenu à m’aider de tout le reste de mes bras jusqu’aux poignets pour me rendre ferme sur la gouttière avec tout mon ventre. Je n’avais rien à craindre pour l’échelle qui étant entrée aux deux efforts plus de trois pieds, était là immobile. Me trouvant donc sur la gouttière positivement sur mes poignets, et sur mes aines entre le bas-ventre et le haut de mes cuisses, j’ai vu qu’en élevant ma cuisse droite pour parvenir à mettre sur la gouttière un genou, puis l’autre, je me trouverais tout à fait hors du grand danger. L’effort que je fis pour exécuter mon dessein me causa une contraction nerveuse, dont la douleur est faite pour abattre le plus fort des hommes. Elle me prit dans le moment que mon genou droit touchait déjà la gouttière ; mais non seulement cette douloureuse contraction, qu’on appelle crampe, me rendit comme perclus de tous mes membres, mais en devoir de me tenir immobile pour attendre qu’elle s’en allât d’elle-même, comme j’en avais fait l’expérience autres fois. Terrible moment ! Deux minutes après, j’ai tenté, et j’ai, Dieu merci, opposé à la gouttière mon genou, puis l’autre, et d’abord que j’ai cru d’avoir recouvré assez d’haleine, tout droit, quoique à genoux, j’ai soulevé l’échelle tant que j’ai pu, et j’ai pu assez pour la faire parvenir parallèle à l’embouchure de la lucarne. Suffisant connaisseur des lois du levier et de l’équilibre, j’ai alors pris mon verrou, et suivant ma méthode ordinaire, je me suis grimpé à la lucarne, où j’ai très facilement fini d’y introduire l’échelle, dont mon compagnon reçut le bout entre ses bras. J’ai jeté dans le grenier les cordes, mes hardes, et tous les débris des fractures, et je suis entré dans le grenier bien accueilli par le moine qui eut soin de retirer l’échelle. Nous tenant bras à bras, nous avons fait le tour de l’endroit ténébreux où nous étions, qui pouvait avoir trente pas de longueur, et dix de largeur.

À un de ses bouts nous avons trouvé une porte à deux battants composée de barreaux de fer ; en tournant le loquet qu’elle avait au milieu je l’ai ouverte. Nous fîmes à tâtons le tour des cloisons, et en voulant traverser le lieu nous trouvâmes une grande table, entourée de tabourets et de fauteuils. Nous retournâmes là où nous avions touché des fenêtres ; j’en ai ouvert une, puis les volets, et à la lueur des étoiles, nous avons vu des précipices entre des coupoles. Je ne me suis pas arrêté un seul instant sur l’idée de descendre ; je voulais savoir où j’allais, et je ne connaissais pas ces lieux-là. J’ai refermé les volets ; nous sortîmes de la salle, et nous retournâmes à l’endroit où nous avions laissé nos bagages. Las à n’en pouvoir plus, je me suis laissé tomber sur le plancher, je me suis étendu mettant sous ma tête un paquet de cordes, et dans une destitution totale de force de corps et d’esprit, un très doux assoupissement s’est emparé de tout mon individu ; je me suis si invinciblement endormi que j’ai cru de consentir à la mort, et quand même j’aurais été sûr que c’était elle, je ne m’y serais pas refusé, car le plaisir que j’ai ressenti en m’endormant était incroyable.

Mon sommeil dura trois heures et demie. Les cris perçants et les fortes secousses du moine furent celles qui me réveillèrent. Il me dit que douze heures venaient de sonner et que mon sommeil dans notre situation était inconcevable. Il l’était pour lui ; mais mon sommeil n’avait pas été volontaire ; c’était ma nature aux abois qui se l’avait procuré, et l’inanition procédant de n’avoir ni mangé ni dormi depuis deux jours. Mais ce sommeil m’avait rendu toute ma vigueur, et j’étais enchanté de voir un peu diminuée l’obscurité du grenier.

Je me suis levé en disant :

— Ce lieu n’est pas une prison, il doit avoir une issue simple qu’on doit facilement trouver.

Nous nous acheminâmes alors au bout opposé à la porte de fer et dans un recoin fort étroit j’ai cru de sentir une porte. Je sens un trou de serrure, j’y enfonce mon verrou, désirant que ce ne soit pas une armoire. Après trois ou quatre secousses je l’ouvre, je vois une petite chambre, et je trouve une clef sur une table. J’essaye la clef à la porte, et je vois que je la referme. Je l’ouvre, et je dis au moine d’aller vite prendre nos paquets, et d’abord qu’il me les remit je referme la petite porte, et je remets la clef là où elle était. Je sors de cette petite chambre, et je me trouve dans une galerie à niches remplies de cahiers. C’était des archives. Je trouve un escalier de pierre court et étroit, et je le descends ; j’en trouve un autre qui avait au bout une porte de vitres ; je l’ouvre, et je me vois à la fin dans une salle que je connaissais ; nous étions dans la chancellerie ducale. J’ouvre une fenêtre, et je vois qu’il me serait facile de descendre, mais je me serais trouvé dans le labyrinthe des petites cours qui entourent l’église St-Marc. Dieu m’en garde. Je vois sur un bureau un outil de fer à manche de bois à pointe arrondie, le même dont les secrétaires de la chancellerie se servent pour percer les parchemins, auxquels ils attachent avec une ficelle les sceaux de plomb : je le prends. J’ouvre le bureau, et je trouve la copie d’une lettre qui annonce au Provéditeur Général à Corfou trois mille sequins pour la restauration de la vieille forteresse. Je regarde si je trouve la somme, mais elle n’y était pas. Dieu sait avec quel plaisir que je m’en serais emparé, et comme je me serais moqué du moine s’il avait osé me dire que c’était un vol. Je l’aurais pris pour un don de la Providence, et outre cela je m’en serais emparé en force du droit de conquête.

Je vais à la porte de la chancellerie, je mets mon verrou dans la serrure mais en moins d’une minute me trouvant certain que mon esponton ne pouvait pas la forcer, je me détermine à faire vite un trou dans un des deux battants. Je choisis l’endroit où la planche avait le moins de nœuds. J’entame la planche à la fente que sa connexion à l’autre battant m’offre, et cela va bien. J’ai fait enfoncer par le moine l’outil à manche de bois dans les fentes que j’ouvrais avec l’esponton, puis en le poussant tant que je pouvais à droite et à gauche, je rompais, je fendais, je crevais le bois, méprisant le bruit énorme que ce moyen de rompre faisait ; le moine tremblait car on devait l’entendre de loin. Je connaissais ce danger, mais j’étais dans la nécessité de le braver.

Le trou dans une demi-heure fut assez grand, et tant mieux pour nous qu’il le fût assez, car il m’aurait été bien difficile de le faire plus ample. Des nœuds à droite, à gauche, en haut et en bas m’auraient rendu nécessaire une scie. Le circuit de ce trou faisait peur, car il était tout hérissé de pointes, fait pour déchirer les habits et lacérer la peau. Il était à la hauteur de cinq pieds : j’y ai mis un tabouret dessous, sur lequel le moine monta. Il introduisit dans l’ouverture ses bras ts et sa tête, et moi derrière lui sur un autre tabouret le saisissant aux cuisses, puis aux jambes, je l’ai poussé dehors où il faisait très sombre ; mais je ne m’en souciais pas car je connaissais le local. Lorsque mon compagnon fut dehors je lui ai jeté tout ce qui m’appartenait, en ne laissant dans la chancellerie que les cordes.

J’ai alors mis deux tabourets l’un à côté de l’autre sous le trou, et en y ajoutant un troisième dessus, j’y suis monté ; de cette façon le trou se trouva vis-à-vis de mes cuisses. Je m’y suis fourré jusqu’à mon bas-ventre avec difficulté, et me déchirant car il était étroit, et n’ayant personne derrière qui pût m’aider à m’avancer davantage, j’ai dit au moine de me prendre à travers, et de me tirer dehors impitoyablement, et par morceaux s’il était nécessaire. Il exécuta mon ordre, et j’ai dévoré en silence toute la douleur que ma peau déchirée aux flancs et aux cuisses me fit ressentir.

D’abord que je me suis vu dehors j’ai ramassé vite mes hardes, j’ai descendu deux escaliers, et j’ai ouvert sans nulle difficulté la porte qui donne dans l’allée où il y a la grande porte de l’escalier royal, et à son côté le cabinet du Savio alla scrittura. Cette grande porte était fermée comme celle de la salle aux quatre portes. La porte à l’escalier était grosse comme celle d’une ville ; je n’ai eu besoin que du coup d’œil pour voir que sans le mouton ou le pétard elle était inviolable ; mon verrou dans ce moment-là parut me dire hic fines posuit[36], tu n’as plus que faire de moi : instrument de ma chère liberté digne d’être suspendu ex-voto 813) sur l’autel de la divinité tutélaire. Serein et tranquille, je me suis assis, en disant au moine que mon ouvrage était fini, et que c’était à Dieu ou à la Fortune à faire le reste :

Abbia chi regge il ciel cura del resto

O la Fortuna se non tocca a lui[37]

— Je ne sais pas, lui dis-je, si les balayeurs du palais s’aviseront de venir ici aujourd’hui, jour de la Toussaint, ni demain dédié aux Tréés. Si quelqu’un vient, je me sauverai d’abord que je verrai cette porte ouverte, et vous me suivrez à la piste ; mais si personne ne vient, je ne bouge pas d’ici ; et si je meurs de faim je ne sais qu’y faire.

À ce discours ce pauvre homme se mit en fureur. Il m’appela fou, désespéré, séducteur, menteur, et que sais-je. Ma patience fut héroïque. Treize heures sonnèrent. Depuis le moment de mon réveil dans le grenier sous la lucarne jusqu’à ce moment-là il n’était é qu’une heure. L’affaire importante qui m’occupa d’abord fut celle de me changer de tout. Le père Balbi avait l’air d’un paysan, mais il était intact : on ne le voyait ni en lambeaux ni en sang : son gilet de flanelle rouge, et ses culottes de peau violette n’étaient pas déchirés. Mais ma personne faisait pitié, et horreur. J’étais tout déchiré et tout en sang. Ayant arraché mes bas de soie de deux plaies que j’avais, une à chaque genou, elles saignaient. La gouttière et les plaques de plomb m’avaient mis dans cet état. Le trou de la porte de la chancellerie m’avait déchiré gilet, chemise, culottes, hanches et cuisses ; j’avais partout des écorchures effrayantes. J’ai déchiré des mouchoirs, et je me suis fait des bandages comme j’ai pu en les liant avec de la ficelle, dont j’avais un peloton dans ma poche. J’ai mis mon joli habit qui dans ce jour-là assez froid devenait comique ; j’ai arrangé comme j’ai pu mes cheveux que j’ai mis dans la bourse ; j’ai mis des bas blancs, une chemise à dentelle, n’en ayant pas d’autres et deux autres chemises, des mouchoirs, et des bas dans mes poches, et j’ai jeté derrière un fauteuil mes culottes et ma chemise déchirée et tout le reste. J’ai mis mon beau manteau sur les épaules du moine qui lui donnait l’air de l’avoir volé. J’avais l’apparence d’un homme qui après avoir été au bal, avait été dans un lieu de débauche où on l’avait échevelé. Les bandages qu’on voyait à mes genoux étaient ce qui gâtait toute l’élégance de mon personnage.

Ainsi paré, mon beau chapeau à point d’Espagne d’or et à plumet blanc sur la tête, j’ai ouvert une fenêtre. Ma figure fut d’abord remarquée par des fainéants qui étaient dans la cour du palais, qui ne comprenant pas comment quelqu’un fait comme moi pouvait se trouver de si bonne heure à cette fenêtre allèrent avertir celui qui avait la clef de ce lieu. L’homme crut qu’il pouvait y avoir enfermé quelqu’un la veille sans s’en apercevoir, et étant allé prendre ses clefs il vint. Je n’ai su cela qu’à Paris cinq ou six mois après.

Fâché de m’être fait voir à la fenêtre je m’étais assis près du moine qui me disait des impertinences, lorsque j’ai entendu un bruit de clefs, et de quelqu’un qui montait l’escalier royal. Tout ému je me lève, je regarde par une fente de la grande porte, et je vois un homme seul, en perruque noire et sans chapeau, qui montait à son aise tenant entre ses mains un clavier. J’ai dit au moine du ton le plus sérieux de ne pas ouvrir la bouche, de se tenir derrière moi, et de suivre mes pas. J’ai empoigné mon esponton, le tenant caché sous mon habit, et je me suis posté à l’endroit de la porte, où d’abord ouverte j’aurais pu prendre l’escalier. J’envoyais des vœux à Dieu pour obtenir que cet homme ne fît aucune résistance, car dans le cas contraire je me voyais en devoir de l’égorger. J’y étais déterminé.

D’abord que la porte fut ouverte je l’ai vu à mon aspect comme pétrifié. Sans m’arrêter et sans lui dire le moindre mot, je suis descendu avec la plus grande célérité suivi par le moine. Sans aller lentement, et sans courir, j’ai pris le magnifique escalier qu’on appelle des Géants, méprisant la voix du père Balbi qui me suivant ne cessait de me dire, et de me répéter :

— Allons dans l’église.

La porte de l’église était à main droite vingt pas loin de l’escalier.

Les églises de Venise ne jouissent de la moindre immunité pour assurer un coupable quelconque, soit pour le criminel, soit pour le civil ; aussi n’y a-t-il plus personne qui aille s’y retirer pour mettre un obstacle aux archers qui auraient ordre de se saisir d’elle. Le moine savait cela ; mais cela n’avait pas la force d’éloigner de son esprit cette tentation. Il me dit après que ce qui le poussait à recourir à l’autel était un sentiment de religion que je devais respecter.

— Pourquoi n’y êtes-vous pas allé tout seul ?

— Parce que je n’ai pas eu le cœur de vous abandonner.

L’immunité que je cherchais était au-delà des confins de la Sérénissime République ; je commençais déjà dans ce moment-là à m’y acheminer ; j’y étais avec mon esprit ; il fallait y transporter mon corps. Je fus tout droit à la porte de la Carte qui est la royale du palais ducal ; et sans regarder personne (moyen d’être moins regardé) j’ai traversé la piazzetta, je suis allé au rivage, et je suis entré dans la première gondole que j’ai trouvée là en disant tout haut au gondolier qui était sur la poupe :

— Je veux aller à Fusina, appelle vite un autre homme.

L’autre homme entra d’abord ; je me jette nonchalamment sur le coussin du milieu, le moine se met sur la banquette, et la gondole se détache d’abord du rivage. La figure de ce moine sans chapeau avec mon manteau contribua beaucoup à me faire croire un charlatan, ou un astrologue.

À peine doublée la Douane, mes gondoliers commencèrent à fendre avec vigueur les eaux du grand canal de la Giudecca par lequel il faut er tant pour aller à Fusine comme pour aller à Mestre, où effectivement je voulais aller. Lorsque je me suis vu à la moitié du canal j’ai mis la tête dehors, et j’ai dit au barcarol de poupe :

— Crois-tu que nous serons à Mestre avant quatorze heures ?

— Vous m’avez dit d’aller à Fusina.

— Tu es fou ; je t’ai dit à Mestre.

L’autre barcarol me dit que j’avais tort ; et le père Balbi bon chrétien, zélé pour la vérité, me dit aussi que j’avais tort. Je donne alors dans un éclat de rire, convenant que je pouvais m’être trompé mais que mon intention était d’ordonner à Mestre. On ne réplique pas. Mon gondolier me dit qu’il est prêt à me conduire en Angleterre.

— Nous serons à Mestre, me dit-il, dans trois quarts d’heure, car nous allons à seconde d’eau et de vent.

J’ai alors regardé derrière moi tout le beau canal, et ne voyant pas un seul bateau, irant la plus belle journée qu’on pût souhaiter, les premiers rayons d’un superbe soleil qui sortait de l’horizon, les deux jeunes barcarols qui rainaient à vogue forcée, et réfléchissant en même temps à la cruelle nuit que j’avais ée, à l’endroit où j’étais dans la journée précédente, et à toutes les combinaisons qui me furent favorables, le sentiment s’est emparé de mon âme, qui s’éleva à Dieu miséricordieux, secouant les ressorts de ma reconnaissance, m’attendrissant avec une force extraordinaire, et tellement que mes larmes s’ouvrirent soudain le chemin le plus ample pour soulager mon cœur, que la joie excessive étouffait ; je sanglotais, je pleurais comme un enfant qu’on mène par force à l’école.

Mon adorable compagnon, qui jusqu’alors n’avait parlé que pour donner raison aux gondoliers, se crut en devoir de calmer mes pleurs, dont il ne connaissait pas la belle source ; et la façon dont il s’y prit me fit effectivement er tout d’un coup des pleurs à un rire d’une espèce si singulière, que n’y comprenant rien il m’avoua quelques jours après qu’il me crut devenu fou. Ce moine était bête, et sa méchanceté venait de sa bêtise. Je me suis vu à la dure condition de devoir en tirer parti ; mais il m’a presque perdu, sans cependant en avoir l’intention, car il était bête. Il n’a jamais voulu croire que j’ai ordonné d’aller à Fusine avec intention d’aller à Mestre : il disait que cette pensée ne pouvait m’être venue que lorsque j’étais sur le grand canal.

Nous arrivâmes à Mestre. Je n’ai pas trouvé de chevaux à la poste ; mais il y avait à l’auberge de la Campana assez de voituriers qui servent aussi bien que la poste. Je suis entré dans l’écurie, et ayant vu que les chevaux étaient bons, j’ai accordé au voiturier ce qu’il me demanda pour être en cinq quarts d’heure à Treviso. En trois minutes les chevaux furent mis, et supposant le père Balbi derrière moi, je ne me suis tourné que pour lui dire : Montons.

— Mais je ne l’ai pas vu. Je le cherche des yeux, je demande où il est, on n’en sait rien. Je dis au garçon d’écurie d’aller le chercher, déterminé à le réprimander quand même il serait allé satisfaire à des nécessités naturelles ; car nous étions dans le cas de devoir différer cette besogne aussi. On vient me dire qu’on ne le trouve pas. J’étais comme un damné. Je pense à partir tout seul, et je le devais ; mais j’écoute un sentiment faible de préférence à ma forte raison, et je cours dehors, je demande, toute la place me dit de l’avoir vu ; mais personne ne sait me dire où il peut être allé ; je parcours les arcades de la grande rue, je m’avise d’introduire ma tête dans un café, et je le vois au comptoir debout prenant du chocolat, et causant avec la servante. Il me voit, il me dit qu’elle est gentille, et il m’excite à prendre aussi une tasse de chocolat ; il me dit de payer parce qu’il n’avait pas le sou. Je me possède, et je lui réponds que je n’en veux pas, lui disant de se dépêcher, et lui serrant le bras de façon qu’il a cru que je le lui avais cassé. J’ai payé, il me suivit. Je tremblais de colère. Je m’achemine à la voiture qui m’attendait à la porte de l’auberge ; mais à peine fait dix pas je rencontre un citoyen de Mestre nommé Balbo Tomasi, bon homme, mais qui avait la réputation d’être un confident du Tribunal des Inquisiteurs. Il me voit, il m’approche, et il s’écrie :

— Comment ici, monsieur, je suis bien charmé de vous voir. Vous venez donc de vous sauver. Comment avez-vous fait ?

— Je ne me suis pas sauvé, monsieur, mais on m’a donné mon congé.

— Cela n’est pas possible, car hier au soir j’étais à la maison Grimani à S. Pôle, et je l’aurais su.

Le lecteur peut se figurer l’état de mon âme dans ce moment-là, je me voyais découvert par un homme que je croyais payé pour me faire arrêter, et qui pour cela n’avait besoin que de cligner l’œil au premier sbire, dont Mestre était plein. Je lui ai dit de parler tout bas, et de venir avec moi derrière l’auberge. Il y vint, et lorsque j’ai vu que personne ne nous voyait, et que je me suis vu voisin d’un petit fossé, au-delà duquel il y avait la vaste campagne, j’ai mis ma main droite à mon esponton, et ma gauche à son collet ; mais très leste il m’échappa, il sauta le fossé, et il se mit à courir de toute sa force en direction opposée à la ville de Mestre, se tournant de temps en temps, et me faisant des baise-mains qui voulaient dire : Bon voyage, bon voyage, soyez tranquille. Je l’ai perdu de vue ; et j’ai remercié Dieu que cet homme ayant pu sortir de ma main m’avait empêché de commettre un crime, car j’allais l’égorger et il n’avait pas de mauvaises intentions. Ma situation était terrible. J’étais seul, et en guerre déclarée contre toutes les forces de la République. Je devais tout sacrifier à la prévoyance et à la précaution. J’ai remis mon esponton dans la poche.

Morne comme un homme qui venait d’échapper à un grand danger, j’ai donné un coup d’œil de mépris au lâche qui avait vu à quoi il m’avait réduit, et je me suis mis dans la calèche. Il se mit auprès de moi, et il n’osa jamais me parler. Je pensais au moyen de me délivrer de ce malheureux. Nous arrivâmes à Treviso, où j’ai ordonné au maître de la poste de me tenir deux chevaux prêts pour partir à dix-sept heures ; mais mon intention n’était pas de poursuivre mon voyage en poste : premièrement parce que je n’avais pas d’argent, et en second lieu parce que je craignais d’être suivi. L’aubergiste me demanda si je voulais déjeuner, et j’en avais besoin pour me conserver en vie, car je mourais d’inanition ; mais je n’ai pas eu le courage d’accepter. Un quart d’heure de perdu pouvait me devenir fatal. Je craignais d’être rattrapé, et de devoir en rester honteux pour tout le reste de ma vie, car un homme sage en pleine campagne doit défier quatre cent mille hommes à le dénicher. S’il ne sait pas se cacher, c’est un sot.

Je suis sorti de la porte de St-Thomas comme un homme qui allait se promener, et après avoir marché un mille sur le grand chemin, je me suis jeté aux champs avec intention de ne plus en sortir tant que je me trouverais dans l’État vénitien. Le plus court chemin pour en sortir était celui de Bassan, mais j’ai pris le plus long, parce qu’au débouché le plus voisin on pouvait m’attendre, et j’étais sûr qu’on ne s’imaginerait pas que pour sortir de l’État je prendrais le chemin de Feltre, qui pour aller sur la juridiction de l’évêque de Trento était le plus éloigné.

Après avoir marché trois heures, je me suis laissé tomber sur la dure n’en pouvant positivement plus. J’avais besoin de prendre quelque nourriture, ou de me disposer à mourir là. J’ai dit au moine de mettre près de moi le manteau et d’aller à une maison de fermier que je voyais pour se faire donner en payant quelque chose à manger, et de me porter tout là où j’étais. Je lui ai donné l’argent nécessaire. Après m’avoir dit qu’il me croyait plus courageux, il alla faire ma commission. Ce malheureux était plus vigoureux que moi. Il n’avait pas dormi ; mais il s’était bien nourri la veille, il avait pris du chocolat, il était maigre, la prudence et l’honneur ne tourmentaient pas son âme, et il était moine.

Malgré que cette maison ne fût pas une auberge, la bonne fermière m’envoya par une paysanne un suffisant dîner qui ne me coûta que trente sous. Lorsque j’ai senti le sommeil qui venait m’assaillir, je me suis remis en chemin assez bien orienté. Quatre heures après je me suis arrêté derrière un hameau, et j’ai su que j’étais vingt-quatre milles loin de Treviso. J’étais rendu ; j’avais les chevilles enflées et mes souliers déchirés. Le jour allait finir dans une heure. Je me suis étendu au milieu d’un bouquet d’arbres, et j’ai fait asseoir près de moi ce moine.

— Nous devons aller, lui dis-je, à Borgo di Valsugana première ville qu’on trouve au-delà des confins de l’État de Venise. Nous serons là aussi sûrs qu’à Londres, et nous nous reposerons mais pour parvenir à cette ville qui appartient au prince évêque de Trente nous avons besoin de prendre des précautions essentielles, dont la première est celle de nous séparer. Vous irez par le bois du Mantello, moi par des montagnes, vous par la plus facile et plus courte moi, par la plus difficile et plus longue ; vous avec de l’argent, moi sans le sou. Je vous fais présent de mon manteau, que vous troquerez contre une capote et un chapeau, et tout le monde alors vous prendra pour un paysan, car heureusement vous en avez la figure. Voilà tout l’argent qui me reste de deux sequins que j’ai pris du comte Asquin, ce sont dix-sept livres, prenez-les ; vous serez à Borgo après-demain au soir ; moi vingt-quatre heures après vous. Vous m’attendrez à la première auberge à main gauche. J’ai besoin de dormir cette nuit dans un bon lit, et la Providence me le fera trouver, mais j’ai besoin d’y être tranquillement, et avec vous je ne peux pas y être tranquille. Je suis sûr qu’on nous cherche actuellement partout et que nos signalements sont si bien donnés, que l’on nous arrêterait dans toute auberge où nous oserions entrer ensemble. Vous voyez mon état déplorable et le besoin indispensable que j’ai de me reposer dix heures. Adieu donc. Allez-vous-en, et laissez que j’aille tout seul dans ces alentours pour me trouver un gîte.

— Je m’attendais déjà, me répondit-il, à tout ce que vous venez de me dire ; mais pour toute réponse je ne vous rappelle que ce que vous m’avez promis lorsque je me suis laissé persuader à rompre votre cachot. Vous m’avez promis que nous ne nous séparerions plus, ainsi n’espérez pas que je vous quitte, votre destinée sera la mienne, la mienne sera la vôtre. Nous trouverons un bon gîte pour notre argent, et nous n’irons pas aux auberges ; on ne nous arrêtera pas.

— Vous êtes donc déterminé à ne pas suivre le bon conseil que je vous ai donné.

— Très déterminé.

— Nous verrons.

Je me suis alors levé, non sans effort ; j’ai pris la mesure de sa taille, et je l’ai marquée sur le terrain, puis j’ai tiré de ma poche l’esponton, je me suis couché sur mon côté gauche et j’ai commencé une petite excavation avec le plus grand sang-froid, et ne répondant rien à toutes les questions qu’il me faisait. Après un quart d’heure d’ouvrage je lui ai dit en le regardant tristement qu’en qualité de chrétien je me croyais obligé de l’avertir qu’il devait se recommander à Dieu.

— Car, lui dis-je, je vais vous enterrer ici tout vivant, et si vous êtes plus fort que moi ce sera vous-même qui m’y enterrerez. C’est à cette extrémité que votre brutale opiniâtreté me réduit. Vous pouvez cependant vous sauver car je ne courrai pas après vous.

Voyant qu’il ne me répondait pas j’ai poursuivi mon travail. J’ai commencé à avoir peur de me voir poussé à bout par cet animal dont j’étais déterminé à me défaire.

Enfin, soit réflexion, soit peur, il se jeta près de moi. Ne sachant pas ses intentions je lui ai présenté la pointe de mon verrou ; mais il n’y avait rien à craindre. Il me dit qu’il allait faire tout ce que je voulais. Je l’ai alors embrassé ; je lui ai donné tout l’argent que j’avais, et je lui ai confirmé la promesse d’aller le redre à Borgo. Malgré que resté sans le sou, et en devoir de er deux rivières je me suis bien félicité d’avoir su me délivrer de la compagnie d’un homme de ce caractère. Pour lors je me suis trouvé sûr de parvenir à sortir de l’État.


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Ont participé à l’élaboration de ce livre numérique : Sylvie, Maria Laura, Yves, Françoise.

— Sources :

Ce livre numérique est réalisé principalement d’après : Jacques Casanova de Seingalt, Vénitien, Histoire de ma vie, Tome second, Paris, Plon et Wiesbaden, F. A. Brockhaus, 1960. D’autres éditions ont été consultées en vue de l’établissement du présent texte. La photo de première page reprend la version colorisée d’une gravure de Trichon, artiste inconnu, représentant Casanova s’échappant des Plombs en 1756 et prenant une gondole in Decembre Joseph & Allonier Edmond. Dictionnaire populaire illustré d’histoire, de géographie, de biographie, de technologie, de mythologie, d’antiquités, de droit usuel, des beaux-arts et de littérature, Paris : Imprimerie parisienne-Dupray de la Mahérie, 1864.

— Dispositions :

Ce livre numérique – basé sur un texte libre de droit – est à votre disposition. Vous pouvez l’utiliser librement, sans le modifier, mais vous ne pouvez en utiliser la partie d’édition spécifique (notes de la BNR, présentation éditeur, photos et maquettes, etc.) à des fins commerciales et professionnelles sans l’autorisation de la Bibliothèque numérique romande. Merci d’en indiquer la source en cas de reproduction. Tout lien vers notre site est bienvenu…

— Qualité :

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— Autres sites de livres numériques :

Plusieurs sites partagent un catalogue commun qui répertorie un ensemble d’ebooks et en donne le lien d’accès. Vous pouvez consulter ce catalogue à l’adresse : www.noslivres.net.



[1] Rivée au sol. Se réfère à Horace, Satires, II, 2, 79 :

76 … quin corpus onustum

78 hesternis vitiis animum quoque praegravat una

79 atque adfigit humo divinae particulam auræ.

(UCL, FLTR, Itinera Electronica, Bibliotheca Classica Selecta)

Un corps appesanti par les excès de la veille fait sentir son poids même à l’âme, et rabaisse vers la terre cette portion du souffle divin.

[2] Quand un vase est impur ce qu’on y met s’aigrit. Horace Epist., I, 2, 54. (UCL, FLTR, Itinera Electronica, Bibliotheca Classica Selecta)

[3] Ira furor brevis est; animum rege, qui nisi paret,

imperat, hunc frenis, hunc tu compesce catena.

Fingit equum tenera docilem ceruice magister

Horace, Epist., 1, 2, 62

(UCL, FLTR, Itinera Electronica, Bibliotheca Classica Selecta) :

La colère est, dit-on, une courte fureur.

Combats ta ion. Si tu n’en es vainqueur,

C’est elle qui commande. Il faut que tu la braves :

Mets-lui, quand il est temps un frein et des entraves.

(Gallica, 1868, trad. Adrien Rey) (voir vol. 1, chap. IX, p. 224).

[4] Utar et ex modico, quantum res poscet, acervo

tollam, nec metuam quid de me judicet heres,

quod non plura datis invenerit; …

(UCL, FLTR, Itinera Electronica, Bibliotheca Classica Selecta)

 

Quant à moi, je prétends bien jouir, et j’ai soin

De prendre en l’humble tas tout ce dont j’ai besoin,

Peu soucieux qu’un jour mon héritier s’étonne

Si moins qu’il l’espérait, … (Gallica, 1868, trad. Adrien Rey)

Horace : Epist., II, 2, 191.

[5] C’est, selon l’horloge italienne, deux heures après le coucher du soleil. (Note de Casanova, en marge).

[6] Qu’il soit dieu pourvu qu’il ne vive plus : Marcus Aurelius Antoninus Bassianus, empereur surnommé Caracalla, après le meurtre Geta, son frère.

[7] Ce qui entoure la gondole. (Note marginale de Casanova.)

[8] Tapis des gondoles. (Note marginale de Casanova.)

[9] « Ah ! que je… Vous l’avez voulu, vous l’avez voulu, George Dandin, vous l’avez voulu, cela vous sied fort bien, et vous voilà ajusté comme il faut ; vous avez justement ce que vous méritez. » Molière : Georges Dandin, I, 7. (ELG).

[10] Car au redoute on ne jouait qu’à la bassette. (Note marginale de Casanova.)

[11] Vers savant de l’Arioste. (Note marginale de Casanova.)

D’après Arioste, Roland Furieux, XIX, str. 51, v. 8. « E sol del mar tiran Libecchio resta. » Mais le tyran de la mer, le lébèche, reste !

[12] La mort est le dernier terme des choses. Horace : Epist., I, 16 (À Quintius), 79.

[13] et (faveo morbo cum juvat ipse dolor)

usque cano Nemesim, sine qua versus mihi nullus

verba potest justos aut reperire pedes. (Tibulle, II, 5, 110.)

(UCL, FLTR, Itinera Electronica, Bibliotheca Classica Selecta)

 

« Entretiens ma souf et chéris ma blessure ;

Car de mes chants toujours Némésis est l’objet,

Et mon vers est stérile en tout autre sujet.

Et je me complais dans la maladie lorsque je jouis de la douleur. »

[14] « Deux choses égales à une troisième sont égales entre elles » proposition de logique dérivée de l’axiomatique d’Euclide.

[15] En fait : Fata viam invenient : « Les destins trouveront leur voie », Virgile, Énéide, chant X, 113. (Cf. ELG traduction André Bellessort ou UCL, FLTR, Itinera Electronica, Bibliotheca Classica Selecta (BCS), chant X, 113.)

[16] Μηδ᾿ Ἡρακλῆς πρὸς δύο, « Mais contre deux, Héraclès lui-même, dit-on, n’est pas de force » (Héraclès combattant avec l’Hydre de Lerne en même temps qu’avec Junon transformé en écrevisse monstrueuse, Héraclès dut appeler à son secours son neveu Ioléos.). Platon, Phédon, chap. XXXVIII. Éd. BeQ, p. 130.

[17] C’est bien lui, mettez-le dans le dépôt.

[18] Caravita. (Note marginale de Casanova.)

[19] Page du manuscrit (1267), illisible, tracée.

[20] « Elle osa regarder d’un œil tranquille son palais renversé, manier courageusement des serpents irrités, afin que leur noir venin pénétrât son corps ; Plus fière de mourir selon sa volonté non comme une humble femme, » Horace, Odes. I. 37 (À mes compagnons). 29. Commence par le célèbre « Nunc est bibendum » (UCL, FLTR, Itinera Electronica, Bibliotheca Classica Selecta).

[21] Une autre, une autre grand Dieu, mais plus forte.

[22] Ce mot signifie poutre. C’était l’énorme poutre dont l’ombre privait de lumière le cachot. (Note marginale de Casanova.)

[23] Proverbe italien « Dio ti guardi da chi legge un libro solo » que l’on retrouve dans différents dialectes comme le toscan ou le ligure, repris d’un billet Saint Thomas d’Acquin (1225-74) « Timeo hominem unius libri » : Je crains l’homme d’un seul livre.

[24] « Invidus alterius macrescit rebus opimis ; invidia Siculi non invenere tyranni maius tormentum. » Horace, Épitre, I, 2 (À Lollius). 57-59 (UCL, FLTR, Itinera Electronica, Bibliotheca Classica Selecta) L’envie est un tourment, qu’ivre de cruautés, En Sicile, un tyran n’aurait pas inventé. (Gallica, 1868, trad. Adrien Rey).

[25] Le début du livre Breviarium Politicorum secundum rubricas Mazarinicas (Coloniæ Agripinæ, Typis Ioannis Selliba, 1684, 1, Fundamentum) est le suivant : « Duo olim in sincera Philosophia, Duo nunc. Sustine & Abstine,… » Dans la vraie philosophie, il arrive que les choses aillent par deux, autrefois comme aujourd’hui. Ainsi : e et abstiens-toi,…, Maxime se référant à Épictète in Aulus Gellius, XVII, 19, 6.

[26] Tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir. (exactement : Tant qu’il reste la vie, c’est bien.)

Debilem facito manu,

debilem pede, coxo ;

tuber adstrue gibberum,

lubricos quate dentes,

vita dum superest, bene est ;

hanc mihi, vel acuta

si sedeam cruce, sustine.

Mécène, in Sénèque, Lettres à Lucilius, Livre XVII, 11.

[27] Voir note 24.

[28] Malheureux est l’esprit inquiet de l’avenir citation de Lucius Annaeus Seneca, in Ad Lucilium, epistulæ morales, 98, 6.

Roland Furieux, IX, str. 7, v. 1.

[30] Celui qui manque de foi en autrui ne mérite pas qu’on en ait pour lui-même. Paroles probablement extraites de Didone abbandonata, I, IV, de Métastase (Pietro Metastasio 1698-1782) (en non le Tasse comme l’affirma Casanova).

[31] À qui refuse, le bâton.

[32] Dextera Domini fecit virtutem, dextera Domini exaltavit me.

Non moriar, sed vivam, et narrabo opera Domini.

La droite du Seigneur a déployé sa puissance : la droite du Seigneur m’a exalté.

Je ne mourrai plus, mais je vivrai et je raconterai les œuvres du Seigneur. (Vulgate, psaume 117, 17.)

[33] Dieu m’a durement châtié, mais il ne m’a pas livré à la mort. Vulgate, psaume 117, 18.

[34] « Et dès lors, nous sortîmes revoir les étoiles » est le dernier vers de l’Enfer, de la Divine Comédie de Dante Alighieri. (Divina Commedia, Inferno, XXXIV, 139.)

[35] Canal du palais. (Note marginale de Casanova.)

[36]Qui se réfère au psaume 147, v. 14 dans le sens d’une échéance, c’est la fin :

 הַשָּׂם-גְּבוּלֵךְ שָׁלוֹם;

חֵלֶב חִטִּים, יַשְׂבִּיעֵךְ

Qui posuit fines tuos

pacem et adipe frumenti satiat te

il rend la paix à ton territoire,

il te rassasie du meilleur froment. (tr. Louise Second.)

[37] Faisons de notre côté

tout ce qu’il nous sera possible de faire,

et laissons le reste à celui qui gouverne le ciel,

ou, à son défaut, à la fortune.

Arioste, Roland furieux, XXII, str.57, 3-4.