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Jules Girardin

LE ROMAN D’UN CANCRE

Illustrations : Osvaldo Tofani

1883

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Table des matières

 

CHAPITRE PREMIER.. 4

CHAPITRE II. 16

CHAPITRE III. 25

CHAPITRE IV.. 35

CHAPITRE V.. 46

CHAPITRE VI. 57

CHAPITRE VII. 67

CHAPITRE VIII. 77

CHAPITRE IX.. 87

CHAPITRE X.. 96

CHAPITRE XI. 109

CHAPITRE XII. 119

CHAPITRE XIII. 130

CHAPITRE XIV.. 141

CHAPITRE XV.. 156

CHAPITRE XVI. 166

CHAPITRE XVII. 179

CHAPITRE XVIII. 189

CHAPITRE XIX.. 201

CHAPITRE XX.. 211

CHAPITRE XXI. 223

CHAPITRE XXII. 235

CHAPITRE XXIII. 252

CHAPITRE XXIV.. 259

CHAPITRE XXV.. 272

CHAPITRE XXVI. 282

CHAPITRE XXVII. 293

CHAPITRE XXVIII. 303

CHAPITRE XXIX.. 316

CHAPITRE XXX.. 329

CHAPITRE XXXI. 336

CHAPITRE XXXII. 351

CHAPITRE XXXIII. 364

CHAPITRE XXXIV.. 376

CHAPITRE XXXV.. 388

Ce livre numérique. 402

 

CHAPITRE PREMIER 1e2952

Physiologie du cancre.

Et d’abord, qu’est-ce qu’un cancre ?

Un cancre est une sorte de malade qui souffre d’une paralysie de la volonté, et parfois d’une éclipse du sens moral.

Extérieurement, le cancre ne diffère pas du collégien ordinaire. Comme lui, le cancre commence par un képi à galon d’or et se termine par des escarpins sans élégance. Comme lui, le cancre est grand ou petit, rondelet ou menu, brun ou blond, à moins qu’il ne soit roux. Si vous regardez de plus près, et que vous étendiez vos observations à un plus grand nombre de sujets, vous verrez qu’en règle générale le cancre a d’habitude l’air endormi ennuyé et mécontent.

Mais, comme il n’y a point de règle générale sans exception, il peut arriver qu’un élève ordinaire, pour des raisons où la cancrerie n’entre pour rien, ait précisément cet air endormi, ennuyé et mécontent ; et, par contre, j’ai connu des cancres qui vivaient en état de cancrerie aussi heureux et aussi satisfaits, du moins en apparence, que le poisson dans l’eau. Je pousserai même la franchise jusqu’à avouer que j’en ai rencontré de fort aimables.

Si nous ons de l’extérieur à l’intérieur, nous verrons que la différence devient plus sensible. Pris dans leur ensemble, les cancres sont moins intelligents que l’ensemble des autres élèves. Mais cette règle souffre encore de nombreuses exceptions ; s’il est vrai que le premier rang n’est jamais occupé par un cancre, il est également vrai que ce n’est pas toujours un cancre qui occupe le dernier. Les jours de composition, messieurs les cancres s’éparpillent sur la liste, généralement, sauf ce que l’on appelle les cas de raccroc, dans les régions voisines de la queue. Comme tous les corps lourds, ils ont une tendance à descendre ; et, de fait, ils descendent d’un mouvement lent et continu.

Alors, qu’arrive-t-il ? Le pauvre petit travailleur obscur et consciencieux qui occupait chaque samedi le dernier rang, et pleurait silencieusement sans perdre courage, se met un beau jour à monter d’un mouvement lent et continu. Un à un, il dée messieurs les cancres qui affectaient, au début, de le traiter avec un dédain superbe.

Moi, je l’aime, et non seulement je l’aime, mais encore je le respecte, ce petit travailleur obscur et consciencieux ; car il représente, pour moi, ce qu’il y a au monde de plus respectable : l’amour du devoir, la volonté, la persévérance, le désir de bien faire et de réjouir le cœur de ses parents et de ses maîtres.

Je l’appelle à moi, je lui prends la main et je lui dis : « Courage, mon enfant, continue dans cette voie, et tu es sûr, absolument sûr, d’atteindre le but. Il est sans exemple, tu m’entends bien, sans exemple, qu’un travail comme le tien n’ait pas triomphé de toutes les difficultés qui viennent soit de la nature, soit d’une instruction mal commencée. Tu travailles lentement, péniblement, c’est vrai ; mais souviens-toi que l’effort d’aujourd’hui rendra l’effort de demain moins pénible et plus fructueux. Va redre tes camarades et joue de tout ton cœur en attendant l’heure du travail. »

Petit cœur vaillant, si je n’avais respecté la modestie, qui est si charmante, je t’aurais dit combien tu es supérieur à tous les beaux fils qui te traitent entre eux de misérable piocheur.

Infériorité morale, voilà le trait qui caractérise tous les cancres sans exception, si haut que le hasard ou leur facilité naturelle les place sur la liste de composition, si intelligents, si aimables ou si séduisants qu’ils puissent être. Ce qui manque à messieurs les cancres, c’est le sentiment du devoir, de la responsabilité, c’est la volonté, c’est le respect pour tout ce qui est respectable.

Le professeur, qui a charge d’âmes et qui prévoit l’avenir, sait parfaitement que ceux qui sont des cancres au collège seront des déclassés dans la société ; voilà pourquoi il regarde ces messieurs d’un œil si sévère, voilà pourquoi il fait tant d’efforts pour ressusciter les âmes mortes et réveiller les âmes endormies.

Car il y a cancres et cancres, comme il y a fagots et fagots. Les uns sont cancres par naissance et les autres par déchéance. Les premiers, si haut que l’on remonte, ont toujours été cancres ; les seconds le sont devenus. En ce point, la cancrerie ressemble à l’aristocratie anglaise. Tout le monde sait, en effet, que l’aristocratie anglaise n’est point une aristocratie fermée. En Angleterre, on est noble par droit de naissance ou par droit de conquête. Tout Anglais, en effet, quand il a rendu de grands services à son pays, peut être anobli par décision du souverain. C’est ainsi que M. Disraëli est devenu lord Beaconsfield ; c’est ainsi que l’illustre voyageur Livingstone a été anobli après sa mort, ayant été enterré à l’abbaye de Westminster, qui est le lieu de sépulture des souverains et des grands hommes. La cancrerie non plus n’est pas une aristocratie fermée, puisqu’elle fait des recrues ; et que, si l’on est cancre par droit de naissance, on peut aussi le devenir par droit de déchéance.

Seulement, dans les deux aristocraties, les choses se ent en sens inverse. On ne sort du cercle de la noblesse anglaise que pour crime de haute trahison ou indignité constatée, tandis qu’on ne sort de la cancrerie que par droit de régénération.

Les professeurs savent bien, qu’avec les enfants il ne faut jamais désespérer ; voilà pourquoi ils s’obstinent à espérer contre toute espérance, et ne se résignent jamais à considérer un cancre comme incurable. De là ces luttes tantôt sourdes, tantôt ouvertes, entre le professeur qui veut faire son devoir et le cancre qui se dérobe au sien ; entre l’esprit du bien, qui use de tous les moyens que lui suggère le zèle le plus ingénieux et l’affection la plus dévouée, et l’esprit du mal, si souple et si inventif, si rétif devant le devoir et le travail, si lâche devant l’opinion de quelques drôles, si hardi, et parfois si insolent, devant l’autorité légitime.

Comment et pourquoi devient-on cancre ?

J’ai connu beaucoup de cancres dans ma vie, et, je l’avoue à ma honte, j’ai été cancre moi-même. Eh bien ! en faisant appel à tous mes souvenirs, je ne pourrais, en bonne conscience, répondre d’une manière satisfaisante à ces deux questions. On devient cancre comme on devient malade, sans savoir pourquoi.

Il y a, dans l’âme du cancre, éclipse du sens moral et paralysie de la volonté. Qu’on s’en prenne donc à toutes les causes qui peuvent anéantir le sens moral et paralyser la volonté, même à des causes purement physiologiques, comme, par exemple, une croissance trop rapide. Un de mes camarades devint cancre par amour-propre. Comme il était en lutte avec plusieurs concurrents mieux doués que lui et probablement plus laborieux, il cessa tout à coup de travailler. À tout propos, il affectait de dire : « J’ai de mauvaises places parce je ne fais rien ; mais si je voulais m’en donner la peine !… » Je vous demande un peu où l’amour-propre va se nicher. Quant à moi, si je devins cancre s’en m’en apercevoir, il me semble bien que c’est pour avoir trop souvent entendu dire autour de moi : 1° que mes parents étaient riches ; 2° que j’étais doué d’une rare intelligence, et que, le jour où je voudrais prendre la peine de travailler, je réussirais du premier coup. En général, on ne fait pas assez attention à ce que l’on dit devant les enfants.

On pourrait croire que, s’il est difficile de convertir un cancre, c’est parce qu’il mène au collège une vie de délices. Rien de plus misérable, au contraire, que la vie d’un malheureux cancre. Je ne parle pas des punitions qui pleuvent sur lui de tous les côtés. On s’habitue à tout, et le cancre s’habitue aux punitions comme Mithridate s’était habitué aux poisons. Je ne parle pas non plus du mépris où le tiennent tous ceux qui ne font pas partie de la peu respectable corporation des cancres. On connaîtrait bien peu l’âme humaine si l’on croyait, par hasard, que le cancre se croit méprisable et accepte, pour lui personnellement, la dénomination de cancre. Chacun de ces messieurs méprise les autres et se croit de beaucoup supérieur à eux ; s’il fraye momentanément avec eux, ce n’est que par un hasard inexplicable ; un de ces jours un autre hasard, aussi inexplicable que le premier, le tirera de là sans faute ; il vit sur cette espérance comme tant de malheureux ent leur vie à espérer le gros lot.

Les semaines, les mois, quelquefois les années se ent sans qu’il ait remué un doigt pour sortir de sa torpeur, sans qu’il ait renoncé à l’espoir d’en sortir, sans qu’il ait cessé d’avoir bonne opinion de lui-même et mauvaise opinion des autres. J’ai connu des cancres de tous les caractères : je n’en ai jamais connu de modestes.

La misère poignante de la vie du cancre, c’est l’ennui. Or on sait de quoi l’on est capable pour se distraire quand on est atteint de cette affreuse maladie. Un empereur romain qui s’ennuie met le feu à Rome pour se distraire. Un méchant berger qui s’ennuie fait dérailler un train de chemin de fer pour voir du nouveau.

Le cancre qui s’ennuie se creuse la cervelle pour imaginer quelque chose qui rompe la monotonie de la vie de collège. C’est lui qui met de l’eau dans les quinquets, de la poudre de craie dans les encriers, du sel dans la timbale de son camarade et des grenouilles dans son pot à eau. C’est lui qui sème des pois fulminants dans les couloirs, dans les études et dans les classes. C’est lui qui s’évade clandestinement de la cour, malgré les règlements, pour monter au dortoir et couper bien menu les poils d’une brosse dans le lit de son meilleur ami.

C’est lui, toujours lui, qui veille jusqu’à ce que tout le monde soit endormi, et qui combine alors tout un système de ficelles pour enlever d’un seul coup tous les bonnets de coton, et produire en même temps un grand vacarme de faïences traînées sur le parquet du dortoir.

C’est lui qui lâche des souris en étude, des hannetons en classe, qui plante des plumes de fer la pointe en l’air dans le fauteuil du professeur et des épingles dans les mollets de ses voisins.

C’est lui qui bâille tout haut en classe pour voir ce que dira le professeur, et pour avoir le plaisir d’entamer une discussion avec lui.

Que le pauvre maître d’étude s’absorbe dans son travail ou s’endorme de fatigue, un hurlement sauvage le fait tressauter sur sa chaise. Qui a poussé ce hurlement ? Pouvez-vous le demander ? c’est un cancre qui s’ennuie et qui cherche à se distraire. Le maître d’étude punit le cancre et le cancre ergote pendant une demi-heure pour prouver qu’on n’a pas le droit de l’empêcher d’éternuer !

Malgré ces gentillesses qui le distraient cinq minutes et l’envoient er cinq heures au séquestre, le cancre s’ennuie à mourir, et il s’en prend à tout le monde de son ennui, excepté à lui-même. Il lui serait si facile, pourtant, de se distraire en travaillant même modérément. Mais, vous savez, la fameuse paralysie ! Et puis, que diraient les petits camarades s’ils le voyaient travailler ? On a l’esprit de corps et l’amour-propre professionnel.

Quand un cancre vient à résipiscence, c’est généralement au mois d’octobre, à la rentrée des grandes vacances. Il a é deux mois loin du collège, loin des mauvais exemples et des mauvais conseils de ses confrères en cancrerie, soumis à l’influence salutaire de la famille. En se dépaysant, il a changé de point de vue, et les choses, à distance, lui apparaissent sous un tout autre aspect. Il est probable, d’ailleurs, qu’il avait déjà fait au collège, dans le secret de sa conscience, quelques petites réflexions qui ne demandaient qu’à aboutir et à se traduire en actes.

Quant aux causes qui donnent naissance à ces réflexions salutaires, elles sont souvent insaisissables. Ce sera, par exemple, une bonne parole du professeur ; cette parole aura é inaperçue au moment même, mais elle aura fait sourdement son chemin à travers l’intelligence du cancre pour pénétrer jusqu’à son cœur. Ce sera un petit événement très insignifiant, en apparence, de la vie de collège, une amitié nouvelle, une lettre de la mère ou du père, un deuil de famille, le désir de plaire à un professeur qui a su gagner la sympathie du cancre.

Les conversions sont plus rares dans le courant de l’année, et se produisent presque toujours à la suite d’une crise violente et d’une mise en demeure énergique.

Aux congés du jour de l’an, personne ne reste au collège, parce qu’il y a une amnistie dont profitent les cancres.

Le cancre Durand, au moment de quitter ses camarades pour se rendre dans sa famille, leur dit un air dégagé, le képi sur l’oreille : « Mon bulletin trimestriel est abominable, comme toujours, et je sais ce qui m’attend à la maison. Mon père se fâchera, puis il s’attendrira et me fera un beau petit sermon, qui a déjà servi plusieurs fois et que je sais par cœur. Ma mère pleurera et finira par plaider ma cause ; mes sœurs pleureront, ma tante aussi. À la fin, tout le monde s’embrassera : c’est le programme. J’en ai pour vingt minutes, montre en main. »

Chemin faisant, le cancre Durand trouve le domestique qui est venu le chercher au collège, plus taciturne et plus réservé que d’habitude ; mais il n’y fait pas attention.

Il trouve aussi son père très froid et très calme. Au lieu de lui adresser le sermon périodique sur lequel il compte, son père lui met tranquillement le marché à la main : il apprendra un métier, à son choix, ou il changera du tout au tout. S’il a de la répugnance à apprendre un métier, on essayera de la colonie pénitentiaire de Mettray ; l’air de la campagne est très sain et très fortifiant. On lui accorde trois mois d’épreuve, pas un jour de plus : c’est à prendre ou à laisser. Si les trois mois d’épreuve répugnent à monsieur, on se tient à ses ordres pour le conduire à Mettray.

Le cancre, déconfit, se tourne vers sa mère et ses sœurs ; la tante, dont on redoute la faiblesse, n’a pas été convoquée à cette petite fête de famille. La mère pleure, son mouchoir sur les yeux ; mais, cette fois, elle ne prend pas la défense de Durand fils ; les sœurs de Durand fils sanglotent sans oser le regarder. Son petit frère le contemple avec un mélange d’horreur et d’effroi.

Le cancre essaye bien de balbutier quelques excuses de cancre : « Le maître d’étude lui en veut ; on n’a qu’à le demander aux autres ; le professeur a des préférences pour deux ou trois élèves et « abîme » le reste de la classe, tout le monde le sait bien. »

Son père le laisse dire et répond tranquillement : « J’en suis pour ce que j’ai dit. »

Le cancre, absolument déconcerté, s’attendrit subitement sur son propre sort ; il a sérieusement peur et promet « que, désormais…

— Des promesses, dit ironiquement Durand père ; nous savons ce qu’en vaut l’aune. Trois mois d’épreuve : le bulletin de Pâques décidera de ton sort. À table ; nous ne reparlerons plus de rien d’ici Pâques. »

Le cancre Durand rentre au lycée l’oreille basse et se met à travailler sérieusement. La gravité des circonstances, la violence de la secousse ont créé dans son âme la volonté qui n’y était pas ; l’excès du mal l’a ramené au bien : il est sauvé et la confrérie des cancres a perdu du même coup un de ses membres les plus distingués.

« Capon ! lui dit un jour Matabol, un cancre de la vieille roche.

— Je voudrais bien t’y voir ! répond Durand en hochant la tête à plusieurs reprises.

— Je ne céderais pas, » reprend fièrement Matabol.

À quelque temps de là le fier Matabol, ayant comblé la mesure de ses iniquités, est sommé de faire des excuses à un professeur qu’il a grossièrement interpellé.

Le fier Matabol se drape dans sa dignité, refuse de faire des excuses et part pour Mettray dans les vingt-quatre heures.

En voyant sa place vide au dortoir, au réfectoire, à l’étude et en classe, le menu fretin des cancres baisse la crête et fait ses petites réflexions sur l’événement. On commence à regarder Durand avec moins de hauteur, quelques-uns même se risquent à dire qu’ils ne voudraient pas être à la place de Matabol.

Comme on le sait, noblesse oblige. Les cancres de la vieille roche se disent entre eux, avec des hochements de tête iratifs : « N’importe, Matabol était un brave qui n’avait pas froid aux yeux ; il a mieux aimé partir que de leur céder ! » Voilà ce qu’ils disent tout haut, mais il n’en est pas un seul qui ne pense en son for intérieur : « Je ne voudrais tout de même pas être à sa place ! »

Cette sage réflexion ne les corrigea pas, bien entendu ; mais elle les contint dans les limites de la prudence. En cour, et loin de l’oreille du maître, ils avaient toujours le verbe aussi haut et les allures aussi cavalières ; mais en étude, s’ils s’abstinrent, selon l’usage antique et solennel, d’étudier leurs leçons, ils s’abstinrent aussi de lancer trop ouvertement des boulettes de papier mâché et de faire écrouler avec un grand fracas, et soi-disant par hasard, d’énormes piles de livres artificieusement amoncelées en équilibre instable.

L’aventure de Durand et celle de Matabol jetèrent un petit germe de sagesse dans mainte petite tête folle. Beaucoup de ces germes avortèrent, mais plusieurs arrivèrent à bien. À la rentrée d’octobre, un certain nombre de cancres désertèrent avec armes et bagages, et cela dans plusieurs classes à la fois.

Malheureusement, l’armée des cancres répare par le recrutement les forces qu’elle perd par la désertion. Dès mon entrée au collège, j’y fus enrôlé, tout naturellement, sans m’en douter. Il faut croire que j’avais la vocation.

CHAPITRE II 557043

Ma petite enfance. – Il me semble qu’on me gâte.

Si profondément que je plonge dans les traditions de famille relatives à ma petite enfance, je n’y découvre aucun indice qui pût faire présager une destinée aussi funeste. Ces traditions étaient pieusement conservées par cinq personnes qui m’aimaient à la folie, et que je soupçonne fort, du moins quatre d’entre elles, soit dit entre nous, d’avoir considérablement exagéré mon mérite naissant et flatté outre mesure ma jeune vanité.

Ces cinq personnes étaient ma mère d’abord, puis le père de mon père ; ensuite mes deux grand’tantes maternelles, vieilles demoiselles qui répondaient au nom d’Aglaé et d’Euphrosyne, et enfin notre vieille bonne Françoise, qui appelait ma mère « ma mignonne », et qui se mêlait volontiers à la conversation sans que personne y trouvât jamais à redire.

Du plus loin qu’il me souvienne, j’ai toujours vu ma mère vêtue de noir. Elle avait pris le deuil à l’âge de vingt-deux ans, après la mort de mon père, et ne l’a jamais quitté depuis. Bien des fois, mon grand-père, qui l’aimait comme sa propre fille, lui représenta que, dans l’intérêt même de son enfant, elle ferait bien de quitter le deuil et de voir un peu le monde. Jamais il ne put l’y décider et j’ai su depuis, par mes tantes, que ce culte si fidèle pour la mémoire du fils qu’il avait tant chéri avait changé en une sorte d’idolâtrie l’affection que lui avait inspirée ma mère.

Lui aussi, comme Françoise, s’était mis à l’appeler « ma mignonne » ; mes tantes n’avaient pas pu s’empêcher de l’imiter. Moi-même, quand je fus en état de parler, je me mis à l’appeler « ma maman mignonne ». Je n’obéissais pas seulement à l’instinct d’imitation qui se retrouve chez tous les petits enfants, non ; j’exprimais déjà une opinion personnelle. Je ne trouvais rien au monde d’aussi joli et d’aussi mignon qu’elle. Elle avait le regard si tendre et si bon, le sourire si charmant, la voix si caressante ! et la sévérité de son costume, toujours noir, faisait si irablement ressortir la blancheur éblouissante de son teint !

Je n’étais pas d’âge, bien entendu, à analyser le charme et la beauté de sa physionomie ; mais j’étais d’âge à être vivement frappé de l’ensemble et je n’en étais pas médiocrement fier.

Je pouvais avoir environ trois ans lorsqu’une de mes tantes, pour me distraire, m’emmena faire une visite chez une dame de ses amies qui avait une petite fille à peu près du même âge que moi. Il paraît que j’étais très volontaire (en attendant la fameuse attaque de paralysie), et il paraît que la petite fille l’était aussi. À propos d’un tabouret que nous nous disputions, une querelle éclata entre nous.

« Tu es un méchant ! me dit-elle avec violence.

— Et toi tu es une méchante ! » lui répondis-je avec emportement.

« Jusque-là, rien d’extraordinaire, disait ma tante lorsqu’elle racontait cette scène (et elle la racontait souvent) ; mais écoutez la fin.

« Ta maman à toi est toute noire, reprit la petite fille avec un air dédaigneux, et ma maman à moi a tout plein de belles robes.

— Ma maman à moi, répondis-je avec un noble orgueil, est la mignonne de tout le monde. »

Ni la jeune personne ni moi nous ne nous étions aperçus qu’on nous écoutait. Je fus donc très surpris et même un peu effrayé, lorsque ma tante me saisit brusquement et m’enleva en triomphe dans ses bras. Mais je me rassurai bientôt, car elle me couvrit de baisers ionnés. Il me sembla seulement qu’elle aurait pu me serrer un peu moins fort contre elle. J’allais probablement lui en faire l’observation lorsque je vis mon ennemie s’emparer du tabouret en litige, et s’asseoir dessus comme pour en prendre officiellement possession.

« Tante, m’écriai-je en me débattant, elle a pris le tabouret ! »

Ma tante, qui me regardait comme une manière de héros et d’enfant prodige, après les mémorables paroles que je venais de prononcer, sentit son iration s’accroître en voyant que j’en tirais si peu de vanité. La simplicité plaît toujours dans les héros et dans les grands hommes.

« Madame, s’écria-t-elle en s’adressant à la maîtresse de la maison, n’irez-vous pas, comme moi, la précocité et la naïveté de ce chérubin ? Il a noblement défendu sa mère sans attaquer celle de sa petite amie, et il n’a pas même l’air de se douter qu’il vient de faire preuve d’une irable délicatesse. »

Et, sans lui donner le temps de répondre, elle m’emporta à la maison pour répandre la grande nouvelle.

Mon père, officier de marine très distingué, avait péri dans un naufrage, un an environ après ma naissance. Je n’avais conservé aucun souvenir de lui ; ma mère m’apprit à le connaître en me parlant de lui, aussitôt que je fus en état de comprendre. Elle me plaçait souvent devant un beau portrait qui le représentait en uniforme avec toutes ses décorations. Matin et soir, elle me faisait prier pour lui. Il avait une belle figure de marin, douce, fière et pensive.

Quelquefois, quand ma mère me tenait dans ses bras devant le portrait, ses regards allaient de ma figure à celle de mon père :

« Je crois qu’il a ses yeux, disait-elle à mon grand-père.

— Oui, oui, répondait mon grand-père, et la forme de sa tête aussi. Quand ce sera un homme, il lui ressemblera ; il aura son intelligence.

— Qu’il ait seulement son cœur, » disait ma mère en me couvrant de baisers.

Il m’arriva un jour de dire : « Moi, je veux ressembler à papa ! » Ma mère me serra contre son cœur, et, appuyant son front sur mon épaule, se mit à pleurer silencieusement.

« Bellement, ma mignonne, lui dit mon grand-père ; bellement, je vous en prie. Je vous comprends, je vous comprends ; mais calmez-vous, je vous en prie.

— Maman mignonne, je ne veux pas que tu pleures, » lui dis-je d’un ton d’autorité en plaçant mes deux mains sur son front et en poussant de toutes mes forces pour l’obliger à lever la tête. Sa figure était tout près de la mienne. Je plongeai mes regards dans ses yeux, et je lui dis :

« Entends-tu, maman mignonne, je ne veux pas que tu pleures, je n’ai pas été méchant.

— Oh ! non, tu n’as pas été méchant, au contraire, mon beau chéri, » dit-elle en relevant la tête.

Elle avait les joues inondées de larmes, mais elle souriait de son charmant sourire. Jamais je n’avais vu sur son noble et doux visage une expression plus pathétique et plus touchante.

J’en demeurai tout interdit ; mais cette image se grava si profondément dans ma mémoire, qu’il me suffit de fermer les yeux pour l’évoquer dans toute sa beauté.

Et penser que j’ai pu devenir un cancre et faire verser des larmes de chagrin à une mère comme celle-là !

L’indulgence de mon grand-père pour son petit-fils ressemblait singulièrement à de la faiblesse. Son petit-fils l’avait deviné d’instinct bien longtemps avant de pouvoir s’en rendre compte, et, tout naturellement, il en abusait à outrance, le petit scélérat. Pauvre grand-père ! quel air penaud et confus il prenait quand ma mère lui disait, en secouant sa jolie tête et en le menaçant du doigt :

« Père, vous n’êtes pas raisonnable ; vous en ferez un enfant gâté.

— Vous croyez, ma mignonne ?

— J’en suis sûre ; et alors comment pourra-t-il ressembler à son père ?

— Ma mignonne, je ne le ferai plus, je vous le promets.

— Bien sérieusement ?

— Hum !… ma mignonne, aussi sérieusement que possible. »

Tante Aglaé aussi le prenait bien quelquefois à partie :

« Général, prenez garde, vous gâtez cet enfant d’une manière affreuse.

— Vous trouvez, chère demoiselle ?

— Ma sœur Euphrosyne le trouve comme moi, et ma sœur Euphrosyne s’entend très bien à l’éducation des enfants, attendu qu’elle préparait son examen pour être institutrice, lorsque l’héritage de notre pauvre frère Barbezieux nous a permis de mener une existence indépendante.

— Mais, objecte malicieusement mon grand-père, est-ce que Mlle Euphrosyne ne le gâte pas autant que moi ? Et vous-même, chère demoiselle… »

Tante Aglaé, qui sent la justesse de l’observation, évite de répondre directement et opère ce que mon grand-père appelle une attaque de flanc.

« Ma sœur et moi nous ne sommes pas des hommes ; nous n’avons pas appartenu à l’armée, nous n’avons pas été généraux de cavalerie.

— J’en conviens, répond doucement mon grand-père ; mais ne savez-vous pas, ma chère demoiselle, que la faiblesse des vieux soldats pour les petits enfants est ée en proverbe ?

— Que tous les vieux soldats, riposte tante Aglaé avec feu, gâtent tous les petits enfants de la ville, pour ne pas faire mentir le proverbe ; mais qu’ils respectent au moins le nôtre. Notre pauvre chéri est entouré de femmes ; il n’y a qu’un homme dans la famille, et cet homme… Tenez, général, j’aime mieux me taire, de peur de vous dire quelque chose de désagréable.

— Vous vous vantez, chère demoiselle, répond galamment mon grand-père ; et je vous mets au défi de dire jamais à qui que soit quelque chose de désagréable.

— Vous me mettez au défi ?…

— Oui, chère demoiselle.

— Eh bien ! vous allez voir. Il y a une petite chose que je vous prie de vouloir bien m’expliquer. Cent fois, mille fois, je vous ai entendu dire que vous étiez très strict autrefois, et même très dur dans le commandement. Que répondez-vous à cela ?

— Ce que je réponds.

— Oui.

— Je réponds que, dans ce temps-là, je commandais à des hommes. Attendez seulement que Lucien ait de la barbe, et vous verrez.

— Quand il aura de la barbe, il sera bien temps de commencer son éducation ! »

CHAPITRE III 1go4w

On discute mon avenir. – Seule contre quatre. – La vraie vocation de mon grand-père. – Notre maison. – Françoise.

Mon grand-père sent la force de l’objection ; il regarde tante Aglaé avec des yeux tout ronds, e vivement la paume de sa main droite sur ses cheveux blancs taillés en brosse, et, comme un général embarrassé qu’il est, appelle sournoisement des troupes fraîches.

Il vient d’apercevoir Françoise qui e devant la porte entrebâillée.

« Françoise, crie-t-il de sa voix de commandement.

— Oui, mon général ! répond Françoise.

— Avance à l’ordre !

— Oui, mon général ! » et Françoise accourt lentement, car il y a longtemps qu’elle n’est plus jeune. Songez donc, elle a élevé la mère de ma mère.

Alors, mon grand-père lui dit avec un grand sérieux : « Françoise, Mlle Aglaé prétend que je ferai de notre Lucien un vaurien. »

Françoise t les mains, et, tournant du côté de Mlle Aglaé son visage ridé et ses yeux éteints, la regarde d’un air de reproche, par-dessus ses lunettes.

« Permettez, général, s’écrie vivement Mlle Aglaé, je n’ai pas dit que vous feriez de Lucien un vaurien ; j’ai simplement dit que vous le gâtiez.

— Eh bien ! reprend mon grand-père avec un air de fausse bonhomie, ne sait-on pas par expérience que tous les enfants gâtés tournent mal ?

— Permettez, général, il y a enfants gâtés et enfants gâtés. Notre Lucien, le fils de son père, ne deviendra jamais ce que vous dites. Il y a des degrés, certaines natures…

— Alors, où est le danger ? demande mon grand-père d’un air triomphant. Voyons, Françoise, est-ce que tu trouves, toi, que je gâte Lucien ; mais là, ce qui s’appelle gâter ?

— Oh ! Seigneur, non ! répond Françoise avec une conviction profonde. Pauvre chérubin, vous êtes bon pour lui, bon comme du pain, mais dire que vous le gâtez, ce serait une injustice. C’est comme si l’on disait que je le gâte, moi !

— Mais vous le gâtez certainement, dit Mlle Aglaé.

— Alors, mademoiselle, répond Françoise d’un air scandalisé, sauf le respect que je vous dois, les méchantes langues pourraient dire que vous le gâtez aussi ; car je n’en fais pas plus que vous, et le général n’en fait pas plus que nous deux. Comment arranger cela ? »

Mon grand-père se met à rire et dit : « Voilà un pauvre petit homme bien loti ! Il tournera mal, c’est inévitable ; et le jour où il sera bien prouvé que c’est un vaurien et qu’on n’en peut rien tirer, nous nous réunirons en famille pour faire notre mea culpa tous ensemble ! »

Françoise, qui, de sa vie, n’a compris une plaisanterie, prend au pied de la lettre les paroles de mon grand-père, devient toute rouge, relève ses lunettes sur son front et s’écrie avec une grande véhémence :

« Et notre mignonne que vous oubliez ! Je veux bien être mise dans le même sac que vous autres, j’y serai en trop bonne compagnie pour me plaindre. Mais notre mignonne n’entrera jamais dans ce sac-là. Pauvre petite, elle ne le gâte pas, elle ; et cependant, sans faire ni injure ni tort à personne, on peut dire qu’elle l’aime autant à elle seule que nous tous ensemble.

— Françoise a raison, dit mon grand-père en se tournant vers tante Aglaé ; ma chère demoiselle, si vous voulez convenir que vous gâtez Lucien, j’en conviendrai aussi, et Françoise fera comme nous. Entre nous, c’est si bon de gâter un petit enfant que l’on adore, car nous l’adorons, n’est-ce pas ?

— Oh oui ! nous l’adorons, répond tante Aglaé du ton le plus sérieux ; cela, je puis bien en convenir, au nom de ma sœur Euphrosyne et au mien.

— Moi, je ne le déteste pas non plus, ajoute Françoise en joignant ses vieilles mains ridées qui tremblent un peu.

— Eh bien ! reprend mon grand-père, ne nous chicanons pas les uns les autres, puisque nous nous valons tous. Le danger, si danger il y a, sera conjuré par notre chère mignonne. »

Ce qu’il disait là était l’exacte vérité. Cette petite maman si mignonne, si frêle, si délicate, avait plus de volonté et d’autorité que tous les autres ensemble. Je le sentais vaguement, et elle n’avait qu’un mot à me dire, qu’un regard à me lancer pour apaiser mes colères d’enfant, pour dompter mes révoltes, pour triompher de mes résistances.

Toujours à l’aide des traditions de famille, il m’est facile de comprendre pourquoi mon grand-père avait pour ma mère une sorte de vénération, et pour moi une tendresse qui ne s’expliquait pas uniquement par l’attrait de l’enfance pour les vieux soldats et la faiblesse, bien naturelle d’ailleurs, qui porte les grands-pères à gâter leurs petits-enfants.

Mon grand-père, étant capitaine, avait épousé une femme qui l’avait rendu parfaitement heureux, et à laquelle il avait voué un culte si touchant, que les sous-lieutenants les plus légers et les plus évaporés n’y trouvaient pas matière à raillerie. Ils avaient vieilli côte à côte, sans que jamais un seul nuage se fût élevé entre eux.

Il n’était pas d’année où il ne parlât sérieusement de donner sa démission ; et pourtant il avait des cheveux tout blancs lorsqu’il réalisa enfin le rêve de toute sa vie qui était de venir « planter ses choux » à La Ferté-des-Champs.

Et quand je dis « planter ses choux » je n’emploie pas une simple métaphore. C’était uniquement pour complaire à son père que mon grand-père était entré à Saint-Cyr. Sa vocation à lui, une vocation bien nette et bien décidée, aurait été de se livrer à l’agriculture. Une fois capitaine de dragons, il s’éprit, comme malgré lui, de l’état militaire ; néanmoins, il conservait au fond du cœur sa vieille ion pour l’agriculture. Toutes les fois qu’il pouvait obtenir un congé, il venait le er à la Ferté-des-Champs, dans la maison paternelle. Comme il avait une certaine fortune depuis la mort de son père, il avait refusé de louer la maison ; et il employait ses économies à acheter des terres en vue de l’époque prochaine où il viendrait planter ses choux.

En attendant, pendant ses congés, il plantait des arbres, faisait valoir ses terres par correspondance ; quand il était au régiment, il lisait tous les journaux d’agriculture, et indiquait à ses représentants toutes les méthodes nouvelles dont l’application promettait des résultats sérieux. Ce fut lui qui, le premier, prôna dans l’arrondissement de la Ferté-des-Champs l’emploi des engrais chimiques.

Ses représentants à la Ferté, paysans routiniers et têtus, lui faisaient mille objections. Dans un accès d’indignation, il s’écria : « Ces coquins de paysans sont défiants comme des fantassins ! Vous verrez que je serai obligé de pendre mon sabre au croc et de me faire paysan moi-même pour les mettre à la raison ! »

Au moment d’exécuter cette menace, il fut nommé chef d’escadron dans un régiment de chasseurs qui guerroyait en Afrique. Une fois là, il fit de si belle besogne qu’il a lieutenant-colonel sur le champ de bataille.

« Si je m’en allais maintenant, disait-il à sa femme qui l’avait suivi en Afrique, j’aurais l’air de fuir les coups, et cependant, je suis sûr que ces animaux de paysans saccagent mes champs, sous prétexte de les cultiver. »

Une fois colonel, ce fut le sentiment de la responsabilité qui l’attacha au régiment, un beau régiment de hussards, qui tenait garnison à quelques heures de la Ferté-des-Champs. De la ville où il était, il pouvait plus facilement surveiller le travail de ses laboureurs et l’application des nouvelles méthodes. Accompagné de sa femme, à laquelle il avait inoculé la ion de l’agriculture, il arrivait toujours à l’improviste et tenait les gens en haleine…

Quand il fut nommé général de brigade, il demeura tout interdit. Il ne s’était pas attendu à cela ; justement il songeait sérieusement à s’en aller planter ses choux ; cela ne pouvait pas tomber plus mal ; que faire ?

Sa femme, qui n’avait pas plus d’ambition que lui, lui conseilla d’envoyer au ministère de la guerre sa démission motivée. Il n’attendait que son approbation. Mais le directeur du personnel lui répondit par une lettre confidentielle si flatteuse que le nouveau général la a à sa femme, en rougissant jusqu’aux oreilles ; il n’osait pas la lire tout haut. Les éloges du directeur, si mérités qu’ils fussent, n’auraient pas triomphé de sa résistance si la lettre ne s’était terminée par un post-scriptum très laconique : « P. S. – Le ministre comprend vos objections et vos raisons ; mais il fait appel à votre dévouement et à votre esprit d’abnégation et de sacrifice : Nous avons absolument besoin de vous. »

Quoique le colonel de hussards affectât un dédain inexplicable pour l’arme de l’infanterie, et que le ministre de la guerre fût alors un général d’infanterie, il crut qu’il y allait de son honneur de soldat de ne pas ref.

« Qu’en penses-tu ? demanda-t-il à sa femme, d’un air ablement désappointé.

— Je pense que nous ne pouvons pas ref, » lui répondit-elle en souriant.

Voilà comment le colonel Michel devint le général Michel, et se coiffa à regret du chapeau à plumes noires, qui fait rêver tant d’autres colonels.

Mais, par exemple, dès qu’il lui fut prouvé que l’on n’avait plus absolument besoin de lui, il rentra brusquement dans la vie civile, à la veille de er général de division, et d’échanger ses plumes noires contre des plumes blanches.

À peine débarqué à la Ferté-des-Champs, il se coiffa d’un panama, s’habilla en planteur, emboîta ses tibias dans des houseaux de cuir, et se mit sérieusement à l’œuvre, en compagnie de sa femme, qui partageait tous ses goûts.

Ses arbres avaient grandi, mais ses terres étaient en mauvais état. Tout changea bientôt d’aspect, et, deux ans après avoir dépouillé le harnais militaire, le vieux soldat-laboureur, comme il aimait à s’appeler lui-même, fut primé au concours régional pour un lot de betteraves monstrueuses.

La même année, il maria son fils, officier de marine, avec la nièce des demoiselles Barbezieux ; un an après, il perdit celle qui avait été la compagne de toute sa vie. Il ne fit point parade de sa douleur, mais un fait, bien connu de tous les habitants de la Ferté-des-Champs, prouve avec quelle fidélité il conserva jusqu’à sa mort le souvenir de celle qui lui avait été si chère. Ma grand’mère avait été enterrée à la Ferté-des-Champs. En toute saison, et par tous les temps, et cela chaque jour, jusqu’au moment où il s’éteignit lui-même, mon grand-père alla s’agenouiller sur la tombe de sa femme. Chaque fois, il y faisait une courte prière et y déposait une fleur. Lui qui n’estimait jusque-là que l’agriculture, se fit bâtir une serre et devint horticulteur, pour être sûr d’avoir des fleurs en toute saison.

L’affection profonde qu’il avait vouée à sa femme, il la reporta tout entière sur son fils ; car ce fils avait à la fois le caractère et les traits de sa mère.

Lorsque son fils, à son tour, eut disparu dans un naufrage, il se mit à nous aimer avec ion, ma mère et moi : elle, parce qu’elle lui avait toujours inspiré une profonde estime et qu’elle avait rendu son fils très heureux ; et moi, quoique indigne, parce qu’on commençait à trouver dans ma physionomie quelque chose qui lui rappelait son fils et la mère de son fils.

Notre maison, je veux dire la maison de mon grand-père, avait été bâtie dans un temps où l’on ne mesurait pas l’espace aussi parcimonieusement qu’aujourd’hui, et où l’on prodiguait la pierre de taille. À l’époque où j’étais encore tout petit, elle me paraissait énorme. Aujourd’hui, que je suis un homme, je la trouve encore monumentale, avec son grand vestibule dallé de noir et de blanc, où la voix résonne comme dans une église, ses larges couloirs, ses plafonds élevés et ses pièces spacieuses. La partie que je connaissais le mieux, naturellement, dans ce vaste univers, c’était la chambre de ma mère où j’ai é toute ma petite enfance. C’est là que je dormais dans un petit lit à rideaux blancs, à côté du lit de ma mère. Je ne me souviens pas de m’être endormi une seule fois sans tenir sa main dans les deux miennes, tout contre ma joue. Je ne me souviens pas de m’être réveillé une seule fois sans avoir vu son doux visage me sourire, penché sur le mien. D’où j’ai conclu depuis que cette bonne petite mère se consacrait tout entière à son méchant petit garçon et ne le quittait pas d’une minute.

Quand j’avais bien regardé et bien embrassé ma maman à moi, quelqu’un frappait à la porte : je savais d’avance que ce quelqu’un était Françoise.

Selon que j’étais bien ou mal disposé, je tendais mes deux joues à Françoise qui disait invariablement : « C’est tout comme de la soie ! » ou je m’enfonçais sous ma petite couverture et j’entendais Françoise qui disait doucement : « Ça aime à jouer, c’est si jeune ; ce sera pour tout à l’heure. »

Quand c’était maman qui m’habillait, je me laissais faire sans rien dire : l’idée ne me serait même pas venue de lui résister.

Quand c’était Françoise, je trouvais l’eau chaude trop chaude, l’eau froide trop froide, je lançais l’éponge sous la-commode, je me débattais contre la brosse à cheveux. Mais j’avais beau faire, la patience de Françoise était inépuisable. Elle en venait à ses fins après avoir, bien entendu, é par tous mes caprices.

C’est dans la chambre de maman que se tenait ma cour, car mon grand-père et mes deux tantes se comportaient avec moi comme de vrais courtisans, malgré les douces remontrances de ma mère.

Peu à peu mes connaissances géographiques s’étendirent, ou plutôt mes souvenirs d’enfant prirent plus de précision. Après m’être figuré longtemps que Françoise, mon grand-père et mes deux tantes habitaient quelque part dans une pièce à côté, je découvris que Françoise vivait généralement à la cuisine en compagnie de deux bassets goutteux et d’un chat replet ; que mon grand-père campait au rez-de-chaussée, qu’il couchait dans une espèce de lit de camp en fer, qu’il fumait sa pipe dans un capharnaüm où il y avait des betteraves sur la cheminée en guise de pendules et de flambeaux, des graines dans des sacs de toile, et, dans de petites boîtes carrées, des fouets, des fusils et des houseaux accrochés aux murs, et des souricières tendues dans l’obscurité des petits coins.

CHAPITRE IV 5i3u1n

De découvertes en découvertes. – Chez mes tantes. – L’esprit d’investigation. – Le verbe « vouloir ».

Je découvris enfin, en voyageant, que mes tantes n’habitaient pas notre maison, qu’il fallait er devant d’autres maisons pour aller chez elles ; que leur salon était tout petit et répandait une vague odeur de roses sèches.

Avec la logique des enfants, je furetais dans tous les coins pour découvrir les roses, et, avec l’obstination des enfants gâtés, je refusais de dire ce que je cherchais, ayant sans doute mis dans ma tête de le trouver tout seul. À chaque visite, je recommençais sournoisement mes explorations, parce que le mystère des roses sèches faisait travailler mon imagination. J’eus enfin l’explication du mystère, mais seulement après avoir oublié les roses sèches et tourné mon ambition d’un autre côté. J’avais été pris, depuis peu, de la manie de grimper sur les meubles, et, malgré la surveillance active dont j’étais devenu l’objet, j’avais réussi à me faire je ne sais combien de bosses à la tête.

Nous étions donc en visite dans le petit salon de mes tantes ; les fenêtres étaient ouvertes à cause de la chaleur. Une musique militaire vint à er : c’était celle d’un régiment qui traversait la Ferté-des-Champs pour changer de garnison. Ma mère causait avec tante Aglaé pendant que tante Euphrosyne me couchait en joue avec ses lunettes, toute prête à s’opposer à toute tentative téméraire.

C’était chose extraordinaire que le age d’une musique militaire, et tante Euphrosyne, par un mouvement bien naturel, se précipita à l’une des fenêtres ; aussitôt je m’élançai sur une chaise et de là sur une console qui portait une grande potiche en faïence à dessins bleus sur fond blanc. Je posai sur le rebord de la potiche une main hardie ; et je fis un dernier effort pourvoir ce qu’il y avait dedans.

La potiche bascula ; nous dégringolâmes de compagnie et je me trouvai, à ma grande surprise, couvert de feuilles de roses sèches. La potiche était ébréchée et j’avais ajouté deux bosses nouvelles à ma collection ; mais je savais désormais à quoi m’en tenir sur le mystérieux parfum de roses sèches, et j’avais fait cette découverte à moi tout seul.

« Oh ! mon Dieu, il s’est tué ! s’écria tante Aglaé en se précipitant à mon secours.

— T’es-tu fait beaucoup de mal ? me demanda ma mère qui me tenait déjà dans ses bras.

— C’est ça qui sentait la rose sèche, » répondis-je à ma mère d’un air triomphant.

Tante Euphrosyne se tordait les mains de désespoir et s’accusait tout haut d’être la cause de ma mort.

Maman voulut me gronder, mais les deux sœurs l’en empêchèrent. Tante Euphrosyne me dorlotait en m’appelant son petit chéri, tandis que tante Aglaé préparait un verre d’eau sucrée et des compresses d’arnica. Ni l’une ni l’autre ne parla de la potiche ébréchée, et cependant j’ai su depuis que cette potiche, très précieuse par elle-même, était, par-dessus le marché, un souvenir de famille.

Quand ma mère raconta l’aventure à mon grand-père, mon grand-père commença par inspecter les deux bosses ; puis, au lieu de me gronder, il déclara que j’étais un brave petit homme, un vrai petit dragon, de n’avoir pas poussé un cri. Comme ma mère voulait protester contre cette singulière façon de me faire la morale, il lui dit qu’après tout les garçons sont des garçons et non pas des filles ; qu’un garçon n’acquiert d’expérience qu’à ses dépens et qu’il était, pour sa part, enchanté de voir que son petit Lucien avait l’esprit curieux et investigateur, et aimait à se rendre compte des choses par lui-même.

De cette petite aventure, il me resta dans la cervelle l’idée que le monde entier, du moins la partie que j’en connaissais, sauf la chambre de ma petite maman, était un champ ouvert à ma curiosité et à mes expériences, et que je pouvais traiter le mobilier de mon grand-père et celui de mes tantes avec le même sans-façon que je traitais mes chevaux de bois, mes polichinelles et tous mes autres joujoux.

C’est à cette époque, je crois, que j’appris à connaître le verbe vouloir et à en faire un abus déplorable.

« Grand-père, je veux voir ce qu’il y a dans ton fusil ? »

Grand-père débourrait son fusil pour me montrer qu’il contenait : 1° une bourre ; 2° de la grenaille ; 3° de la poudre, et m’expliquait patiemment que la bourre maintenait la charge, que la grenaille tuait les oiseaux lorsqu’elle était projetée au loin par l’explosion de la poudre qui faisait pouh !

« Grand-père, je veux que tu fasses pouh !

— Tu auras peur.

— Non, grand-père, je n’aurai pas peur.

— Tu en es bien sûr ?

— J’en suis bien sûr, bien sûr.

— Eh bien ! viens avec moi au jardin. »

Le fusil fit pouh ! Par amour-propre, je m’abstins de hurler, quoique j’en eusse grande envie. Mon grand-père me prit par la main et me conduisit à ma mère, à laquelle il me présenta comme un modèle d’héroïsme et de sang-froid. Ma mère lui reprocha doucement de céder à toutes mes fantaisies ; il répliqua qu’il n’est jamais trop tôt pour s’aguerrir et pour s’apprendre à bien vouloir ce qu’on veut. « Ah ! ma mignonne, vous verrez plus tard quand cette petite volonté aura été disciplinée. ».

« Tante Euphrosyne, je veux que tu mettes tes lunettes sur mon nez.

— Mais, mon chéri, tu ne verras pas clair.

— Si, je verrai clair ; je veux tes lunettes.

Tante Euphrosyne obéit. Aussitôt les objets m’apparurent comme à travers un brouillard, et j’éprouvai aux yeux comme une espèce de cuisson. Mais je refusai énergiquement d’en convenir.

« Maintenant, tante Euphrosyne, je veux écrire une lettre, comme toi, quand tu as tes lunettes.

— Mais, mon chéri, tu ne sais pas écrire ; tu ne pourrais pas seulement tenir la plume.

— Si ! je sais écrire ; si ! je sais tenir la plume ; je veux écrire une lettre. »

Tante Euphrosyne s’exécute en soupirant et place devant moi, sur le guéridon, un encrier et du papier à lettres. Regardant par-dessus les lunettes pour voir clair, je plonge la plume dans l’encrier ; mais je la plonge si profondément que je fais un premier pâté sur le tapis et un second sur le papier à lettres.

Tante Euphrosyne est effrayée de ce début et veut enlever l’encrier. Mais je me mets à pousser des cris si violents, que tante Aglaé accourt épouvantée.

Je hurle du haut de ma tête : « Je veux écrire, je veux écrire. Tante Aglaé, fais-la finir, elle est méchante, elle ne veut pas me laisser écrire. »

Tante Euphrosyne explique de son mieux l’incident, et je cesse de hurler pour entendre ce que dira tante Aglaé, tout prêt à reprendre mes hurlements juste au point où je les ai laissés si tante Aglaé fait mine seulement de prendre le parti de sa sœur.

« Ma chère sœur, dit tante Aglaé à tante Euphrosyne, vous ne voudriez certainement pas lui donner des convulsions et le rendre malade. Puisque vous avez eu la faiblesse de lui céder sur un point, il faut avoir le courage d’aller jusqu’au bout. » Tante Euphrosyne soupire en regardant la grosse tache d’encre qui brillait comme du jais sur le tapis du guéridon, mais elle n’ajoute pas un mot. Seulement, elle se munit d’une feuille de papier brouillard pour absorber l’encre et l’empêcher d’étendre plus loin ses ravages. Je devine son intention. Aussitôt, me raidissant de toute ma force, je hurle : « Non, je ne veux pas ; laissez-moi tranquille, ou je vais avoir des convulsions et tomber malade !

Tante Euphrosyne s’assied docilement sur une chaise, tante Aglaé sur une autre, et moi je couvre ma feuille de papier à lettres d’un infâme bousillage. Alors, je la saisis de la main droite et je m’écrie : « Ma lettre est écrite, je vais vous la lire :

« Chère maman mignonne, j’aime beaucoup à être chez mes tantes, parce que nous faisons tout ce que je veux. Mes tantes sont bien gentilles, va ! Je les embrasse de tout mon cœur et toi aussi, et grand-papa aussi. »

— Bon petit cœur ! s’écrie tante Euphrosyne tout attendrie.

— En le prenant par les sentiments, ajoute tante Aglaé, on en fera tout ce qu’on voudra. Vous devez vous souvenir, ma chère sœur, que je l’ai toujours dit.

— Oui, ma chère sœur, répond tante Euphrosyne, je suis témoin que vous l’avez toujours dit. »

Malgré les encourageantes prédictions de tante Aglaé, confirmées par tante Euphrosyne, il faut croire que, s’il suffisait de me prendre par les sentiments pour faire de moi tout ce qu’on voulait, les personnes de mon entourage ne s’entendaient pas à pratiquer cette mystérieuse opération, car on ne faisait pas de moi ce que l’on voulait, il s’en fallait même de beaucoup.

Avec ma mère seule j’employais le verbe vouloir au conditionnel, et même j’y ajoutais l’adverbe bien, qui en modifiait singulièrement la signification.

« Maman, je voudrais bien aller au jardin !

— C’est impossible, mon chéri ; il a plu toute la journée, tu te mouillerais les pieds et tu t’enrhumerais. Mais sais-tu ce que tu vas faire ? Je vais te dessiner des bonshommes et tu les peindras !

— Oui, maman. »

Je ne lui parlais jamais à elle d’avoir des convulsions ou de tomber malade. Je n’aurais pas osé, et cependant elle me parlait toujours avec une douceur extrême, sans prononcer une parole plus haut que l’autre. Je prenais ma revanche sur les autres, voilà tout.

Après quelques années le verbe vouloir, du moins avec le sens impératif qu’il me plaisait de lui donner, et avec le verbe vouloir les convulsions et les maladies disparurent de mon petit programme à la suite d’un incident qui me donna sans doute à réfléchir.

La maison de mon grand-père n’avait pas de porte sur la rue, attendu que la façade donnait sur le jardin. Les piétons entraient par une petite porte et les voitures par une grande porte grillée qui s’ouvrait à quelques mètres de la première. Un jour que je jouais au sable devant le perron, j’aperçus, en levant la tête par hasard, un garçon de deux ou trois ans plus âgé que moi qui s’amusait à me regarder, en sifflotant, les deux mains dans ses poches. Ce garçon, assez mal vêtu, avait la tête nue, des cheveux hérissés et des yeux bleus pétillants de malice. Sa figure était couverte de taches de rousseur.

« Je ne veux pas que tu me regardes, lui criai-je d’un ton arrogant.

— Un chien regarde bien un évêque, me répondit-il avec le plus grand calme et d’une voix un peu traînante.

— Va-t’en, lui dis-je en piétinant de fureur.

— J’ai idée, reprit-il d’un ton moqueur, que je m’en irai quand je voudrai. Mais je ne voudrai pas tout de suite, parce que, vois-tu, mon vieux, c’est amusant comme tout de te voir piétiner le sable de ton jardin. Sais-tu à quoi tu ressembles ? Tu ressembles à ce dindon qui dansait la gigue à la foire dernière sur une plaque de tôle trop chaude. »

Je cessai de piétiner et je devins blême de colère.

« Si tu ne t’en vas pas, lui dis-je d’un air menaçant, j’aurai des convulsions et je tomberai malade.

— Ne te gêne pas pour moi, me répondit-il avec son sang-froid agaçant ; je sais ce que c’est que les convulsions. La poule noire de la mère Giroir en a eu des convulsions, parce que les jardiniers lui avaient fait boire du vin le jour de la Saint-Fiacre. On ne riait pas, non ! C’était à s’en faire mourir. Avant de commencer la grande parade, donne-moi l’adresse de ton médecin pour que j’aille le prévenir en cas de maladie. Pas chien, moi. Eh bien ! et tes convulsions ? »

Je demeurai atterré, comme un despote habitué à l’obéissance ive, et à qui un esclave refuse effrontément d’obéir. Il hésite, il perd la tête, il bégaye des paroles insensées. C’est exactement ce que je fis.

« Je suis dans mon jardin ! m’écriai-je avec fureur.

— Et moi dans ma rue, me répondit-il avec une douceur ironique.

— Je te jetterai du sable.

— Et moi je te jetterai de la boue. Il y en a là de la bien jolie, avec un magnifique trognon de chou.

— Mon grand-père te tirera un coup de fusil.

— Et moi je lui tirerai un coup de canon ! »

Saisi d’une angoisse indéfinissable, je portai mes deux mains à ma poitrine et je m’écriai : « Maman ! oh ! maman, à mon secours ! »

La fenêtre de la chambre de ma mère donnait sur la rue, celle de son cabinet de toilette donnait sur le jardin. En levant les yeux, je vis ma mère accoudée sur l’allège de cette fenêtre. Elle avait dû entendre tout notre colloque et elle n’en paraissait point bouleversée.

« Qu’as-tu donc, mon pauvre Lucien ? me demanda-t-elle de sa voix douce et musicale.

— Je veux qu’il s’en aille, lui répondis-je en désignant du doigt mon interlocuteur.

— Mais, mon enfant, la rue est à tout le monde.

— Je ne veux pas qu’il me regarde jouer au sable dans mon jardin.

— Il y a un moyen bien simple, va jouer derrière le massif de troënes. »

Après avoir prononcé ces paroles de sa voix la plus douce et la plus encourageante, maman se retira de la fenêtre, peut-être à dessein et pour clore l’incident.

Mon ennemi n’avait pas bougé d’un pouce. Je le regardai de l’air le plus féroce qu’il me fut possible de prendre ; mais ma férocité le fit sourire et son sourire acheva de m’exaspérer. Lui tournant à moitié le dos, je croisai mes bras sur ma poitrine et je le regardai par-dessus mon épaule d’un air de souverain mépris. Il imita ma pantomime, se planta de trois-quarts sur le trottoir, me regarda par-dessus l’épaule et hocha la tête comme pour me dire : « Et puis après ? »

CHAPITRE V 5c553

« Vous ! » – Ma mère rectifie mes idées sur la richesse et sur la pauvreté. – Tu me le payeras !

Furieux d’avoir enfin trouvé mon maître, je perdis tout à fait la tête et je lui dis :

« Va-t’en ou reste, qu’est-ce que cela peut me faire ? Tu n’es qu’un pauvre, un vilain pauvre !… »

Il rougit d’indignation.

« Tu me le payeras ! » s’écria-t-il avec violence en me montrant le poing ; et il s’éloigna rapidement.

« Lucien ! » me dit ma mère d’une voix si brève et si altérée que je levai la tête avec un mélange de surprise et d’effroi. Elle était toute pâle, ses yeux étincelaient, et je voyais, d’en bas, trembler ses lèvres. « Montez tout de suite, ajouta-t-elle, j’ai à vous parler ! »

Aussitôt les larmes me vinrent aux yeux. Une seule fois, jusqu’à ce jour, ma mère m’avait parlé de ce ton bref et en me disant « vous » ; une seule fois elle m’avait regardé avec ces yeux sévères et irrités. C’était à propos d’un pauvre petit chat à moitié aveugle, pelé, affamé et frissonnant, qui venait on ne sait d’où, et qui essayait de grimper les marches du perron pour se mettre à l’abri du froid, et pour tâcher de se procurer un peu de nourriture. Je l’avais violemment repoussé d’un coup de pied.

Alors ma petite mère mignonne m’avait dit : « Lucien, vous êtes un méchant, vous avez un mauvais cœur ; je ne vous embrasserai pas ce soir après votre prière. » J’avais eu beau prier et supplier, sangloter et me rouler sur le tapis, promettre que je ne le ferais plus jamais, jamais, elle avait tenu parole et ne m’avait pas embrassé.

Il y avait de cela plusieurs années ; mais l’impression était restée si profonde et si vive, que je me rappelais toute la scène comme si elle avait eu lieu la veille seulement. J’avais donc le cœur bien gros en montant l’escalier, et je m’arrêtais presque à chaque marche pour reprendre haleine.

Quand maman m’entendit sur le palier, elle ouvrit la porte de sa chambre et me dit, avec une froideur glaciale : « Entrez, monsieur. »

Alors j’éclatai en sanglots et j’essayai de me jeter à son cou. Mais elle m’arrêta d’un geste, et me dit de m’asseoir dans ma petite chaise.

Je suis sûr qu’elle souffrait autant que moi de mon chagrin, qui devait être affreux à voir, car, sans apercevoir encore l’étendue de ma faute, je me sentais réellement coupable ; j’avais prémédité l’insulte et je l’avais lancée avec l’intention de faire beaucoup de peine au garçon roux.

Des motifs plus vils et moins avouables achevaient de me bouleverser. J’avais peur. Le garçon roux avait dit : « Tu me le payeras ! » Et ma terreur était d’autant plus grande, que mes appréhensions étaient plus vagues. En même temps, j’étais honteux d’avoir peur et j’étais désespéré de voir ma mère justement irritée contre moi. Ma pauvre tête était un véritable chaos.

Mais si ma mère souffrait autant que moi, le sentiment du devoir et l’affection même qu’elle me portait la soutenaient dans cette épreuve. Quand elle me vit en état de l’entendre, elle m’aida à débrouiller l’écheveau confus de mes idées et de mes sentiments. Avec une netteté surprenante, elle me fit voir la laideur de mon action et du sentiment qui m’avait poussé à la commettre. Elle rectifia mes idées sur la pauvreté et sur la richesse ; elle me fit comprendre et sentir que la richesse est un avantage et non une vertu, et la pauvreté un malheur et non pas une honte.

Profitant de ce que mon cœur était ouvert tout au large sous la violence du coup, elle tira de moi bien des aveux que je n’aurais jamais faits, non pas que je fusse dissimulé ou que je manquasse de franchise, mais parce que je n’aurais jamais trouvé les paroles nécessaires si elle ne m’eût pas aidé à les trouver.

Et, au fait, d’où me venait ce mépris pour les pauvres, qui m’avait porté à faire du nom de pauvre une sanglante injure ? De quelques allusions imprudentes de Françoise qui avait souvent, devant moi, parlé de la fortune de mon grand-père et m’avait amené à conclure que, puisqu’il n’y a rien de plus beau que la richesse, il n’y a rien de plus honteux que la pauvreté. On ne se défie pas assez de l’intelligence des petits enfants, quand on parle devant eux de choses que l’on croit au-dessus de leur portée, et l’on ne se doute guère des conséquences qu’ils peuvent tirer d’un principe mal compris.

Les paroles de Françoise d’une part, de l’autre la vue d’un certain nombre de mendiants qui venaient processionnellement sonner le samedi à notre porte, avaient fait naître en moi cette idée que les pauvres sont des gens qui vivent dans de petites maisons, qui s’habillent mal et qui ne mangent pas à leur faim.

Ayant remarqué que la maison de mes tantes était petite comparativement à la nôtre, que leur salle à manger était étroite et sombre, qu’elles mangeaient à peine du bout des dents, qu’elles étaient maigres et toujours vêtues avec une simplicité monastique, que leur cuisine, grande comme une de nos armoires, contenait une Françoise moins dodue que la nôtre, pas de bassets goutteux et pas de chat replet, j’en avais conclu, sans rien dire par pure politesse, que mes deux tantes étaient pauvres. Sans m’en apercevoir, j’avais conformé ma conduite à cette idée nouvelle. D’une part, je les traitais avec moins d’égards qu’auparavant, et, de l’autre, je m’abstenais de saccager leur mobilier, persuadé que, si je leur brisais une chaise, elles n’auraient pas le moyen d’en acheter une autre, ou bien qu’elles seraient forcées de prendre sur leur nourriture ou sur leur toilette, et deviendraient encore plus maigres, et s’habilleraient encore plus mal.

Quand je lui eus fait cet aveu, ma mère rougit et se mordit les lèvres. Après s’être recueillie un instant, elle me dit d’un ton grave : « Alors, si ta mère était pauvre, tu la respecterais moins ? »

Me voyant si humilié, si confus et si repentant, elle avait cessé de me dire vous.

Je n’avais jamais tiré cette conséquence de mes principes. L’idée était pour moi si nouvelle, si extraordinaire et la question si imprévue, que je demeurai confondu, ne trouvant rien à répondre ! Eh bien ! reprit ma mère, il est bon que tu le saches, j’ai été pauvre autrefois, si je ne le suis plus aujourd’hui. Oui, j’étais orpheline et pauvre ; sais-tu qui m’a recueillie et élevée ? Ce sont tes grand’tantes qui, à cette époque, étaient presque aussi pauvres que moi. J’étais pauvre quand ton père m’a épousée, ce qui prouve qu’il n’avait pas les mêmes idées que toi sur la pauvreté.

— Oh ! maman… m’écriai-je en joignant les mains.

— Écoute-moi bien, reprit-elle, et retiens bien ce que je vais te dire. Il y a trois ans, ton grand-oncle Barbezieux, le frère de tes tantes, est mort en Chine, leur laissant une grande fortune qu’il avait amassée dans le commerce. Elles pourraient, si elles le voulaient, habiter une maison aussi grande que la nôtre, avoir des chevaux, des voitures et des domestiques en culottes courtes et en bas de soie. Elles aiment mieux rester dans leur petite maison et vivre aussi simplement que des religieuses ; je vais te dire pourquoi. Elles font deux parts inégales de leur revenu. Elles donnent la première, la plus considérable, aux pauvres : ce sont elles qui ont fondé et qui entretiennent l’hospice Barbezieux ; elles vivent modestement sur la seconde. »

Ma mère se dispensa prudemment de me dire que la fortune de mes tantes Aglaé et Euphrosyne reviendrait un jour à leur nièce ; et, après elle, à un jeune monsieur qui n’avait pas besoin de le savoir, et cela, pour des raisons faciles à deviner.

Comme toujours, je sortis de la chambre de ma mère plus sage et plus humble que je n’y étais entré. Sans qu’elle me l’eût dit en propres termes, je comprenais nettement que j’étais un assez triste sire, et que c’est par pure indulgence, ou plutôt par pure faiblesse que l’on se pliait à mes volontés. Je me sentais peu disposé à affronter la présence de mes tantes. Qui sait si elles n’avaient pas remarqué mon impertinence et si elles n’en avaient pas deviné la cause ? Impossible de ne pas comprendre, si infatué que je fusse de moi-même, que j’avais joué dans toute cette affaire le rôle d’un petit niais. On n’aime pas, en général, avoir joué le rôle d’un niais, grand ou petit.

Je ne me souciais pas non plus d’aller flâner à la cuisine. Françoise n’aurait pas manqué de voir que j’avais pleuré ; elle m’aurait demandé pourquoi et j’aurais été obligé de lui dire mon histoire, avec les tenants et les aboutissants. Mes aveux l’avaient singulièrement compromise ; qui sait si elle ne me traiterait pas de rapporteur ? Or, chacun sait qu’un rapporteur est un être méprisable, et je ne pouvais er l’idée d’être méprisé par Françoise, une simple cuisinière.

Par parenthèse, l’amour-propre a des distinctions bien menues et bien subtiles. J’acceptais tous les jours, et de grand cœur, les flatteries et l’iration d’une cuisinière, mais j’avais horreur de son mépris, parce qu’elle n’était que cuisinière.

Comme je me promenais dans le jardin, loin des fenêtres de la cuisine, j’entendis la voix sonore et joyeuse de mon grand-père.

Il revenait des champs ; arrêté sur le seuil de la porte du jardin qui donnait sur la campagne, il causait avec quelqu’un qui était en dehors, sur le chemin.

Le cœur tremblant, je m’esquivai en longeant les massifs pour éviter de le rencontrer. Un général qui avait été célèbre dans toute l’armée pour son sang-froid et son intrépidité, le père d’un fils qui avait péri pour n’avoir pas voulu abandonner son navire avant que tout le monde fût en sûreté, ne manquerait pas de découvrir, au premier coup d’œil, que j’avais eu peur du garçon roux. Il me renierait pour son petit-fils, ou tout au moins il refait de me parler, et tout le monde saurait pourquoi.

C’était la première fois de ma vie que je me cachais de mon grand-père ; cette idée me rendait si malheureux et si humble, que j’aurais été corrigé pour la vie de ma vanité et de ma présomption si, dans l’esprit mobile des enfants, les impressions étaient aussi durables qu’elles sont vives, si surtout les personnes qui m’entouraient ne s’étaient, pour ainsi dire, coalisées pour détruire jour par jour l’œuvre de ma mère, et pour rendre inutiles même les leçons de l’expérience.

Dans le trouble où j’étais, j’allai chercher un refuge auprès de ma mère et la supplier de ne rien dire de ce qui s’était é entre nous. Comme je me dirigeais furtivement vers l’allée qui conduit au perron, mon grand-père, sans le vouloir, me coupa la retraite. Quand il apparut lui-même dans l’allée, je me rejetai vivement dans un massif et je débouchai dans le rond-point du jet d’eau. Ma première idée fut de m’approcher du bassin et de regarder ma figure : il me sembla que j’avais les cheveux en désordre et les yeux gonflés, et que les traces de mes larmes étaient visibles sur mes joués. Machinalement, je me mis à genoux sur la margelle, et, puisant de l’eau dans ma main droite, je me rafraîchis les yeux et les joues. Ensuite, je ai à plusieurs reprises les doigts dans mes cheveux, et il me sembla que j’avais un air beaucoup plus présentable.

Qu’allais-je faire, maintenant ? Jouer en attendant le déjeuner ? Je n’avais guère le cœur au jeu. Monter dans la chambre de ma mère ? Mon grand-père y était ; je venais de l’apercevoir à la fenêtre du cabinet de toilette, et, d’instinct, je cherchais à reculer le plus possible notre première entrevue. Comme la solitude me pesait effroyablement, je me dirigeai du côté du potager et je finis par me réfugier dans la cuisine.

D’habitude, j’entrais en sautillant et en criant et je ne m’avisais de dire bonjour à Françoise que quand elle avait réussi, non sans efforts, à me faire prisonnier pour m’embrasser sur les deux joues.

Cette fois, j’entrai sans sautiller et sans crier, et je dis bonjour à Françoise, qui me tournait le dos, ayant en main la queue de la poêle.

« Eh, bonjour donc, mon petit, dit-elle avec une surprise joyeuse ; je t’embrasserai tout à l’heure, ajouta-t-elle en se tournant à moitié de mon côté, car tu vois que, pour le moment, je tiens, comme on dit, la queue de la poêle. »

Sans répondre un seul mot, j’allai m’asseoir sur un escabeau, et, pour me donner une contenance, je me mis à caresser les bassets goutteux.

« Tu m’en diras des nouvelles, reprit Françoise en me désignant d’un mouvement de tête le contenu de la poêle qui sifflait et chantait joyeusement sur le feu. Ce sont des goujons ! » dit-elle avec une certaine emphase ; car elle savait que j’étais très friand de goujons frits. Mais je pensais à autre chose et mes terribles appréhensions avaient tué momentanément en moi la gourmandise.

« Françoise, lui dis-je tout en affectant de m’occuper des bassets, et en me tenant penché sur eux.

— Et puis ?... me répondit-elle sans cesser de surveiller ses goujons.

— Qu’est-ce que cela veut dire, quand une personne dit à une autre : « Tu me le payeras ! »

— Pourquoi me demandes-tu cela ?

— Pour savoir. »

Elle prit un air réfléchi et reprit au bout de quelques instants :

« Ça veut dire bien des choses ou ça ne veut rien dire du tout, c’est selon les personnes. » (Ici, une pause. Françoise a l’air de chercher dans ses souvenirs, tout en fourgonnant dans sa friture avec une grande fourchette de fer.) Elle reprend : « Tardiveau de la Futaie, et Franchet du Moulin-Neuf avaient eu souvent des mots ensemble à propos d’un sentier qui traversait la luzerne de Franchet. Un jour, Tardiveau conte à Franchet quelque chose qui ne lui plaît pas à propos des voleries des meuniers. Franchet lui dit : « Tu me le payeras ! » Le lendemain, je ne sais plus si c’est dans la vigne ou dans un bois, on trouve mon Tardiveau étendu tout de son long.

— Qu’est-ce qu’il faisait là, étendu tout de son long ?

— Ce qu’il faisait là ?

— Oui ? »

Françoise se retourna et me regarda, surprise sans doute de mon peu d’intelligence.

« Pardieu ! reprit-elle en secouant la tête : il était raide mort ; Franchet l’avait tué d’un coup de fusil. »

CHAPITRE VI 4fa5g

Théorie de la pile. – Le docteur Bilbarteault. – J’ai la bosse de la combativité, mais je n’ai pas celle du travail. – Les racines de la science. – « Je ne peux pas ! »

L’idée d’être tué d’un coup de fusil dans un bois ou dans une vigne, peu importe, me fit er un frisson par tout le corps. Le basset n° 1, dont je caressais le cou en ce moment, se mit à hurler comme un basset qu’on étrangle. Et, de fait, ma main avait eu un mouvement nerveux, et le cou du basset s’était trouvé serré comme dans un étau.

« Rustaud ! s’écria Françoise avec indignation, est-ce que cette friture ne fait pas déjà assez de bruit sans que tu te mêles d’empêcher les personnes de s’entendre parler. Tu me diras à cela que c’est un accès de goutte, et moi je te répondrai que tu manges trop et que cela te jouera un mauvais tour, je te l’ai déjà dit bien des fois. »

Rustaud, délivré de mon étreinte, remua la queue, soupira profondément et me regarda d’un air de reproche.

L’algarade de Françoise m’avait donné le temps de me remettre un peu. Quand je sentis que ma gorge était moins sèche et ma langue moins épaisse, je dis à Françoise, en regardant le basset pour n’avoir pas à lever les yeux sur elle :

« Quand un petit garçon dit à un autre petit garçon « Tu me le payeras ! » est-ce qu’il le tue d’un coup de fusil ?

— Quelle idée ! me répondit Françoise en riant. (J’avoue que son rire me fit du bien.) Jamais de la vie ! reprit-elle en versant sa friture dans un plat. Les petits garçons ne sont pas si mauvais qu’on veut bien le dire. On les appelle diables, parce qu’on ne sait pas toujours par quel bout les prendre. C’est en grandissant qu’ils deviennent mauvais comme ce Franchet, ou bons comme ton grand-père. Diables tant qu’on voudra, il n’y a pas à dire le contraire, mais mauvais à ce point-là, allons donc ! De ma vie ni de mes jours je n’ai entendu parler d’un petit garçon qui en eût tué un autre d’un coup de fusil, et pourtant j’ai, à l’heure qu’il est, soixante-deux ans bien sonnés. Tu vois !

— Mais, alors, quand un petit garçon a dit à un autre : « Tu me le payeras ! » qu’est-ce qui arrive ? »

J’étais littéralement suspendu à ses lèvres.

« Ce qui arrive ? reprit-elle après avoir réfléchi un instant. Oh ! mon Dieu, c’est bien simple. Celui qui a dit cela l’oublie souvent cinq minutes après l’avoir dit.

— Mais si l’autre l’a mis bien en colère ?

— Si l’autre l’a mis bien en colère ?

— Oui.

— Alors, ça se termine par une pile. »

J’ouvris de grands yeux en entendant ce terme technique absolument nouveau pour moi, et je fus de nouveau saisi d’une terrible appréhension.

« Une pile, qu’est-ce que c’est que cela ?

— Quand deux garçons ont eu des raisons ensemble, l’un des deux ramasse une paille, la met sur son épaule gauche et dit à l’autre : « Si tu n’es pas un capon, viens donc retirer cette paille de mon épaule. » Si l’autre a peur, il n’ose pas retirer la paille et tous les autres garçons se moquent de lui, et, de longtemps, il n’ose plus jouer avec ses camarades ni se montrer nulle part. »

Je baissai involontairement le nez et je me remis à caresser Rustaud. Rustaud se laissait caresser, mais il n’avait pas l’air rassuré.

« Si l’autre n’a pas peur, continua Françoise, il s’avance et retire la paille, en se tenant aussi loin que possible ; car, aussitôt qu’il a retiré la paille, le premier lui allonge un bon coup de poing qu’il esquive ou qu’il pare de son mieux. Il riposte, naturellement. Les coups de poing trottent ; l’un n’attend pas l’autre. À la fin, mes gaillards s’empoignent à bras-le-corps ; le plus fort ou le plus adroit jette l’autre par terre et tombe par dessus. Celui qui est dessous a reçu une pile, celui qui est dessus l’a donnée.

— Et après ? demandai-je à Françoise.

— Après, tout est fini ; mes deux galopins se relèvent et n’en sont que meilleurs amis.

— Mais quand ils n’étaient pas amis avant la pile ?

— Eh bien ! ils le deviennent après.

— Mais quand l’un des deux est un méchant rousseau ?

— Je ne sais pas ce qu’on a contre les rousseaux, répondit Françoise avec un air de gravité. On dit méchant comme un âne rouge, et j’ai vu des ânes rouges qui n’étaient pas plus méchants que les autres. Quant aux chrétiens qui ont les cheveux rouges, il y en a de méchants et il y en a de bons, comme dans les autres couleurs. Tout ce que je puis dire, c’est que feu mon père, qui avait le poil rouge, était bien le meilleur homme que la terre ait porté.

— Mais, repris-je, déjà délivré d’un grand poids et d’une grande appréhension, est-ce que quelquefois celui qui est dessus ne crève pas un œil à l’autre, ou ne lui arrache pas une oreille, ou ne lui mord pas le nez ?

— Non, parce que ce ne serait pas de franc jeu. Celui qui ferait cela serait appelé traître, et personne ne voudrait plus lui parler ni jouer avec lui.

— Alors, repris-je avec un soupir de satisfaction, je ne vois pas ce qu’une pile a de si terrible. »

Françoise me regarda avec satisfaction, trouvant que j’avais parlé comme un héros. Elle était cependant si loin de se douter de ce qui se ait en moi, qu’elle jeta, sans le vouloir, un peu d’eau froide sur mon ardeur belliqueuse.

« Terrible, non, reprit-elle ; ce n’est jamais bien terrible. Je ne dis pas pourtant que, quand les coups de poing se mettent à grêler, ils tombent tous sur les bras, sur les épaules, sur le dos ou sur la poitrine. Il y en a bien qui s’égarent en route, et les galopins qui donnent ou reçoivent des piles rentrent souvent à la maison avec une oreille déchirée, un œil poché ou le nez en marmelade. Mais il n’y paraît pas longtemps. Allons, voilà que le déjeuner est prêt ; va donner un coup de cloche, il faut que la friture soit servie brûlante ! »

C’était un des petits bonheurs de ma vie de sonner la cloche pour les repas. Cette fois, sans m’en apercevoir, je la sonnai avec une énergie si sauvage que mon grand-père apparut sur le perron, se tenant les deux mains sur les oreilles et demandant grâce.

« Quelle poigne ! » dit-il quand j’eus cessé ma sonnerie. Je remarquai qu’il s’adressait moitié à moi, moitié à une personne qui était derrière lui dans le vestibule. Cette personne apparut à son tour. C’était le docteur Bilbarteault qui était venu s’inviter à déjeuner.

Comme j’avais franchi en deux bonds les huit marches du perron pour embrasser plus tôt mon grand-père et donner une poignée de mains au docteur, le docteur s’écria : « Voyez-vous, le gaillard, on dirait qu’il monte à l’assaut ; il doit avoir quelque part sur la tête la bosse de la combativité. » Tout en parlant, il m’avait attiré à lui et me palpait la tête avec un grand sérieux. C’était une des manies du docteur Bilbarteault de tâter la tête des gens, et de leur découvrir une foule d’aptitudes naturelles. À l’en croire, notre petite ville de la Ferté-des-Champs aurait compté assez de vauriens pour peupler tout un bagne, et assez de grands hommes pour fournir amplement le pays, à elle toute seule, d’amiraux, de généraux, de grands diplomates et de grands politiques.

Mais… (car il y avait un mais) l’éducation transformait les premiers au point d’en faire les plus honnêtes gens du monde, témoin M. le président Robert, le plus brave homme et le magistrat le plus intègre que l’on pût voir, et qui avait la bosse du crime formidablement développée. Quant à ceux qui avaient la bosse du génie, l’indifférence, la paresse, le manque d’énergie, les retenaient dans leur médiocrité. « Témoins, disait en riant le docteur, tant de gens que je ne veux pas nommer, mais que je connais bien, et vous aussi. » Et, d’un air malicieux, il se tapait l’aile droite du nez avec l’index de la main droite, en tenant son œil droit hermétiquement clos.

Que de bosses naturelles il avait découvertes sur mon crâne depuis ma naissance, sans compter les bosses artificielles qui provenaient du de ma tête avec divers corps durs et anguleux. Celles-là, il les appelait les bosses de l’impétuosité, et il m’engageait paternellement à ne pas les multiplier outre mesure, vu qu’elles pourraient nuire au développement d’organes plus précieux.

Selon lui, j’avais la bosse de la mémoire, celle des mathématiques ; mais, malgré toutes ses recherches, il n’avait jamais pu découvrir celle de l’agriculture ni celle du travail.

Quand je boudais Françoise, ce qui m’arrivait quelquefois, elle disait, en ayant l’air de s’adresser à ses casseroles et aux deux bassets goutteux, qu’on ne sait pas vraiment ce qui se e dans la tête des petits garçons, qu’on ne l’a jamais su et qu’on ne le saura jamais, attendu qu’il faudrait y être pour le savoir.

Alors, pourquoi le docteur Bilbarteault prétendait-il le savoir, puisqu’il n’y était pas ? Il lui était bien facile, après coup, de dire que j’avais la bosse de la mémoire et des mathématiques, lorsque tout le monde, sauf ma mère, s’émerveillait de la facilité avec laquelle je retenais ce que je voulais bien retenir, et de la rapidité avec laquelle j’avais appris, étant tout petit, à compter jusqu’à cent. Il lui était bien facile de trouver que je n’avais pas la bosse de l’agriculture, lorsque mon dédain pour la terre et pour les paysans n’était un secret pour personne, et faisait le désespoir de mon grand-père.

Quant à la bosse du travail, si tant est qu’il y ait une bosse du travail, le docteur, quand bien même il aurait senti sous ses longs doigts décharnés cette merveilleuse protubérance, n’aurait jamais osé l’avouer, tant ma paresse était notoire. Elle était si palpable et si évidente, que mon grand-père lui-même et mes tantes étaient obligés de jeter, sur cette imperfection de leur Benjamin, le voile de la charité et de recourir aux sophismes dont se leurrent les amis trop faibles et trop complaisants.

« Il est si jeune !

— Il va avoir sept ans, répondait tristement ma mère ; et il sait à peine lire et écrire.

— Les enfants bien doués se tirent toujours d’affaire ; et même on a remarqué que ceux qui sont le plus en retard au début, sont ceux qui se distinguent le plus dans la suite. Cela leur vient tout d’un coup, et, du jour au lendemain, on est émerveillé de leur ardeur et de leurs progrès. On dirait qu’ils ont reculé pour mieux sauter. Voyez le fils Hallier, voyez le fils Rolland !

— J’aimerais mieux, disait ma mère, qu’on ne parlât pas de ces choses devant lui.

— Pourquoi donc, ma mignonne ? Il est bon qu’il sache ce qu’on attend de lui. N’est-ce pas, mon petit Lucien, que tu vas te mettre à travailler, quand ce ne serait que pour faire plaisir à ta maman qui est si bonne pour toi, à ton grand-père, à tes tantes qui t’aiment tant ? »

À mon grand-père je répondais : « Oui, grand-père ; » à mes tantes : « Oui, mes tantes ! »

« Vous voyez bien, disait d’un air triomphant le chœur plein de complaisance ; il dit lui-même qu’il travaillera. D’ailleurs il ne voudrait pas faire honte au nom qu’il porte. Vous rappelez-vous comme il disait gentiment, quand il était tout petit : « Moi, je veux ressembler à mon papa ! »

Ma mère souriait par complaisance, mais d’un sourire triste et pensif. Elle seule connaissait à fond son petit paresseux, et savait combien, la paresse lui était naturelle. Elle n’osait pas dire à mon grand-père et à mes tantes que, si elle eût été seule avec moi, elle aurait probablement triomphé de cette inertie, étrange chez un enfant bien portant, vif et gai, partout ailleurs que devant son pupitre.

Je me juge à distance et je me juge sans complaisance et sans sévérité outrée. Je suis si éloigné de l’enfance par mon âge, qu’il me semble parler d’une autre personne ; et j’en suis si rapproché par mes souvenirs, que je suis sûr d’être entendu de ceux qui traversent, à l’heure qu’il est, cette période difficile de la vie.

Je conviendrai, tant qu’on voudra, que le travail manque absolument de charme pour les enfants. On leur dit avec raison que les racines de la science sont amères, et que les fruits on sont doux. Mais il ne faut pas oublier qu’on s’adresse à un âge pour qui le présent est tout et l’avenir peu de chose. Il ne faut donc ni s’étonner ni s’indigner s’ils saisissent toutes les occasions possibles, et s’arment de toutes les excuses imaginables pour détourner leur petit museau des racines amères qu’on leur donne à grignoter dans leur cage.

Quelques enfants aiment les racines amères ; en d’autres termes, ils ont naturellement le goût du travail, mais c’est l’exception.

Les autres sont paresseux, non pas de parti-pris, mais par suite d’une répugnance naturelle qui ne peut être vaincue que par un effort de volonté. Dans ces derniers temps, on a imaginé de donner à ces intéressants petits rongeurs des racines d’un goût plus attrayant, et l’expérience a réussi ; l’appétit leur est venu et le nombre des cancres a diminué dans une proportion notable ; mais il en existe encore et ce que j’ai à dire de moi-même leur sera, je l’espère, profitable.

C’était ma mère qui me faisait travailler et qui essayait de faire naître en moi la volonté de travailler, sans laquelle il n’y a point de travail fructueux. Tant qu’elle avait le temps et la patience de se tenir à côté de ma chaise, je subissais son influence et je faisais ma petite tâche, mais avec des distractions continuelles et une lenteur désespérante. Dès que j’étais abandonné cinq minutes à moi-même, je pensais à autre chose et mon esprit vagabondait.

« Eh bien, Lucien, me disait ma mère, sais-tu ta leçon ?

— Non, maman ; je n’ai pas pu l’apprendre tout seul.

— As-tu essayé ? »

Je baissais le nez et je répondais d’un ton pleurard :

« Je ne peux jamais apprendre ma leçon quand tu n’es pas là.

Je levais sur elle des regards désespérés et je poussais un gros soupir.

« Sais-tu que tu me fais de la peine ? »

Je baissais de nouveau la tête.

« Beaucoup de peine, un vrai chagrin, » ajoutait ma mère d’un air triste.

Je me mettais à pleurer.

« On dirait que tu ne m’aimes pas…

— Oh ! si, maman chérie, je l’aime de tout mon cœur.

— Alors, pourquoi ne cherches-tu pas à me faire plaisir ?

— Je t’assure que je le voudrais bien ; mais, je ne sais pas comment cela se fait, j’ai beau vouloir, j’ai beau me mettre les pouces dans les oreilles et ne rien regarder autour de moi, je ne peux pas, je t’assure que je ne peux pas. »

CHAPITRE VII 4c6z5y

Les auxiliaires de ma paresse. – Je cache quelque chose à ma mère. – Provocation.

J’étais parfaitement sincère en disant à maman que j’avais beau vouloir ; seulement je confondais le désir, que les cancres les plus endurcis éprouvent quelquefois, et la volonté réelle qui leur fait absolument défaut ; on peut établir, en règle générale, que s’il suffisait du désir, il y aurait peu ou point de paresseux en ce bas monde.

Quelquefois, voyant que ma maman mignonne avait pleuré à cause de moi, je m’en allais dans un coin du jardin ; assis sur un banc, je me prenais la tête à deux mains, je la secouais avec rage comme pour en faire tomber quelque chose, et je me répétais cent fois, à haute voix : « Mais travaille donc ! mais travaille donc ! »

Alors, je me croyais sûr de mon affaire, et j’attendais l’heure du travail avec une sorte d’impatience fiévreuse.

À peine assis devant mon pupitre, j’éprouvais cette langueur, ce dégoût que je connaissais trop bien ; je me heurtais à cet obstacle invisible et infranchissable où je m’étais cent fois heurté. Alors, je boudais ou bien je me mettais à pleurer, et ma mère me regardait d’un air triste et découragé.

Malgré tout, j’avais bon cœur, et, si le désir que j’éprouvais de lui faire plaisir ne suffisait pas pour produire en moi cette secousse énergique qui crée la volonté, c’est que Françoise, par ses paroles, me donnait à entendre que ma mère se forgeait un chagrin chimérique pour une chose qui n’en valait pas la peine. D’autre part, ma petite vanité, encouragée en cela par mon grand-père et par mes tantes, me persuadait facilement que, sauf sur cette malheureuse question du travail, je donnais à ma mère toute la satisfaction qu’une mère peut attendre de son fils. Je crois que si la paresse d’un enfant, mise en lutte avec l’énergique volonté et la patience inépuisable d’une mère comme la mienne, ne rencontrait pas des auxiliaires au dehors, et comme un refuge tout prêt pour les jours de défaite, elle n’aurait pas la vie si dure. Ô vous qui avez été cancres, et vous qui l’êtes peut-être en ce moment, faites votre examen de conscience et démentez-moi si vous l’osez ! J’avais aussi contre moi d’avoir appris de trop bonne heure que mon grand-père était riche, et que sa fortune me reviendrait un jour. Je n’osais pas, bien entendu, déclarer tout haut que le travail est fait pour ceux qui auront plus tard à gagner leur vie ; mais je le pensais et ma mollesse naturelle trouvait dans cette idée des consolations les jours de grands désastres, et un encouragement les jours ordinaires.

Le docteur Bilbarteault, qui n’avait aucune raison de me flatter, ne manquai jamais de me tâter la tête pour voir si par hasard la bosse du travail ne se serait pas développée depuis la dernière fois. « Pas encore ! disait-il ; mais il faut espérer que nous la verrons poindre un de ces jours. » Je ne puis pas dire que cette plaisanterie me fût fort agréable ; mais, enfin, je m’y étais habitué.

Ce jour-là, quand il parla de la bosse de la combativité, je demeurai tout interdit, pensant qu’il lisait à livre ouvert dans mes pensées et devinait ce qui me préoccupait en ce moment. Je reculai de quelques pas pour me soustraire à son examen.

« Un peu nerveux aujourd’hui, » dit le docteur en m’examinant à travers ses lunettes.

Ma mère vint à mon secours en s’emparant gaiement du bras du docteur, et en le priant de la conduire à table.

Une fois à table, le docteur attaqua du même coup la friture de Françoise, et une dissertation sur la mortalité chez les nouveau-nés. Comme je n’étais pas dans mon état ordinaire, je m’agitais beaucoup sur ma chaise. Cette agitation attira encore sur moi l’attention du docteur : « Nerveux comme tout ! s’écria-t-il en tenant à moitié chemin de sa bouche et de son assiette, à la pointe d’une fourchette, une bouchée de beefsteak ; est-ce qu’il s’est é quelque chose de particulier ? »

Par bonheur mon grand-père n’entendit pas ou ne remarqua pas cette question, et entraîna le docteur Bilbarteault dans une discussion très vive et très animée sur la question des engrais chimiques.

Pauvre maman ! je voyais bien qu’elle s’inquiétait de mon agitation. Elle l’attribuait probablement tout entière à sa sévérité de la matinée, et je surprenais parfois ses regards attachés sur moi avec une tendre pitié. Me trouvant sans doute assez puni, elle mettait tous ses soins à empêcher que l’on ne remarquât mon trouble. Mon grand-père ou le docteur aurait pu m’adresser des questions embarrassantes, et, comme j’avais été élevé à ne jamais mentir, mes réponses les auraient amenés à découvrir la vérité. Cette bonté de ma mère ajoutait à mon trouble ; car, au moment où elle me protégeait si visiblement, j’étais en train de méditer quelque chose que je n’aurais pas voulu lui avouer.

En sortant de table, je m’esquivai prestement et je montai au grenier pour y chercher un objet que j’étais sûr d’y trouver.

Ayant trouvé ce que je cherchais, je descendis au jardin. Mais, au lieu de jouer devant le perron, comme d’habitude, je poussai jusqu’à la terrasse qui longeait la rue.

Assis sur une chaise de jardin, je ai mon temps à regarder dans la rue, à travers la grille, dissimulé derrière les pampres de la vigne vierge. Mais j’eus beau regarder les ants, qui d’ailleurs étaient rares, je ne vis pas celui que je désirais voir ; aussi le soir, en me couchant, j’avais encore sur la conscience de dissimuler quelque chose à ma mère.

Le lendemain matin, après avoir mis, par mon inattention au travail, la patience de ma mère à une rude épreuve, je descendis au jardin et je m’installai tout de suite à mon embuscade de la veille.

Vers les dix heures, je tressaillis, et un singulier petit frisson me parcourut tout entier ; j’eus un moment d’hésitation, un seul. Aussitôt, écartant les pampres derrière lesquels je me tenais aux aguets, je fis : « Psit ! psit ! » pour attirer l’attention de quelqu’un qui ait.

Ce quelqu’un, c’était mon rousseau de la veille.

Il s’arrêta tout court au milieu de la rue, et se mit à regarder de tous les côtés d’un air surpris.

« Par ici, lui dis-je en sortant de mon embuscade, et en me plantant résolument devant les barreaux de la grille, à l’endroit où il n’y avait pas de pampres.

— C’est toi qui m’appelles ? me demanda-t-il de son ton traînant.

— Oui, c’est moi ; j’ai quelque chose à te dire.

— Vraiment ? Eh bien ! tu sais, si c’est aussi « rigolo » que ce que tu m’as dit hier, tu aurais aussi bien fait de me laisser tranquille et de rengainer ton compliment. »

Et il fit mine de continuer son chemin.

« Ne t’en va pas, lui dis-je vivement. Hier, j’ai eu tort et j’ai été fameusement grondé par maman.

— Cette maman-là a du bon, remarqua-t-il d’un air sentencieux.

— Oui ; mais ce n’est pas tout. Tu m’as dit en t’en allant que je te le payerais.

— Ça ne m’étonne pas, vu que j’en suis bien capable.

— Eh bien ! repris-je avec un soupir que je ne pus réprimer, je veux te le payer.

— Hein ? fit-il en s’approchant de la grille, répète voir ça. »

Ses yeux bleus avaient un éclat si singulier, que je reculai involontairement d’un pas, quoique je fusse à deux mètres au-dessus de lui et protégé par une bonne grille bien solide.

J’eus honte de ce mouvement ; je me rapprochai de la grille et je lui répétai : « Je veux te le payer.

— Ah ! vraiment, reprit-il (et ses paroles sifflaient entre ses dents serrées), monseigneur veut me le payer.

— Oui.

— Et en quelle monnaie monseigneur compte-t-il me payer ?

— Mais ces choses-là ne se payent pas en monnaie, dis-je tout surpris de son peu d’intelligence ou de son entêtement à ne pas comprendre.

— Ah ! reprit-il vivement, ces choses-là ne se payent pas en monnaie, c’est heureux ; alors, comment se payent-elles ?

— Tu le sais bien.

— Fais comme si je ne le savais pas.

— Eh bien ! celui qui a à se plaindre de l’autre met une paille sur son épaule gauche et lui dit : « Si tu n’es pas un capon, viens retirer cette paille. » Si l’autre ne retire pas la paille, c’est un lâche ; s’il la retire, on se débrouille à coups de poing. »

La figure du rousseau exprimait un ahurissement si comique, que, sans la gravité des circonstances, j’en aurais ri de bon cœur. Comme il continuait de me dévisager sans dire un seul mot, je lui demandai s’il m’avait bien compris.

« Je crois avoir compris, me dit-il en me regardant d’un air défiant, que tu es en train de me « monter une scie », et d’ajouter un bon petit article au compte que tu auras à me payer tôt ou tard.

— Comment cela ? » lui demandai-je, très sérieusement surpris.

Je ne saisissais pas très bien le sens de l’expression pittoresque « monter une scie », dont il venait de se servir ; mais je comprenais qu’il n’était pas satisfait de mon offre de réparation.

« Pour se battre, reprit-il en ricanant, il faudrait être deux !

— Eh bien ! ne sommes-nous pas deux ?

— Oui, nous sommes deux ; mais il y en a un qui est à six pieds au-dessus de l’autre, derrière une bonne grille de fer. Si je menais une paille sur mon épaule, c’est donc avec des pincettes que tu l’enlèverais ? »

Je compris son erreur et je rougis de son insinuation. Je ne puis pas dire que la perspective d’une bataille fût pour moi un plaisir sans mélange. Mais si j’étais paresseux, je n’étais pas lâche, au contraire. On m’avait tant parlé de la bravoure de mon grand-père et de celle de mon père, que je croyais sincèrement à la mienne. Les flatteries dont j’avais été l’objet avaient eu ce mauvais résultat de me rendre vain et présomptueux ; mais, en même temps, elles avaient fait naître en moi le point d’honneur, avec cette idée ablement aristocratique, qu’un garçon de ma condition tiendrait facilement tête à un garçon de la classe inférieure, du moment qu’il n’y aurait à redouter ni fusil, ni couteau, ni surprise déloyale.

Quand je fus assez maître de moi pour lui répondre, je lui dis :

« À cinquante pas d’ici, tu trouveras là ruelle de Cormegaie.

— Je le sais bien, répondit-il d’un ton bref.

— La ruelle de Cormegaie donne dans l’allée aux Chèvres, et la porte de derrière de notre jardin donne sur l’allée aux Chèvres. Je vais aller t’y attendre ; là, je ne serai pas à six pieds au-dessus de toi, et il n’y aura pas de grille entre nous deux ! »

L’extrême vivacité avec laquelle je prononçai ces paroles parut l’am plutôt que l’émouvoir :

« Quel petit coq ! dit-il en riant.

— Il y a, lui répondis-je avec une grande dignité, des petits coqs qui ont de très bons ergots.

— Je ne dis pas le contraire, reprit-il avec son agaçante bonhomie ; mais, vrai ! tu ne me parais pas assez haut sur pattes… »

Ici l’histoire, dont je faisais pourtant si peu de cas, me fournit un argument triomphant, et je le lançai avec le pédantisme risible d’un ignorant qui pense éblouir plus ignorant que lui. Mais je reçus une petite leçon dont j’aurais bien dû profiter pour modifier mes opinions touchant la supériorité des petits garçons riches sur ceux qui ne le sont pas. La réplique fut si prompte et si sensée, que je fus tout penaud et tout mystifié, comme un maître d’école qui a reçu d’un de ses écoliers un bon coup de règle sur les doigts.

« David, qui était tout petit, dis-je à mon adversaire, a battu Goliath, qui était un géant. »

Je comptais bien qu’il allait me demander si David et Goliath étaient des noms de coqs.

« Oui, mais, répliqua-t-il avec un fin sourire, ce n’est pas à coups de poing, ni à bras-le-corps. J’espère bien que, entre nous, il ne s’agit pas de fronde et de pierre.

— Bien entendu, lui répondis-je d’un ton sec ; car je lui en voulais d’en savoir aussi long que moi.

— Ni de domestiques cachés derrière la porte avec des manches à balai. Hein ?

— Ce serait de la traîtrise, répondis-je avec véhémence, et tu sauras que je ne suis pas plus traître que toi.

— Bon ! bon ! ne te fâche pas, » reprit-il de sa voix traînante.

Ensuite, il sifflota un petit air ; puis, sans se presser, regarda un des bouts de la rue, puis l’autre. Je bouillais d’impatience.

« Eh bien ? lui dis-je.

— Eh bien ? me répondit-il.

— Faut-il que j’aille t’attendre à la porte de derrière ?

— Tu y tiens donc ?

— Oui, j’y tiens ; et toi ?

— Pas autrement.

— Dis tout de suite que tu as peur, m’écriai-je assez étourdiment.

— Moucheron ! me répondit-il avec un sang-froid dédaigneux. Allons, puisque tu y tiens, numérote tes os ! »

Là-dessus, il s’en alla de son pas tranquille du côté de la ruelle de Cormegaie.

CHAPITRE VIII 40582q

Mon premier combat. – « J’ai reçu une pile. »

Sans bien comprendre toute l’énergie de ses dernières paroles, je sentis qu’elles avaient quelque chose de menaçant. Mais il m’avait appelé moucheron ! Je sentis que mon sang bouillonnait dans mes veines et que le rousseau n’aurait pas raison de moi aussi facilement qu’il le croyait. Comme je ne voulais pas le faire attendre à la porte, et lui donner lieu de croire que j’hésitais à me mesurer avec lui, je traversai le jardin en courant. Mes tempes battaient violemment ; une vie nouvelle semblait s’être éveillée en moi, je marchais d’un pas élastique ; littéralement, je ne sentais pas la terre sous mes pieds.

Ah ! si devant mon pupitre j’avais déployé la moitié seulement de l’énergie dont mon cœur débordait en ce moment ! Mais l’œuvre vers laquelle je me précipitais en ce moment était une œuvre de mon choix ; l’œuvre du pupitre m’était imposée.

J’ai beaucoup vu et beaucoup réfléchi depuis le jour de mon premier combat singulier. L’expérience et la réflexion m’ont démontré, jusqu’à complète évidence, une vérité qui, au premier abord, pourrait sembler paradoxale. C’est la révolte de l’esprit d’indépendance qui fait les cancres, encore plus que l’horreur du travail.

J’ai vu des cancres, pour éviter de faire une version latine de dix lignes, se donner plus de peine et accomplir plus de travail réel qu’il n’en aurait fallu pour parfaire une version de quarante lignes.

J’ai vu des cancres lever la main avec empressement, lorsque le professeur proposait un travail supplémentaire, mais facultatif.

« Commencez par faire vos devoirs ordinaires, leur disait judicieusement le professeur ; ensuite nous verrons. Il ne faut jamais viser au superflu quand on n’a pas le nécessaire ! »

Arrivé à la porte de derrière, je tirai le verrou, je posai le pouce sur le loquet, et je collai mon oreille contre le bois.

Quand j’entendis le pas du rousseau, j’ouvris la porte toute grande, d’une manière très théâtrale, et je me plantai sur le seuil.

« Nous ne pouvons pas nous battre dans la baie de la porte, me fit observer le rousseau assez judicieusement ; il faut que tu viennes sur le chemin.

— Mais, objectai-je, il m’est défendu de sortir du jardin.

— Et à moi, répliqua-t-il, il m’est défendu d’y entrer.

— Moi, je te le permets, lui dis-je en m’effaçant pour lui livrer age.

— Tu n’as pas probablement le droit de me le permettre, reprit le rousseau, en allongeant le cou, et en examinant tranquillement le jet d’eau, dont le filet s’élevait par petits bonds inégaux, au-dessus d’un massif d’arbustes. D’ailleurs, ajouta-t-il d’un air réfléchi, ce ne serait pas un terrain neutre. »

Je fus frappé de la force de l’objection et je demeurai quelques instants interdit. Il ne me vint pas une seule fois à l’idée qu’il ne m’était pas plus permis de me battre que de sortir du jardin. Il est vrai que, le cas n’étant pas prévu, on ne m’avait fait aucune défense formelle à ce sujet.

J’acceptais volontiers le fameux axiome : « Tout ce qui n’est pas défendu est permis, » et j’agissais en conséquence.

C’est un axiome qui peut mener loin, et qui souvent me menait très loin, en effet.

Sans franchir le seuil de la porte, je tirai de ma poche un brin de paille que j’y tenais soigneusement caché depuis mon expédition de la veille, au grenier. Le saisissant par un bout, entre l’index et le pouce, je levai la main au-dessus de ma tête pour que le rousseau pût bien le voir. Ensuite je présentai à mon ennemi le flanc gauche et je posai le brin de paille sur mon épaule : la guerre était déclarée.

« Si tu n’es pas un capon, dis-je au rousseau, enlève cette paille de mon épaule. »

Il l’enleva sans hésiter, en se tenant à distance. Le coup de poing que je lui destinais fut allongé dans le vide. La force de l’impulsion me fit faire quatre pas en avant. J’étais sorti des limites du jardin, le Rubicon était franchi.

Le rousseau se mit à rire, et moi je demeurai tout penaud. Les choses ne s’étant pas ées comme je m’y attendais, je ne savais plus que faire.

« Tu n’es pas un capon, me dit le rousseau ; mais tu es un maladroit ; on voit que tu ne t’es jamais battu. D’ailleurs, je te le répète, tu n’es pas de force, et, si tu veux, nous en resterons là. »

J’allais peut-être accepter la proposition du rousseau, mais il avait sur les lèvres un sourire narquois qui me déplut. Le sang des Michel se révolta en moi, et je répondis d’une voix vibrante de colère : « Non, nous n’en resterons pas là, il faut que je te donne une pile ou que j’en reçoive une de toi. »

J’étais transporté d’iration pour moi-même, et je m’imaginais tenir entre mes mains, pour le moment, l’honneur de la famille.

« Alors, il te faut une leçon, me dit le rousseau qui ne souriait plus.

— Oui, il me faut une leçon.

— C’est bon ! reprit-il en me regardant avec une expression de pitié qui porta ma rage à son comble. Puisqu’il te faut une leçon, autant que ce soit moi qui te la donne. Tu vois bien cette paille ?

— Oui, je la vois.

— Si tu n’es pas un capon, viens la prendre. »

Je me précipitai sur lui, j’enlevai la paille, et je reçus au même instant sur l’oreille un coup de poing que je rendis aussitôt, à l’aveuglette. Il me serait absolument impossible de raconter par le menu ce qui se a ensuite. Je donnais des coups et j’en recevais ; mais j’en recevais certainement plus que je n’en donnais. Ma respiration était devenue haletante, et j’entendais, comme dans un rêve, le rousseau, qui, de son côté, poussait de gros soupirs.

Un coup de poing mieux asséné que les autres me fit tournoyer deux ou trois fois sur moi-même. Je ne voyais plus clair, et je ne savais plus de quel côté prendre mon rousseau.

« En as-tu assez ? » me dit-il tout haletant.

Il était derrière moi en ce moment. Je fis brusquement volte-face en criant : « Non » je n’en ai pas assez.

— C’est toi qui l’auras voulu, » me dit-il en se mettant dans l’attitude de la défensive.

Je me jetai sur lui, et je réussis à le saisir à bras-le-corps. Pendant quelques minutes, il se contenta de garder son équilibre, sans chercher à me faire perdre le mien. Encore une fois il me demanda si j’en avais assez, encore une fois je lui répondis que non. Il perdit patience et cessa de me ménager. Je le tenais toujours à bras-le-corps, ce qui était un avantage, et je lui donnais de furieuses secousses. Les boutons de corne de sa veste s’imprimaient dans ma joue droite, mais je n’y prenais seulement pas garde.

Je sentais vaguement ses deux mains se crisper après ma veste et gagner lentement du terrain vers le bas. À la fin, quand ses mains furent au bas de ma veste et eurent harponné le haut de mon pantalon, il donna en arrière un grand coup de reins, poussa un han ! retentissant, comme les gens qui fendent du bois et me souleva de terre.

J’eus beau me débattre et lancer des ruades terribles, j’étais réduit à l’impuissance, n’ayant plus de point d’appui.

Pour la troisième fois, il me demanda si j’en avais assez, et pour la troisième fois je refusai de m’avouer vaincu.

Alors, je sentis qu’il m’emportait je ne sais où ; tout à coup il me déposa sur un tas d’herbes sèches, et fut forcé de se laisser aller de tout son poids sur moi, vu que je ne voulais pas lâcher prise.

« Tu t’es bien défendu, me dit-il d’une voix entrecoupée ; mais, tu le vois, ton épaule a touché la terre ; tout est fini. »

Alors seulement je consentis à l’écouter.

« Attends que je t’aide à te relever, » me dit-il avec sollicitude. Il me prit la main et m’aida à me remettre sur mes jambes.

« Tu n’as pas trop de mal ? »

Pour un rien, j’aurais répondu « au contraire ». Ma tête bourdonnait, je sentais des courbatures dans tous mes membres : j’avais une oreille en sang et un œil poché ; le col de ma veste pendait en lambeaux ; mais je n’aurais pas donné pour un empire la pile que je venais de recevoir. Car il n’est pas honteux d’être battu par un adversaire plus fort ; et il est infiniment glorieux, comme me disait le rousseau, d’avoir tenu bon jusqu’à la dernière minute. « Alors, lui dis-je en le regardant avec complaisance, c’est ce qu’on peut appeler une vraie pile ?

— Et une pile soignée, me répondit-il en hochant la tête d’un air iratif. Je croyais t’abattre d’un coup de poing, soit dit sans te fâcher, et tu m’as donné un mal de chien. »

J’étais au septième ciel. Mais il y a des compliments que l’on aime à s’entendre répéter, quoiqu’on les ait parfaitement compris la première fois.

« Vraiment, dis-je au rousseau, tu trouves que je t’ai donné un mal de chien ?

— Je le trouve parce que cela est.

— Pas possible ?

— Tiens, reprit-il, en relevant la manche de sa veste jusqu’au-dessus du coude, regarde ces bleus que tu m’as faits ; je te réponds qu’il a fallu taper dur pour cela. Et puis, ajouta-t-il, en rabattant sa manche, il doit y avoir un commencement de gonflement à ma mâchoire du côté gauche ; je ne le vois pas cela, mais je le sens.

— Il y a en effet quelque chose, lui dis-je en souriant malgré moi.

— Et puis, reprit généreusement mon rousseau, il y a eu un moment où j’ai cru que j’allais tomber.

— Oh non ! m’écriai-je.

— Parfaitement ! reprit-il ; c’est quand tu me tenais à bras-le-corps : si tu avais seulement songé à me donner un croc-en-jambe, je m’étalais sur le dos, et c’est moi qui aurais reçu la pile.

— Alors, nous voilà bons amis.

— Tiens, parbleu, c’est bien le moins. »

Nous échangeâmes une cordiale poignée de mains.

Vu de plus près, il me plaisait beaucoup ce rousseau qui, de loin, m’avait paru si laid et si déplaisant.

J’allais, sans calculer les conséquences, l’engager à venir tous le jours jouer avec moi dans le jardin, lorsque la cloche du déjeuner coupa court à mes fantaisies hospitalières.

Ayant sans doute remarqué que je m’étais brusquement interrompu au premier son de la cloche, il me demanda avec inquiétude ce que signifiait cette sonnerie.

« C’est pour annoncer que le déjeuner est servi. »

Le rousseau, qui s’appelait Louvat, a une dernière fois l’inspection de ma personne et me dit : « Si j’ai un conseil à te donner, c’est de changer de veste avant de te mettre à table ; tu ne feras pas mal non plus de t’éponger l’oreille et de te bassiner l’œil. Si tes parents si fâchent après moi, tu feras bien de leur dire que je ne voulais pas me battre avec toi, et que c’est toi qui l’as voulu absolument.

— N’aie pas peur, » lui dis-je en lui en lui adressant un dernier signe d’adieu.

Où donc avait-il l’esprit de m’adresser une pareille recommandation ? N’était-ce pas mon plus beau titre de gloire d’avoir couru spontanément au-devant de cette héroïque défaite ?

Je refermai tout doucement la porte du jardin, et je fis un petit détour pour éviter de er devant la fenêtre de la cuisine » Si Françoise m’eût aperçu de loin, elle n’eût pas manqué de pousser des hélas et de courir après moi pour me prodiguer les soins que réclamait mon état. Je la connaissais bien ; elle m’aurait entraîné de force à la cuisine, maman serait accourue, puis mon grand-père ; et l’effet dramatique que je comptais bien produire aurait été piteusement manqué.

CHAPITRE IX 4s684t

J’effraye ma famille. – Mon grand-père se rassure, et tout le monde m’ire.

Après le coup de cloche du déjeuner, quand je n’apparaissais pas tout de suite, maman et grand-père avaient l’habitude de venir sur le perron, pour me voir accourir de loin.

À travers les massifs, je vis qu’ils étaient déjà sur le perron et qu’ils me cherchaient du regard. Avant de me montrer dans la grande allée, je fis un bout de toilette, comme un régiment qui va entrer dans une ville après une glorieuse campagne où son drapeau a été déchiré et troué par les balles. Mon oreille déchirée et mon œil poché étaient par eux-mêmes de glorieux témoins ; je hérissai mes cheveux que le rousseau avait lissés de son mieux après la bataille, et je ramenai sur ma poitrine la guenille qui avait été mon col de veste, et qui me pendait dans le dos. Je ne suis même pas bien certain de n’avoir pas un peu tiré dessus afin que la déchirure fût plus apparente et l’effet plus tragique.

Quand je fus en état de paraître avec avantage, je sautai dans la grande allée et je me dirigeai vers le perron, ayant sur les lèvres un sourire héroïque.

Malheureusement l’effet de ce sourire héroïque était entièrement gâté par cette petite circonstance que j’avais reçu, du côté droit de la bouche, un coup de poing, dont l’effet commençait à se faire sentir. Mes lèvres étaient gonflées de ce côté, ce qui rejetait mon sourire vers la gauche, et lui donnait l’air lamentable et ridicule d’une grimace.

« Allons, allons, traînard, » me dit gaiement mon grand-père, du plus loin qu’il m’aperçut ; il n’avait encore rien deviné !

Je remarquai que ma mère m’observait avec une attention inquiète. Quand je fus plus près, elle joignit tout à coup les mains et s’écria : « Bonté divine ! qui est-ce qui a pu mettre cet enfant dans un pareil état ? » Mon grand-père tira précipitamment son lorgnon, et s’écria à son tour : « Mais en vérité, on dirait… »

Dans les dispositions où j’étais, le plus grand chagrin et aussi le plus grand affront que l’on pût me faire, c’était de me témoigner de la pitié. C’est de l’iration que j’entendais inspirer. Aussi, faisant un violent effort pour ramener un peu d’élasticité dans mes jambes raidies, j’essayai, comme la veille, de franchir les huit marches du perron en deux-sauts. J’y arrivai, c’est-à-dire pas tout à fait, car au lieu de me dresser fièrement entre ma mère et mon grand-père, je me trouvai misérablement à quatre pattes.

Mon grand-père me releva et m’assit dans un fauteuil de jardin. Ma mère s’agenouilla auprès du fauteuil et me contempla avec une sorte d’égarement. Volontiers elle m’eût embrassé, car c’est toujours le premier mouvement d’une mère, mais il n’y avait réellement pas de place présentable. Pour la rassurer, je lui souriais tout le temps de mon sourire héroïque, ou, du moins, je croyais lui sourire, mais en réalité je lui adressais cette piteuse grimace qui achevait de me défigurer. Quel spectacle pour les regards d’une mère, et d’une mère comme celle-là ! Elle se mit à pleurer.

Comme les larmes sont contagieuses, et qu’il me semblait au dessous de ma dignité de pleurer, je me tournai du côté de mon grand-père. Mon grand-père stupéfait laissa tomber son lorgnon, et s’écria : « Sacrebleu ! qu’est-ce que cela veut dire ?

— Grand-père, lui répondis-je avec une sorte de fierté, c’est que j’ai reçu une pile.

— Tu as reçu une pile ? répéta-t-il avec stupeur.

— Oui, grand-père, et une fameuse pile, je t’en réponds.

— Fameuse, cela se voit, tu n’as pas besoin de le dire.

— N’est-ce pas que cela se voit ? repris-je avec un redoublement de fierté. Chaque fois qu’il me disait : « En as-tu assez ? » je répondais : « Non, je n’en ai pas assez ! » et nous recommencions. Oh ! mais, je te prie de croire que c’était une pile dans les règles, avec la paille et tout, rien n’y manquait.

— Qui est-ce qui a osé… ? s’écria mon grand-père avec impétuosité, et, de ses yeux noirs et étincelants, il avait l’air de sonder les massifs comme pour y découvrir le coupable.

— Grand-père, repris-je avec un redoublement d’allégresse et de fierté, ce n’est pas lui qui a osé, c’est moi.

— Mais, c’est toi qui as reçu la pile ?

— Parce que j’ai voulu la recevoir ; lui, il ne voulait pas me la donner ; mais je l’ai bien forcé. Tu sais, grand-père, la paille…

— Cet enfant extravague, s’écria mon grand-père d’un air effrayé. Mignonne, je vais le porter au lit. Ne pleurez pas, ce n’est rien de grave, je m’y connais. Une simple petite commotion. Préparez de l’arnica et des compresses ; et, par pure précaution et simplement pour vous rassurer, je vais envoyer chercher le docteur Bilbarteault.

— Je ne veux pas aller au lit, m’écriai-je avec énergie, je ne veux pas qu’on me porte, je ne suis pas malade du tout ; la preuve c’est que je suis tout prêt à recommencer. Qu’on aille chercher Louvat…

— Qu’est-ce que c’est que Louvat ? demanda mon grand-père en regardant ma mère avec surprise.

— Louvat, repris-je avec énergie, c’est un bon garçon, c’est mon ami, nous nous sommes donné la main. Tu sais, maman, c’est le rousseau d’hier.

— Mais enfin, qu’est-ce que c’est que le rousseau d’hier ? » reprit mon grand-père de plus en plus mystifié. Je vis bien à sa surprise que ma chère maman m’avait gardé le secret. Je lui adressai un coup d’œil d’intelligence, accompagné d’une grimace que je croyais être un sourire, et je repris avec vivacité :

« Grand-père, j’ai été méchant hier. Je jouais sur le sable ; un garçon roux et mal habillé me regardait à travers la grille. Je lui ai défendu de me regarder ; et comme il voulait me regarder tout de même, je l’ai appelé « vilain pauvre ». Alors il m’a dit : « Tu me le payeras. » Maman m’a bien grondé, va ! J’ai demandé à Françoise ce que cela voulait dire : « Tu me le payeras. » Elle m’a expliqué que quand un garçon dit cela à un autre, c’est qu’il a envie de se battre avec lui. J’ai guetté Louvat sur la terrasse, et je lui ai dit que je voulais bien me battre avec lui. Il me trouvait trop petit : je lui ai dit qu’il était un capon ; ça l’a décidé. J’ai ouvert la porte de derrière, et nous nous sommes battus dans l’allée aux Chèvres. J’ai reçu une fameuse pile, et à présent nous sommes bons amis.

— Méchant enfant, me dit ma mère, qui avait encore les larmes aux yeux, songe donc que tu aurais pu te faire estropier.

— Laissez donc, ma mignonne, reprit vivement mon grand-père, dont la physionomie s’était rassérénée pendant mon récit, un garçon est un garçon, après tout, et il en verra bien d’autres quand il sera au collège. Un garçon qui a assez de cœur pour… » Ici, un signe de ma mère lui coupa la parole. Il reprit, sans achever sa première phrase : « Naturellement, mon petit Lucien, tu as eu tort de dire une injure à ce garçon ; mais une fois la faute commise, on ne peut pas dire que tu te sois conduit… » Nouveau signe de ma mère, plus suppliant que le premier ; nouvelle interruption dans le discours de mon grand-père.

Quand je repense à cette petite scène de famille, il m’est facile de comprendre que mon grand-père était ravi de mon escapade, mais que, par égard pour ma mère, il se croyait tenu de me faire un petit bout de morale. Seulement, il ne savait pas comment s’y prendre pour dire en termes convenables ce qu’il ne pensait pas au fond, car il était la franchise même. Voilà pourquoi chacune de ses phrases débutait par une faible tentative de morale, et se fût terminée par une complète apologie du coupable si ma mère ne s’était interposée.

Mais le coupable ne perdit rien pour attendre.

Ma mère craignant, et pour cause, de me laisser en tête-à-tête avec mon grand-père, le chargea d’aller à l’ambulance, je veux dire à la cuisine, pour y faire une réquisition de compresses d’arnica et de je ne sais plus combien d’autres ingrédients. Tout en lui donnant ses instructions, elle tenait mes deux mains doucement serrées dans les siennes. Quant à moi, j’aurais été dans un état de béatitude complète, si cet état délicieux était compatible avec toutes sortes de bourdonnements et de ronflements dans la tête, avec une sensation générale de courbature, de battements dans les artères, de picotements et de tressaillements nerveux un peu partout.

« Pauvre petit, pauvre petit ! » murmurait ma mère ; à chaque exclamation je rouvrais l’œil que j’avais de libre, et je répondais par mon sourire-grimace, et par l’assurance formelle que je n’avais rien du tout et que ce n’était pas la peine d’en parler.

Quoique le sens de la vue se fût singulièrement affaibli dans le seul œil qui me restât, je lisais sur sa figure délicate une espèce d’iration qui me faisait bondir le cœur. Non, je suis sûr que je ne me trompais pas : c’était bel et bien de l’iration ; la preuve, c’est que quand mon grand-père revint, accompagné de Françoise, elle lui dit avec orgueil : « Il ne s’est pas plaint une seule fois ! »

Elle lui parlait bien bas, par prudence, et comme qui dirait de la bouche à l’oreille. D’un autre côté, le sens de l’ouïe était devenu chez moi aussi obtus que le sens de la vue, mais je jurerais devant l’univers assemblé qu’elle prononça ces paroles et que mon grand-père lui répliqua : « Bon sang ne peut mentir ! »

Françoise, elle, ne prit pas l’aventure par le côté héroïque : « Mon doux Jésus ! s’écria-t-elle, dans quel état ils ont mis notre pauvre agneau.

— D’abord, ils n’étaient pas plusieurs, lui répondit sévèrement mon grand-père, et puis, cet amour d’enfant n’est pas un agneau, c’est un lion, un brave petit lion.

— Ah ! reprit Françoise, sans tenir compte de la rectification de mon grand-père, si seulement j’avais été là avec mon manche à balai.

— Deux contre un, reprit mon grand-père avec un redoublement de sévérité, et encore avec des armes prohibées ! ç’aurait été du joli ! Les choses se sont ées dans toutes les règles. Le plus faible a été battu ; cela se voit tous les jours à la guerre ; mais il a été battu après une résistance héroïque, qui lui fait le plus grand honneur. Si vous aviez été militaire, ma pauvre Françoise, vous sauriez qu’il y a des défaites plus glorieuses que des victoires.

— Je n’ai jamais été militaire, répondit l’obstinée Françoise, et ce qu’il y a de plus fort, c’est que je suis bien contente de ne l’avoir pas été. Ça fait que moi, je n’ai pas le cœur dur comme une pierre, et je ne viens pas faire des fanfaronnades devant un pauvre petit martyr.

— Françoise, dit ma mère d’un ton de doux reproche.

— C’est vrai aussi, grommela Françoise, qui n’était pas toujours très maniable ; c’est à vous faire dénaître de voir comme certaines personnes prennent facilement leur parti du mal des autres. »

Comme ma figure, par les soins diligents de ma mère et de Françoise, s’était rapidement couverte d’emplâtres de toutes les dimensions, je ne voyais plus rien de ce qui se ait autour de moi. Mais j’entendais encore un peu. Je déclarai donc à Françoise que je souffrais si peu, que ce n’était pas la peine d’en parler.

Avec une inconséquence que je ne me charge pas d’expliquer, Françoise abonda brusquement dans le sens de mon grand-père. « Toi, s’écria-t-elle avec véhémence, tu es bien le fils de ton père… » et après une hésitation causée par la rancune, mais dont triompha bien vite l’esprit de justice, elle ajouta presque aussitôt : « et le petit-fils de ton grand-père. »

L’héroïsme le plus stoïque ne nous préserve pas toujours des défaillances du corps. Mes sensations devinrent si indistinctes qu’il me semblait être en état de rêve. Je percevais des chuchotements dont il m’était impossible de saisir le sens, il me sembla qu’on m’enlevait de mon fauteuil, qu’on m’emportait bien loin et bien haut, qu’on me déshabillait, et qu’on me mettait dans un lit dont la fraîcheur me paraissait délicieuse. Puis, plus rien : d’où je conclus que je tombai dans un profond sommeil.

Quand je me réveillai, j’eus quelque peine à rassembler mes souvenirs. Mais ils me revinrent peu à peu. J’avais des douleurs par tout le corps, mais quelles glorieuses douleurs ! je ne pouvais pas remuer, mais quel plaisir de rester pelotonné comme le basset goutteux et de penser tout le temps que l’on m’irait pour ma vaillance ! Car, en reant dans ma mémoire les paroles que j’avais entendues avant ma syncope, je ne pouvais pas douter un instant que mon grand-père, Françoise et ma mère elle-même, malgré ses larmes et ses protestations, ne vissent en moi un véritable petit héros. Par-dessus tout, j’avais le témoignage de ma conscience, une petite conscience bien complaisante, il faut le dire.

CHAPITRE X 2b265s

On me trouve chevaleresque. – Je reçois une leçon de mon ami Louvat. – La vraie distinction.

Quelle heure pouvait-il être ? Du coin de mon bon œil, que j’entr’ouvris avec effort, j’aperçus un rayon de soleil. Or le soleil ne donne dans la chambre de ma mère que l’après-midi ; donc j’avais dormi une partie de la journée.

Bientôt j’entendis plusieurs personnes parler à voix basse.

« Je suis revenu uniquement pour vous faire plaisir, disait la voix du docteur Bilbarteault. Ainsi, chère madame, vous pouvez vous rassurer. Pas de fractures, pas de lésions internes, un profond sommeil ; notre petit héros ne paye pas trop cher un si beau fait d’armes.

— Vous voyez, mignonne, reprit la voix de mon grand-père, vous avez tort de tant vous affliger. Et, maintenant, convenez avec moi… Bon ! bon ! je n’insiste pas ; les mères n’entendent pas facilement raison sur ce point-là, et pourtant !… Vous, docteur, qui êtes un homme, vous me croirez facilement quand je vous dirai que je ne donnerais pas cette équipée-là pour ma récolte de l’année.

— Le fait est, reprit la voix du docteur Bilbarteault, que ce petit drôle a fait preuve, dans toute cette affaire, d’un sentiment du point d’honneur, d’une bravoure et d’une énergie qui sont du meilleur augure pour l’avenir.

— Il a été tout simplement chevaleresque, ajouta la voix de mon grand-père ; et, voyez-vous, ma mignonne, d’une âme chevaleresque on tire tout ce que l’on veut. Quand vous me dites qu’il est d’une paresse affligeante et incurable, je vous réponds toujours : « Attendez que son heure soit venue et vous verrez. » Que faut-il à un enfant pour se mettre à n’importe quelle œuvre : au travail classique, par exemple ? Un effort de volonté. Or notre gaillard a prouvé qu’il a de la volonté à revendre.

— Chut ! dit doucement ma mère ; je désire que vous ayez raison, et j’espère que vous avez raison ; mais il pourrait se réveiller et vous entendre. Nous avons un petit amour-propre déjà assez développé, il est inutile de le développer davantage. »

Ma mère s’approcha de mon lit et se pencha doucement sur moi. J’avoue que je crus bien faire en lui laissant croire que je dormais toujours. J’avais, d’ailleurs, si peu de chose à faire pour cela : refermer simplement le quart de mon bon œil que j’avais entr’ouvert à grand’peine, et demeurer immobile après comme avant. Je ne prétendrai pas que cette manœuvre fût absolument loyale, surtout chez un héros, chez un personnage chevaleresque. Mais ce héros, ce personnage chevaleresque, outre qu’il était bien jeune, n’avait pas, pour le moment, de perceptions bien nettes. Ce n’est que bien plus tard que sa conscience, mieux éveillée, lui reprocha sa petite dissimulation.

Les voix se turent et les interlocuteurs quittèrent la chambre, peut-être pour aller dîner.

Demeuré seul, je réfléchis sur ce que je venais d’entendre, et, dans ma jeune sagesse, je donnai raison à mon grand-père qui comptait sur mon énergie et sur ma volonté.

Mais, depuis, l’expérience personnelle m’a clairement démontré que c’est ma mère qui avait raison et mon grand-père qui avait tort. Je découvris, en effet, que ma volonté, comme celle de bien d’autres cancres, grands ou petits, pouvait s’appliquer avec une énergie pleine d’impétuosité aux occupations de mon choix et aux objets de mes préférences, et reculer devant l’effort qu’exige le travail d’apprendre. Quand l’appétit manque, ce n’est pas la volonté qui peut le donner ; et le travail est un mets devant lequel l’appétit m’a très longtemps fait défaut.

Les enfants s’abattent vite et se relèvent de même. Je sortis du lit dès le lendemain matin. Sans s’en douter le moins du monde, le petit garçon que ma mère habilla ce matin-là, avec tant de soin et de précaution, était, moralement, tout différent du petit garçon qu’elle avait couché la veille.

Paresseux, il l’était toujours et il ne tarda guère à en donner la preuve. Vaniteux, il l’était encore, mais plus de la même façon. Jusque-là, il avait été vaniteux à tort et à travers, sans autre raison que celle de se savoir riche et d’avoir autour de lui d’aveugles courtisans.

Dorénavant, il avait un mérite personnel bien et dûment constaté : d’abord par son grand-père qui était un connaisseur émérite, et puis par le témoignage de sa propre conscience. Sa situation nouvelle, en lui créant de nouveaux droits à sa propre estime et à celle des autres, ce qu’il voyait très clairement, lui créait aussi de nouveaux devoirs. Cela, il le voyait peut-être moins clairement, parce qu’il avait beaucoup moins d’intérêt à le voir, et que, d’ailleurs, sa jeune cervelle n’était guère en état de concevoir des idées générales, de faire des réflexions philosophiques et encore moins de les formuler. Mais ceux qui suivaient ses moindres mouvements avec tant d’attention ne tardèrent pas à remarquer que la grande crise avait amené des changements dans sa conduite.

Quand je fus habillé, ma mère me dit : « Tu pourras jouer aujourd’hui toute la journée, mais en prenant bien garde de te fatiguer ; tu es encore trop faible pour que je te fasse travailler. » Le cancre qui avait son domicile dans mon cœur chevaleresque, tressaillit d’aise en entendant ces bonnes paroles ; et j’eus quelque peine à m’empêcher de danser.

Le cancre me conseilla de prendre un air dolent, et je pris un petit air dolent qui fit soupirer ma mère.

Je ai toute une longue journée à ne rien faire, ce qui, par parenthèse, finit par devenir singulièrement monotone. Plus d’une fois, je me surpris bâillant à me décrocher la mâchoire ; mais, l’idée ne me vint pas d’aller m’asseoir à mon pupitre, ne fût-ce que pour changer d’ennui.

Avant le déjeuner, je vis er mon vainqueur qui, par parenthèse, avait l’air très peu vainqueur. Il craignait probablement les suites de notre e d’armes de la veille. Quand je l’aperçus, il était sur l’autre trottoir et il regardait furtivement les fenêtres de notre maison. Je l’appelai joyeusement. Il traversa lentement la rue en tenant ses regards fixés sur ma figure.

« Je ne croyais pas, me dit-il d’un air confus, avoir tapé si fort que cela. Tu as l’œil tout violet et l’oreille toute déchirée.

— Ça ne fait rien du tout, lui dis-je en souriant avec une superbe indifférence.

— C’est qu’aussi, reprit-il avec un air méditatif, tu te défendais comme un beau diable.

— N’est-ce pas que je me suis bien défendu ?

— On ne peut pas dire le contraire.

— Et c’était la première fois que je me battais, ajoutai-je avec orgueil.

— Espérons, reprit-il, que ce sera la dernière, du moins avec moi. »

Avec un geste plein d’une noble familiarité, je lui tendis la main à travers les barreaux, et il la serra cordialement.

Alors, je pris sur moi de l’inviter à entrer pour visiter le jardin et pour faire une partie de billes ou de toupie, à son choix, à moins qu’il ne préférât le cerceau ou la balle élastique. Tout ce que j’avais de joujoux était à sa disposition.

« Vois-tu, mon vieux, me dit-il avec un soupir de regret, moi je ne demanderais pas mieux, mais il faut que je retourne chez mon patron. Hier, j’ai été en retard de plus d’une demi-heure, et il m’a menacé de me tirer les oreilles si cela recommençait.

— Qu’est-ce qu’il fait, ton patron ?

— Il est tonnelier.

— Tonnelier ! m’écriai-je ; cela doit être bien plus amusant de taper sur des tonneaux que de bâiller sur des cahiers et sur des livres.

— On voit bien, me répondit-il avec un hochement de tête significatif, que tu ne sais pas ce que c’est. Tu en aurais bien vite assez et tu ne tarderais guère à regretter ton jardin et à redemander tes livres.

— Le jardin, je ne dis pas, repris-je après un instant de réflexion, mais les livres, jamais ! »

Je prononçai ces dernières paroles d’un ton si convaincu, qu’il se mit à rire.

« Mon père, reprit-il au bout d’un instant, a peut-être raison de dire que l’on n’est jamais content de ce qu’on a. Ceux qui ont des livres voudraient taper sur des tonneaux, et ceux qui tapent sur des tonneaux voudraient lire dans des livres.

— Est-ce que, par hasard, toi, par exemple tu aimerais les livres ? lui demandai-je avec une stupeur profonde.

— Je n’ai guère le temps de lire, me répondit-il en regardant avec attention une verrue qu’il avait à la main droite ; mais je lis tous les livres qui me tombent sous la main.

— Je t’en prêterai tant que tu voudras, lui dis-je avec le plus sincère empressement.

— Je ne voudrais pas t’en priver, me répondit-il sérieusement.

— La privation, n’est pas grande, » repris-je en éclatant de rire, tant sa supposition me paraissait bouffonne.

Il me regarda d’un air sérieux et me dit :

« Quand j’allais à l’école (car j’ai été trois ans à l’école), je parlais comme cela et il n’y avait pas plus paresseux que moi. Mon père me menaçait souvent de me retirer de l’école et moi je ne demandais que cela, et même je devenais de plus en plus mauvais pour me faire renvoyer. Mon père m’a retiré et m’a mis en apprentissage. Je ne boude pas sur la besogne, mais je regrette tous les jours de n’en savoir pas plus long et de n’être pas resté à l’école. Je tâche de me rattraper.

— Pour quoi faire ?

— Pour savoir, donc ! » me répondit-il avec une énergie dont j’aurais dû être frappé.

Je lui demandai niaisement à quoi sert de savoir.

« Depuis que je tape sur les tonneaux, me répondit-il, et surtout depuis que mes idées, je ne sais comment, ont fait un tour, je comprends mieux les paroles de mon père, et je regrette dix fois par jour d’avoir quitté trop tôt l’école et d’y avoir perdu mon temps pendant que j’y étais. Dans tous les métiers, celui qui sait va plus loin que ceux qui ne savent pas. Connais-tu M. Gautier ?

— Non.

— Un simple ouvrier cordonnier à ses débuts, mais un cordonnier qui en savait plus long que les autres ; il a fait fortune, c’est à lui la grande manufacture qui est dans l’autre bout du faubourg. Il emploie cent cinquante ouvriers et des ouvriers qui ne sont pas malheureux, je t’en réponds. C’est à qui entrera chez lui ; et n’y entre pas qui veut, les places sont toujours retenues d’avance. C’est un brave homme, un père pour ses ouvriers, et mon père dit que s’il est si bon, cela tient à ce qu’il en sait long et qu’il voit bien des choses que les autres patrons ne voient pas. »

Ce langage était beaucoup trop sérieux pour moi, et j’avoue que je n’y prêtai pas grande attention. Et cependant quelle leçon il contenait pour moi si j’avais été en état de comprendre ! Que de fois j’ai repensé à mon rousseau dans le cours de ma vie, et que de fois j’ai regretté aussi amèrement que lui le temps perdu.

Les cancres se bercent de l’illusion qu’il leur suffira, au bon moment, de donner un grand coup de collier pour réparer le temps perdu. Quelle pitoyable erreur ! On peut arriver à ne plus perdre de temps, mais le temps perdu est bien décidément perdu et ne se répare jamais. Et penser que le temps est l’étoffe de la vie !

J’ai vu, comme tout le monde, des cancres er, haut la main, leur baccalauréat. J’ai vu, comme tout le monde, des cancres de collège faire de brillantes fortunes. Ces exemples, qui ne sont pas rares, encouragent messieurs les cancres et ils aiment à se les citer entre eux en jetant, par-dessus l’épaule, un regard de dédain sur les travailleurs.

Messieurs les cancres auraient raison de triompher si le baccalauréat était le véritable but des études classiques, et l’acquisition de la richesse le véritable but de la vie.

On peut être bachelier et riche sans être un homme distingué. Or, dans toutes les sphères où s’exerce l’activité humaine, il y a des gens distingués et d’autres qui ne le sont pas ; les gens distingués sont ceux qui savent, et les gens vulgaires sont ceux qui ne savent pas. Car l’instruction élargit l’intelligence et le cœur. L’homme véritablement instruit voit les choses de plus haut, les juge plus sainement, et il lui est plus facile et plus naturel d’être juste et généreux, et de pousser l’esprit de justice et de générosité jusqu’à l’abnégation et au sacrifice.

Le monde, dont le vocabulaire est plein d’expressions impropres, appelle volontiers distingués les gens qui ont une tournure élégante, des habits du grand tailleur, des chemises du grand chemisier et des bottes du grand bottier, s’ils joignent à cela du savoir-vivre, de la courtoisie, une connaissance parfaite des usages du monde et de son langage brillant et superficiel. Il ne faut point faire fi de ce genre de distinction, qui donne à la vie de société tant de charme et d’agrément. Quand un même homme réunit les deux genres de distinction, c’est un homme parfait, un vrai gentleman.

Ce que je veux dire, c’est que l’un peut aller sans l’autre, et que, s’il fallait absolument choisir, le sportsman le plus distingué, s’il n’était distingué que comme sportsman, pourrait disparaître sans laisser un grand vide et sans que le pays en souffrît. L’autre, au contraire, est la force et l’honneur du pays. Ce sont les artisans distingués qui soutiennent son industrie et l’élèvent, par la perfection du goût, au-dessus des industries étrangères. Ce sont les œuvres des artistes et des écrivains distingués qui épurent et ennoblissent son goût, élèvent ses idées et assurent sa suprématie morale. Eux disparus, il y aurait sur tous les points un affaissement dont on ne tarderait pas à s’apercevoir.

Aussitôt que le son de la cloche nous eut réunis autour de la table du déjeuner, je racontai que je venais d’avoir une entrevue avec mon ami Louvat, et que je lui avais promis de lui prêter des livres.

Mon grand-père sourit et me demanda quels livres je comptais prêter à cet excellent ami.

« Mais, grand-père, répondis-je assez, surpris de la question, des livres, n’importe quels livres.

— J’ai idée, reprit mon grand-père en trempant méthodiquement une mouillette dans son œuf à la coque, que si ce garçon a réellement le désir de s’instruire, n’importe quels livres ne feraient pas son affaire.

— Eh bien ! dis-je avec mon aplomb ordinaire, je lui demanderai ceux qu’il aimerait le mieux.

— Il ne le saura peut-être pas lui-même. On peut avoir le désir de s’instruire, ce qui, par parenthèse, est le plus noble désir que puisse éprouver un jeune garçon, et le mieux fait pour combler de joie ses parents et ses amis… »

Cette parenthèse me déplut, parce que j’y crus voir une petite pointe à mon adresse. Aussi, pour rompre les chiens, m’écriai-je avec plus d’impétuosité que de politesse :

« Grand-père, tu as du jaune d’œuf à ta moustache.

— Je t’ai déjà fait observer, me dit doucement ma mère, qu’il n’est pas poli d’interrompre une personne qui parle, surtout une personne âgée, surtout ton grand-père. »

Je baissai le nez sur mon assiette.

Mon grand-père, après s’être essuyé la moustache, reprit tranquillement :

« Ce désir de s’instruire fait le plus grand honneur à notre ami Louvat. Mais on peut avoir le désir de s’instruire sans savoir par quel bout s’y prendre. Pour lire avec fruit, il faut lire avec méthode. Bref, je me charge de l’affaire. Je verrai le père de notre ami Louvat ; je ferai parler notre ami Louvat lui-même, et alors je me rendrai compte de ce qu’il y aura à faire et nous le ferons.

— Grand-père, m’écriai-je avec vivacité, si tu vois le père de Louvat, ne lui dis pas que son fils m’a donné une pile. Ce n’est pas sa faute s’il me l’a donnée, tu sais que c’est moi qui ai voulu la recevoir.

— Voilà un très bon sentiment, » me dit mon grand-père. Ensuite il se pencha du côté de ma mère et il lui murmura derrière sa serviette : « chevaleresque ! »

Quoiqu’il eût parlé tout bas, j’entendis le mot et j’en compris le sens ; mais je fis semblant de n’avoir rien entendu, pour ne pas désobliger mon grand-père.

Il reprit presque aussitôt :

« J’ai envie de conduire ce bonhomme au docteur Bilbarteault pour qu’il lui tâte la tête. Si, par hasard, notre ami Louvat avait quelque part la bosse de l’agriculture, je pourrais peut-être faire quelque chose de plus pour lui que de lui prêter des livres.

— Oh ! oui, grand-père, » m’écriai-je vivement.

Cette fois, ma mère me sourit et échangea avec mon grand-père un regard d’intelligence.

Mes deux tantes vinrent nous voir dans l’après-midi. J’étais si heureux de n’avoir point de devoirs à faire, et si fier d’avoir reçu une pile et d’en porter les marques glorieuses, que je fus pour elles, à ce que prétendent les traditions de famille, d’une amabilité parfaite et d’une courtoisie chevaleresque. Pas une seule fois, pendant une longue visite de deux heures, il ne m’arriva de leur dire : « Je veux. » Et même, tante Aglaé ayant laissé tomber son mouchoir, je me précipitai par terre à deux genoux pour le lui ramasser. Il faut croire que cet acte de déférence inaugurait une ère nouvelle et n’avait point de précédents dans le é, si j’en juge par les remercîments enthousiastes de tante Aglaé, et par les louanges hyperboliques de tante Euphrosyne.

CHAPITRE XI 1t625c

Je prends goût aux choses hippiques, mais non pas au travail. – M. Pellerin. – Mes premiers essais de grammaire latine.

Deux années tout entières se sont écoulées depuis ma grande aventure. Il n’est plus question de mon œil poché et de mon oreille déchirée ; mais, par exemple, il est toujours question, et plus souvent que ne le voudrait ma mère, de la magnanimité que j’ai montrée en cette occasion. J’ai étonnamment grandi en taille, mais pas en amour du travail. Non, l’appétit ne m’est pas venu, et la tâche imposée me paraît toujours aussi fade et aussi nauséabonde.

Mon grand-père et mes tantes prétendent que c’est la rapidité de la croissance qui a empêché l’appétit de venir. Je suis si mince et si fluet ! Que peut-on raisonnablement attendre d’un pauvre enfant qui est tout en jambes, et quelles jambes, de véritables pattes de coq ! Laissez-le se remplumer et vous verrez. Je me remplumai, et l’on ne vit rien venir, rien du tout. Si ! je me trompe, on vit venir la ion des épingles de cravate, surtout de celles qui représentaient des freins, des mors, des fouets, des fers à cheval et autres ornements hippiques. On vit venir la ion du cheval, qui ravit mon grand-père et jeta ma mère et mes tantes dans des transes perpétuelles, car j’étais d’une hardiesse qui frisait la témérité.

Et, malgré leurs terreurs, mes tantes me comblaient d’épingles hippiques, de cravates à la mode, de fins mouchoirs que je portais dans ma poche de côté, et que je parfumais d’essences superfines, achetées sur ma bourse particulière que mes tantes ne laissaient jamais vide, malgré les réclamations et les remontrances de ma mère.

Sous prétexte que mes pattes de coq ne me faisaient pas honneur, j’avais obtenu d’être introduit dans un véritable pantalon, comme un homme. La veste alla redre le knickerbocker et fit place au veston ; le souvenir de mon ami Louvat alla, lui aussi, redre les choses du é. Il faut dire que je l’avais perdu de vue, mon grand-père l’ayant fait entrer dans une pension d’enseignement primaire, avec l’intention de lui donner un bon emploi quand il aurait terminé ses études.

Peu à peu, et sans m’en apercevoir, j’avais fait peau neuve, excepté sur un point : je n’apprenais quelques petites bribes que contraint et en désespoir de cause. Ma mère avait eu la modestie de s’en prendre de son insuccès à elle-même, et me faisait donner des leçons par un professeur du collège, le meilleur qu’on avait pu trouver.

Cet excellent homme suait sang et eau à me faire comprendre les choses les plus simples, et encore n’y parvenait-il pas toujours. D’ailleurs, comme mon imagination chevauchait toujours par monts et par vaux, il se trouvait, les trois quarts du temps, que j’avais oublié le lendemain ce qu’il m’avait profondément inculqué la veille.

Alors il essuyait ses lunettes et reculait sa chaise pour embrasser d’un seul coup d’œil l’ensemble de ma personne ; et il me contemplait longuement à travers le cristal de ses lunettes, aussi penaud et aussi embarrassé qu’un naturaliste à qui l’on présenterait un animal qui ne rentre dans aucune classification connue.

Et pourtant, en sa qualité de professeur, que de cancres il devait avoir vus et analysés ! Évidemment, je le déroutais.

Mon professeur, M. Pellerin, qui était l’honnêteté en personne, ne cherchait jamais, comme on dit, à dorer la pilule, et sa franchise effarouchait souvent mon grand-père et mes tantes.

« Ce n’est pourtant pas manque d’intelligence, objectait mon grand-père.

— Non, assurément, répondait M. Pellerin, quoique par moments on pût être tenté de le croire.

— Eh bien alors ?… »

M. Pellerin levait les deux bras au ciel et répondait par ce seul mot : « Inexplicable. »

« Monsieur Pellerin, vous nous surprenez, ma sœur et moi, lui disait tante Aglaé : cet enfant est si poli, si complaisant, si bien élevé.

— Mon Dieu, mademoiselle, il est tout ce que vous dites, et ce sera quelque jour un jeune homme charmant, et il n’aura pas son pareil pour conduire un cotillon ; mais, je suis forcé de le dire, il ne fait absolument rien. »

Ma mère, quelquefois, entrait dans ma chambre aux heures où j’étais censé travailler. Alors elle me trouvait tranquillement endormi ; quand je ne dormais pas, je regardais courir les nuages ou voler les mouches, ou bien, par la fenêtre ouverte, je jetais des cailloux aux poules de la basse-cour pour les faire crier.

Elle me posait doucement la main sur l’épaule et me regardait d’un air attristé. Je me levais brusquement et je l’embrassais pour l’empêcher de me gronder. Quelquefois elle réussissait à me dire : « Si tu savais quel chagrin tu me fais ! »

Comme un enfant gâté, je posais ma tête sur son épaule et je lui répondais :

« Voyons, petite mère chérie, ne me dis pas que je te fais du chagrin ; tu sais bien que je ne voudrais pas, pour un empire, te faire du chagrin.

— Cependant tu m’en fais.

— Voyons, maman mignonne, souris-moi et dis-moi que tu ne m’en veux pas.

— Je ne t’en veux pas, mais…

— Je savais bien que tu ne m’en voulais pas. D’abord, tu as ri ; je t’ai vue rire.

— Voyons, Lucien, pourquoi ne travailles-tu pas ?

— Mais, maman mignonne, je travaille autant que je peux ; seulement, je ne peux pas beaucoup. Est-ce ma faute, à moi, si je n’ai pas la tête à ces choses-là ?

— On peut ce qu’on veut, monsieur.

— Tu sais bien que non, puisque toi, qui aurais si bien voulu me faire apprendre toutes ces choses assommantes, tu n’as jamais pu me les mettre dans la tête. »

C’est avec des arguments de cette force que je réduisais ma pauvre mère au silence ; car elle aimait mieux garder le silence que de combattre sérieusement des raisonnements aussi saugrenus.

Quelquefois, tout en se trouvant réduite au silence comme un orateur qui croit au-dessous de sa dignité de haranguer une foule bruyante et déraisonnable, ma mère conservait un air sévère et désapprobateur. Alors j’avais l’effronterie de lui dire : « Voyons, maman mignonne, ne fais pas semblant d’être méchante ; tout le monde sait bien que tu ne l’es pas. Tu es bien plus jolie quand tu ne fronces pas les sourcils. Attends, je sais bien ce que je vais faire : je vais t’embrasser sur les sourcils, et il n’y paraîtra plus. »

Alors, abusant de ma force naissante, je prenais les deux mains de ma mère et je finissais toujours par en arriver à mes fins.

Je ne veux me faire ici ni meilleur ni plus mauvais que je ne l’étais à cette période de ma vie.

Je tiens donc à expliquer la contradiction choquante qu’il y avait entre mes sentiments réels et ma conduite. Malgré les apparences, j’avais au fond, pour ma mère, beaucoup d’affection et de respect. Alors, pourquoi persévérer obstinément dans ma paresse qui la désespérait ? Pourquoi lui fermer la bouche avec une familiarité si éloignée du respect, toutes les fois qu’elle voulait protester contre ma paresse ?

En faisant ici ma confession, je crois que je ferai celle de bien des cancres. Quand les parents et les maîtres, éclairés par l’expérience de la vie, plaident auprès des enfants la cause de l’obéissance, de la discipline et du travail, les enfants se figurent volontiers que les parents exagèrent, qu’ils savent bien, au fond, que leurs exigences sont excessives, et demandent beaucoup pour obtenir peu. Car les cancres avoueraient à toute force qu’ils sont tenus à un tout petit peu de travail et à un soupçon d’obéissance, sauf à ne concéder ce tout petit peu que quand cela ne les gêne pas trop.

La première réprimande n’est pas sans produire quelque effet ; la seconde en produit déjà moins. Et, comme les mêmes fautes amènent toujours les mêmes réprimandes, reproduites à peu de chose près dans les mêmes termes, les paroles frappent toujours l’oreille, mais le sens ne pénètre plus jusqu’à l’esprit et ne frappe plus l’attention. « Les parents et les maîtres répètent toujours la même chose ! » disait certain cancre de ma connaissance ; mais il n’ajoutait pas que les enfants commettent toujours les mêmes fautes.

Quant à moi, j’étais assez fin pour comprendre que mon grand-père et mes tantes déaient, à mon égard, toutes les limites de l’indulgence, et je n’en voulais pas trop à ma mère de protester indirectement contre leur faiblesse en me suppliant de travailler un peu. Mais, tout en faisant la part du feu, je me disais qu’au fond elle savait bien à quoi s’en tenir. Jamais il ne m’est arrivé de lui tenir tête sérieusement ; jamais, non plus, je n’ai cru qu’elle fût aussi profondément affligée qu’elle affectait de le paraître ; car, à force d’avoir été répétées, ses plaintes manquaient pour moi d’accent.

Voilà pourquoi et comment, sans jamais plaider la cause de la paresse (quel est le cancre qui pousserait aussi loin l’effronterie ?), j’en étais venu à répondre à ses plaintes par des cajoleries d’enfant gâté, et à ses raisonnements par des sophismes ridicules.

Comme ma conscience trouvait commode de ne me rien reprocher à l’égard de ma mère, ma vie aurait été la plus douce vie du monde, si M. Pellerin se fût montré plus traitable.

C’était un homme d’une cinquantaine d’années, austère, méthodique, toujours rasé de frais, toujours vêtu de noir, toujours sur ses gardes. Ses lunettes vous transperçaient d’outre en outre, son toupet gris avait un air comminatoire, et surtout sa logique était inflexible. Jamais il ne se mettait en colère, mais jamais il ne reculait d’une semelle.

Je ne pouvais pas le cajoler comme ma petite maman ; et, quoiqu’il se montrât très sensible à ma politesse et à mes prévenances, il revenait toujours à la question.

En entrant dans la maison, il y avait introduit un nouvel instrument de supplice, comme si l’arsenal classique n’eût pas déjà été assez riche en engins de cette nature. Cet instrument de supplice, c’était la grammaire latine.

Je veux parler ici de la grammaire latine sans rancune, malgré les horribles tortures qu’elle m’a infligées.

L’Université, dans ce temps-là, vivait tranquillement sur cette fausse idée que plus tôt on commence le latin, mieux on doit le savoir. C’est justement le contraire qui est vrai, et on l’a bien senti depuis. Comme l’esprit des petits enfants est absolument incapable de rien comprendre à la manière de penser des Latins, on fabriquait à leur usage de petits livres pensés en français et écrits dans un latin qui ressemblait à du français. Qu’en résultait-il ? Après avoir longtemps traîné son ennui sur ces opuscules, le petit écolier se trouvait dégoûté du latin à l’âge où il eût pu en commencer l’étude avec fruit. De plus, il était saturé d’un latin de mauvais aloi qu’on avait des peines infinies à lui faire oublier. Des années entières étaient employées à cette tâche ingrate et souvent stérile.

Aujourd’hui, grâce à Dieu, l’on procède tout autrement. Par des études plus attrayantes et mieux appropriées à la nature de son esprit, le petit écolier se prépare, en apprenant à penser et à réfléchir, à aborder l’étude du latin en temps opportun. Je ne prétends pas que ce système, plus logique et plus sain, eût fait de moi un disciple plus attentif et plus zélé. Peut-être m’eût-il, au moins, épargné quelques ennuis superflus ; mais je crois que, cancre par nature, cancre je fusse demeuré quand même, puisque, d’instinct, j’avais pris en horreur les simples éléments du français, de l’histoire et de la géographie, lorsqu’ils m’étaient enseignés par une mère si intelligente, si patiente et si dévouée.

Plusieurs fois déjà, M. Pellerin avait manifesté des doutes sur l’utilité de ses leçons, lorsqu’un beau jour je comblai la mesure. Je ne savais pas mes leçons et je n’avais pas fait mes devoirs. J’essayai, en désespoir de cause, de tourner la chose en plaisanterie, et de servir à M. Pellerin quelques-uns des raisonnements saugrenus qui déconcertaient ma pauvre mère sans la convaincre, bien entendu.

Mais M. Pellerin était un vieux routier, qui connaissait à fond toutes les rubriques des écoliers les plus madrés.

Il m’écouta d’abord en me regardant fixement dans le blanc des yeux, les deux coudes appuyés sur la table, les deux mains se touchant par le bout des doigts, et formant comme une espèce de dais au-dessus de la grammaire latine, qui était ouverte devant lui, à l’endroit du verbe polliceor.

« Cela ne prendra pas ! me dit-il sèchement ; épargnez-vous des frais de rhétorique absolument inutiles ! »

Je m’interrompis au milieu d’une phrase et je regardai M. Pellerin avec terreur. Son petit toupet gris se hérissait comme la huppe d’un kakatoès irrité ; ses lunettes lançaient des éclairs d’indignation ; les deux coins de sa bouche s’étaient abaissés, et sur ses lèvres se jouait un sourire amer et ironique. Sa main droite modelait son menton, ce qui, chez lui, était un signe de vive irritation. Enfin sa main gauche, qui était restée suspendue comme le bras du Seigneur sur la tête des méchants, s’abattit brusquement sur le verbe polliceor.

CHAPITRE XII p1m70

M. Pellerin m’abandonne à mon malheureux sort.

« Oui ou non, me dit M. Pellerin avec une irritation contenue, savez-vous le verbe polliceor ?

— Non, monsieur.

— Pourquoi ?

— Parce que j’étais fatigué hier dans l’après-midi en descendant de cheval.

— Vous n’aviez qu’à n’y pas monter.

— Je me suis endormi malgré moi sur mon livre.

— Le jour est fait pour travailler, la nuit pour dormir. Du moins, de mon temps, c’était comme cela, et l’on ne s’en portait pas plus mal. Voyons votre analyse. »

Je lui tendis mon cahier en tremblant ; il le prit cérémonieusement, se renversa sur le dossier de sa chaise et se mit à contempler mon analyse en le tenant à bout de bras. L’ayant considérée de loin, il jugea à propos de la regarder de plus près. Pour procéder à cette opération, il fit un brusque haut-le-corps et a son bras gauche derrière le dossier de sa chaise, appuya son coude droit sur la table et planta mon cahier à six pouces de son nez.

De longue date, je connaissais cette pantomime, et je me fis tout petit, pressentant qu’elle était le prélude d’une explication orageuse.

« Monsieur, lui dis-je timidement pour conjurer l’orage.

— Monsieur ? » répéta-t-il d’un ton interrogatif ; je ne l’avais jamais vu si cérémonieux et si solennel.

« Monsieur, dit-il avec un calme effrayant, ne prenez pas la peine de m’assurer que vous êtes un paresseux incorrigible. Dieu merci ! j’ai des yeux pour voir ! » et, tout en parlant, il scandait ses paroles par des coups du revers de sa main qu’il appliquait à intervalles réguliers sur la page incriminée.

Ce mouvement régulier me fascina et attira mon attention sur la page du cahier qui était tournée de mon côté. Bonté divine ! Elle était couverte de dessins informes, qui représentaient soi-disant des chevaux et des cavaliers, à profusion. Pourvu qu’il ne vienne pas à l’idée de M. Pellerin d’y jeter les yeux.

Tout en continuant à battre la mesure sur mon cahier, M. Pellerin me demanda en ricanant :

« Il n’y a pas erreur, n’est-ce pas ? C’est bien là ce que vous appelez votre analyse ?

— Oui, monsieur.

— Tentative d’analyse, tant que vous voudrez, simulacre d’analyse, caricature d’analyse, je vous l’accorde ; mais analyse ! allons donc ! Dix misérables lignes, gribouillées à la diable, cinq minutes avant l’heure de la leçon, ne constituent pas une analyse.

— Monsieur, bredouillai-je d’une voix indistincte, je vous assure que ce n’est pas ma faute.

— Vous verrez que c’est la mienne, » dit M. Pellerin en s’adressant, par-dessus ma tête, au mur qui lui faisait face. Ses yeux ayant pris une expression vindicative, j’en conclus que ses regards étaient tombés sur un trophée hippique, que j’avais élaboré la veille avec beaucoup de soin et de temps. Ledit trophée se composait d’une pelote en forme d’écusson, œuvre de ma tante Aglaé ; sur cette pelote, j’avais piqué symétriquement toutes mes épingles hippiques, sauf celle qui était de service pour le moment.

Au-dessus de la pelote, j’avais suspendu deux éperons d’argent, présent de ma tante Euphrosine. Au-dessus de cet ensemble se croisaient deux cravaches : l’une, très simple, qui me venait de ma mère, l’autre, très riche et très ornée, que m’avait donnée mon grand-père, je ne sais plus sous quel prétexte.

Tout le temps que M. Pellerin contempla mes trésors d’un air de souverain mépris, je me sentis incapable de continuer mon développement.

Quand il ramena sur moi ses regards, je repris :

« Monsieur, mes tantes sont venues hier er la soirée chez nous. »

Avec la fausse bonhomie de l’homme qui vous comprend à demi-mot, mais qui veut vous contraindre à parler pour vous confondre plus sûrement, il me dit d’une voix encourageante :

« Cette démarche n’a rien que de naturel et de légitime.

— Mes tantes sont restées jusqu’à dix heures, » ajoutai-je en regardant la table, pour éviter de le regarder.

Toujours avec la même bonhomie, il déclara que dix heures n’était point une heure indue, qu’à la vérité la ville était assez mal éclairée le soir, mais que justement, la veille, à dix heures, il faisait un clair de lune superbe. Il espérait donc que mes tantes, après avoir é une agréable soirée, avaient pu rentrer chez elles sans encombre.

Il jouait avec moi comme le chat avec la souris ; je le sentais bien. Aussi sa feinte douceur m’épouvantait plus que la plus violente colère, et j’attendais avec une terreur folle le coup de griffe définitif.

« Et puis ? » me dit-il avec cette aménité qui me faisait trembler. Je sentis que je perdais la tête. Je tirai mon mouchoir de ma poche de côté ; aussitôt un suave parfum d’ylang-ylang se répandit dans toute la chambre. M. Pellerin ouvrit les narines toutes grandes, ramena sa lèvre inférieure sur sa lèvre supérieure et hocha la tête. Une fois mon mouchoir hors de ma poche, je me demandai pourquoi je l’en avais tiré, et, ne sachant plus qu’en faire, je le roulai en tampon et je m’en frottai machinalement la paume des mains.

« Et puis ? répéta M. Pellerin avec un redoublement de douceur et de suavité.

— On m’a forcé de rester au salon.

— Pauvre enfant sur qui l’on a exercé une pénible contrainte, si bien exprimée par le verbe forcer. Il voulait s’en aller travailler ou dormir pour se préparer au travail du lendemain matin, mais on l’a forcé de rester ; peut-être même ne s’en est-on pas tenu aux paroles et l’a-t-on retenu par le pan de son veston, au moment où il s’esquivait, eh ? »

Comme je ne répondais pas, il reprit : « On, pronom indéfini, ne désigne personne en particulier. Pourrais-je, sans indiscrétion, savoir quelle est la personne, ou quelles sont les personnes particulièrement désignées ici par ce scélérat de pronom indéfini ? Est-ce madame votre mère ?

— Non, monsieur, maman m’a dit plusieurs fois que je n’étais pas raisonnable et que je ne pourrais pas me lever ce matin.

— Est-ce le général ?

— Non, monsieur, grand-père ne disait trop rien ; seulement, comme il voyait que cela m’amait de prendre le thé avec tout le monde, il ne m’a pas dit de m’en aller, et même…

— Et même ?

— Il a prié maman de me faire ce petit plaisir.

— Sont-ce mesdemoiselles Barbezieux ?

— N… on, monsieur ; du moins, elles ne m’ont pas ordonné de rester, mais elles ne m’ont pas non plus ordonné de partir ; et comme je les aime beaucoup…

— Sentiment fort respectable, » dit M. Pellerin avec un grand sérieux.

Ensuite, sans même daigner me faire observer que j’avais donné une légère entorse à la vérité en parlant de contrainte, il me demanda à quelle heure je m’étais levé ?

Je m’étais levé à six heures lorsque maman était venue me réveiller, mais je m’étais senti la tête si fatiguée et les paupières si lourdes, que je m’étais recouché machinalement, sans le faire exprès. Comme ma mère avait eu à sortir, elle n’avait pas pu venir voir si j’étais au travail, et je ne m’étais réveillé qu’à huit heures moins un quart, la leçon étant à huit heures et demie. Alors, j’avais fait ma toilette, et… et… et…

« Et vous avez produit ce chef-d’œuvre, » dit M. Pellerin en jetant un dernier regard sur ma tentative d’analyse.

Avant de me rendre mon cahier, il eut la malencontreuse idée de le retourner. Ses yeux n’exprimèrent ni la colère ni l’indignation, comme je l’avais craint tout d’abord. Mais, par exemple, il me fit la question la plus cruelle que l’on puisse adresser à un artiste.

« Quels sont donc, me demanda-t-il, ces animaux rudimentaires qui ont l’air de courir sur ce papier ?

— Ce sont des chevaux ! lui répondis-je en pétrissant de nouveau mon mouchoir.

— Ah ! ce sont des chevaux ; au fait, en y regardant de près, ces bêtes antédiluviennes ressemblent plus à des chevaux que ceci à une analyse. »

Et il appliqua un coup de doigt bien sec sur ma pauvre analyse.

« On voit, reprit-il, que ces pauvres bêtes, assez informes d’ailleurs, ont été soignées avec plus de prédilection que l’analyse. Vous aimez plus les chevaux que les analyses ; c’est une préférence qui peut s’expliquer. Voici quinze chevaux, sans compter les demi-chevaux et les quarts de chevaux, sans compter les cavaliers et les fractions de cavaliers. Il vous a fallu plus d’une heure et demie pour parfaire ce chef-d’œuvre ; et l’on peut dire que voilà une heure et demie irablement employée. »

Ayant ainsi parlé, M. Pellerin examina mon trophée hippique avec l’attention soutenue d’un fin connaisseur. Du trophée hippique, ses regards se portèrent sur l’épingle que je portais à ma cravate.

C’était un cheval en argent oxydé, qui galopait crinière au vent et se détachait irablement sur le fond cramoisi d’une magnifique cravate de satin.

« Des goûts et des couleurs, reprit-il avec enjouement, on ne peut disputer. Ce doit être vrai, puisque le proverbe le dit. »

Alors, donnant un dernier coup de doigt sur mes dessins d’abord et sur mon analyse ensuite, il ajouta :

« Ceci explique cela. Mais comme j’ai plus de goût pour cela que pour ceci, et vous plus de goût pour ceci que pour cela, il en résulte logiquement que nous ne sommes pas près de nous entendre ; comme je suis trop vieux et vous trop entêté pour changer de goûts, nous pourrions discuter jusqu’au jugement dernier sans jamais tomber d’accord. Les discussions trop prolongées engendrent l’aigreur et l’animosité, qui sont des sentiments condamnables. Quittons-nous bons amis, pendant qu’il en est temps encore. Cette fois donc, je ne vous dis pas à demain ! je vous dis adieu ! » Je le regardai d’un air ahuri.

Il se leva, prit son chapeau et sortit tranquillement, me laissant dans une épouvantable confusion d’idées et de sentiments.

Que de fois, en mon âme de cancre, j’avais ardemment souhaité que ma mère le priât de ne plus revenir ! Et maintenant que mon souhait se trouvait subitement accompli, je restais là les bras pendants, le cœur gros, les regards stupidement fixés sur la porte, me demandant ce qui allait m’advenir, car je devinais bien que les choses ne pouvaient pas en rester là.

Sans oser bouger de ma place, de peur d’attirer l’attention sur ma misérable personne, je prêtais l’oreille aux moindres bruits de la maison.

Les gouttelettes du jet d’eau, en retombant dans la vasque, produisaient comme une joyeuse petite chanson. On voyait bien que le jet d’eau n’avait pas eu affaire à M. Pellerin, lui ! Un des bassets bâillait à se décrocher la mâchoire. Une mère poule gourmandait ses poussins d’une voix à la fois grave et indulgente. La vie à la maison suivait son cours ordinaire, comme si je ne venais pas d’être la victime d’une effroyable catastrophe !

Au bout d’une demi-heure, qui me parut un siècle, j’entendis dans le couloir un froufrou de jupes, et presque aussitôt ma mère entra ; elle était rose et souriante. Son sourire m’apprit qu’elle n’avait pas rencontré M. Pellerin ; d’ailleurs, elle venait du dehors, car elle avait encore son chapeau sur la tête.

« M. Pellerin est déjà parti ? me demanda-t-elle avec surprise.

— Oui, maman, répondis-je d’une voix étranglée, il est parti ce matin plus tôt que de coutume.

— Et la leçon ? »

Je détournai la tête, ma mère soupira.

« Tu es tout pâlot, mon pauvre chéri, » reprit-elle en m’embrassant. Ce baiser que je ne méritais pas me causa une sorte de frisson ; mais je n’osai pas dire la vérité à ma mère.

ant son bras autour de mon cou, elle me dit tout bas à l’oreille :

« Tu t’es couché trop tard hier soir et tu n’as pas assez dormi. »

Cette tendre sollicitude me mettait au supplice ; sans le vouloir je fis un effort pour me dégager de la douce étreinte de ma mère.

« Tu ne m’échapperas pas, ajouta-t-elle gaiement, en approchant sa joue de la mienne ; une autre fois, n’est-ce pas ? chéri, tu seras plus raisonnable, et tu monteras te coucher aussitôt que je te le dirai.

— Oui, maman, répondis-je de plus en plus honteux de moi-même.

— Des secrets de famille ? dit une voix joyeuse. C’était la voix de mon grand-père. Il avait entr’ouvert la porte, et, la main sur le bouton, faisait mine de vouloir la refermer sur nos secrets de famille.

« Entrez, mon père, vous n’êtes jamais de trop, vous le savez bien. Est-ce que vous ne trouvez pas notre garçon un peu pâlot ce matin ? »

Mon grand-père prit tout de suite un air inquiet et demanda avec sollicitude à quoi pouvait tenir cette pâleur.

« Je crois, lui répondit ma mère en le regardant bien en face, qu’il n’est pas bon pour les enfants de cet âge de veiller si tard. »

Mon grand-père comprit l’allusion et se dirigea précipitamment vers la porte, en disant qu’il croyait avoir entendu quelqu’un l’appeler.

« Vous savez bien que personne ne vous appelle, lui dit ma mère en le menaçant du doigt ; ce que vous avez entendu, c’est probablement le cri de votre mauvaise conscience.

— Eh bien ! ma mignonne, mettons que c’est le cri de ma mauvaise conscience, » Alors il mit sa main droite sur sa main gauche, prit un air humble et dit d’une voix soumise : « Mignonne, je ne le ferai plus. Ah ! à propos, ajouta-t-il en changeant de ton, nous avons une bonne heure et demie devant nous avant le déjeuner. Voulez-vous nous permettre de faire un petit temps de galop. Cela fera du bien à notre pauvre pâlot. »

CHAPITRE XIII 5r4q73

Je deviens dissimulé par vanité. – Un bon point peu mérité.

Ma mère nous autorisa à faire un petit temps de galop. Dans l’excitation de la course, j’oubliai complètement ma mésaventure et mes remords ou plutôt mes appréhensions. Il me semble même que, par suite d’une réaction momentanée, je fus d’une gaieté plus bruyante qu’à l’ordinaire.

Mon grand-père, qui n’y entendait point malice, riait de mon babil et de mes plaisanteries.

Tout à coup il me demanda d’un air inquiet si je me sentais indisposé.

C’était au retour. Nous venions de er devant le Mail ; le Mail est une longue promenade en ligne droite, plantée de vieux tilleuls, qui s’enfonce en perspective entre la ville proprement dite et une série de jardins et de maisons de plaisance où les riches bourgeois et les marchands aisés de la Ferté-des-Champs viennent er l’après-midi du dimanche, en famille, sous leurs tonnelles, leurs quinconces et leurs boulingrins.

Sous la voûte des tilleuls je venais d’apercevoir un promeneur solitaire, dont la vue m’avait rejeté brusquement dans le courant de mes appréhensions. Ce promeneur solitaire, c’était M. Pellerin. Il avait le chapeau sur les yeux, la tête penchée, les mains derrière le dos ; il marchait lentement, à grandes enjambées, et semblait méditer quelque grave décision.

Croyant que je n’avais pas entendu sa question, mon grand-père la répéta. Je l’avais bien entendue cependant, mais comme il me répugnait de répondre par un mensonge ou par un faux-fuyant, et que je ne me sentais pas le courage de dire nettement la vérité, j’avais fait la sourde-oreille, ce qui, par parenthèse, était un commencement de mensonge. Nettement interpellé, j’alléguai la fatigue de la veille et le mauvais sommeil d’une nuit incomplète. Cette fois j’étais en plein mensonge ; il eût été si simple cependant d’avouer tout de suite la vérité. Mais, l’ayant déjà cachée à ma mère, je fus tout naturellement entraîné à la dissimuler à mon grand-père et à laisser les choses se débrouiller d’elles-mêmes.

En me remettant, par la pensée, dans la situation d’esprit où je me trouvais alors, il ne m’est pas difficile de voir la cause de mon embarras et de mon silence : c’était la vanité blessée, cruellement blessée.

Je ne faisais nulle difficulté, quand ma mère me reprochait ma paresse, d’alléguer comme excuse mon incapacité. Mais je souffrais cruellement d’avoir été pris au mot par M. Pellerin, et d’avoir été abandonné par lui comme incurable.

Ce qui me confirme dans mon opinion, c’est un fait bien connu des professeurs et des écoliers. Les cancres les plus invétérés et les plus opiniâtres, ceux qui prennent à tâche de résister à toutes les tentatives que fait le professeur pour les retirer de leur bourbier, prennent des airs scandalisés quand le professeur fait mine de les y laisser croupir tranquillement et d’ignorer leur présence. Ils commencent par jouir avec délices du repos inespéré qu’ils ont si glorieusement conquis ; mais, s’il se prolonge, on les voit s’agiter, rougir d’indignation, prendre leurs voisins à témoin, et finalement lever la main pour répondre (quitte à répondre une sottise), quand le professeur adresse une question à la classe en général.

À mesure que les heures s’écoulaient, je sentais se resserrer autour de moi le cercle où j’étais enfermé depuis le matin. Je me livrais aux suppositions les plus effrayantes et je formais, tout en déjeunant, les projets les plus déraisonnables. Et penser qu’un aveu bien franc et bien sincère m’aurait tiré de ce labyrinthe. Car telle est la force et la vertu de la vérité qu’elle résout les difficultés les plus inextricables, ou du moins les met en bonne voie d’être résolues.

Jusque-là les aveux francs et sincères ne m’avaient guère coûté, car je pouvais compter sur la sympathie et l’indulgence de ceux qui avaient autorité sur moi et surtout, oh ! surtout, ma vanité, jusque-là, n’avait jamais eu à en souffrir.

Plusieurs fois la vérité me vint sur les lèvres ; chaque fois l’orgueil arrêta au age. J’avais beau tourner et retourner la chose dans ma tête, je ne trouvais aucun biais pour rendre mon rôle moins humiliant et ma déconvenue moins piteuse. Si seulement M. Pellerin se fût mis en colère et eût prononcé quelque parole un peu dure qui me permît de jouer le rôle de victime. Mais par la froideur de son mépris, le calme de sa décision, tout en m’exaspérant jusqu’à la rage, il ne me laissait d’autre ressource que de dire à ma mère et à mon grand-père : « M. Pellerin ne reviendra plus parce que je suis trop paresseux ! »

Par moments, je songeais à aller trouver M. Pellerin, pour le supplier de revenir et pour lui promettre de travailler à l’avenir. L’instant d’après, j’étais épouvanté de mon audace et de mon imprudence. Comment M. Pellerin me recevrait-il après la scène du matin ? Avec un dédain poli sans doute ; il était si clairvoyant qu’il devinerait du premier coup que je venais sous l’impulsion de la peur. Et puis, quelle foi ajouterait-il à mes promesses, après avoir été si souvent déçu ? « Eh bien ! je lui donnerai ma parole d’honneur ! »

C’est après déjeuner, au jardin, dans l’allée de marronniers que me vint cette idée. Elle me parut si belle que je relevai la tête et que mon cœur se gonfla d’orgueil. Deux fois, d’un pas rapide, je parcourus l’allée dans toute son étendue, ruminant cette pensée, la savourant. J’étais sauvé.

Déjà je me dirigeais furtivement vers la petite porte qui donne sur l’Allée aux Chèvres, lorsqu’une réflexion m’arrêta à moitié chemin. Quand on donne sa parole d’honneur, il faut la tenir strictement, sous peine d’être déshonoré. La tenir strictement, c’est-à-dire travailler sérieusement ! Un jour après l’autre, pendant de longues années, autant dire des siècles, se pencher sur une tâche ingrate, surmonter cet affreux dégoût, cette invincible nausée, en aurais-je la force comme j’en avais le dessein ? Mon cœur défaillit, et je revins tristement sur mes pas. Je recherchais d’instinct les allées tortueuses et les petits coins solitaires, tout prêt à me dérober si je voyais venir quelqu’un. Pour la première fois de ma vie, je redoutais la présence et les questions de ceux que j’aimais le plus au monde.

Je m’étonne que de cette angoisse et de cette honte ne soit pas sortie quelque résolution généreuse. Mais il paraît que mon heure n’était pas encore venue.

Je n’étais pas assez sot pour m’imaginer que la vérité ne se découvrirait pas, j’étais même sûr qu’elle éclaterait avant la fin du jour. Je sentais bien que j’ajoutais une honte à une autre en n’ayant pas au moins le courage de prendre les devants. Mais ma volonté était paralysée par ma vanité qui refusait de faire un aveu humiliant. J’aimais mieux laisser les choses suivre leur cours ; et puis, comme il est dans la nature de l’âme humaine de s’acharner à espérer, même quand il n’y a plus d’espoir, j’espérais qu’il se erait peut-être quelque chose d’imprévu. M. Pellerin s’adoucirait peut-être ; il reviendrait le lendemain à l’heure ordinaire, me trouvant assez puni par la honte qu’il m’avait infligée et par la peur terrible qu’il m’avait faite ; ou bien encore, il serait retenu chez lui par ses rhumatismes et alors son absence s’expliquerait d’elle-même.

Puisque j’ai entrepris de dire la vérité tout entière, j’avoue à ma honte que si les vœux d’un cancre aux abois pouvaient quelque chose sur la marche des événements, le pauvre M. Pellerin aurait é au moins une bonne semaine dans son lit, à soigner ses rhumatismes. Oui, j’en vins à souhaiter malheur à un excellent homme que je ne pouvais pas m’empêcher d’estimer, si je ne l’aimais pas tendrement, et cela pour me tirer d’un mauvais pas.

Quand je jugeai qu’il était à peu près l’heure où, tous les jours, je remontais dans ma chambre pour préparer ma leçon du lendemain, ou, tout au moins, pour m’asseoir devant mon pupitre, je n’attendis pas que ma mère vînt m’avertir. Je me faufilai par la cuisine et je grimpai l’escalier aussi furtivement que si je méditais un mauvais coup.

Je m’assis, ou plutôt je me laissai tomber sur une chaise, et, la tête dans mes mains, les yeux fixés sur le verbe polliceor, je me mis à compter les minutes, essayant, mais en vain, de détourner mon esprit de ce qui était devenu une idée fixe.

J’entendis, sur le perron, le pas léger de ma mère et je tressaillis. Bientôt elle m’appela. Je pensai que tout était découvert, et, sur le moment, je me sentis incapable de répondre ou de bouger.

« Où es-tu donc ? reprit ma mère, il est l’heure de rentrer travailler. »

Elle ne savait rien encore. Je me précipitai à la fenêtre et je m’empressai de répondre : « Je suis ici, maman. »

Elle leva vivement la tête et me sourit : « Tu es déjà à l’ouvrage ! me dit-elle gaiement. Tant mieux, tu as devancé l’heure et cela me fait grand plaisir ; je te donne un bon point. »

Je n’osai pas protester contre le bon point qu’elle m’accordait si gratuitement ; mais son éloge si peu mérité accrut ma confusion.

« Par où commences-tu ton travail ? me demanda-t-elle d’un ton encourageant.

— Par les leçons, lui répondis-je pour répondre quelque chose, mais je rougis intérieurement de mon effronterie.

— Bon courage ! » me dit-elle, et elle rentra.

Ainsi, chaque minute qui s’écoulait entassait des charbons ardents sur ma tête, et me rendait de plus en plus méprisable à mes propres yeux. Je sentais que je ne pourrais endurer ce supplice jusqu’au lendemain, et j’en vins à souhaiter une bonne catastrophe, pourvu qu’elle ne se fît pas trop attendre.

Cependant, les yeux toujours fixés sur le verbe polliceor, j’épiais d’une oreille inquiète tous les bruits de la maison. J’entendis sortir mon grand-père, qui rentra peu de temps après. « Il a rencontré M. Pellerin, » pensai-je aussitôt. Mais non ! il riait et causait tranquillement avec ma mère dans le salon. Mes deux tantes arrivèrent bientôt, et, avant de monter les marches du perron, échangèrent quelques paroles avec ma mère par la fenêtre ouverte. Comme toujours, elles demandèrent de mes nouvelles. Je n’entendis pas la réponse de ma mère, mais je la devinai facilement. « C’est bon signe, dit tante Aglaé, vous voyez bien qu’il s’y met, nous l’embrasserons une autre fois ; pour rien au monde nous ne voudrions lui faire perdre son temps ! »

Là-dessus, mes deux tantes entrèrent au salon, d’où m’arrivait comme par bouffées le murmure d’une conversation générale.

Machinalement, je pris ma plume, je la trempai dans l’encre, et je cherchai de l’œil un morceau de papier blanc. Quand j’en eus trouvé un, je me mis, sans savoir ce que je faisais, à dessiner un cheval, en commençant, comme toujours, par les oreilles. Cette occupation favorite m’absorba bientôt si complètement que j’oubliai pendant quelques minutes toutes mes préoccupations. Mais j’y retombai de tout mon poids quand le cheval fut terminé. Comme je dessinais toujours les yeux très rapprochés du papier, j’avais l’habitude de placer mon œuvre terminée à distance, pour mieux jouir de l’effet. Au moment où j’allongeais le bras, ce geste, par une rapide association d’idée, me rappela celui qu’avait fait M. Pellerin, quand il s’était mis à étudier mes informes essais.

J’eus un tressaillement nerveux, et je poussai une espèce de grognement de douleur. Puis je lançai ma plume au bout de la chambre et je ai à plusieurs reprises mon pouce sur mon dessin qui n’était pas encore sec.

Ne pouvant plus tenir sur ma chaise, je me levai brusquement et je me souviens d’avoir dit à plusieurs reprises en me promenant avec agitation : « Oh ! que je suis malheureux ! » Ma voix avait un son si étrange que j’en fus effrayé ; craignant, en outre, d’éveiller l’attention des personnes qui étaient dans le salon, au-dessous de moi, j’interrompis brusquement ma promenade et je m’assis avec précaution.

Je pleurai quelque temps, la tête dans mes deux mains. Mes larmes tombaient comme une rosée amère sur le verbe polliceor ; l’impératif placé plus directement sous l’averse offrait l’aspect d’une mare. Quand je m’en aperçus, mes larmes s’arrêtèrent subitement, et je me mis à tamponner l’impératif avec mon mouchoir. Ensuite je portai ma grammaire sur la fenêtre, afin que l’impératif pût reprendre sa forme ordinaire, car le papier était terriblement gondolé.

Quand je revins m’asseoir à ma place, mes regards tombèrent sur mon analyse du matin, qui jusque-là avait été cachée sous ma grammaire latine. Les larmes m’avaient soulagé, et je puis dire qu’elles avaient emporté le plus gros de mon irritation nerveuse ; car, au lieu de tomber à coups de poing sur la malencontreuse analyse, ou bien de la déchirer en mille morceaux, comme je n’aurais pas manqué de le faire une demi-heure auparavant, je me mis à la contempler d’un air pensif et réfléchi.

Ensuite je retournai le cahier et je regardai la page de dessins. « Ceci explique cela, » me dis-je en répétant machinalement les paroles de mon professeur. Et, au fait, où avais-je eu la tête de lui présenter une pareille horreur ? car c’était une véritable horreur : je m’en rendais bien compte maintenant, je comprenais son indignation, j’excusais sa sévérité.

Si, hier, à pareille heure, je n’avais pas perdu mon temps à gribouiller des chevaux, j’aurais eu tout le temps de fabriquer une analyse telle quelle ; il m’aurait peut-être grondé, mais il n’aurait pas refusé de continuer ses leçons.

Si, hier soir, j’avais voulu écouter ma pauvre maman, je me serais couché à neuf heures, au lieu de veiller jusqu’à dix heures et demie ; je n’aurais pas eu tant de peine à m’endormir, j’aurais é une bonne nuit, je ne me serais pas rendormi ce matin et j’aurais toujours bien su quelques temps du verbe polliceor.

Le verbe polliceor me fit songer à ma grammaire ; je me levai tout doucement et, à pas de loup, je me dirigeai vers la fenêtre pour voir où en était l’impératif. L’impératif était sec, mais il présentait un système assez compliqué de collines et de vallons.

Je repris mon livre et j’allais m’en retourner comme j’étais venu, c’est-à-dire à pas de loup, lorsqu’il me vint à l’idée d’écouter ce que l’on disait au salon, pour voir si par hasard on ne parlait pas de mon affaire.

Lentement, furtivement, j’allongeai le cou, en tenant ma tête penchée tout d’un côté pour mieux entendre.

J’avais la figure tournée du côté de la cuisine qui était située dans un pavillon en retour ; et, de ma fenêtre, je plongeais dans l’intérieur. Par la porte ouverte, je voyais Françoise qui épluchait des légumes, et je la surveillais avec attention, prêt à me retirer vivement de la fenêtre si elle faisait mine de lever les yeux de mon côté ; j’aurais été très humilié d’être surpris en flagrant délit d’espionnage, d’autant plus humilié que cela ne m’était jamais arrivé.

Françoise épluchait tranquillement ses légumes sans songer à mal ; quant aux personnes qui étaient dans le salon, ou bien elles causaient très bas, ou bien elles gardaient le silence, car je n’entendis rien de ce côté que quelques bruits de chaises.

Je me disposais à me retirer de la fenêtre, lorsqu’un mouvement de curiosité me fit tourner la tête du côté du perron. Je demeurai comme pétrifié de ce que je vis, et cependant ce que je vis n’aurait eu rien d’effrayant si j’avais eu la conscience en repos.

CHAPITRE XIV 4s3y56

La bombe éclate. – La décision du conseil de famille.

Mon grand-père, debout sur le perron, me regardait d’un air soucieux. Il devait être déjà sur le perron quand j’avais mis la tête à la fenêtre, car je ne l’avais pas entendu venir pendant que j’écoutais de toutes mes oreilles. Donc il m’avait vu écouter à la fenêtre, lui qui méprisait si profondément les gens qui écoutent aux portes !

Je suis sûr que je devins plus rouge qu’un coquelicot, et je demeurai bouche béante, regardant mon grand-père avec des yeux stupides, ne sachant que dire ni que faire. « Descends au salon, » me dit-il d’une voix grave, et il rentra aussitôt.

Je descendis plus mort que vif. Quand j’eus refermé la porte du salon, en mettant à cette opération beaucoup plus de temps qu’il n’était nécessaire, pour reculer autant que possible le moment de me trouver face à face avec mon grand-père, voici ce que je vis.

Ma mère avait les yeux rouges et battus ; mes deux tantes faisaient de vains efforts pour s’empêcher de sangloter ; mon grand-père, dans son fauteuil, avait l’air d’un juge.

Moi, je devais avoir l’air d’un accusé ou plutôt d’un condamné ; j’avais absolument perdu la tête, car mon grand-père, après m’avoir dit deux fois de m’asseoir sur une chaise qu’il me montrait, fut obligé de se lever et de me prendre par la main, pour m’y conduire.

« Monsieur, me dit-il d’une voix attristée, êtes-vous en état d’entendre ce que j’ai à vous dire ?

— Grand-père, oh ! grand-père, m’écriai-je en joignant les mains, c’est la première fois que j’écoute aux fenêtres ; d’ailleurs, je n’ai rien entendu. »

Ma mère et mes deux tantes se regardèrent avec un mélange de surprise et d’effroi, croyant sans doute que j’étais devenu fou subitement.

Mon grand-père me dit, en les rassurant d’un geste de la main : « C’est vraiment dommage ! vous auriez entendu votre éloge, comme tous les honnêtes gens qui écoutent aux portes ou aux fenêtres. Car il faut vous dire, mesdames, ajouta-t-il en se tournant vers sa mère et mes tantes, que monsieur, quand je suis allé pour lui dire de descendre, était penché à mi-corps à sa fenêtre pour tâcher d’entendre ce qui se disait ici. »

Je cachai ma figure dans mes deux mains, pas assez vite cependant pour ne pas voir que ma mère avait serré violemment ses mains l’une contre l’autre ; les sanglots de mes tantes avaient redoublé d’intensité.

« Mais, reprit mon grand-père, laissons cela pour le moment, j’ai à vous parler de choses beaucoup plus graves. Savez-vous à quoi je fais allusion ? »

Incapable de répondre, je fis de la tête un signe affirmatif.

« Pouvez-vous nous dire, poursuivit mon grand-père, comment il se fait que vous ayez eu la lâcheté... ?

— Général ! » murmura tante Euphrosyne d’une voix suppliante.

Les yeux toujours couverts de mes mains, je ne pouvais pas voir ce qui se ait ; mais j’entendis que mon grand-père faisait un brusque mouvement sur son fauteuil, comme pour se tourner vers tante Euphrosyne. Il dut lui lancer un regard bien sévère, car tante Euphrosyne lui demanda humblement pardon de l’avoir interrompu.

« Il faut, dit-il de sa voix de commandement, savoir appeler les choses par leur nom, et le temps de l’indulgence est é. Ainsi donc, pouvez-vous me dire, monsieur, comment il se fait que vous ayez eu la lâcheté de garder ce beau secret depuis ce matin ? la lâcheté de mentir pendant la moitié d’une journée par vos regards, par vos gestes, par vos paroles, par votre silence même ? »

Que répondre ? Grand-père me parlait comme m’avait parlé ma conscience.

« Sommes-nous des tyrans, poursuivit-il d’une voix moins sévère, pour que vous vous cachiez de nous ? Paresseux, e encore ; mais menteur ! Oui, ma mignonne, vous avez raison ! dit-il en a parte à ma mère qui lui avait probablement fait un signe. N’allez pas croire que nous excusions votre paresse, au moins, ce n’est pas ce que je voulais dire ; mais dans toute cette vilaine affaire, ce qui nous fait le plus de peine, c’est de voir que vous ayez pu mentir. Dans la lettre qu’il écrit à votre mère, M. Pellerin semble croire que vous nous avez tout raconté. Nous espérons que vous allez réparer votre faute, autant du moins qu’elle peut être réparée, en nous disant maintenant ce qu’il était de votre devoir d’honnête homme de nous faire savoir ce matin. Mais parle donc, animal !… Pardon, mesdames, de m’être laissé emporter à prononcer un mot que je regrette et que je retire. C’est vrai, aussi, il sait bien, ou il doit bien savoir que nous sommes tout disposés à… Hum ! voyons, Lucien, sois un homme, regarde ta mère en face, et dis-lui tout. »

Mon cher, mon bon grand-père avait fait comme les chanteurs qui commencent un morceau beaucoup trop haut, et qui ne peuvent aller jusqu’au bout. Comme il avait dû prendre sur lui, comme il avait dû se forcer, et par conséquent combien il avait dû être irrité de ma conduite ! Le début de sa véhémente philippique m’avait littéralement foudroyé, j’étais incapable de faire un mouvement et de prononcer une parole.

Quand il m’avait vu si complètement anéanti, quand il avait remarqué l’inquiétude de ma mère et les angoisses de mes tantes, il avait un peu perdu la tête ; il avait eu une envie folle de se lever, de me prendre dans ses bras et de me demander pardon. Je n’exagère pas ; c’est lui-même qui me l’a avoué depuis, à une époque où cet aveu n’offrait plus aucun danger.

C’est alors qu’il s’était raidi contre sa propre faiblesse et qu’il m’avait dit : « Mais, parle donc, animal ! » Effrayé de ce langage un peu trop soldatesque, il avait demandé pardon aux dames, et, sentant qu’il faisait fausse route, il avait tourné court et m’avait dit de m’adresser à ma mère.

C’était lui remettre la direction des débats qu’il avait eu, dans un premier moment d’indignation, la prétention de conduire d’un bout à l’autre avec une sévérité exemplaire.

« Mon enfant, nous t’écoutons, » me dit ma mère, aussitôt que mon grand-père lui eut cédé la présidence.

J’écartai vivement mes deux mains, qui jusque-là avaient caché ma figure, et je regardai ma mère. Il y avait dans ses yeux si doux plus de tendresse que de sévérité, et dans l’ensemble de sa physionomie une noblesse dont je fus tellement frappé que je me levai instinctivement. Quelque chose me disait que dans les circonstances présentes je lui devais cette marque de respect.

Je commençai par raconter la scène du matin. Tout le temps, je tenais mes regards attachés sur les yeux de ma mère ; aux endroits difficiles, j’y puisais de la force et du courage, car j’y lisais une expression qui me disait clairement : « Parle sans crainte, je t’aime quand même. » Quelquefois, cependant, lorsque j’avais à faire un effort de mémoire, je levais les yeux au plafond ; alors, en les abaissant de nouveau, je voyais, pour ainsi dire, sans les regarder, les autres membres du tribunal.

Quand je parlai de la soirée, qui, en me privant du sommeil, avait amené la catastrophe, je remarquai que mon grand-père regardait ses mains avec obstination, et s’agitait dans son fauteuil, comme s’il s’y fût senti mal à l’aise. Sans perdre un seul instant le fil de ma narration, j’entendis très distinctement tante Aglaé murmurer à l’oreille de tante Euphrosyne : « Nous fûmes coupables, ma sœur ! » et tante Euphrosyne lui répondre avec un gros soupir : « Oui, ma sœur, nous fûmes coupables. »

Quand j’eus raconté comment M. Pellerin avait pris son chapeau et s’était retiré en me disant adieu, ma mère m’interrompit d’un geste ; car, après avoir exposé les faits, je me disposais à expliquer pourquoi et comment j’avais tenu la vérité si longtemps cachée.

« Assieds-toi, mon enfant, » me dit-elle avec sa douceur ordinaire.

J’aurais mieux aimé rester debout pour lui témoigner plus de respect ; et même, si nous eussions été seuls, il est probable que je me serais jeté à genoux à ses pieds, et que j’aurais fait ma confession le visage caché sur ses genoux. Mais, en ce moment solennel, ses moindres désirs étaient des ordres, et je m’assis.

« Voilà qui nous explique, dit ma mère en s’adressant à mes tantes et à mon grand-père, la partie obscure de la lettre de M. Pellerin.

— Très clairement, ajouta mon grand-père avec plus de complaisance que n’en devrait montrer un juge impartial à un accusé fort compromis.

— À n’en pas douter, » murmura tante Aglaé et, en écho, tante Euphrosyne murmura de son côté : « Pas l’ombre d’un doute. »

Ma mère reporta ses regards sur moi, et me dit : « Toi qui n’avais jamais menti, mon enfant, comment se fait-il que tu aies pu mentir aujourd’hui avec tant de suite et de persévérance ? »

Comme mes deux mains tremblaient, je les appliquai l’une contre l’autre, paume à paume, et je les serrai violemment entre mes deux genoux. Ensuite je levai la tête et je regardai ma mère.

« Quand tu es entrée dans ma chambre, lui dis-je avec la satisfaction que l’on éprouve toujours à soulager son cœur, M. Pellerin venait de partir. J’étais si troublé que je n’ai pas su comment te dire la vérité. J’ai bien vu tout de suite que j’avais menti en me taisant ; mais tu étais déjà sortie, et je n’ai pas eu la force de courir après toi. Après cela, j’ai perdu courage, et…

— Et tous les autres mensonges sont sortis du premier, dit mon grand-père, en secouant la tête d’un air peu sévère.

— Oui, grand-père, répondis-je en baissant les yeux.

— Vois-tu, mon petit, c’est toujours comme cela ; un vrai chapelet. À la rigueur, ajouta-t-il, en consultant du regard les autres membres du tribunal, il me semble que, dans l’espèce, le premier mensonge étant, pour ainsi dire une surprise, il y a lieu de… hum ! je sais bien qu’un mensonge est toujours un mensonge, c’est-à-dire une chose fort… comment dirai-je ? fort répréhensible. D’un autre côté, quand le coupable… hum ! quand l’enfant n’a pas cette détestable habitude, on peut… »

Grand-père pataugeait, cherchant un biais qui lui permît de flétrir le mensonge et d’absoudre le menteur. Ma mère eut pitié de son embarras et vint à son secours.

« Je crois, dit-elle, que nous sommes tous d’accord pour déplorer un moment de faiblesse, et pour accorder à Lucien le bénéfice des circonstances atténuantes.

— Très bien ! très bien ! » s’écria mon grand-père, et mes deux tantes opinèrent du bonnet. « Continuez, mignonne, ajouta mon grand-père.

— Dans le é, reprit ma mère en me regardant avec tendresse, notre pauvre enfant s’est toujours montré d’une franchise parfaite ; et je suis persuadée qu’il sera toujours d’une franchise parfaite à l’avenir. Il a trop souffert aujourd’hui dans sa tendresse pour nous, et dans sa dignité, pour oublier jamais la leçon qu’il s’est donnée à lui-même, et l’expérience qu’il a faite à ses dépens. »

Je me levai brusquement de ma chaise, et, contre toutes les formes et tous les usages des cours de justice, l’accusé se jeta au cou du président et se cacha la figure contre son épaule. Le président, loin de repousser l’accusé, le serra contre son cœur. Cette douce pression voulait dire clairement que ma mère acceptait mes promesses pour l’avenir.

Cette façon d’envelopper toute la procédure dans un embrassement fit sourire mon grand-père.

« Mignonne, dit-il à ma mère, votre résumé des débats est parfait, et le tribunal ne peut qu’applaudir et se taire. Cependant je demande la parole pour un fait personnel.

— Vous avez la parole, lui dit gentiment ma mère.

— Puisque les choses ont pris cette tournure, je demande à m’expliquer sur une expression qui m’est échappée dans la chaleur de l’improvisation.

— Vous l’avez déjà retirée, lui dit tante Aglaé avec bienveillance.

— Chère demoiselle, répondit mon grand-père, j’en ai retiré une, c’est vrai, mais ce n’est pas celle qui me tient le plus au cœur. Puisque nous sommes arrivés à une entente que j’oserai appeler cordiale, il ne doit pas rester entre nous l’ombre de… de… disons d’un froissement. Dans mon réquisitoire j’ai prononcé le mot de lâcheté, contre lequel vous avez protesté au nom de la justice, et que j’ai répété par pur esprit de contradiction. Lâcheté est trop fort, dix fois trop fort ; c’est faiblesse que j’aurais dû dire, ou plutôt faiblesse momentanée. Lucien, mon garçon, tu as fait tes preuves, tu n’es pas un lâche, oh non ! »

Ma mère me poussa doucement de son côté, et je ai de ses bras dans ceux de mon grand-père.

« L’accolade militaire, » me dit-il en déposant sur mes deux joues deux baisers retentissants.

Que me restait-il à faire, en sortant des bras de mon grand-père, sinon à me précipiter dans les bras que me tendaient mes deux tantes ? Je commençai, comme toujours, par tante Aglaé et je finis par tante Euphrosyne.

« Tout est bien, qui finit bien, » comme dit cet autre ; malheureusement tout n’était pas fini pour moi.

Mes tantes, en m’embrassant, m’avaient appelé tout bas « pauvre petit », et s’étaient remises à sangloter de plus belle. Surpris de cet accès de sensibilité rétrospective, je regardai ma mère qui fixait sur moi des regards pleins de pitié. Mon grand-père contemplait le dessus du tapis avec obstination et battait un pas redoublé sur la table, du bout des doigts de sa main droite.

« Mignonne, dit-il à ma mère, en lui ant la lettre de M. Pellerin, j’avais tort de me charger, dans cette circonstance, du rôle de chef de famille. Je ne sais pas parler aux enfants ; je suis toujours de deux ou trois tons trop haut ou trop bas. Si vous ne m’aviez pas tiré du bourbier où je m’étais fourvoyé, j’y pataugerais encore. Vous vous êtes si bien tirée de la première partie de cet entretien, que je crois de mon devoir de vous confier la seconde. Lucien, assieds-toi, et écoute bien ce que ta mère va te dire. »

Pour me donner le bon exemple, sans doute, il s’installa dans son fauteuil et prit la posture d’un homme qui se dispose à écouter religieusement.

Je l’imitai, très surpris et très inquiet.

« M. Pellerin, dit ma mère, est un homme plein de droiture, de loyauté et d’expérience. Au lieu de se plaindre de ton manque de zèle et d’assiduité, il cherche à nous en expliquer la cause.

— Très bien ! dit mon grand-père.

— Il est porté à croire, reprit ma mère, que tu n’y mets aucune mauvaise volonté, que tu désires bien faire, mais que tu n’as pas en toi l’énergie nécessaire pour le vouloir sérieusement.

— Tu dois comprendre, me dit mon grand-père, car il est impossible d’exposer les choses plus clairement et plus nettement. »

Je fis signe que je comprenais.

« Continuez, mignonne, ajouta mon grand-père en s’inclinant, je vous demande pardon de vous avoir interrompue. Mais les enfants sont comme les conscrits, il est bon de s’assurer qu’ils ont compris avant de er outre.

— M. Pellerin, poursuivit ma mère, a la bonté de nous dire que, dans sa longue carrière, il a déjà rencontré beaucoup d’enfants qui se trouvaient dans la même situation que toi, que tu n’étais pas une exception. Plusieurs ont appris à vouloir, grâce à un changement d’habitudes, grâce surtout à l’émulation. »

Je regardai ma mère d’un air effaré, ne comprenant pas bien ce que je gagnerais à un changement d’habitudes, les miennes étaient si douces ! ni surtout par quel procédé on comptait m’inculquer l’émulation.

« La vie de collège, me dit précipitamment mon grand-père, n’est ni si dure, ni si triste qu’on se le figure quand on n’en a pas goûté. Moi qui te parle, c’est au collège que j’ai é les meilleures années de mon enfance, et je m’en souviens toujours avec plaisir. On a des camarades, des amis, on joue, on court, on travaille, et les journées ent si vite qu’on n’a pas seulement le temps de s’en apercevoir. On se croit encore en octobre que l’on est déjà en janvier, et quand les grandes vacances arrivent, on se frotte les yeux, et l’on se dit : « Pas possible ! mais nous ne faisons que rentrer des congés de Pâques ! C’est comme cela ! »

Cette apologie de la vie de collège, destinée, dans l’intention de l’orateur, à me « remonter à moral » et à me faire prendre gaiement mon parti, n’eut d’autre effet que de me faire comprendre nettement la résolution prise en famille, sur le conseil de M. Pellerin.

« Je ne veux pas aller au collège, m’écriai-je dans un accès de désespoir.

— Je croyais que tu n’étais plus un enfant, me dit ma mère d’un ton ferme et que tu t’étais déshabitué de dire « je veux » ou « je ne veux pas ».

— Ma petite mère, je t’en prie, repris-je d’un ton subitement radouci, ne me mets pas au collège.

— Pour ton bien, et dans l’intérêt de ton avenir, il est nécessaire que tu y ailles.

— Mais je ne te verrai plus, je ne verrai plus grand-père, je ne verrai plus mes tantes, je ne verrai plus Françoise, je ne verrai plus mon poney !

— Rassure-toi, me dit ma mère avec bonté ; notre intention n’est pas de nous séparer de toi. Tu ne seras pas pensionnaire, du moins pour commencer, tu seras demi-pensionnaire. »

Comme je ne saisissais pas bien la différence, mon grand-père me dit : « Tu ne coucheras pas au collège ; tu n’y eras que la journée, depuis six heures du matin jusqu’à sept heures du soir. Nous irons te voir au parloir tous les jours à midi. Le dimanche, grande sortie, et le jeudi demi-sortie, et, tout naturellement, promenade à cheval avec le grand-père.

— Si tu travailles de façon à satisfaire les professeurs, reprit ma mère, nous pourrons peut-être te faire suivre les cours l’an prochain comme externe. Si tu ne travailles pas, nous serons, à notre grand regret, tu peux le croire, obligés de te mettre pensionnaire. »

Mon grand-père toussa, mes deux tantes se mouchèrent.

Ma mère avait prononcé ces dernières paroles sans élever la voix, mais d’un ton si ferme et si décidé, que je n’eus même pas l’idée de récriminer.

« Là, voyez comme il est raisonnable ! s’écria ma tante Aglaé dans un accès d’iration sincère.

— Et vous verrez qu’il travaillera bien, » ajouta tante Euphrosyne en se levant. Sa sœur l’imita.

Mes tantes commencèrent par m’embrasser d’une façon véritablement tragique, comme un condamné à mort, qui, dans sa prison, reçoit la dernière visite de sa famille ; ensuite elles prirent congé de ma mère et de mon grand-père, avec des poignées de main silencieuses, prolongées, toutes pleines de sous-entendus pathétiques.

Comme nous les reconduisions et qu’elles marchaient un peu devant nous, elles s’arrêtaient à chaque pas pour m’adresser des signes d’encouragement et des sourires navrants.

Ma mère m’envoya chercher mon chapeau et quand je redescendis, je la trouvai toute prête à sortir.

Nous allâmes, sans perdre de temps, remercier M. Pellerin de ses bons soins, et aussi de son bon conseil, dont la conséquence immédiate fut de nous faire franchir la porte du collège, dix minutes environ après que nous eûmes quitté le seuil de la sienne.

CHAPITRE XV u5f3y

Le collège. – M. le Principal. – Un cancre. – M. Ernault.

Le mot collège était inscrit en lettres dédorées sur un fronton noirci par le temps, au-dessus d’une porte béante. Dès que nous en eûmes franchi le seuil, un portier grêlé et asthmatique, qui occupait ses loisirs à tourner des ronds de serviette, allongea la tête par un vasistas, pour nous demander d’une voix éteinte ce que nous voulions.

Moi, j’aurais voulu m’en aller, bien entendu, mais, comme je n’avais pas voix au chapitre, et que ma mère voulait voir M. le Principal, le portier asthmatique sortit de sa loge, et, tout en époussetant les petits morceaux de bois dont il était couvert, nous fit enfiler un corridor sombre et humide, monter cinq marches, enfiler un autre corridor, monter cinq autres marches, finalement ouvrit une porte, s’inclina et referma la porte sur nous. Je suppose qu’il retourna à ses ronds de serviette. Quant à nous, nous étions dans le cabinet de M. le Principal, en présence de M. le Principal lui-même. Je ne sais pas pourquoi je m’étais mis dans la tête qu’un principal devait être grand, maigre, sec et bilieux.

Celui-ci était court, corpulent et jovial. Il se montra très courtois avec ma mère et très paternel avec moi ; il comprit la situation à demi-mot, ne m’adressa point de questions embarrassantes et ne me fit point de morale. Il parlait avec une extrême facilité et riait à la fin de chaque phrase. Tout en riant et en causant il prenait note de mon nom, de mes prénoms, de la date et du lieu de ma naissance. Il loua très fort ma mère de n’avoir point perdu de temps. Il y avait encore deux mois jusqu’à la fin de l’année, c’était assez pour savoir si en octobre je rentrerais en qualité d’externe libre ou de pensionnaire.

Quelqu’un frappa à la porte, M. le Principal cria : « Entrez ! » La porte s’ouvrit ; un collégien de mon âge à peu près, qui achevait d’ une tunique trop longue et un pantalon trop court, entra en rechignant, poussé par un garçon qui répandait une forte odeur de cuir. Je supposai que le garçon était savetier à ses heures, comme le portier était tourneur.

À peine entré, le collégien nous regarda en dessous, d’un air sournois, et s’adossa au mur avec des mouvements de tête vindicatifs.

« Encore vous ? » lui dit le Principal en ricanant.

Le garçon savetier lui tendit un papier. Le Principal parcourut des yeux ce papier et dit : « Emmenez-le. Quatre heures de séquestre, cent lignes par heure. »

Le garçon rouvrit la porte, le collégien se faufila ; derrière la porte fermée il y eut un bruit singulier, comme si le collégien et le garçon se livraient à des exercices de pugilat. Le Principal se mit à rire, et tourna le bouton de la porte, en faisant le plus de bruit possible, mais sans se donner la peine d’ouvrir.

Le pugilat cessa comme par enchantement, et l’on entendit des bruits de pas qui s’éteignirent au fond du corridor.

« Vous avez bien vu, me dit le Principal, ce polisson qu’on vient de m’amener ?

— Oui, monsieur.

— C’est ce que nous appelons un cancre. »

Je consultai ma mère du regard comme pour lui demander l’explication de ce terme technique.

Le principal surprit mon regard, et me dit en riant : « Vous ne savez peut-être pas ce que c’est qu’un cancre ?

— Non, monsieur.

— Vous ne le saurez que trop tôt, mais pas à vos dépens, je l’espère bien. Quand on appartient à une famille aussi honorable et aussi honorée que la vôtre, on n’a pas le droit d’être un cancre, on ne peut pas être un cancre. Bref, mon cher enfant, un cancre est un élève paresseux et indiscipliné. »

Paresseux ! je savais trop bien, hélas ! ce que c’est que d’être paresseux. Indiscipliné, ce terme n’était pas clair pour moi. Si, par hasard, j’étais, sans le savoir, ce que l’on appelle un élève indiscipliné, on aurait donc le droit de m’appeler cancre, et je deviendrais semblable au collégien inculte et sauvage de tout à l’heure ? Cette pensée, qui me traversa l’esprit comme une lueur d’éclair, me fit er un tel frisson dans le dos, que, pour sortir de ma poignante incertitude, j’osai demander à M. le Principal ce que c’est qu’un élève indiscipliné.

« C’est, me répondit-il en riant, un élève qui trouble l’étude ou la classe, qui excite ses camarades à faire du désordre, et qui répond insolemment aux maîtres d’études et aux professeurs. Tenez, celui que vous venez de voir a jeté de l’encre sur le livre du professeur ; le professeur l’a privé de sortie, et le cancre a répondu qu’il se moquait pas mal des privations de sortie. C’est en toutes lettres sur le rapport ! » Et il désigna du bout du doigt le papier que lui avait remis le garçon savetier.

« Alors, je ne serai jamais un cancre ! » m’écriai-je avec une conviction si profonde que ma mère en sourit ; le Principal éclata de rire, naturellement.

J’aurais dû ajouter, pour me conformer strictement à la vérité scientifique : « Je ne serai qu’un demi-cancre, puisque je ne réponds qu’à la moitié de la définition. »

Hélas ! qui de nous, pauvres pécheurs, peut dire, en toute sûreté de conscience : « Fontaine, je ne boirai pas de ton eau ? » Dans mon inexpérience, je disais avec ferveur : « Je ne serai jamais un cancre, » parce que le spécimen que j’avais eu sous les yeux était négligé, malpropre et grossier. J’ignorais alors ce que j’appris plus tard à mes dépens, c’est qu’il y a des cancres qui sont jolis garçons, proprets, élégants même, et, par-dessus le marché, spirituels et amusants.

Comme ma mère se levait, avec l’intention de partir, M. le Principal lui dit :

« Excusez-moi, madame, de vous retenir encore quelques minutes ; il est quatre heures moins dix, la classe va finir. Je vais prier un de ces messieurs de er à mon cabinet, il fera subir à notre petit ami un examen sommaire, et nous saurons tout de suite dans quelle classe le placer. »

Il tira un cordon de sonnette qui pendait au-dessus de son bureau ; presque aussitôt un nouveau garçon parut ; celui-là sentait l’étoupe. « Prévenez M. Ernault, lui dit M. le Principal, que je le prie de vouloir bien er à mon cabinet quand il sortira de classe. »

Le garçon disparut, et avec lui l’odeur d’étoupe. Pour tuer le temps, en attendant l’arrivée de M. Ernault, le Principal se mit à ca de choses et d’autres. Il avait l’air de connaître toute la ville sur le bout du doigt, et particulièrement notre famille. J’appris, en l’écoutant, sur mon grand-père, sur mon père, sur mes tantes, une foule de détails que j’ignorais complètement. Je me demandais comment il pouvait savoir tant de choses, et je pensai qu’il avait des notes sur tout le monde, dans ses cartons verts à boutons de cuivre. Mais s’il avait des notes sur tout le monde, il en avait probablement sur moi ? Je le regardai à la dérobée avec une terreur respectueuse. « La crainte du Seigneur est, dit-on, le commencement de la sagesse. » Je le veux bien, mais il conviendrait d’ajouter : « À condition que cette crainte salutaire soit durable. »

Un sourd grondement, comparable au bruit d’une maison qui s’écroule, me fit bondir sur ma chaise. Le Principal, en riant, m’expliqua que c’était le premier roulement de tambour, celui qui annonce la sortie des externes. Presque aussitôt le grondement fut suivi d’une espèce de bourdonnement prolongé avec accompagnement d’un grand bruit de pieds.

« Ce sont, dit en riant le Principal, les externes qui traversent les couloirs : nos couloirs sont très sonores. »

Presque aussitôt, sous les fenêtres mêmes de son cabinet, devant la porte du collège, il y eut une formidable explosion de cris perçants.

« Les moineaux sont lâchés ! s’écria le Principal. Venez les voir, cela vous ama. » Il mit sa main sur mon épaule, et me conduisit à l’une des fenêtres dont il souleva le rideau. Des externes de tous les âges et de toutes les tailles se précipitaient, en se bousculant, hors du collège. Dans le lointain, une demi-douzaine de gamins donnaient la chasse à un grand benêt qui avait la tête de plus qu’eux. Quelques amateurs de sport les excitaient en poussant de grands cris ; d’autres exécutaient des danses sauvages pour se dégourdir les jambes. Un rousseau, qui me rappela mon ami Louvat, avait enlevé la casquette d’un de ses camarades, qui le poursuivait de groupe en groupe avec des gestes de fureur. Deux polissons en culotte courte se battaient à grands coups de bissac ; leurs bissacs étaient plus gros qu’eux.

M. le Principal était tombé dans un accès de fou rire. Autorisé par son exemple, je riais sans me gêner ; maman elle-même n’avait pas pu garder son sérieux.

Tout à coup, un externe qui faisait partie d’un groupe de jeunes gens sages, leva la tête de notre côté, et, voyant le rideau levé, adressa vivement aux groupes voisins des paroles que je ne pus entendre. On aurait dit qu’un mot d’ordre ait de proche en proche, et calmait les plus agités sur son age. Quand les deux gamins entendirent, le signal mystérieux, ils s’arrêtèrent subitement paralysés. Ils se retournèrent du côté de la fenêtre, saluèrent gauchement en empoignant le fond de leurs bérets, et s’en allèrent tranquillement côte à côte, avec des allures de petits saints.

Les huées avaient cessé ; on n’entendait plus que les clameurs lointaines de la meute qui poursuivait le grand benêt ; mais les amateurs de sport ne les encourageaient plus de leurs cris.

Je regardai avec un redoublement de respect l’homme redoutable dont la seule présence produisait des effets si extraordinaires. Il riait aux larmes, comme un bon bourgeois qui s’égaye au dessert, dans un dîner d’amis.

M. le Principal était décidément un brave homme.

Comme nous venions de reprendre nos places respectives, un coup timide fut frappé à la porte ; la porte s’ouvrit lentement et quelqu’un entra avec hésitation. Si l’apparence extérieure du nouveau venu ne m’avait interdit de faire cette supposition, j’aurais cru que c’était encore un cancre, et j’aurais cherché du regard le garçon savetier qui avait pour mission de pousser les cancres dans le cabinet de M. le Principal.

Le nouveau venu était un homme d’une trentaine d’années, grand et fort comme un carabinier, beau garçon, bien fait de sa personne et mis avec une certaine recherche ; il avait les cheveux et les sourcils très noirs, avec des reflets bleuâtres. Il était rasé avec un soin extrême, et malgré cela son menton et ses joues avaient aussi des reflets bleuâtres. L’ensemble de sa personne aurait eu quelque chose de formidable si ses mouvements n’avaient pas été si gauches et si hésitants, et ses regards si défiants et si timorés.

« Entrez, monsieur Ernault, entrez, » lui dit M. le Principal avec un petit rire d’encouragement.

M. Ernault acheva d’entrer, referma respectueusement la porte derrière lui, et se tint un instant debout dans l’attitude d’un homme qui s’attend à une semonce, et qui n’est pas trop flatté de la recevoir devant témoins.

« Prenez la peine de vous asseoir, » dit M. le Principal, toujours avec un petit rire d’encouragement ! et il désigna une chaise à M. Ernault.

M. Ernault s’assit de côté, posa son chapeau par terre, ses livres sur ses genoux, et attendit la suite de l’aventure dans une posture timide et résignée.

« J’ai pris la liberté de vous faire appeler, poursuivit M. le Principal, pour vous prier d’examiner sommairement un nouvel élève, qui doit entrer demain au collège en qualité de demi-pensionnaire, et qui, par son âge, semble destiné à faire partie de votre classe. »

M. Ernault, tout le temps que M. le Principal avait parlé, lui avait adressé une série de petits saluts humbles et respectueux. Quand M. le Principal s’arrêta, M. Ernault salua respectueusement ma mère, et me regarda d’un air timide.

Comme je tremblais devant lui, et qu’il avait l’air de trembler devant moi, le dialogue entre nous deux ne fut ni vif ni animé.

Ma mère me regardait avec inquiétude, et M. le Principal comblait les vides du dialogue par de petits rires d’impatience, mais sans se mêler à la conversation.

Au bout d’un quart d’heure, M. le Principal demanda à M. Ernault s’il se faisait une idée bien nette de mon degré d’instruction. M. Ernault répondit qu’en si peu de temps… et s’arrêta tout court, en proie à une grande agitation nerveuse. M. le Principal revint à la charge, et lui demanda s’il me croyait en état de suivre sa classe avec profit. M. Ernault ne dit ni oui ni non, et s’embrouilla dans toutes sortes d’objections qu’il s’adressait à lui-même, et qu’il s’efforçait vainement de résoudre. M. le Principal lui tendit charitablement la perche, en lui disant :

« On peut toujours essayer, si vous n’y voyez pas de grave inconvénient.

— Aucun, » répondit précipitamment M. Ernault.

Il fut donc convenu que, dès le lendemain matin, je ferais mes premières armes dans la classe de M. Ernault.

« Un excellent professeur, » dit M. le Principal aussitôt après le départ de M. Ernault.

En prononçant ces paroles, avec accompagnement du rire obligatoire, M. le Principal me regardait si fixement que je rougis, croyant qu’il avait lu au fond de ma pensée. M. Ernault pouvait être un excellent professeur, et sur ce point M. le Principal était beaucoup meilleur juge que moi ; mais son air timide et embarrassé formait certainement un contraste risible avec sa carrure athlétique.

« Demain, par exception, me dit M. le Principal au moment où nous prenions congé de lui, vous viendrez à huit heures, pour la classe. Tous les autres jours, ce sera à six heures. Soyez ponctuel, mon petit ami, sans cela… » et il se mit à rire en se frottant les mains.

« L’établissement fournit les livres, l’encre, les plumes et le papier, poursuivit-il en s’adressant à ma mère. Vous n’aurez donc à vous occuper de rien, sinon de procurer à notre néophyte une timbale et un couvert en métal anglais, les dits objets portant le n° 27. Madame, j’ai bien l’honneur de vous saluer ; à demain, mon petit ami. »

CHAPITRE XVI 6i5b6m

Guillaume le Taciturne. – Mon entrée au collège. – Le professeur myope.

Le lendemain, à huit heures moins le quart, je quittai la maison sous la conduite de Guillaume le Taciturne.

Guillaume le Taciturne faisait si peu de bruit dans la maison et tenait si peu de place dans ma vie, qu’il ne m’est pas même venu à la pensée jusqu’ici de citer son nom. C’était une espèce de factotum qui s’occupait des chevaux, faisait certaines commissions, surveillait les hommes qui travaillaient au jardin, et le nombreux personnel que mon grand-père employait à la ferme.

De son vrai nom, il s’appelait Grégoire ; mais mon grand-père lui avait donné le nom de Guillaume, en souvenir d’un ordonnance qui s’était réengagé trois fois pour demeurer toujours à son service. Ce Guillaume, dont mon grand-père parlait avec une sorte de respect, avait été le modèle et la perle des bons serviteurs et des braves gens. Tout ce qu’il gagnait au service de mon grand-père, il l’envoyait à sa mère qui était veuve. Il ne s’était décidé à quitter mon grand-père que pour aller soigner sa mère devenue paralytique. Grégoire était, lui aussi, un ancien soldat. Il avait accepté le nom de Guillaume comme un titre honorifique, et mon grand-père l’appelait Guillaume le Taciturne, non pas pour le plaisir de faire une allusion historique, mais parce que notre Guillaume était réellement la créature la plus taciturne qu’il soit possible d’imaginer. Jamais il ne vous adressait la parole le premier, et il répondait bien rarement aux observations ou aux questions qu’on pouvait lui adresser, sinon par signes. Avec mon grand-père seul, il usait de la parole et encore très chichement.

Ses opinions, ses idées, ses sentiments, il les exprimait par un petit sifflement presque imperceptible. Tous les mouvements de son âme, il les marquait au dehors en sifflotant pour lui-même, bien plus que pour les autres, des airs appropriés, qu’il avait tous empruntés au répertoire de la musique de son ancien régiment.

Pendant que nous marchions côte à côte et à pas très inégaux, Guillaume le Taciturne, supposant sans doute que j’avais besoin d’être encouragé, sifflait les airs les plus gais et les plus vifs de son répertoire, et m’adressait de petits signes de tête.

Comme nous étions en avance de cinq minutes, il nous fallut traverser des groupes d’externes qui flânaient devant le collège en attendant le premier roulement de tambour. Je reconnus alors combien ma mère avait été prévoyante et sage en me forçant à accepter l’escorte de Guillaume le Taciturne, que, par amour-propre, j’avais d’abord refusée. Malgré la terreur salutaire qu’inspirait aux flâneurs sa belle prestance militaire, ces messieurs, en quête de distractions, rôdaient autour de nous, à distance respectueuse, m’adressant des grimaces méprisantes, des gestes de provocation, des épithètes diffamatoires et des observations peu flatteuses.

Comme ils étaient tous coiffés de képis, de casquettes, décalottés ou de bérets, ils avaient l’air de considérer mon chapeau comme une bravade. Des bambins, gros comme le poing, me regardaient, les yeux arrondis, la bouche béante, avec une curiosité, naïve et effrontée. D’autres, plus dégourdis et plus facétieux, me saluaient jusqu’à terre. Une voix cria : « Enlevez le chapeau ! » Ce cri isolé fut suivi d’un concert de huées. Instinctivement, je me rapprochai de Guillaume le Taciturne, et je lui pris la main.

Les huées recommencèrent, et, par-dessus les huées, je distinguai les paroles suivantes, prononcées par une voix suraiguë : « Voilà Poulot qui donne la main à sa bonne ! »

Cette facétie abattit les huées, qui se transformèrent en une hilarité formidable. Je fus saisi d’un accès d’amour-propre ; je lâchai la main de Guillaume le Taciturne, et je mis un pas de distance entre lui et moi. Mal m’en prit : j’avais à peine opéré cette manœuvre, que je reçus un grand coup de règle sur mon chapeau. En même temps, Guillaume le Taciturne, qui ne sifflait plus et dont les moustaches s’étaient hérissées, se fendit comme s’il poussait une botte, allongea vivement le bras, et happa au age le donneur de coups de règle.

Il se fit un profond silence, pendant que Guillaume le Taciturne, tenant son prisonnier par la peau du cou, l’élevait lentement jusqu’à la hauteur de ses yeux, et le contemplait avec une curiosité tranquille, comme si c’était une petite loutre ou quelque autre petite bête curieuse.

« Bravo ! l’ogre, cria une voix.

— Il mangera le petit Poucet, hurla une autre voix.

— Il ne le mangera pas, » riposta la première voix. Et aussitôt, messieurs les externes, comme partagés en deux demi-chœurs de tragédie, se mirent à hurler alternativement :

« Il le mangera !

— Il ne le mangera pas !

Il ne le mangea pas, bien entendu ; mais, après l’avoir contemplé tout à son aise, il le tourna de mon côté pour que je pusse l’étudier à mon tour. Dans le mouvement qu’il fit, il s’aperçut que mon chapeau portait en creux la marque du coup de règle. Cette vue lui fit faire une grimace significative. Il éleva d’un pied ou deux notre commun ennemi, comme pour le faire planer au-dessus de mon chapeau, et lui faire contempler à vol d’oiseau toute l’étendue de sa faute. Ensuite, sans animosité et sans violence, il lui istra une toute petite tape sur chaque main, comme on fait quand on châtie paternellement un petit chat favori. Ensuite il le laissa retomber sur ses pieds, sans plus s’inquiéter de lui que s’il n’existait pas.

Cette muette pantomime eut un succès prodigieux ; on applaudit de tous côtés, pendant que le coupable, voyant qu’il n’avait pas les rieurs pour lui, se faufilait entre les jambes des grands pour esquiver les quolibets.

Insensible aux applaudissements comme aux huées, Guillaume le Taciturne m’enleva mon chapeau, me montra le sillon tracé par la règle, comme pour s’exc de la liberté grande, donna un petit coup dans la coiffe pour rendre à mon couvre-chef sa forme normale, le brossa avec sa manche, me recoiffa, et partit du pied gauche, regardant droit devant lui. On fit respectueusement la haie pour nous voir er, et nous arrivâmes sans encombre jusqu’au tourneur de ronds de serviettes.

Ce fonctionnaire cligna les yeux pour voir quel était cet externe audacieux qui se permettait de franchir les limites du collège avant le roulement du tambour. Quand il m’eut reconnu, il me montra d’un geste le Principal qui se promenait dans la cour d’entrée. Le garçon qui sentait le cuir se tenait à distance respectueuse, portant maladroitement dans ses grosses mains gercées tout un assortiment de livres et de cahiers.

Guillaume le Taciturne, ayant constaté que M. le Principal me faisait signe d’approcher, jugea que sa mission était terminée, puisque j’étais en mains sûres. Il pivota sur ses talons sans rien dire, et s’en retourna comme il était venu, du même pas tranquille et régulier.

Le tambour résonna, les externes entrèrent ; M. le Principal dit quelques mots au garçon et me recommanda de le suivre. J’arrivai, sur ses talons, jusqu’à l’entrée d’une pièce nue et triste, dans laquelle se promenait M. Ernault. Le garçon me remit le paquet de livres et de cahiers, et M. Ernault, m’ayant fait asseoir sur un banc, du côté de la fenêtre, continua à se promener d’un air mélancolique.

J’en étais encore à me demander par quelle combinaison ingénieuse je pourrais faire tenir mes livres, mes cahiers et mon chapeau sur la planche étroite qui était censée représenter une table, lorsque les externes, au nombre de neuf, s’engouffrèrent dans la classe comme une trombe. M. Ernault fut obligé de reculer de trois pas pour n’être point bousculé. Il lui eût suffi, ce me semble, grand et fort comme il l’était, de prendre un de ces marmousets par la peau du cou, et de le regarder en face pour les faire tous rentrer sous terre, à l’exemple de Guillaume le Taciturne. Mais on aurait dit qu’ils lui faisaient peur.

Ces messieurs occupaient les deux bancs les plus voisins de la porte. Deux ou trois d’entre eux s’installèrent tranquillement à leurs places. Les autres allaient et venaient d’un air affairé, terminaient sans se gêner les conversations commencées, s’interpellaient familièrement, montaient sur les tables, et laissaient tomber leurs bissacs et leurs paquets de livres, en faisant le plus de bruit et le plus de poussière possible.

Quand ils se furent décidés à s’asseoir, ils procédèrent à l’autopsie de leurs bissacs. Je les regardais avec attention, pour voir par quel procédé ils résoudraient le problème qui m’embarrassait si fort. Leur procédé était bien simple.

Ayant trié les livres de leçons, ils les mettaient devant eux, et jetaient le reste par terre, sous leurs pieds. C’était une réserve où ils puisaient selon les besoins du moment. Quelques-uns seulement construisaient un rempart sur le rebord de la table pour lire leurs leçons derrière cet abri, ou pour dévorer quelque livre étranger à la classe. Quant à leurs casquettes, ils les envoyaient redre la réserve ; quelques-uns s’asseyaient tout simplement dessus.

Jusque-là ils avaient été si occupés de leur installation, qu’ils n’avaient pas remarqué ma présence. Le premier qui m’aperçut se leva tout debout, et fit « psit ! » en me regardant. Je le regardai à mon tour.

« Tiens ! c’est l’homme au chapeau, » s’écria-t-il presque à voix haute. Tous les autres se mirent à me dévisager.

« Comment t’appelles-tu ? » me demanda celui qui était au bout du premier banc.

Et il allongea le cou, pour mieux entendre ma réponse.

M. Ernault, assis dans sa chaire, la tête dans ses deux mains, faisait semblant de ne rien entendre. Malgré cela, je n’osai pas répondre. Je ne sais pas comment les choses auraient tourné pour moi, si les internes n’eussent fait leur entrée, en marquant le pas avec affectation. Quelques-uns, mais quelques-uns seulement, se rendirent tout droit à leurs places. Les autres, en masse compacte, s’arrêtèrent devant les externes pour échanger avec eux des épithètes homériques ou des poignées de mains, pour leur demander les nouvelles du jour, ou pour leur donner des commissions. Peu à peu cependant le rassemblement se dispersa, et les gradins se garnirent.

Mes voisins ne manquèrent pas de s’extasier sur la beauté de mon chapeau, et de multiplier les tentatives pour le mettre à mal. Ne voulant pas le jeter par terre, je l’avais posé à ma droite sur le banc, tout près de moi ; mais je remarquai que mon voisin de droite avait une tendance fâcheuse à diminuer la distance qui nous séparait ; il était évident que son dessein était de comprimer ce malheureux chapeau entre nous deux. Je ai le chapeau de ma droite à ma gauche. Mon voisin de gauche était un gros joufflu à figure débonnaire ; de plus, il ne regardait pas de mon côté, et paraissait tout absorbé par le soin de reer ses leçons. Mais on a bien raison de dire qu’il ne faut pas se fier aux apparences. Sans cesser de reer ses leçons, sans tourner une seule fois ses regards de mon côté, il se rapprocha de moi si brusquement, que j’eus à peine le temps de sauver mon chapeau pour la seconde fois. Je le posai devant moi sur mes livres.

Comme je regardais le professeur, en écoutant réciter les leçons, mon chapeau bascula sans cause apparente, et tomba par terre. Mes voisins me serraient de si près, que j’eus quelque peine à er ma tête et le haut de mon corps sous la table pour le ramasser ; il avait mystérieusement, disparu. Comme je le cherchais des yeux, une main charitable me fit tomber mes livres sur la tête, l’un après l’autre. Quand je les eus recueillis, je fis de vains efforts pour remonter à la surface. Je me trouvais resserré entre les genoux de mes voisins et le dos des élèves du banc inférieur. Comme j’étais fort mal à mon aise, et en danger imminent de suffocation, je me débattis pour sortir de ce mauvais pas.

« Que se e-t-il donc là-bas ? demanda la voix de M. Ernault.

— Monsieur, répondit impudemment un de mes bourreaux, c’est le nouveau qui se trouve mal, et qui est tombé sous la table. Faut-il le porter à l’infirmerie ? »

Pour me faire bien sentir tout le sel de sa plaisanterie, il m’istra un bon coup de genou dans le dos.

En ce moment, je parvins à me dégager, et j’apparus entre mes deux voisins les cheveux hérissés et la figure cramoisie.

Mon apparition fut saluée par une hilarité bruyante. « Messieurs, messieurs ! criait M. Ernault, en donnant de grands coups avec le plat de sa main sur le bois de sa chaire ; messieurs, ne sentez-vous pas vous-mêmes tout ce que votre conduite a d’inconvenant. Si l’on vous entendait du dehors, que penserait-on de vous ?

— On penserait que nous rigolons ! » répondit la voix d’un effronté, à l’autre bout de la classe.

Nouvelle explosion de rires. M. Ernault s’essuie le front, et essaye vainement de se faire écouter. En désespoir de cause, il se tourne de mon côté, et m’adresse quelques paroles, que je n’entends pas au milieu du vacarme.

Je demeure bouche béante.

Quelques voix crient : « Écoutez ! écoutez ! » et le silence se rétablit comme par enchantement.

« Michel, me dit-il d’un ton sévère, que faisiez-vous sous la table ? »

Je n’eus pas le temps de lui répondre ; les réflexions de mes camarades me coupèrent la parole : « Ah ! le nouveau s’appelle Michel. — Le savais-tu, toi ? — Non, je ne le savais pas, mais je suis bien content de l’apprendre. — Eh ! Michel, que faisais-tu sous la table ? »

Je promène autour de moi des regards stupides.

M. Ernault, indigné, leva les épaules à plusieurs reprises, et renouvela sa question.

« Monsieur, lui répondis-je tout troublé, je cherchais mon chapeau.

— Qui lui a pris son chapeau ? » demanda M. Ernault en regardant mes voisins. Mes voisins déclarèrent avec un ensemble irable qu’ils n’avaient pas mon chapeau, et qu’au surplus on pouvait les fouiller. Quelques-uns même eurent l’impudence de se lever, et firent mine de retourner leurs poches.

Des mauvais plaisants fourgonnaient avec leurs plumes dans les encriers, comme pour y chercher mon chapeau.

« C’est bon, reprit M. Ernault, nous éclaircirons cette question-là, et les coupables…

— Peuvent être sûrs de leur affaire, » répondit la moitié de la classe.

M. Ernault baissa tristement la tête ; et moi je demeurai stupéfait. Je n’étais, il est vrai, qu’un novice. J’ignorais encore que le pauvre M. Ernault, quand il ne prenait pas un coupable sur le fait, et cela lui arrivait neuf fois sur dix, remettait l’éclaircissement de l’affaire à une autre fois, c’est-à-dire aux calendes grecques. Comme il employait invariablement la même formule, les élèves la savaient par cœur, et poussaient l’impudence jusqu’à l’achever en son lieu et place.

Un de mes voisins me demanda avec un grand sérieux si je ne serais pas parent de la mère Michel, celle qui a perdu son chat.

« Continuons la récitation des leçons, » dit le professeur accablé.

Et l’on continua la récitation des leçons cahin-caha. « Asseyez-vous, » dit M. Ernault, en marquant une bonne note à l’externe Saxifrage, qui avait récité sa leçon sans faute, et cela sans se donner d’autre peine que celle de la lire effrontément, d’un bout à l’autre, dans son livre tout grand ouvert. Le professeur appela Chaboisseau.

Un rire à demi étouffé circula par la classe ; on se donnait des coups de coude ; beaucoup d’élèves me regardaient. Voyant tous mes voisins se retourner, je finis par me retourner aussi. Chaboisseau, debout, au gradin le plus élevé, avec une gravité imperturbable, récitait sa leçon coiffé de mon chapeau ; et ce qu’il y a de plus fort, c’est que M. Ernault le regardait en face. Oui, il le regardait ; mais à cette distance il ne le voyait pas : car, comme je l’appris bientôt, M. Ernault était myope. Soit par coquetterie, soit pour toute autre raison à lui connue, il n’avait jamais pu se résoudre à arborer des lunettes. Quand le désordre devenait trop grave ou le bruit trop compromettant, il se plantait un lorgnon sur le nez. Mais comme il perdait toujours beaucoup de temps à chercher son lorgnon dans la poche de son gilet, à l’ouvrir et à se l’ajuster devant les yeux, les coupables étaient toujours d’une sagesse exemplaire quand il avait achevé ses préparatifs pour les prendre en flagrant délit.

CHAPITRE XVII 1q4z4q

Mon voisin de droite entreprend de faire mon éducation. – Pauvre M. Ernault ! – Apparition de Pince-sans-rire. – Ma première retenue.

Comme les rires étaient devenus assez bruyants pour attirer l’attention de l’autorité, qui se promenait souvent dans les couloirs, M. Ernault porta la main à la poche de son gilet. Chaboisseau ne broncha pas ; il ne broncha pas davantage quand M. Ernault commença à se débattre contre le ressort de son lorgnon. Enfin le ressort joua, et M. Ernault mit précipitamment son lorgnon à cheval sur son nez.

« Trop tard ! » murmurèrent quelques voix, et les rires redoublèrent.

Chaboisseau, sans se presser, s’était décoiffé juste au dernier moment.

Toujours debout, il regardait M. Ernault d’un air innocent, et M. Ernault le regardait d’un air ahuri.

La situation était si bouffonne que les élèves les plus sages s’étranglaient pour ne pas rire tout haut. Quant à moi, j’avais complètement oublié les mésaventures de mon chapeau, et je commençais à trouver que le collège a du bon.

Après la récitation des leçons commença la correction du devoir qu’on avait dicté la veille. Mon voisin de gauche tira de sa poche un volume de Robinson Crusoé, et fut, pendant tout le reste de la classe, d’une sagesse exemplaire. Mon voisin de droite me demanda si je voulais suivre sur son cahier ; tout naturellement nos têtes se touchaient, et, tout naturellement aussi, nous nous mîmes à bavarder. Mon voisin était un vieux routier, qui connaissait le collège et la vie de collège sur le bout du doigt. En bon camarade, il me fit profiter généreusement de sa vieille expérience, et commença mon éducation séance tenante.

Si je n’écoutai pas un mot de la correction du devoir, en revanche j’acquis une foule de connaissances soit utiles, soit simplement agréables. J’appris par exemple que le mot collège est un terme suranné, élégamment remplacé par les termes de boîte ou de bahut, au choix, qu’un collégien est un potache, que M. Ernault s’appelait Barbe-Bleue, non pas qu’il fût sanguinaire comme son homonyme, mais parce qu’il avait réellement la barbe bleue comme les cheveux et les sourcils.

Comme nous causions à bâtons rompus et au caprice de notre imagination, je ne puis résumer cette importante conférence qu’à bâtons rompus.

Par exemple, j’avais eu tort d’apporter un chapeau, parce que ces ornements-là sentent leur petit crevé ! Comme je ne m’étais pas fâché et que même j’avais ri de voir mon chapeau sur la tête de Chaboisseau, on me le rendrait tout à l’heure, mon voisin s’en chargeait. Mais, si je voulais profiter d’un conseil d’ami, je le laisserais à la maison le lendemain. Je ferais bien aussi d’y laisser cette mirifique cravate de satin et l’épingle y attenant, parce que si je la gardais, on me « monterait une scie », tous les élèves du quartier l’un après l’autre viendraient me prier, quand elle aurait des petits, de leur en garder un. Je boutonnai instinctivement le dernier bouton de ma veste, pour dissimuler ma cravate autant que possible.

À un certain moment, mon mentor dit quelques mots à l’oreille de son voisin. Le voisin fit de même, et les quelques mots èrent de proche en proche. Une minute après, mon mentor me tendit mon chapeau en disant : « Tu peux le laisser devant toi, personne n’y touchera plus ! » Personne n’y toucha plus en effet.

J’étais émerveillé de la puissance occulte que paraissait exercer mon voisin.

« Ce que tu as vu n’est rien, me dit-il d’un air de mystérieuse importance ; si tu y tiens, je vais te faire voir Pince-sans-rire.

— Qu’est-ce que c’est que Pince-sans-rire ?

— C’est le sous-principal.

— Mais ce n’est pas son vrai nom ? demandai-je naïvement.

— Bien sûr ! me répondit-il d’un air de condescendance ; mais on l’appelle Pince-sans-rire, parce qu’il pince souvent et qu’il ne rit jamais.

— Et le Principal, comment l’appelle-t-on ?

— Pince-en-riant, parce qu’il pince souvent et rit toujours.

— Mais, comment t’y prendrais-tu pour faire venir Pince-sans-rire ?

— Pince-sans-rire se promène toujours dans les couloirs, devant les classes, surtout devant la nôtre ; aussitôt qu’il entend du bruit, il accourt et ouvre la porte toute grande.

— Mais tu ne peux pas faire assez de bruit à toi tout seul pour le faire accourir.

— Je n’ai pas cette prétention-là non plus ; je suis, comme qui dirait, chef d’orchestre, et quand je bats la mesure, le concert commence, et Pince-sans-rire accourt.

— Mais le pauvre M. Ernault ?

— Le pauvre M. Ernault ! Tu ne l’appelleras plus le pauvre M. Ernault, quand il t’aura cinglé deux ou trois bonnes privations de sortie, que tu n’auras pas méritées, sans compter les retenues. »

En ce moment, M. Ernault impatienté se tourna de notre côté, frappa la chaire du plat de sa main, et s’écria : « Brunet, vous tairez-vous à la fin !

— Cause pas, » répondit tranquillement mon voisin de gauche, sans lever les yeux de dessus son Robinson.

M. Ernault hésita une minute et ne poussa pas plus loin la discussion. Il fit bien, car mon mentor me dit : « S’il avait ennuyé Brunet, j’aurais été obligé de battre la mesure et le concert aurait commencé. C’est du coup que tu aurais vu Pince sans-rire. Du reste, il n’est pas encore dit que tu ne le verras pas. Barbe-Bleue est dans un de ses mauvais jours ; Pince-en-riant lui aura donné un savon. Ces jours-là on ne peut rien faire de lui, et on est obligé de le mettre à la raison. Il est myope comme une pioche, et il tape comme un sourd ; comme il tape toujours à côté, ça se gâte, tu comprends. On n’aime pas à être puni quand on le mérite, à plus forte raison quand on ne le mérite pas. »

Brunet, qui avait sans doute des fourmis dans les jambes, pour être resté trop longtemps dans la même position, se leva tout droit, s’étira sans vergogne, bâilla assez haut pour être entendu de M. Ernault, et se rassit tranquillement.

« Michel, dit sévèrement M. Ernault, c’est la seconde fois que je vous avertis ; si vous n’étiez pas nouveau, je vous enverrais en retenue. »

Je demeurai atterré, Mentor se mit à rire en disant avec onction : « Pauvre M. Ernault ! » « Réclame donc, imbécile, » me cria Brunet en m’allongeant un bon coup de pied dans les chevilles. Mais ne sachant pas trop où me mènerait une réclamation, d’ailleurs inutile puisque je n’avais pas été puni, je gardai prudemment le silence.

« Pauvre M. Ernault, me répéta mon mentor d’un ton moqueur.

— Pourquoi ne met-il pas de lunettes ? demandai-je naïvement.

— Demande-le-lui, puisque tu lui portes tant d’intérêt, » me répondit-il en riant.

Je dois avouer que depuis son interpellation intempestive je lui portais beaucoup moins d’intérêt ; je n’aurais pas voulu cependant qu’il lui arrivât malheur à cause de moi.

« Prenez votre auteur latin ! dit M. Ernault, en élevant la voix pour tâcher de dominer le bruit des conversations particulières. Les trois quarts des élèves firent semblant de n’avoir pas entendu ; les conversations continuèrent ; trois ou quatre élèves seulement ouvrirent leurs livres.

Du coup, M. Ernault mit son lorgnon et interpella directement un certain nombre d’élèves. L’élève interpellé ouvrait son livre et reprenait la conversation au point où il l’avait laissée.

« Un peu de silence, s’il vous plaît, » cria M. Ernault d’un ton péremptoire. Pendant qu’il y était, il aurait aussi bien pu demander beaucoup de silence, comme les gens sages qui demandent le plus pour obtenir le moins. Le peu qu’il demandait, il ne plut pas à ces messieurs de le lui accorder. Une fois pour toutes, ils s’étaient mis dans la tête que l’explication de l’auteur latin les ennuyait, et ils employaient tous les moyens dont ils disposaient pour en abréger la durée, et Dieu sait si ces moyens étaient nombreux et variés.

« Décidément, vous n’avez pas de cœur ! » s’écria M. Ernault exaspéré.

Un sourd murmure répondit à ces paroles. Il perdit tout à fait la tête et eut l’imprudence de les répéter. Cette fois le murmure devint plus formidable.

« Tu vas voir Pince-sans-rire, » me dit tout bas mon voisin ; le murmure se prolongeait, et il s’y mêlait différents cris d’animaux.

La porte s’ouvrit avec une lenteur calculée. Toute la classe se leva à la fois. Seul je fus en retard, ne connaissant pas encore la tradition ; et puis j’étais trop occupé à regarder celui que les collégiens, toujours irrévérencieux, appelaient Pince-sans-rire.

C’était un homme d’une cinquantaine d’années, avec une longue, longue figure blême. Le front très haut et très large se déprimait aux tempes ; les joues étaient creuses et la mâchoire inférieure proéminente. Mon mentor me fit observer plus tard que, vue de face, sa figure ressemblait à un violon ; je fus frappé de la justesse de cette comparaison. Le trait saillant de cette face austère et comme ravagée c’étaient deux yeux qui brillaient comme deux charbons ardents au fond de leurs orbites enfoncées sous la proéminence du front et les broussailles des sourcils. Des deux côtés de la mâchoire pendaient des favoris filamenteux qui ressemblaient à des nageoires.

Comme le spectre vengeur de la discipline outragée, il apparut dans la baie de la porte, en lumière sur le fond obscur du couloir. Il ne prononça pas une parole et ne cligna pas une seule fois la paupière. Seulement ses lèvres minces se serrèrent, et ses joues creuses se creusèrent davantage, comme s’il les avait aspirées à l’intérieur. Rien de plus. Il referma la porte lentement. Le silence était si profond qu’on eût entendu voler une mouche. Le respect de la discipline était assuré pour le reste de la classe ; car jamais le spectre n’apparaissait deux fois sans faire, à la seconde, de terribles hécatombes.

Quoique M. Ernault m’eût grondé un peu à la légère, son air triste et préoccupé me remuait le cœur ; et, ne fût-ce que pour lui complaire, j’aurais suivi l’explication de l’auteur latin avec toute l’attention dont j’étais capable, si mon mentor n’avait eu cent choses utiles à m’apprendre. Mon esprit, partagé entre lui et l’auteur latin, ne tira pas, je crois, grand profit de l’explication. Comme compensation, j’appris que mon nouvel ami s’appelait Chauffour, qu’il ne fallait pas plaisanter avec notre maître d’études, quoiqu’il fût tout jeune, que la nourriture du collège était infâme, que la salade surtout…

« Continuez, Michel, » dit M. Ernault.

Michel ne put continuer, par l’excellente raison qu’on ne peut pas suivre à la fois une conversation intéressante et une explication fastidieuse. Michel eut un mauvais point.

« Continuez, Chauffour ! »

Chauffour continua sans hésitation. Il pouvait donc faire, lui, les deux choses à la fois. Je l’irais déjà ; je commençai à le considérer comme un être tout à fait supérieur.

« Continuez, Brunet ! »

Brunet était perdu sans ressources, car Brunet était toujours plongé dans la lecture de Robinson Crusoé. À ma grande stupéfaction, Brunet continua, d’une voix monotone et tranquille, l’explication commencée. J’eus bientôt la clef de ce mystère. En vertu d’un pacte d’association, Brunet et son voisin suivaient, à tour de rôle, chacun pendant une classe. Ce matin-là, le voisin de Brunet avait placé son livre tout près de son associé. Brunet n’avait qu’à jeter les yeux en côté, sans changer de posture, un doigt complaisant lui signalait l’endroit précis où il devait reprendre.

Tout occupé à me rendre compte de la manœuvre du voisin, et à irer le sang-froid de Brunet, je ne m’étais pas aperçu que M. Ernault avait arboré son lorgnon. Il s’aperçut tout de suite que je n’avais pas les yeux sur mon livre. La première fois, il m’avait nommé au hasard ; cette fois, il m’interpella à dessein. Je rougis, je balbutiai, et je restai court.

« Vous me faites l’effet d’un paresseux, me dit sévèrement M. Ernault ; comme vous êtes nouveau, j’ai envers vous d’une indulgence dont vous me semblez d’ailleurs parfaitement indigne : je me contenterai de vous priver de la récréation de midi. »

La récréation de midi était justement celle où les parents étaient is à visiter leurs enfants au parloir en hiver, sous les arbres de la cour d’entrée, en été. Et ma mère et mes tantes qui avaient fait la partie de me venir voir à midi ! Mes yeux se troublèrent et l’amour-propre seul m’empêcha d’éclater en sanglots. Quelle épouvantable catastrophe ! Et la classe poursuivait son train monotone, comme si de rien n’était ! Et mes camarades prenaient mon malheur avec un calme qui me navrait ! Pas un regard de pitié, pas un mot de consolation. Que penserait ma mère, que diraient mes tantes, quand on les prierait de s’en retourner comme elles étaient venues ? N’y avait-il donc aucun moyen de détourner le coup épouvantable dont j’étais menacé ? Je suivais des yeux l’explication de l’auteur, craignant d’être pris une troisième fois, et de comparaître devant M. le Principal qui m’enverrait au séquestre, mais mon âme troublée tournait et retournait cette question : « Comment faire pour obtenir d’aller au parloir ? »

CHAPITRE XVIII 4j5z1

Discussion avec M. Ernault. – M. Thomas. – Le bon Samaritain. – Le peloton de retenue.

Au premier roulement du tambour, les externes décampèrent. Au second roulement les internes descendirent des gradins. Resté le dernier, je me décidai, après de longues hésitations, à me détacher du groupe dont je faisais partie, et je m’approchai de M. Ernault.

« Monsieur, lui dis-je timidement, d’une voix, étranglée.

— Ah ! c’est vous, s’écria-t-il brusquement. Que me voulez-vous ?

— Est-ce que vous ne pourriez pas me permettre de faire ma retenue à quatre heures ? Ma mère et mes tantes doivent venir me voir à midi.

— Une punition, me répondit-il d’un ton grave, ne produit son effet que quand elle prive le coupable d’un plaisir. Je ne vous ai puni qu’à regret, et parce que vous m’y avez contraint par votre obstination à ne pas suivre. Vous débutez fort mal, et je me demande où vous aboutirez si l’on ne coupe pas court à vos velléités de paresse et d’indépendance.

— Mais, monsieur, répliquai-je, en faisant un effort désespéré pour ne pas fondre en larmes, les deux premières fois que vous m’avez averti, je n’étais pas en faute.

— Seriez-vous ergoteur par-dessus le marché ? me demanda-t-il d’un ton assez dur.

— Monsieur, demandez à mes voisins.

— Pour des raisons que vous comprendrez facilement, je ne demande jamais aux élèves de dénoncer un camarade ; pour des raisons analogues, je ne me permets pas de recourir à leur témoignage pour le justifier. L’esprit de camaraderie, dont je suis loin de médire, ferait des écoliers des témoins trop complaisants. Devant un jury de camarades, l’accusé serait toujours innocent. Me comprenez-vous ?

— Les deux premières fois, répétai-je avec obstination, je n’étais pas en faute.

— Je veux vous faire la part belle, me dit-il avec un peu d’impatience ; j’ets que je me sois trompé les deux premières fois, étiez-vous en faute les deux autres ?

— Oui, monsieur.

— Eh bien ! faites tranquillement votre punition et tâchez qu’elle vous profite pour l’avenir. Adieu, je suis pressé, rejoignez vos camarades. »

Mon cœur s’endurcit, et pendant qu’il s’en allait à grands pas, je lui lançai un regard de colère et de haine. Être privé de voir ma mère et mes tantes, ou plutôt, pour parler franchement, démentir honteusement, dès le premier jour dès la première classe, les promesses que j’avais faites la veille au soir ! Car j’avais fait des promesses, et, qui plus est, des promesses sincères, sous l’influence, sans doute, de la crainte et de l’iration que m’avait causée la mystérieuse puissance de M. le Principal. « Et surtout, gare les retenues ! » m’avait dit mon grand-père, pour m’émoustiller et pour me piquer d’honneur. Moi, j’avais répondu fièrement que ma mère et mes tantes pourraient toujours se présenter au parloir, la tête haute, sûres de me trouver au rendez-vous.

Quelle humiliation ! Et qui me l’infligeait ? Un homme qui s’était trompé deux fois sur quatre. Avec la logique injuste et ionnée des enfants, je tenais pour établi qu’il fallait avoir mérité quatre avertissements pour aller en retenue ; or, de l’aveu de M. Ernault, je n’en avais mérité que deux. Comme il n’y a rien qui révolte plus un cœur d’enfant que l’injustice, vraie ou supposée, plus je réfléchissais à ma situation, plus mon cœur s’emplissait d’amertume et de fiel.

Quand je rejoignis mes camarades en étude, le maître d’études, un petit jeune homme blond et délicat, qui portait toute sa barbe, me plaça à côté d’un élève doux et tranquille, et prit soin de m’indiquer le travail que j’avais à faire. J’étais censé le savoir, puisque j’avais assisté à la classe ; mais M. Thomas, notre maître d’étude, pensait qu’avec les débutants deux sûretés valent mieux qu’une, et il avait bien raison.

J’étais si pénétré de l’idée que l’on m’avait fait une cruelle injustice, que je ne pus m’empêcher de m’en ouvrir à mon voisin. Mais mon voisin continua tranquillement à travailler, en me faisant comprendre par signes qu’il n’avait pas le loisir de m’écouter. Comme j’insistais, M. Thomas descendit de sa chaire et vint s’asseoir à côté de moi, la place était inoccupée.

« Mon enfant, me dit-il avec beaucoup de douceur, si le travail que vous avez à faire vous présente trop de difficultés, je me mets à votre disposition pour vous aider. Qu’est-ce qui vous embarrasse pour le moment ?

— J’ai été puni injustement en classe, lui répondis-je d’un ton rogue, et sans remarquer combien ma réponse avait peu de rapport avec sa question.

— Contez-moi cela, » me dit-il tout bas, avec un sourire de bonté et de sympathie.

Je lui déclarai qu’on m’avait donné une retenue après deux avertissements seulement, tandis qu’il en fallait quatre bien comptés.

« Où avez-vous pris cela ? dans quel règlement ? » me demanda-t-il d’un air amusé.

Je ne sus que répondre, car j’avais pris cela sous mon bonnet, et je l’avais érigé en principe pour les besoins de ma cause.

« Et, reprit-il confidentiellement, entre nous, êtes-vous bien sûr d’avoir été d’une sagesse parfaite et d’avoir bien écouté pendant tout le reste de la classe ? »

Hélas non ! je n’en étais pas bien sûr, et j’étais même absolument sûr du contraire. Il touchait là un point très délicat, que ma logique complaisante avait soigneusement laissé dans l’ombre. En y regardant de près, et même de loin, je ne pouvais me dissimuler que j’avais absolument gaspillé ma première classe en bavardages, et que j’avais, en bonne justice, mérité ma retenue. Mais précisément ce n’était pas pour mes bavardages qu’on me l’avait donnée. Pris sur le fait, et puni, un collégien fait la moue, et souvent même réclame à tout hasard, ne fût-ce que pour le principe. Mais les fautes cachées sont non avenues ; il ne connaît pas le système des compensations, et n’et la discussion que sur les cas de flagrant délit.

Je baissai donc le nez, embarrassé, mais non convaincu, et, pour me donner une contenance, je me mis à chercher dans mon dictionnaire les mots que je ne connaissais pas.

M. Thomas se leva du banc où il s’était assis familièrement à côté de moi. Debout derrière moi, il surveilla et dirigea pendant quelque temps mes recherches, puis, après m’avoir doucement posé la main sur l’épaule, comme pour me rappeler qu’il était toujours à mon service, il s’en retourna à sa chaire et se mit à lire.

Plusieurs fois il descendit de sa chaire pour donner tout bas quelque avertissement à un élève dissipé ; chaque fois il ait près de moi ; sans lever les yeux, je le sentais venir, alors je reprenais mon travail interrompu. Il y avait en lui je ne sais quoi qui faisait que je ne voulais pas lui déplaire, ni lui donner de moi une opinion trop fâcheuse.

À force d’aligner des mots sur mon cahier de brouillon, j’arrivai à la dernière ligne de mon devoir, et je mis languissamment le point final. Ensuite, sur une feuille volante, je recopiai mon petit thème, car c’était un thème. Comme la copie devait er entre les mains de M. Thomas avant d’être remise au professeur, je fis le grand effort de soigner l’écriture. Cet effort, si mince qu’il fût, eut un heureux résultat : j’oubliai pendant quelques minutes tous mes griefs et toutes mes angoisses. La copie terminée, j’empruntai la règle de mon voisin, et je traçai au bas de ma copie une grosse barre bien épaisse en l’honneur de M. Thomas ; car si je n’avais pas eu le désir de plaire à M. Thomas, M. Ernault se fût é de grosse barre, et même de petite barre, je vous en réponds.

Une fois ma copie remise, je sentis que j’allais broyer du noir. Par désœuvrement, j’ouvris ma grammaire latine. Un hasard ironique fit que mes yeux tombèrent sur la règle : Me paenitet culpae meae (je me repens de ma faute). Je refermai brusquement le livre : il mentait ; si je me repentais de quelque chose, c’était d’avoir empêché Chauffour de donner, pour mon ébattement, le signal d’un concert monstre. Une autrefois je ne serais pas si sot ; il y aurait concert, et je me proposais bien d’y faire ma partie ! L’esprit de rancune et de révolte qui était en moi me faisait remuer la tête de haut en bas, par saccades nerveuses. Quand je m’en aperçus, je regardai furtivement, autour de moi. Mes voisins riaient et M. Thomas me regardait d’un air sérieux.

Il est midi ; nous nous rendons au réfectoire, deux par deux. Je ne saurais dire quel goût avait ce jour-là la cuisine du collège, ni si l’on avait servi du gras ou du maigre. Voyant que je laissais les morceaux entiers sur mon assiette, mes voisins se les adjugeaient avec un empressement qui démentait leurs dédaigneuses théories sur la « ratatouille » du collège.

Moi, je me nourrissais de cette pensée amère : En ce moment, ma mère met son chapeau pour venir me voir ; elle sort de la maison, elle traverse les rues ; juste au moment où nous sortirons du réfectoire, elle entrera au collège. Je la voyais franchir de son pas si jeune et si léger le seuil de la vieille maison. Elle souriait à l’idée de m’embrasser dans quelques minutes ; elle demande avec confiance l’élève Lucien Michel, et le maître d’études de service consulte sa liste et lui déclare tranquillement que l’élève Lucien Michel est en retenue. Ici, mes idées se brouillaient. Que dira-t-elle ? Que fera-t-elle ? Et surtout que pensera-t-elle de moi ? Pendant toute une longue journée elle pensera que je me suis rendu coupable de quelque méfait ; mes tantes le croiront aussi, et mon grand-père également. Entre eux, ils caont de moi ; qu’en diront-ils ?

Et il me faudrait attendre jusqu’à sept heures pour leur expliquer comment les choses s’étaient ées, et leur dire de quelle monstrueuse injustice M. Ernault s’était rendu coupable à mon égard. Mes tantes me croiraient dès le premier mot, ma mère hésiterait bien un peu, mais les faits étaient si clairs, et la vérité a un tel accent ! Un seul point me causait de l’inquiétude. Mon grand-père avait été collégien, dans son temps ; il savait, par conséquent, comment les choses se ent au collège. S’il allait s’aviser de me poser la même question que M. Thomas ? Je me rassurai un peu en songeant que grand-père, à son âge, ne devait plus guère se rappeler tous ces menus détails.

Après le dîner, on accordait, par motif d’hygiène, je suppose, cinq minutes de récréation aux élèves désignés pour la retenue. J’eus une lueur d’espoir. Si je pouvais voir ma mère seulement cinq minutes, je lui expliquerais tout, et elle s’en retournerait à la maison plus tranquille. Je pris des informations auprès d’un de mes camarades.

« Pas de danger ! me dit-il avec un sourire amer ; on rapporterait des gâteaux du parloir et on les mangerait pendant la retenue. Ils ne veulent pas de ça. »

Comme les élèves s’éparpillaient à travers la cour en gambadant et en criant, le garçon qui sentait l’étoupe commença à appeler d’une voix perçante les élèves qu’on demandait au parloir. Ma mère était là, j’en étais bien sûr, et elle allait retourner à la maison le cœur gros. C’était la première fois depuis le matin qu’il me venait une pensée qui ne fût pas entachée d’égoïsme. Je sentis que les larmes me montaient aux yeux, et je me retirai dans un coin. J’y fus bientôt ret par un élève que je ne connaissais pas encore. Après m’avoir considéré quelque temps avec curiosité, il me demanda avec bonté ce que j’avais.

« Je suis en retenue, lui répondis-je d’une voix tremblante.

— Et ça t’ennuie, hein ?

— Ça me fait beaucoup de peine.

— On s’y fait, me dit-il d’un ton encourageant.

— Oui, mais ma mère m’attend au parloir, et elle aura du chagrin.

— Elle s’y fera, » reprit-il avec bonhomie. C’était un brave garçon, il me consolait à sa manière.

Ma mère « s’y ferait », c’est-à-dire que, pour s’y faire, elle erait par une longue série d’épreuves pareilles ! Cette idée me perça le cœur, et si j’avais été ce que je n’étais pas, c’est-à-dire un enfant énergique, j’aurais pris en ce moment une de ces résolutions qui d’un seul coup séparent le é de l’avenir. J’étais courageux à ma manière ; seulement je n’avais pas le genre de courage qui mène à ces grandes et généreuses résolutions.

« C’est vrai que ce n’est pas amusant, » me dit mon consolateur.

J’eus une crise de larmes et de sanglots qui l’épouvanta. « Eh bien ! dit-il en prenant subitement son parti, pleure une bonne fois, cela te soulagera. Je vais me mettre devant toi pour que les autres ne te voient pas. Seulement fais vite, parce que l’on va bientôt appeler les élèves de la retenue. »

Le bon Samaritain qui venait de me tendre une main si maladroite, mais en même temps si charitable, n’était pas un de ces donneurs de conseils qui sont prodigues de paroles et chiches d’exemples, et qui prêchent la résignation au malheur, étant hors de ses atteintes. Quand le peloton de retenue se forma, sans empressement, le bon Samaritain y prit place à mes côtés, sans jactance et sans fausse modestie.

« Tu en es donc ? lui demandai-je en souriant malgré moi.

— Le fait est que j’en suis, me répondit-il, en frottant avec le parement de sa manche un des boutons de sa tunique qui ne reluisait pas assez, selon lui. Quand il eut achevé ce petit travail à son entière satisfaction, il me dit d’un air jovial :

« Ça fait que nous en sommes tous les deux ! »

Je hochai la tête à plusieurs reprises pour lui donner à entendre que j’aimerais mieux « n’en pas être ».

« Je suis de ton avis, » me dit-il, en frottant avec son mouchoir la visière de son képi. On aurait dit qu’il se rendait à la revue d’habillement ; alors il regarda sa visière à contre-jour et se mit à siffler de satisfaction.

« Est-ce que tu vas souvent en retenue ? lui demandai-je tout surpris de son calme philosophique.

— Plus souvent qu’à mon tour, me répondit-il avec un de ses bons sourires.

— Cela ne l’ennuie donc pas ?

— Je ne puis pas dire que je m’y amuse follement.

— Alors, pourquoi t’y fais-tu mettre ?

— Ah ! voilà ! » me dit-il avec un mouvement significatif des épaules.

Cette pantomime sert de réponse à toutes les questions embarrassantes, et d’explication à tous les problèmes insolubles. Quoique en réalité elle ne réponde à rien et n’explique rien, tout le monde l’accepte comme une fin de non-recevoir parfaitement légitime. Dans le cas particulier du bon Samaritain, elle signifiait : « Je vais en retenue parce que j’y vais, parce que je ne puis pas faire autrement que d’y aller, parce que je suis bâti comme cela, et que je n’y puis rien. »

En ant devant une des fenêtres de l’étude, il s’arrêta un instant et il fit méthodiquement le nœud de sa cravate, comme devant une glace.

Cette fois encore il se mit à siffler.

Je ne poussai donc pas plus loin mes questions, mais j’observai mon singulier camarade avec une vive curiosité. On pense bien que l’heure de la retenue étant, de par les règlements, consacrée à écrire un pensum et à expier une ou plusieurs fautes, le peloton de retenue, qui ne se recrutait pas parmi la fine fleur des écoliers, regimbait contre le règlement, écrivait le moins possible, le plus mal possible, et expiait ses fautes ées en accumulant de nouvelles fautes. Il y avait donc des combats singuliers entre élèves, des luttes de paroles entre quelques cancres ergoteurs et le représentant de l’autorité. Mon singulier camarade écrivait de son mieux, avec un désir évident de ne point mécontenter le maître ; il ne prenait part à aucune lutte, soit par-dessus la table, soit par-dessous, et l’on voyait bien qu’il n’avait pas l’effronterie nécessaire pour engager une discussion avec le maître.

« Tu dois avoir été puni injustement, lui demandai-je, pendant que le maître interrompait la dictée pour écouter un cancre qui prétendait ne pouvoir pas suivre, parce que son papier, fourni par l’économe, était spongieux et velu.

— Moi ? pas du tout, me répondit-il avec une bonhomie parfaite ; seulement, je n’ai pas de chance ; là où les autres se tirent d’affaire, je suis toujours pris. »

Le cancre qui se plaignait si amèrement du papier fourni par l’économe était le même que j’avais vu la veille dans le cabinet de M. le Principal. Quand je le reconnus, je fus profondément humilié de me trouver, sur invitation spéciale, dans la même société que lui. Mais l’heureux effet qu’aurait pu produire sur ma conduite future ce sentiment d’humiliation fut paralysé par la présence du bon Samaritain dans la même société. Sa présence, en effet, réhabilitait la retenue à mes yeux et lui ôtait quelque chose de son caractère infamant.

CHAPITRE XIX 5a1rw

Triste fin de journée. – Ma mère me pardonne. – Une bonne promesse. – Concert monstre ; j’y fais ma partie, et je deviens populaire. – Un homme qui aime son métier – En marche vers le pays du travail.

Ma curiosité une fois satisfaite, je retombai de tout mon poids sur moi-même, et, tout en écrivant machinalement, je méditai sur mon triste sort. Alors il me sembla que j’avais fait un mauvais rêve, et que ce mauvais rêve continuait. J’en vins à ne plus distinguer la retenue de l’étude des leçons, ni l’étude des leçons de la classe ; ni la récréation de quatre heures de l’étude du soir, tant les objets étaient indistincts, les sensations confuses, et, pour tout dire, l’ennui profond.

À mesure que la journée s’avançait, je sentais décroître la confiance que j’avais éprouvée le matin de convaincre ma mère de mon innocence. À force d’avoir ressassé mes arguments, je les savais par cœur ; les sachant par cœur, il me semblait qu’ils venaient d’un autre que moi. Je les jugeais malgré moi, et malgré moi aussi je les trouvais attaquables en plus d’un point. Cela ne diminuait en rien l’assurance où j’étais que l’on m’avait fait tort, mais ce n’est pas tout d’avoir raison à ses propres yeux, il s’agit d’avoir raison aux yeux des autres. Coûte que coûte, j’étais bien décidé à ne pas me laisser condamner sans me défendre.

Guillaume le Taciturne m’attendait à la sortie du collège. Il me sembla qu’il était plus taciturne encore que de coutume, et j’en conclus naturellement qu’il était au courant de ma mésaventure. Jusque-là, je ne m’étais guère inquiété de son opinion. Cette fois, je me sentis gêné, et comme amoindri, en sa présence. Je fus sur le point de faire sur lui l’essai de mes fameux arguments. Je ne sais quelle honte me retint.

Quand je rentrai à la maison, l’oreille assez basse, ma mère était seule, mon grand-père étant sorti après le dîner pour affaires. Je tendis mon front à ma mère, et elle m’embrassa. Sans me parler de sa déconvenue du matin, elle me dit : « Tu dois avoir faim, viens dîner. »

Je la suivis dans la salle à manger, tout prêt à me défendre à la première allusion. Mon couvert était mis, sur la grande table. Ma mère s’assit à quelque distance de moi, le coude sur la table, la tête appuyée sur la main. Elle avait l’air grave plutôt que sévère ; dans tous les cas, elle ne me gardait pas rancune, car elle me parlait de choses et d’autres, comme à l’ordinaire ; mais pas une seule fois elle ne fit allusion au collège.

Pour dire quelque chose, je lui demandai si mon grand-père serait longtemps absent.

« Il ne rentrera pas, me dit-elle, avant que tu sois couché ; il est donc inutile que tu l’attendes. »

Je la regardai avec attention, et je lui demandai timidement :

« Est-ce qu’il est fâché contre moi ?

— Il ne me l’a pas dit, me répondit-elle doucement ; mais je crois que s’il est sorti ce soir, c’est qu’il avait peur de te dire des choses trop dures : tu sais comme il est bon ! »

Je me sentis si petit, si humble, si misérable, que j’oubliai mes griefs, mes arguments, et jusqu’à mon innocence.

« Et toi, lui dis-je, si bas que je m’entendais à peine parler, est-ce que tu m’en veux ?

— Une mère n’en veut jamais à son fils, me répondit-elle avec sa douceur habituelle, mais avec une gravité inaccoutumée ; par conséquent, je ne t’en veux pas, mais j’ai du chagrin. »

Elle avait du chagrin ! par ma faute ! et elle pouvait prendre sur elle d’être aussi bonne et aussi affectueuse avec moi que si j’avais été pour elle un sujet d’orgueil !

Ô Chauffour, Brunet et Cie, qu’auriez-vous pensé de moi si vous m’aviez vu faire ce que je fis en ce moment ? Seul le bon Samaritain m’aurait pardonné, et encore, peut-être m’aurait-il dit avec sa bonhomie habituelle : « Elle s’y fera. »

Je me jetai au cou de ma mère, et je pleurai en silence. Peu à peu je sentis que ses bras se serraient autour de moi. Elle ne prononça point le mot de pardon, mais je sentis qu’elle m’avait pardonné ; je ne lui fis point de promesse, mais elle sentit que je venais de prendre un engagement envers elle.

« Viendras-tu au parloir demain ? lui demandai-je à l’oreille.

— J’irai, si tu m’y invites ? »

Je réfléchis un instant à la gravité de l’engagement que j’allais prendre : l’expérience m’avait rendu prudent. Mais je me sentais en si bonnes dispositions, que je crus pouvoir me risquera répondre :

« Je t’y invite !

— J’irai, » me dit-elle en m’embrassant.

Presque aussitôt je fus effrayé de mon audace ; mais je ne pouvais plus reculer.

Le lendemain matin, le sort me fut favorable. Brunet suivait l’explication, pour que son associé pût lire tranquillement Don Quichotte. Chauffour avait à communiquer des secrets importants à son voisin de droite ; de plus, il souffrait d’un mal de dents. J’atteignis la fin de la classe sans encombre. J’étais sauvé, car je pouvais compter sur M. Thomas.

Ma mère vint au parloir. Elle s’était même risquée jusqu’à y amener mes tantes. Cette marque de confiance me toucha profondément. Il me semble bien que ce fut M. Thomas qui fit tous les frais de la conversation : les oreilles durent lui tinter ce jour-là.

À la classe du soir, il y eut tentative de concert monstre. M. Ernault, paraît-il, avait eu l’imprudence de dire quelque chose qui avait froissé l’amour-propre de Chauffour, lequel d’ailleurs était devenu très irascible depuis qu’il souffrait des dents. Chauffour laissa écouler cinq minutes entre l’insulte et la vengeance ; au bout de cinq minutes, il toussa d’une certaine façon. Tous les élèves tirèrent leurs mouchoirs. Après quelque hésitation je tirai le mien aussi. Chauffour, ayant promené sur toute la classe un regard d’aigle, porta son mouchoir à son nez et se moucha-avec un fracas épouvantable ; nous en fîmes tous autant. M. Ernault en sauta presque hors de ses bottes. Mais, comme il tenait par hasard son lorgnon à la main, il le porta vivement à ses yeux. Les vieux routiers firent promptement disparaître leurs mouchoirs, M. Ernault attrapa les noms de quelques naïfs.

J’avais pris un tel goût à la plaisanterie, et j’imitais les notes graves de l’ophicléide avec tant de conscience et d’application, que je ne m’étais pas aperçu du contre-temps. Je finis pourtant par remarquer que j’exécutais un solo au milieu du plus profond silence. Je m’arrêtai tout court. M. Ernault, occupé à écrire une petite liste de coupables, tourna son lorgnon de mon côté juste au moment où je venais de terminer mon solo d’ophicléide.

Les autres musiciens, ayant cru que j’avais continué par bravade, quand tous les autres comptaient, comme on dit, des mesures, on me fit une espèce d’ovation. La popularité est une chose si douce, que je n’osai pas détromper mes irateurs. Au fond, j’avais continué par étourderie, et je bénissais en moi-même l’heureux hasard qui m’avait sauvé. Je pris donc la résolution de mieux regarder autour de moi une autre fois. J’aurais mieux fait, bien entendu, de prendre la résolution de m’abstenir à tout jamais. Il faut bien que je l’avoue, mon idéal n’était pas de satisfaire mes différents professeurs ; c’était de ne jamais les mécontenter au point d’aller en retenue aux heures du parloir, et surtout au point de comparaître devant les autorités.

Avec M. Thomas, la chose m’était facile. Je l’ai retrouvé bien longtemps après dans le monde, et j’ai pu compléter et éclaircir mes souvenirs d’enfance. M. Thomas était un homme supérieur par le caractère aussi bien que par l’esprit. Cette supériorité, nous la sentions vaguement, et nous la respections d’instinct. À l’époque où je l’ai connu, il préparait son examen de licence, et il travaillait beaucoup. Or c’est un fait remarquable que les cancres eux-mêmes ne peuvent s’empêcher d’estimer un maître qui travaille, à condition toutefois que son travail ne le détourne pas de ses devoirs professionnels. J’ai connu des maîtres d’étude qui s’absorbaient dans leur travail au point de ne plus voir ce qui se ait autour d’eux. Les inférieurs ont toujours eu et auront toujours des yeux de lynx pour découvrir les faiblesses de leurs supérieurs. Les élèves, à certains signes, reconnaissent le moment où leur maître n’a plus d’yeux ni d’oreilles, et profitent de cette trêve de Dieu pour lire des livres prohibés, lancer des projectiles, organiser des causettes, échanger des visites et perdre le plus de temps possible.

M. Thomas avait le don de travailler sérieusement sans perdre de vue un instant le monde réel, et sans oublier qu’il avait à surveiller un petit troupeau toujours enclin à s’émanciper. Comme il était vigilant, aucun de nos gestes ne lui échappait ; comme il avait l’esprit d’observation, il les interprétait couramment et devinait nos intentions avant qu’elles fussent bien claires pour nous-mêmes.

Rarement il descendait de sa chaire ; mais quand il faisait le tour de l’étude, avec un air souriant et pensif à la fois, chacun de nous faisait involontairement son examen de conscience et se redressait sur son banc, pour n’être point surpris dans une pose abandonnée. Que de fautes, sur le point d’éclore, étaient tuées dans l’œuf par un simple regard jeté en ant comme au hasard. Comme il parlait rarement, et toujours à propos, toutes ses paroles portaient et l’on s’en souvenait longtemps.

Il était évident, même pour nous, que M. Thomas aimait son métier ; aussi les plus récalcitrants en arrivaient toujours à le considérer comme un ami et non comme un adversaire ; par conséquent, il n’y avait ni aigreur ni lutte entre lui et nous. Par le seul ascendant d’une volonté supérieure et d’une sympathie infatigable, il a converti bien des cancres, et tiré bien des intelligences des ténèbres et bien des cœurs de la vulgarité. Je suis persuadé, pour ma part, que si j’avais subi plus longtemps son influence, il aurait fini par créer en moi la volonté qui me faisait défaut.

Je m’attachai très vite à lui et je vis bien que, de son côté, il s’attachait à moi. Dès le premier jour, pour lui complaire, j’avais soigné mon écriture. L’effort, certes, n’était pas bien grand, mais enfin c’était un effort. Quand il me posait doucement la main sur l’épaule, en faisant son tour d’étude, je rougissais d’orgueil et je ressentais comme une secousse électrique. Avait-il donc deviné que je pensais à lui, et voulait-il me prouver que lui aussi pensait à moi ? Pendant cinq grandes minutes, au moins, je me sentais animé d’une énergie singulière et mon travail s’en ressentait. Cinq minutes, c’est bien peu de chose, et pourtant c’est quelque chose. Si ma mollesse naturelle et la tyrannie de l’habitude me ramenaient au bout de cinq minutes à mes anciens errements, il n’en est pas moins vrai que j’avais jeté un coup d’œil furtif sur ce mystérieux pays du travail dont on m’avait si souvent parlé depuis mon enfance sans pouvoir jamais me décider à en franchir la frontière.

S’apercevait-il de l’influence qu’il exerçait sur moi ? J’ai tout lieu de le croire. Sans jamais s’exposer au reproche, si grave dans l’esprit des écoliers, d’avoir pour moi des préférences, il me donnait des marques d’intérêt et de sympathie qui n’étaient rien en elles-mêmes, mais que je recueillais comme autant de précieux souvenirs. Quelquefois, pendant l’étude, je m’oubliais à le regarder travailler. Bientôt nos regards se rencontraient ; il m’adressait un simple signe de tête, presque imperceptible. Pour tout autre que pour moi, ce mouvement signifiait : « Remettez-vous au travail. » Moi, j’y voyais autre chose. Le signe de tête me disait : « : Courage ! Courage ! »

Quand nous allions de l’étude à la classe, ou de la classe à l’étude, rangés deux par deux, M. Thomas se plaçait d’abord en tête pour régler le mouvement. Puis il s’arrêtait et surveillait le défilé ; je sentais pour ainsi dire ses regards se poser sur moi d’une façon toute particulière ; quand je l’avais déé, une force irrésistible me poussait à me retourner pour le voir encore, et très souvent, je suis bien sûr de ne pas me faire illusion, il remontait exprès le long de la colonne pour marcher à côté de moi.

Quelquefois, au commencement de la récréation, je pouvais ca une ou deux minutes avec lui, mais une ou deux minutes seulement, car il ne se laissait pas accaparer, chacun avait son tour, et ne le cédait pas volontiers.

Deux minutes, quatre au plus, dans une journée, que c’est donc peu de chose ! Je lui contais en deux mots mes petites affaires et mes petits ennuis, et lui, il me donnait des conseils. Ou plutôt non, conseil n’est pas le mot propre. Les conseils en forme glissent sur l’âme du collégien, comme la balle sur la peau du rhinocéros. Le collégien et bien, à la rigueur, qu’un conseil puisse contenir une part de vérité, mais c’est une vérité convenue, banale, une vérité que les générations de maîtres et de parents se ent de main en main, et qui n’a plus ni empreinte ni relief, à force d’avoir servi.

M. Thomas faisait mieux que cela ; en quelques mots toujours clairs, toujours nets, toujours heureux, il mettait devant moi la réalité des choses, et me laissait le soin de conclure.

Ses paroles, je les gardais précieusement dans ma mémoire, une à une elles allaient grossir mon trésor. Chaque jour, sans y prendre garde, je faisais un pas de plus, non pas dans le pays du travail, mais vers le pays du travail, et, en attendant l’entrée en campagne, je faisais provision de vivres et de munitions.

CHAPITRE XX 41zl

Une heureuse catastrophe. – M. Thomas vient prendre de mes nouvelles. – Mon grand-père est désappointé et moi aussi.

Un des plus beaux jours de ma vie d’écolier, c’est certainement celui où je me froissai horriblement la rotule du genou gauche, en jouant au cheval fondu. La chute fut si rude et la douleur si vive, que je perdis un instant connaissance. Quelqu’un me prit dans ses bras et m’assit sur un banc. Quand je rouvris les yeux, je vis mes camarades rangés en demi-cercle autour du banc. M. Thomas me tenait la main et donnait vivement des instructions auxquelles des volontaires très empressés obéissaient en prenant leur course dans différentes directions.

Mes yeux rencontrèrent ceux de M. Thomas. J’y lus l’anxiété bien explicable d’un maître qui comprend son devoir et sent sa responsabilité. J’y lus quelque chose de plus, et je me mis à sourire.

« Souffrez-vous beaucoup ? me demanda-t-il d’un ton qui me rappela celui de ma mère.

— Je ne sais pas, lui répondis-je, c’est tout engourdi. »

En ce moment, un des émissaires apporta un verre d’eau sucrée. M. Thomas agita vivement la cuiller au fond du verre, pour faire fondre le sucre. Ensuite il porta le verre à mes lèvres. Je bus lentement ; à mesure que je renversais la tête, sa main suivait le mouvement et ses yeux m’encourageaient. Je ne l’avais jamais regardé de si près. Ses sourcils étaient légèrement contractés ; sa barbe blonde tremblait un peu vers les coins de la bouche ; ses yeux, dont le regard était si ferme et si profond d’habitude, exprimaient une pitié presque maternelle.

Le cercle s’entr’ouvrit pour laisser er deux grands élèves qui portaient une chaise. M. Thomas donna ses instructions ; on me plaça sur la chaise, et les deux grands élèves m’emportèrent lentement, escortés de M. Thomas ; les autres camarades se remirent à jouer.

Arrivé aux limites de son commandement, M. Thomas m’exprima le regret de ne pouvoir m’accompagner plus loin. Il me tendit sa main droite que je serrai dans les deux miennes, et me dit :

« Bon courage !

— Merci, monsieur, lui dis-je, ce ne sera rien, je ne souffre presque pas… »

J’eus un moment la tentation de porter sa main à mes lèvres ; mais je réfléchis qu’il s’offenserait peut-être de cette familiarité : je me contentai de lui adresser des signes de tête tant que je pus le voir.

Mes deux porteurs se dirigèrent du côté de l’infirmerie.

« Veinard ! me dit en riant le porteur n° 1.

— Pourquoi veinard ? » lui demandai-je en rougissant. N’ayant en tête qu’une seule idée, je croyais qu’il m’enviait le bonheur d’avoir été relevé par M. Thomas et de lui avoir serré la main.

« Pourquoi veinard ? répéta le porteur n° 1 avec emphase ; mais parce que tu vas te dorloter à l’infirmerie pendant que nous avalerons de la poussière de craie, sans oser seulement dire : ouf ! Tu oublies donc que c’est ce soir classe d’arithmétique, et que le père Pariseau ne vous voit pas seulement vous gratter le bout du nez sans vous demander si c’est une conduite décente, et sans vous menacer de vous jeter à la porte ! »

M. Thomas n’étant pas là pour prendre acte de ma déclaration, je déclarai avec un enthousiasme très sincère que je me considérais en effet comme un « veinard ».

La sœur infirmière posa un premier appareil sur mon genou. Ma mère, immédiatement prévenue, vint me chercher en voiture. Si mon genou était meurtri, mon cœur était dans l’allégresse. Songez donc, tant de bonheurs à la fois ! M. Thomas m’avait traité en ami, en véritable ami ; il m’avait serré la main. J’esquivais la classe d’arithmétique et les épigrammes du père Pariseau. Je m’en allais, par un beau soleil, au moment où les autres rentraient dans l’antre de l’étude, avec la poussière de craie en perspective. Ma mère me tenait les deux mains dans les siennes et me parlait avec une effusion de tendresse qui me rappelait l’heureux temps où l’on n’avait encore eu aucun reproche sérieux à m’adresser.

Elle me parlait de ma chute, et moi je lui parlais de la bonté de mon maître. Nous avions l’air de jouer aux propos interrompus. Cela la faisait rire et je riais aussi. Quand elle fut bien sûre que je n’étais pas grièvement blessé, elle abonda dans mon sens. Volontiers elle me laissait parler de mon héros, sans jamais me faire remarquer que je répétais toujours la même chose. Elle paraissait heureuse et nullement jalouse de mon enthousiasme pour M. Thomas. Seulement, lorsque je m’écriais avec un soupir : « Ah ! si c’était M. Thomas qui me faisait la classe, je suis sûr que je travaillerais ! » elle me faisait observer qu’il n’est ni charitable ni juste de se servir des perfections d’une personne pour rabaisser les autres. Un enfant qui a le sentiment du devoir et l’amour du travail n’attend pas, pour faire ses preuves, qu’on ait trié sur le volet un professeur fait tout exprès pour lui. À ce compte-là, il faudrait autant de professeurs que d’élèves !

Cette idée me faisait rire et je reconnaissais d’ailleurs que ma mère avait raison. Aussi je m’abstins de répéter ma phrase favorite. Mais tout au fond de mon âme, une voix qui ne pouvait offenser personne, répétait bien souvent : « Ah ! si c’était M. Thomas qui nous faisait la classe. »

Le docteur Bilbarteault, mandé en toute hâte, déclara en riant que ma blessure était une mauvaise plaisanterie et qu’au bout de quelques jours de repos il n’y paraîtrait plus. Pour qu’il ne fût pas dit qu’il était venu pour rien, il me tâta longuement la tête, et déclara que la bosse du travail était encore bien rudimentaire, mais qu’elle ne tarderait pas à se développer. Cette prédiction me rendit tout songeur.

Le lendemain était un jeudi. Je ai la journée tout entière à la maison. Pour me distraire, on m’avait descendu au salon ; ma mère, mon grand-père et mes tantes me tenaient compagnie. Sur les trois heures, Guillaume le Taciturne ouvrit la porte sans rien dire et s’effaça pour laisser er un visiteur.

Je rougis de plaisir en reconnaissant M. Thomas, et, en même temps, je fus saisi d’une sorte d’angoisse et d’appréhension.

Bien des fois, devant ma mère, mon grand-père et mes tantes, je m’étais écrié ! « Ah ! si vous connaissiez M. Thomas ! » Bien des fois, dans mes rêveries d’enfant, j’avais imaginé les combinaisons les plus invraisemblables pour rapprocher M. Thomas de ma famille, ou ma famille de M. Thomas, comme on voudra. L’idée que ceux que j’aimais le plus au monde pussent rester étrangers les uns aux autres m’était inable.

Quand M. Thomas parut à la porte du salon, j’aurais dû être au comble de tous mes vœux, et, de fait, mon premier mouvement fut un mouvement de joie triomphante, et je m’écriai d’une voix émue : « C’est M. Thomas ! »

Par parenthèse, je ne fis pas mal de présenter ainsi M. Thomas à ma famille. Guillaume le Taciturne n’annonçait jamais les visiteurs, sous prétexte qu’il écorchait toujours les noms propres.

Pendant que mon grand-père, qui s’était levé poliment, allait à la rencontre de M. Thomas, je fus saisi d’une crainte terrible. « M. Thomas plairait-il à ma famille ? Ma famille plairait-elle à M. Thomas ? » Je n’avais jamais songé à me poser ces deux questions. Elles furent bientôt résolues à mon entière satisfaction, et mon cœur nagea dans une joie sans mélange. Jusque-là, je n’avais vu M. Thomas que dans l’intérieur du collège et dans l’exercice de ses fonctions, et je l’avais trouvé parfait. Mais il est plus facile de parler à des collégiens qu’à des dames, et je craignis un moment qu’il ne se laissât intimider et ne perdît de ses moyens. Il parut d’abord, en effet, un peu surpris quand il vit plusieurs personnes réunies là où il s’attendait probablement à me trouver seul. Mais il prit bravement son parti et triompha de son hésitation en souriant.

Mon grand-père, le voyant si jeune, lui avait pris familièrement la main pour le présenter aux dames. Ma mère et mes tantes lui montrèrent dès les premières paroles qu’il était parfaitement connu dans la maison. Elles le remercièrent avec effusion de ses bontés pour moi, de l’intérêt qu’il me témoignait, de l’heureuse influence qu’il exerçait sur mon caractère. Il n’y a rien de plus difficile, tout le monde le sait, que de recevoir des compliments à brûle-pourpoint. M. Thomas les reçut avec une grâce et une simplicité au-dessus de tout éloge, sans vanité et sans fausse modestie, trouvant à chaque instant des mots très justes et très heureux. À un certain moment, il se tourna de mon côté et me menaça de l’index, en souriant, comme pour me reprocher de l’avoir compromis par des louanges hyperboliques.

Ma mère comprit son geste et lui dit en souriant :

« Nous qui connaissons Lucien, monsieur, nous pouvons vous affirmer qu’il est la sincérité même ; ce qu’il nous a dit de vous, il le pense, et nous pouvons vous affirmer qu’il vous aime d’une profonde affection.

— Je le lui rends bien, répondit-il en m’adressant un petit signe de tête et un sourire charmant.

— Vous êtes si bon pour moi, lui dis-je d’une voix tremblante d’émotion.

— Il est si facile d’aimer les enfants, quand ils veulent bien se laisser aimer…, ce qui malheureusement n’arrive pas toujours. »

En prononçant ces dernières paroles, il prit un air sérieux et secoua la tête à plusieurs reprises.

Mon grand-père le regardait avec une attention profonde, ma mère et mes tantes avec une sorte de respect. Il s’en aperçut, rougit imperceptiblement, comme un homme qui souffre d’attirer trop longtemps l’attention, et me demanda gaiement de mes nouvelles. Il avait prié un des demi-pensionnaires de venir en prendre et de les lui apporter ; mais le demi-pensionnaire avait oublié sa commission.

Alors il avait cru pouvoir se permettre d’entrer en ant pour voir où en étaient les choses et serrer la main à son ami. Là-dessus, il se leva et me donna une poignée de main. Mon grand-père voulut le retenir ; mais il déclara que son service lui laissait peu de temps.

Au seul mot de service, mon grand-père dressa l’oreille et déclara qu’il n’aurait pas l’indiscrétion d’insister, mais qu’il le priait en son nom, et au nom de ces dames, de ne pas oublier le chemin de la maison, où il était sûr de rencontrer des gens qui se considéraient comme ses obligés, et qui seraient toujours heureux de le voir.

Je hochai la tête en signe d’approbation.

Avec une grâce infinie, M. Thomas s’inclina devant les dames, et mon grand-père le reconduisit. Au lieu de le quitter à la porte, mon grand-père l’accompagna et resta même assez longtemps dehors.

« Ce jeune homme a des manières parfaites ! » s’écria tante Aglaé ; tante Euphrosyne n’hésita pas à dire qu’elle le trouvait charmant.

« Il a surtout des sentiments très élevés, » ajouta ma mère.

Et moi, plus charmé que si j’eusse entendu proclamer mon nom en pleine distribution de prix, je me penchais en avant, et je me tournais tantôt vers mes tantes et tantôt vers ma mère, en répétant : « N’est-ce pas ? n’est-ce pas ? »

Mon grand-père rentra au bout d’un quart d’heure. Je l’attendais avec une grande impatience, sachant bien qu’il ne pouvait que renchérir sur les louanges de mon héros. Quand il eut refermé la porte du salon, il s’appuya tout contre, les deux bras croisés sur la poitrine, la figure animée, les yeux brillants, la moustache légèrement hérissée.

« Tel que vous me voyez, dit-il d’une voix brève, je suis furieux.

— Oh ! grand-père, m’écriai-je d’un ton de reproche.

— C’est-à-dire, non ! je ne suis pas furieux, je suis simplement désappointé ! »

Mon héros ne lui avait pas plu ! Je fus d’abord tenté de protester ; mais, ne sachant comment m’y prendre, je me mis à regarder ma mère et mes tantes comme pour les prendre à témoin et les mettre en demeure de défendre leurs opinions.

« Désappointé ? répéta ma mère d’un air de profonde surprise.

— Désappointé, vexé, tout ce que vous voudrez, répondit mon grand-père en riant ; et il vint se rasseoir dans son fauteuil. Figurez-vous qu’il m’était venu une idée superbe. Et d’abord, je crois exprimer l’opinion de tout le monde ici, en déclarant que ce jeune M. Thomas est un homme très distingué.

— D’accord, dit ma mère, répondant pour elle-même et pour mes deux tantes.

— Cet homme distingué fait à notre Lucien l’honneur de l’aimer beaucoup. »

Les trois dames firent une profonde inclination de tête, en signe d’assentiment.

« Cet homme distingué, reprit mon grand-père, est en mesure d’exercer sur notre cher enfant la plus salutaire influence.

— Je suis sûre que cette salutaire influence il l’exerce déjà, dit ma mère en m’adressant un sourire.

— Très bien, ma mignonne ; eh bien ! Savez-vous ce que je lui ai proposé ? Je lui ai proposé de quitter le collège, et de venir vivre chez nous comme précepteur de Lucien ; c’est bon, Lucien, tu feras des gestes plus tard ; attends d’abord la fin de l’histoire. J’ai commencé par lui affirmer que je connaissais tout le prix du service que je lui demandais, qu’il serait traité avec tous les égards qui sont dus à son mérite et tout le respect que nous inspire son caractère.

« Comme il semblait hésiter, je lui ai demandé ce qu’il gagnait au collège : c’était peut-être un peu familier, mais il ne s’est pas formalisé de ma question et il m’a répondu qu’il gagnait huit cents francs ; je lui en ai offert six mille et il a refusé.

— Oh ! grand-père ! » m’écriai-je involontairement, avec l’accent dit reproche.

Jusque-là j’avais écouté son récit avec une telle attention, que je respirais à peine. Quelles espérances il faisait naître dans mon cœur ! Quelles perspectives il ouvrait dans mes regards ! Je quitterais le collège, je mènerais, comme avant mes malheurs, la douce vie de famille, j’aurais M. Thomas à moi tout seul. Oh ! comme je travaillerais de bon cœur !

Mon grand-père sourit de mon exclamation, et reprit : « Oh ! il n’a pas refusé tout sèchement comme je vous raconte la chose, il est trop bien élevé pour cela.

« Voici, mot pour mot, ce qu’il m’a répondu : « Général, je sens, comme je le dois, l’honneur que vous me faites, et je suis profondément touché de la confiance que vous me témoignez ; de longtemps l’Université ne me traitera aussi généreusement que vous vous proposez de le faire, et cependant je suis forcé de tromper votre attente. Les fonctions de précepteur sont fort honorables, mais j’entends l’indépendance d’une certaine façon, et j’aime mieux me soumettre à un règlement qu’à un homme, même à un homme comme vous, et c’est tout dire. Un précepteur peut rendre de grands services, mais il ne rend de services qu’à un seul, et j’ai l’ambition d’être utile à plusieurs. Quand vous étiez sous-lieutenant, mon général, vous n’auriez pas accepté les fonctions de commandant de place, vous n’auriez pas consenti à quitter le champ de bataille, où l’on risque sans doute d’être tué ou blessé, mais où l’on se bat pour le drapeau, et où l’on a la chance de se faire un nom honorable, peut-être glorieux. Eh bien ! mon général, je suis un sous-lieutenant, ou plutôt un sous-officier, je vis dans une caserne et je mange à la gamelle ; laissez-moi tenter ma chance sur le champ de bataille où m’appelle ma vocation. Je suis trop jeune et trop ambitieux pour accepter les fonctions de commandant déplacé. »

— Il a raison, dit ma mère.

— Parbleu oui ! il a raison, reprit vivement mon grand-père, et je ne puis que l’estimer davantage pour avoir préféré la caserne et la gamelle à la bonne petite vie que nous lui aurions faite. Mais plus je l’estime, plus je regrette qu’il n’ait pu accepter ; je sais bien que j’ai l’air de me contredire, mais peu importe, je me comprends. S’il avait consenti, il aurait sauvé Lucien.

— À ses dépens, répondit ma mère qui, dans toutes les questions, prenait toujours le parti de la justice.

— Vous avez raison, mignonne ; n’en parlons plus. Voilà ce que j’appelle un homme ! » ajouta-t-il en se tournant de mon côté.

Quand mon grand-père avait dit de quelqu’un : « C’est un homme ! » il fallait tirer l’échelle.

« Oh oui ! grand-père, répondis-je avec enthousiasme ; et puis, tu sais, grand-père, je serai encore avec lui l’an prochain : en changeant de classe je ne changerai pas d’étude ! »

CHAPITRE XXI 365r6p

Je m’applique un peu au travail, mais M. Ernault m’encourage sans enthousiasme – Mon bulletin trimestriel.

Le lendemain, mon genou me faisait encore mal ; mais je prétendis que je pouvais marcher, et je suppliai ma mère de me laisser retourner au collège. Elle me regarda avec un mélange de surprise et de satisfaction ; mais elle hésitait à m’accorder ma requête ; ce que je demandais-là était-il bien prudent ? Je voyais qu’elle avait grande envie de céder et j’insistai. Elle examina mon genou et le fit examiner par mon grand-père ; puis ils tinrent conseil et s’arrêtèrent à un moyen terme que je n’eus garde de discuter, je n’aurais pas osé le suggérer moi-même, mais il répondait à mes secrets désirs ; il me laissait tout le mérite de ma résolution héroïque, et il me dispensait de la classe du matin. Il fut décidé, en effet, que je me reposerais jusqu’à neuf heures et demie. Guillaume le Taciturne attellerait la voiture et me conduirait au collège.

Quand je parus dans le couloir, au bras du garçon qui sentait le cuir, mes camarades sortaient de classe et se dirigeaient vers la porte de l’étude. Involontairement, je me mis à boiter plus bas qu’il n’était absolument nécessaire. Je suppose que ce mouvement irréfléchi avait pour but de faire ressortir le courage du blessé en exagérant un peu la gravité de la blessure. Que celui-là me jette la première pierre, qui n’a pas, au moins une fois dans le cours de sa vie, succombé à cette petite tentation.

M. Thomas laissa entrer les élèves et m’attendit à la porte. Quand je fus près de lui, il me regarda avec attention, et, renvoyant le garçon à ses occupations mystérieuses, a mon bras sous le sien et me conduisit à ma place. Jusque-là, il ne m’avait dit que quelques mots, pour me demander comment j’allais. Quand je fus assis, il pria mon voisin de me communiquer le texte du devoir ; tout le temps qu’il lui parla, sa main resta posée sur mon épaule ; avant de retourner à sa chaire, il me donna une toute petite tape d’amitié sur l’oreille droite. Je sentis que je venais de faire une grande provision de courage, et je me mis au travail, sans tarder.

Pour la première fois depuis que j’avais mis les pieds au collège, ma provision de courage dura jusqu’à la fin du devoir. Pas une seule fois je ne levai la tête ; je résistai vaillamment à la tentation de regarder M. Thomas. J’étais sûr qu’il ne me perdait pas de vue, et que ce que je faisais devait lui plaire ; j’aurais craint, en cherchant son regard, d’avoir l’air de quêter un compliment. Ce sentiment de délicatesse, que j’éprouvais pour la première fois, était né sans doute de sa démarche de la veille et des paroles de mon grand-père.

Mon voisin, vers la fin de l’étude, se chargea de lui porter ma copie en même temps que la sienne. Quelques minutes après, je sentis que M. Thomas était derrière moi. Il se pencha et me dit à voix basse : « Je suis très content de vous ! »

Ce fut le bon Samaritain qui m’offrit son bras pour me conduire au réfectoire et pour me ramener à la cour de récréation. Après m’avoir installé de son mieux sur un banc, il s’assit à côté de moi, se croyant obligé, le pauvre garçon ! de me tenir compagnie. Ce jour-là, par hasard, il n’était pas en retenue, et je vis bien qu’il grillait d’aller courir et sauter avec les autres. Je lui dis que je n’avais pas besoin de lui ; et si j’avais été moins poli ou plus franc, je lui aurais déclaré tout net que sa présence me gênait considérablement. Il ne se fit pas prier et je le vis bientôt, à l’autre bout de la cour, bondissant comme un chevreuil pour échapper à la poursuite de trois ou quatre camarades. Ils jouaient, je crois, à la chasse au cerf.

Enfin, j’étais seul sur mon banc ! le rêve que je caressais depuis la veille se réalisa bientôt : M. Thomas vint s’asseoir à côté de moi. Il était tout naturel qu’il vînt tenir compagnie à un élève hors de combat ; aussi personne n’y fit attention, ni à cette récréation ni aux suivantes. En vérité, on eût dit qu’il avait à cœur d’adoucir pour moi le regret de ne pas l’avoir pour précepteur. Il avait la voix musicale et douce, et une manière de dire les choses qui vous les gravait profondément dans l’esprit, sans l’ombre d’effort. Il me parla de lui-même, de ses projets, de son travail, surtout de son travail.

Son enthousiasme pour le travail était si franc et si sincère, si dégagé de toute apparence d’affectation et de pédantisme, qu’il avait quelque chose de contagieux. Un homme qui vous parle de ses plaisirs avec entraînement ne peut manquer d’exciter votre intérêt, même quand vous ne partagez pas ses goûts. Je commençais à croire sérieusement que le travail n’est pas cette chose maussade et rechignée, terne et rebutante que l’on se figure volontiers quand on est paresseux de naissance. Les amis de nos amis sont nos amis, dit sagement le proverbe. Le travail était l’ami de mon ami, et même son ami de cœur, son ami de prédilection. Si cet ami était encore un peu austère à mes yeux, j’appris du moins à le respecter et à éprouver une sorte de malaise lorsque les cancres le tournaient en dérision devant moi.

M. Thomas me parlait aussi de ma famille, des espérances que l’on fondait sur moi. Il ne me souvient pas qu’il ait prononcé jamais devant moi un seul mot contre la richesse ; mais il fit entrer dans mon esprit cette idée que la richesse n’est pas tout en ce monde, et que si mon grand-père jouissait de l’estime universelle, ce n’est pas parce qu’il était riche, mais parce que, par son mérite, son travail et ses services, il avait atteint l’un des grades les plus élevés de l’armée et était devenu, depuis sa retraite, l’un des bienfaiteurs du pays.

À la classe du soir, M. Ernault, me voyant arriver tout écloppé, voulut sans doute me ménager et ne me demanda pas de réciter mes leçons. Quand il parcourut du regard le paquet de copies, il s’arrêta à la mienne et la considéra longtemps et de près.

« Michel, me dit-il en me regardant à travers son lorgnon, je viens de parcourir votre copie. C’est, sans contredit, la meilleure que vous m’ayez jamais remise. Avez-vous fait ce devoir tout seul ?

— Oui, monsieur, lui répondis-je en rougissant.

— Eh bien ! je vous en fais mon sincère compliment. Il y a des fautes, pas mal de fautes même ; mais on y sent de l’effort, du travail. Est-ce que, par hasard, vous sauriez vos leçons ?

— Oui, monsieur.

— Récitez-moi l’auteur français. »

Je lui récitai l’auteur français, en ânonnant plus qu’il n’était nécessaire, mais sans jamais rester court.

M. Ernault, que ses malheurs et ses déceptions avaient rendu défiant et sceptique, avait une manière toute particulière d’encourager les gens et de stimuler leur bonne volonté.

« Mon Dieu ! dit-il quand je fus arrivé à la fin de la leçon, ce n’est pas plus mauvais qu’autre chose ; et même, si je-considère vos débuts, je me risquerai jusqu’à dire qu’il y a comme une sorte de progrès. Est-ce que, par hasard, vous auriez l’intention de travailler ?

— Oui, monsieur, lui répondis-je timidement.

— Hum ! vous n’en avez pas l’air bien sûr.

— Farceur ! » me dit tout bas Brunet qui venait de lire la dernière ligne de la dernière page de son Robinson Crusoé.

J’étais encore debout, les yeux baissés, un peu humilié de n’être pris au sérieux ni par M. Ernault, ni par mon ami Brunet. Mon ami Chauffour, autre sceptique, exprima son opinion par une bonne poussée qui me jeta sur Brunet. Brunet me rejeta sur Chauffour, et M. Ernault constata, avec un sourire chagrin, que s’il y avait une apparence de progrès pour le travail, la conduite laissait terriblement à désirer. Cette réflexion équitable eut pour résultat de m’empêcher de suivre l’explication pendant tout le reste de la classe. À la vérité, mes regards étaient fixés sur mon livre ; mais mon esprit était ailleurs. Une voix monotone, celle de l’élève qui pataugeait, sous prétexte d’expliquer, frappait vaguement mes oreilles. Une voix très claire et très nette, une voix intérieure, qui m’avait souvent parlé déjà, répétait sur tous les tons : « À quoi sert de travailler ? Ah ! si c’était seulement M. Thomas qui nous faisait la classe ! »

Un irateur aussi sincère et aussi fervent de M. Thomas aurait dû, ce semble, lui emprunter une parcelle de sa force et de son énergie. Je n’avais un peu de force et d’énergie que par reflet, et quand j’étais soumis à son influence directe. Loin de lui, ma mollesse reprenait le dessus, et je subissais toutes les influences du moment. Une volonté intermittente n’est pas réellement une volonté. Je le comprenais si bien que, tout en m’abandonnant, il m’arrivait quelquefois de me prendre la tête à deux mains et de pleurer de colère et d’impuissance.

Toujours tiraillé en deux sens contraires, je ressemblais à un homme qui voit le but, qui voudrait l’atteindre, et qui fait deux pas en arrière après avoir fait trois pas en avant.

J’ai retrouvé dans les papiers de ma mère mon bulletin de fin d’année, et je l’ai sous les yeux au moment où j’écris ces lignes. Mes notes d’étude sont bonnes ; seulement un désirerait un peu plus de suite et de persévérance. Mes notes de classe sont au-dessous du médiocre. Je transcris :

MICHEL (Lucien), demi-pensionnaire.

CONDUITE : Légère.

LEÇONS : Très inégales ; plutôt mauvaises que bonnes.

DEVOIRS : Même observation.

PROGRÈS : Presque nuls.

OBSERVATIONS GÉNÉRALES : Intelligence moyenne, qui se développerait peut-être par un travail assidu. En l’état présent des choses, l’élève Michel occupe un des derniers rangs de la classe, et semble s’y complaire.

Eh non ! je ne m’y complaisais pas ; et si j’avais pu en sortir sans faire de trop grands efforts, je n’aurais pas demandé mieux. Je commençais à souffrir cruellement dans mon amour-propre, lorsque M. le Principal venait lire en classe, le samedi matin, les notes de la semaine et les places de la composition du mardi. Seulement, sous les regards de mes camarades, je dissimulais ma souf, et même, dans les conversations entre écoliers, j’affectais de trouver les raisins trop verts.

Quand ma mère reçut du collège le document officiel, nous étions tous réunis au salon, causant gaiement de nos projets de vacances. Guillaume le Taciturne lui remit la grande enveloppe, et elle la tint quelque temps entre ses doigts, sans l’ouvrir, continuant à ca avec mes tantes et, avec mon grand-père. Quant à moi, comme je voyais de ma place le mot Collège timbré en grosses lettres sur un coin de l’enveloppe, j’étais devenu muet comme un poisson.

Ma mère, ayant achevé ce qu’elle avait à dire, rompit le cachet, déplia le bulletin et le lut sans rien dire. À mesure qu’elle lisait, les coins de sa bouche s’abaissaient et un tremblement imperceptible faisait battre ses paupières.

« Qu’est-ce que c’est ? » demanda mon grand-père.

Elle lui tendit silencieusement le bulletin, et je remarquai qu’elle évitait de regarder de mon côté.

Mon grand-père, tout en lisant, ait sa main gauche sur ses moustaches ; je savais par expérience que c’était mauvais signe. Je commençai à me sentir embarrassé de mes mains, de mes jambes et de toute ma personne. Instinctivement, je me rapprochai de la table comme un animal craintif qui pressent un danger et qui cherche un abri.

Mon grand-père, après avoir lu le bulletin tout entier, toussa comme pour s’éclaircir la voix ; je crus qu’il allait parler et je me fis tout petit, tout petit contre la table. Cependant il ne parla pas ; ayant replié la feuille de papier avec le plus grand soin, il allait l’insérer dans sa poche de côté, lorsqu’il se ravisa et la tendit à tante Aglaé.

Tante Aglaé déplia la feuille en tremblante et la lut avec un sourire navrant sur les lèvres. Tante Euphrosyne, qui lisait en se penchant vers tante Aglaé, regarda sa sœur pour deviner ce qu’elle devait penser de tout cela ; un sourire navrant se dessina également sur ses lèvres.

Nous nous taisions tous et j’éprouvais une violente envie de me sauver quelque part, dans ma chambre ou dans le jardin.

« Mon Dieu, dit tante Aglaé avec un sourire de plus en plus navrant, on ne peut pas dire que ces messieurs pèchent par excès d’indulgence. »

Maman joignit les mains, les laissa tomber sur ses genoux avec un geste de découragement, et ne répondit que par un soupir à la bienveillante insinuation de tante Aglaé. Mon grand-père me regardait vaguement, sans avoir l’air de m’apercevoir.

« Intelligence moyenne ! intelligence moyenne ! marmottait tante Euphrosyne à demi-voix, en remuant la tête avec une véhémence indignée.

— En somme, dit brusquement mon grand-père, voilà ce que j’appelle un très mauvais bulletin, un bulletin détestable !

— N’exagérons rien, lui répondit doucement ma mère, le bulletin n’est pas absolument mauvais ; mais il est très médiocre, c’est déjà bien assez.

— Au fait, reprit mon grand-père avec un de ces revirements soudains qui lui étaient si habituels quand il s’agissait de moi, il me semble que les notes d’étude sont bonnes.

— Intelligence moyenne ! intelligence moyenne ! répétait toujours tante Euphrosyne.

— Ma sœur, reprit tante Aglaé, dont le sourire de plus en plus navrant me glaçait le sang dans les veines, c’est vous qui êtes dans le vrai. Intelligence moyenne me semble d’une sévérité qui frise l’…

— Ma chère tante, lui dit doucement ma mère, quelle que soit notre opinion sur ce point, n’oublions pas qu’il ne faut jamais dire de mal de Mentor devant Télémaque. Je serais aussi heureuse que vous de croire qu’il y a erreur ou malentendu ; mais si vous voulez bien jeter un coup d’œil sur les places, vous verrez qu’elles sont loin d’être brillantes. »

Tante Euphrosyne, d’ordinaire si timide et si timorée, répliqua avec l’intrépidité téméraire de la poule qui défend ses poussins :

« Je n’ettrai jamais : Intelligence moyenne.

— Soit, lui dit respectueusement ma mère ; si vous trouvez le jugement trop sévère, malgré le témoignage des places, appelons-en à l’avenir. Mais, en attendant, voyons le présent tel qu’il est et convenons qu’il pourrait être plus brillant.

— Ma mignonne, insinua mon grand-père, vous avez parfaitement raison ; mais n’oublions pas que les notes d’étude…

— Je n’oublie pas que les notes d’étude nous permettent d’espérer mieux pour l’avenir. Elles nous montrent ce que Lucien peut faire quand il est bien disposé. Ni les uns ni les autres, nous n’avons l’intention, je crois, de montrer une sévérité outrée, ni de lui adresser des reproches superflus. Il va voir lui-même ce que pensent de lui ceux qui ont qualité et autorité pour le juger, et il profitera des vacances pour faire de sages réflexions. Tante Aglaé, ma bonne tante, voulez-vous avoir l’obligeance de lui er le bulletin. »

Je lus rapidement mes notes, et mon premier mouvement fut un mouvement d’indignation naïve et sincère. On ne me rendait pas justice, j’avais conscience de n’être pas si mauvais élève que cela. Mais quand je voulus reprendre les différents articles en détail, pour les éplucher, je demeurai tout penaud, n’y retrouvant, en somme, que l’expression de la stricte vérité. Je ressemblais à ces prodigues et à ces imprévoyants, qui achètent sans compter, pour satisfaire leurs fantaisies, et qui se récrient d’indignation sur l’énormité du total, quand on leur présente la note à payer. Ils reprennent les articles un à un, et tout ce qu’ils y gagnent, c’est de voir qu’ils se sont conduits comme des sols, et que s’ils ont oublié leurs dettes, leurs dettes ne les ont pas oubliés. Les moins mal avisés se promettent de mieux compter à l’avenir ; mais en attendant il faut payer.

CHAPITRE XXII 2v5r40

Je vis dans les transes, et je fais de sages réflexions. – Distribution des prix. – M. Maubec. – Une manière originale de donner des leçons.

Je payai donc, et largement, en humiliation pour le présent et en appréhensions pour l’avenir, les oublis, les manquements, les accès de langueur et les actes de légèreté dont je m’étais rendu coupable pendant le trimestre.

Il n’y a pas au monde de bourreau plus cruel et plus raffiné qu’une conscience coupable. Comme on ne me parlait plus de mon bulletin, ce silence m’épouvanta. Je me figurai qu’on s’était donné le mot, que l’on complotait quelque chose de terrible contre moi, que la bombe éclaterait au moment où je m’y attendrais le moins. Je désirais si vivement savoir, que j’en avais la fièvre, et rien au monde n’aurait pu me décider à faire une question. La crainte, surtout la crainte vague et sans objet déterminé, fait singulièrement travailler les esprits les plus paresseux. Je cherchais à me figurer ce que l’on avait décidé contre moi, et j’essayais par avance d’y accoutumer mon esprit.

Pour la première fois de ma vie je me préoccupai de l’avenir. La nuit, je me réveillais en sursaut, baigné d’une sueur froide, et je me disais :

« Quand ils m’auront fait ce qu’ils veulent me faire, et que tout sera fini, je m’arrangerai pour être plus sage ; je ferai tout ce que me conseillera M. Thomas ; je tâcherai de n’être plus placé en classe auprès de Chauffour et de Brunet ; quand mes voisins me parleront, je mettrai mes pouces dans mes oreilles ; quand ils me donneront des coups de pieds sous la table, je ne les leur rendrai pas. M. Lambert, avec qui je serai l’an prochain, a la réputation d’être très sévère ; mais il voit clair, lui, et il ne frappe pas à côté. J’apprendrai mes leçons ; ce n’est pas si difficile qu’on veut bien le dire ; je m’appliquerai à mes devoirs, parce qu’il ne faut pas que cela recommence. »

« Cela », c’étaient, bien entendu, les transes horribles où je vivais.

À force de souffrir, je me décidai à parler.

« Est-ce que tu ne m’emmèneras pas à la mer ? demandai-je à ma mère d’une voix étranglée.

— Mais si ! me répondit-elle en me regardant d’un air surpris. Tu sais bien que le docteur Bilbarteault y tient absolument. »

« On m’emmène par raison de santé, » pensai-je aussitôt, alors ce doit être autre chose.

« Est-ce que je serai pensionnaire l’année prochaine ?

— Nous avons décidé, ton grand-père et moi, que nous t’accorderions encore une année d’épreuve.

— Alors, repris-je en bégayant, qu’est-ce qu’on me fera ?

— Comment ! qu’est-ce qu’on te fera ? Et à propos de quoi veux-tu que l’on te fasse quelque chose ? »

C’était dans le jardin que je l’avais abordée, et nous nous étions arrêtés face à face, dans l’allée des marronniers. Ne comprenant rien à mes questions et à mon trouble, elle m’avait posé une de ses mains sur l’épaule, et elle me regardait en face, avec un mélange de surprise et d’effroi.

« À cause de mon bulletin ! » répondis-je en baissant la tête, et en aplatissant une petite boursouflure du sable avec la semelle de mon soulier.

Elle sourit et me dit : « Alors, tu te sens coupable !

— Oui, maman.

— Et tu comptais sur quelque punition terrible !

— Oui, maman. Vous ne me parliez plus de rien ni les uns ni les autres, alors j’ai cru…

— Que nous complotions contre toi ? »

Je fis un signe de tête affirmatif.

« Et c’est pour cela que tu étais si sombre et si préoccupé ? »

Nouveau signe de tête. Je m’acharne sur une autre boursouflure du sable.

« Je t’avais abandonné à tes réflexions, reprit-elle en me regardant de près. Est-ce que tu ne trouves pas la punition suffisante ?

— Oh si ! » répondis-je avec tant de véhémence que ma mère ne put s’empêcher de rire. Ensuite, me posant l’index sous le menton pour me forcer à relever la tête, elle me dit : « Je vois que la punition a été suffisante, et que tes réflexions n’ont pas été couleur de rose. Puis-je te demander si elles ont abouti à quelque chose, et à quoi elles ont abouti ? »

Je lui fis part de mes projets, sans jactance, sans rodomontade, et d’un ton qui dut la convaincre, car elle a son bras autour de mon cou, m’embrassa sur le front, et me dit :

« Alors c’est assez sérieux pour que j’en parle à ton grand-père ; il sera si heureux !

— Oh oui ! c’est sérieux, » lui répondis-je dans toute la sincérité de mon cœur.

Elle m’entraîna du côté de la maison, le bras toujours é autour de mon cou. Grand-père lisait son journal dans le salon. Ma mère m’amena tout près de lui et lui dit : « Mon père, voilà un enfant qui a fait ses petites réflexions, et qui désire vous les communiquer. » Je lui communiquai donc mes petites réflexions et les résolutions qui en étaient sorties.

« Pauvre bonhomme ! me dit-il en jetant son journal pour m’attirer à lui ; et moi qui croyais qu’il nous boudait !

— C’est pour cela, lui dit ma mère, que j’ai tenu à vous l’amener tout de suite.

— L’accolade, mon brave, me dit-il en m’embrassant cordialement ; comment ai-je pu croire que tu étais devenu boudeur ? Alors, tu avais le cœur triste ?

— Oui, grand-père.

— Bien triste ?

— Oui, grand-père.

— Alors, pour te faire oublier ta tristesse, j’emmènerai les chevaux à la mer. Je n’en avais pas envie, mais je les emmènerai. Ma chère mignonne, vous n’avez pas besoin de me faire des signes. Cette fois-ci, vous ne pouvez pas dire que je le gâte, je lui devais bien cela. »

Le lendemain matin, au réveil, j’avais le cœur rempli, comme les jours précédents, d’une tristesse vague. Tout à coup je me rappelai que je n’avais plus lieu d’être triste. Dans mon allégresse, je bondis hors de mon lit, comme un fou, et je me mis à siffler, en battant des entrechats.

Bien entendu, mes plans de réforme existaient toujours, mais j’ai le regret de dire que les contours n’en étaient plus si nets ni si arrêtés que la veille. Les projets que l’on bâtit sur la peur sont sujets à s’écrouler comme les édifices que l’on fonde sur le sable, la peur n’étant pas une base plus solide que le sable.

J’avais hâte d’en finir avec l’année classique et de n’en plus entendre parler, et cela pour trois raisons majeures : la première, c’est qu’elle me rappelait un é désagréable et compromettant, et, quoique ce ne fût pas sa faute à elle, je lui en voulais ; la seconde, c’est que M. Thomas était parti pour Poitiers, où il devait er son examen de licence ; de Poitiers il se rendrait directement dans sa famille pour y rester tout le mois d’août, et il était suppléé dans ses fonctions par M. le Sous-Principal, qui m’inspirait peu ou point de sympathie ; enfin, la troisième raison, c’est que nous devions partir pour Houlgate le lendemain même de la distribution des prix.

En vertu d’une antique tradition, les deux derniers jours de l’année classique étaient, pour les élèves du collège, comme une préparation au repos des vacances. Ils employaient leurs heures d’étude à fabriquer des guirlandes et des festons de lierre, destinés à orner la salle de distribution. Plus de devoirs, plus de leçons ; les professeurs causaient avec leurs disciples ou leur faisaient des lectures amusantes. Pour ma part, je ne goûtai pas dans toute sa plénitude le plaisir de ne faire que des choses amusantes, et cela parce que j’avais l’esprit préoccupé. J’aurais vivement désiré, et pour cause, esquiver la distribution solennelle des prix, qui me paraissait faire double emploi avec le bulletin trimestriel. J’en avais touché quelques mots à ma mère, mais elle avait tenu bon, et mon amour-propre souffrait cruellement par avance. De plus, j’avais entendu parler de devoirs de vacances ; or j’avais toujours compris que ma grande réforme ne commencerait qu’au mois d’octobre, à la rentrée.

Il m’arriva, à cette époque de ma vie, ce qui m’est arrivé bien souvent depuis ; en réalité, mon imagination m’avait surfait de beaucoup les deux ennemis que j’avais en perspective : je veux dire la distribution des prix et le travail des vacances.

J’étais entré dans la salle de distribution avec une résignation morose, persuadé que je m’ennuierais, et même décidé à m’ennuyer. Une fois assis au milieu de mes camarades, je m’aperçus que je tenais bien peu de place dans cette salle, et mon amour-propre s’en réjouit. J’étais d’autant plus sûr de n’être pas remarqué que je m’étais placé, sans préméditation d’ailleurs, deux bancs plus loin que le premier rang.

L’odeur des lierres et des lauriers me montait à la tête ; au milieu du joyeux brouhaha qui précède toujours une cérémonie imposante, mes yeux, sans pouvoir se rassasier, contemplaient l’estrade encombrée de dignitaires et de professeurs, la grande table recouverte d’une serge verte, les couleurs éclatantes des volumes de prix, et les toilettes claires des mamans. Le maire de la ville se leva, et, pendant qu’il attendait en souriant que le silence se rétablît, je regardais avec iration sa cravate blanche, ses gants beurre frais, son écharpe tricolore, et les décorations qui frémissaient à la boutonnière de son habit, au moindre mouvement.

Bientôt le silence fut si complet et si profond que je ressentis une sorte de frémissement involontaire. M. le Maire prononça quelques mots pour ouvrir la séance. Son petit discours, paraît-il, était très bien tourné ; il fut suivi d’une triple salve d’applaudissements. Le bruit des applaudissements a cela de commun avec le roulement du tambour, qu’il vous fait vibrer dans la poitrine je ne sais quelle corde secrète, qui doit être celle de l’enthousiasme. À la première salve, je frissonnai de la tête aux pieds, et j’oubliai complètement que j’étais venu là malgré moi. Avec une sorte de frénésie joyeuse, je me joignis aux deux autres salves, et même je me surpris à pousser des cris inarticulés. Beaucoup de spectateurs faisaient comme moi.

M. le Maire donna la parole au professeur chargé de prononcer le discours d’usage. Nouvelle salve d’applaudissements. Le discours est peut-être un peu long, mais les collégiens le coupent à chaque instant par de nouvelles salves, qui ne tombent pas toujours à propos, mais qui font toujours sourire l’orateur. Le discours terminé, trois salves d’applaudissements ; je suis dans une agitation indescriptible, je trouve que trois salves c’est trop peu. La fanfare des pompiers porte mon exaltation à son comble en jouant un air de bravoure.

Puis, tout à coup, encore un de ces silences solennels qui, en pareille circonstance, sont plus émouvants que le tonnerre des applaudissements.

M. le Principal se lève de nouveau, tenant un palmarès à la main. D’une voix claire et nette, qui porte jusque dans les coins les plus éloignés de la salle, il prononce lentement les paroles suivantes :

« Grand prix d’honneur, décerné à l’élève qui s’est le plus distingué par sa bonne conduite, son travail et ses succès. »

Il fait une pause de quelques secondes ; toutes les têtes se penchent en avant.

Enfin il prononce le nom du lauréat. Alors éclate une véritable tempête. Ce ne sont plus des salves isolées, c’est un roulement continu ; les applaudissements ne cessent pas une seconde. Un élève de philosophie, que je connais de vue seulement, se lève et descend des gradins. Dans leur enthousiasmé, ses voisins, debout, l’assourdissent de leurs bravos. Quand il paraît dans l’espace vide qui précède l’estrade, tous les collégiens acclament son nom, et l’ouragan redouble de violence.

« Oh ! que je voudrais être à sa place ! »

Cette idée traverse mon esprit comme un éclair. Presque aussitôt elle est suivie d’une pensée plus généreuse : « Oh ! que sa mère doit être fière. »

Lui, il monte les marches de l’estrade, très pâle et très ému ; le président lui met une couronne de lauriers sur la tête, un magnifique volume dans les mains, avec un écrin qui contient une médaille commémorative. Après l’avoir embrassé sur les deux joues, il lui retire sa couronne et lui dit quelques mots à l’oreille.

Tout le monde a compris qu’il lui dit d’aller se faire couronner par sa mère. Le lauréat se retourne et regarde vers le fond de la salle ; tous les regards se portent du même côté. Il descend l’estrade et s’avance lentement, au milieu de la foule compacte qui s’ouvre, avec une sorte de respect, pour lui livrer age. Une dame se lève aux derniers rangs ; elle est pâle d’émotion ; ses joues sont couvertes de larmes. Au moment où la mère, d’une main tremblante, pose la couronne de lauriers sur le front de son fils, les trépignements renforcent les applaudissements ; toute la salle est comme affolée.

Je regarde ma mère ; elle pleure, comme beaucoup d’autres mères, du reste.

La cérémonie terminée, je la rejoignis. Aussitôt que nous nous fûmes tirés de la foule, je lui dis :

« Comme sa mère doit être heureuse !

— N’est-ce pas ? » me répondit-elle avec un de ses charmants sourires. Nous n’échangeâmes plus une parole jusqu’à la maison ; c’est peut-être parce que nous avions trop de choses à nous dire. À quoi pensait-elle ? à l’autre mère, sans aucun doute ; et moi je pensais à l’autre fils. Je sentais que l’émulation était enfin née en moi ; mais je n’osais pas le dire. J’étais bien jeune et bien étourdi ; cependant j’avais acquis, au collège surtout, assez d’expérience à mes dépens, pour deviner que si l’émulation peut naître d’un mouvement d’exaltation et d’enthousiasme, elle n’atteint son but qu’à force de persévérance.

Dans l’ardeur de mon zèle, j’emballai plus de livres et de cahiers qu’il n’était nécessaire. Ma mère ne m’adressa à ce sujet aucune observation, et je lui en sus gré. En même temps, je n’étais pas fâché qu’elle l’eût remarqué.

Mon grand-père avait loué un chalet, juste sur la plage. De mon lit, je voyais étinceler les vagues à la clarté de la lune, et j’entendais le bruit monotone de la marée montante.

Dès le lendemain de notre arrivée, je déballai mes livres et je les rangeai en ordre de bataille. Ensuite je descendis sur la plage pour respirer l’air frais du matin. Grand-père descendit quelque temps après moi, et me désigna les différents points de la côte ; à gauche le Havre, Trouville, et Villers dans un enfoncement ; à droite Beuzeval, Dives, l’embouchure de la Dive, Cabourg, et, dans la brume du matin, de l’autre côté de l’estuaire de l’Orne, le clocher de Ouystreham.

Comme le clocher de Ouystreham n’était pas très visible, grand-père se tourna de mon côté pour voir si mes regards suivaient bien la direction qu’il m’indiquait avec sa canne.

« Tu ne m’écoutes pas, dit-il en enfonçant le fer de sa canne dans le sable humide ; est-ce que tu as quelque chose qui te préoccupe ?

— Non, grand-père ; seulement je me disais que je ferais peut-être bien de rentrer pour commencer mes devoirs de vacances. Tu m’as dit que nous ferions des excursions toutes les après-midi.

— Certes, nous en ferons, et de fameuses, tu verras ! mais je suis bien content que tu aies parlé le premier de travailler. Oui, cela me fait grand plaisir ; à peine débarqué, au travail ! Sais-tu que c’est très gentil. J’ai déjà pensé à toi, ajouta-t-il en tirant une carte de la poche de son gilet. Quand je suis venu pour louer le chalet, j’ai rencontré un monsieur qui m’a remis sa carte et m’a offert ses services. J’ai pensé que tu serais peut-être embarrassé pour travailler tout seul, et que je ne ferais pas mal de m’adresser à ce monsieur ; qu’en penses-tu ? »

Je pensai naturellement qu’un peu d’aide fait grand bien, et je remerciai grand-père de sa bonté. Nous restâmes à nous promener sur la plage et à faire de beaux projets, jusqu’à l’heure du premier déjeuner, heureux d’être ensemble par une si jolie matinée, heureux de nous entendre si bien et d’avoir en perspective de si belles promenades à travers un si joli pays.

Le monsieur dont m’avait parlé grand-père se présenta tout de suite après notre second déjeuner. Il s’appelait M. Maubec. M. Maubec ne payait pas de mine et sa tenue était fort négligée. Dans son ensemble, il ressemblait plutôt à un homme d’affaires qu’à un professeur ; il est vrai de dire qu’il était Normand, et Normand de Caen. La coloration ardente de son teint faisait paraître encore plus pâles ses yeux d’un bleu pâle, plutôt finauds qu’intelligents ; il portait de gros favoris couleur de cidre doux. M. Maubec avait été maître de pension à Caen. La concurrence (une concurrence déloyale, bien entendu) l’avait tué net.

Il avait vendu sa pension pour un morceau de pain, et il s’était mis à donner des leçons en qualité de professeur libre. Il faisait recevoir tous les ans un nombre incalculable de bacheliers. Pendant les vacances, il venait à Houlgate pour sa santé, et donnait quelques leçons pour se désennuyer, parce que, voyez-vous, quand on a l’habitude de travailler… ! Il logeait et prenait ses repas à l’hôtel Machin, presque en face de notre chalet.

Il fut convenu que M. Maubec viendrait me faire travailler tous les matins, de huit heures et demie à dix heures, pendant que mon grand-père irait lire les journaux et fumer son cigare au Casino.

M. Maubec avait une singulière manière de faire travailler ses élèves ; c’était mon avis dans ce temps-là, et c’est encore mon avis à l’heure qu’il est. Il arrivait à huit heures et demie, les yeux gros de sommeil, avec l’air maussade d’un homme qu’on vient de tirer par force de son lit, et il me disait invariablement : « Où en sommes-nous aujourd’hui ? » Je lui montrais l’endroit. « C’est bon, grognait-il entre ses dents. Vous voyez cette phrase, eh bien ! vous allez me préparer cela à grands coups de dictionnaire. Si un mot vous embarrasse, eh bien ! vous vous casserez la tête dessus jusqu’à ce que vous en soyez venu à bout tout seul ; ne regardez pas au temps, il s’agit de bien faire, vous m’entendez. Quand la phrase sera bien préparée, reez-la encore jusqu’à ce que vous puissiez me l’expliquer sans hésitation ; si vous hésitez, vous aurez affaire à moi ! »

Je me prenais la tête à deux mains et je préparais ma phrase. Quelquefois un mot de lui aurait pu m’épargner bien des recherches inutiles et une perte de temps considérable ; mais je n’osais même pas l’interroger du regard.

Pendant que je perdais un temps précieux en vains efforts, il se promenait tranquillement les mains derrière le dos, s’arrêtait devant les tableaux et les examinait longuement, en faisant sonner des pièces de monnaie dans les poches de son pantalon, sifflotait entre ses dents, se mettait à la fenêtre et considérait le paysage tout à loisir. Ou bien, il venait s’installer en face de moi, tirait de la poche de sa redingote un grand portefeuille de marchand de bœufs et mettait sa correspondance à jour. Quelquefois il lisait son journal, ou bien il dévorait un roman. Bref, il avait mille manières d’employer agréablement ou utilement les longs loisirs qu’il se créait aux dépens de mon travail et de mes progrès.

Quand je me décidais à lui dire : « Monsieur, ma phrase est préparée, » il tirait sa montre, fronçait les sourcils et me répondait d’un ton de mauvaise humeur : « Ç’a été fait trop vite pour être bon ! Enfin, voyons cela ! » Si j’avais compris mon texte par le plus grand des hasards, il me disait d’un ton bref : « Écrivez ; quand vous aurez écrit cette phrase, vous préparerez la suivante. » Le plus souvent, j’avais mal compris ; alors il se fâchait tout rouge et me demandait pour qui je le prenais de le déranger pour entendre des sottises pareilles. J’étais un paresseux ; je craignais ma peine, je voulais me faire mâcher ma besogne ; mais il en avait bien vu d’autres, et il se faisait fort de me mettre au pas.

Au bout de quinze jours de ce régime, nous avions traduit environ quatre pages de l’auteur latin. Je n’avais pas besoin d’être fort en calcul pour découvrir qu’en marchant toujours du même pas, nous en aurions expédié tout juste seize en deux mois, c’est-à-dire un peu plus du quart de ce qui constituait mon devoir de vacances. Je fus épouvanté de cette découverte.

Un instant, j’eus l’idée de tout conter à ma mère ou à mon grand-père. Mais je réfléchis que si l’un ou l’autre adressait des observations à M. Maubec, M. Maubec se vengerait sur moi de cette petite humiliation.

Après avoir longtemps hésité, je fis part de ma découverte à M. Maubec lui-même. Il me regarda d’un air de profond mépris, me demanda « de quoi je me mêlais, et si par hasard j’avais la prétention de lui apprendre son métier » ! Ce jour-là donc, afin de me montrer qu’il tenait mon observation pour non avenue, il affecta de faire traîner les choses en longueur encore plus que d’habitude.

Mais, le lendemain, il m’arracha le livre des mains, me dit d’écrire sur une feuille détachée et me dicta tout d’une haleine la traduction d’une page et demie de mon auteur, sans m’expliquer et sans me faire regarder un seul mot du texte latin. « Maintenant, me dit-il en me faisant les gros yeux, recopiez-moi cela sur votre cahier, de votre plus belle écriture. » Je compris qu’il prétendait bien respirer à son aise après un si grand effort, et je recopiai sans me presser ce qu’il venait de me dicter.

Plus je fréquentais M. Maubec, plus je regrettais M. Thomas ; M. Ernault lui-même gagnait à la comparaison, et M. Pellerin s’élevait très haut dans mon estime. Quelquefois, quand M. Maubec me tournait le dos, je ne pouvais m’empêcher de lui lancer des regards de mépris, devinant que j’avais trouvé plus paresseux que moi. Sa méthode, qu’il appelait facétieusement la méthode d’initiative et de travail personnel, tuait en moi, par l’infiltration lente et continue du dégoût et de l’ennui, le peu d’initiative qu’y avait fait naître l’influence de M. Thomas, la salutaire secousse du bulletin trimestriel, les généreuses émotions de la distribution des prix et les douces paroles de ma mère.

Je sentais très bien que [je] m’en allais à la dérive, mais je ne savais où me prendre pour me retenir, ni à quelle branche m’accrocher. D’ailleurs, je ne veux pas faire la situation plus sombre et plus tragique qu’elle n’était réellement. Si nauséabonde que soit la besogne, une heure et demie est bientôt ée pour un enfant qui a devant lui, en perspective, une journée tout entière de divertissements et de plaisirs. Mon indignation, parfois très vive au moment de la torture, ne durait jamais plus longtemps que la leçon et ne jetait aucune amertume et aucune ombre sur mes autres e-temps.

Ma mère et mon grand-père prenaient plaisir à contempler ma mine réjouie et mon air de santé. Les bains de mer et les promenades au grand air, à pied, à âne et à cheval, avaient eu en effet la plus heureuse influence sur mon tempérament. Je m’étais fortifié et j’avais grandi. Ce fut le premier mot de mes tantes lorsque nous revînmes à la Ferté-des-Champs.

CHAPITRE XXIII 4m1pk

M Thomas, appelé à d’autres fonctions, est remplacé par M. Tourtot. – Chauffour me console à sa manière.

Le jour de la rentrée, à la messe du Saint-Esprit, je fus fort surpris et fort inquiet de ne pas apercevoir M. Thomas. Par respect pour la sainteté du lieu, je n’osai questionner mes voisins.

À l’issue de la messe, je tombai dans un groupe au centre duquel pérorait un de nos camarades. J’ai oublié son vrai nom, on l’appelait familièrement La Gazette, parce qu’il était toujours au courant de toutes les nouvelles, vraies ou fausses, et se plaisait à les raconter. J’appris de lui que M. Thomas, reçu le premier à la licence, après un examen très remarquable, avait été délégué par le Ministre de l’Instruction publique pour remplacer dans un grand lycée un professeur malade.

Il me sembla que je venais de recevoir sur la tête un coup violent, et je demeurai comme engourdi. Je fus tiré de mon engourdissement par un coup réel. Quelqu’un qui était derrière moi venait de me frapper sur l’épaule. Ce quelqu’un était un homme d’une trentaine d’années, qui portait son chapeau légèrement incliné sur l’oreille droite. Il avait les cheveux courts, les moustaches longues et touffues. Boutonné militairement dans une redingote qui lui sanglait la taille, il avait l’avant-bras gauche enfoncé dans sa redingote, entre deux boutons. De la main droite, à demi fermée, il renouvela assez rudement sur mon épaule l’avertissement qu’il venait de me donner, et me dit d’une voix de commandement : « Allons, traînard, serrez les rangs ! »

Je m’aperçus alors que les rangs étaient formés, et que j’étais demeuré seul en arrière. L’homme au chapeau incliné était notre nouveau maître d’études, le successeur de M. Thomas.

Comme nous étions entrés dans notre étude un peu en désordre, il cria : « Silence ! » d’une voix de tonnerre, et donna un grand coup de poing sur la chaire, avec sa main droite. Je remarquai alors qu’il était manchot du bras gauche.

La Gazette m’apprit à la récréation suivante que c’était un sous-officier, réformé avec une pension de retraite, à la suite d’une blessure qui avait nécessité l’amputation du poignet gauche. Comme il y avait disette de maîtres, M. le Principal avait été obligé d’accepter ses services. Il s’appelait Tourtot ; il portait à la boutonnière le ruban de la médaille militaire ; il avait émis devant témoins la prétention de nous faire « filer doux ».

Cette prétention lui coûta cher. Les meneurs de la bande se mirent à le tâter, comme on dit en termes d’escrime.

À l’étude du soir, ils s’entendirent pour le mettre en colère, ce qui n’était pas bien difficile. Une fois en colère, il s’oublia et lâcha quelques gros mots, qui furent accueillis par des murmures d’horreur, d’horreur affectée, bien entendu.

Sa colère tomba d’un seul coup, et il se mit à nous regarder d’un air si piteux que le fou rire s’empara de nous.

« Je n’aurais pas dû dire cela ! » s’écria-t-il en s’épongeant le front avec son mouchoir, et en jetant ensuite violemment le mouchoir dans son chapeau, comme s’il était la cause de tout le mal.

« Vous avez l’air d’un brave homme, lui dit hardiment Chauffour, et personne de nous ne répétera ce qui vous est échappé.

— Merci ! » lui répondit humblement le pauvre sous-officier tout déconfit.

Personne de nous, en effet, ne répéta au dehors ses paroles malencontreuses. Mais cette générosité n’était pas désintéressée. En vertu d’une espèce d’accord tacite, il fermait les yeux sur nos peccadilles, et nous, nous nous arrangions pour lui rendre la vie able.

C’était d’ailleurs un très brave homme, doux et modeste, quoique irascible. Je ne lui ai connu qu’une prétention, celle de régler mieux que personne une page de papier blanc. Comme il ne pouvait se servir que de son avant-bras gauche pour retenir la règle pendant qu’il promenait le crayon tout du long, je suppose que ce qu’il recherchait dans cette délicate opération, c’était le mérite de la difficulté vaincue.

Nous nous amusions à flatter cette innocente manie : chacun de nous, à tour de rôle, allait le prier de vouloir bien lui régler ses copies et ses cahiers, même son cahier de brouillon ; et il allait réglant, pendant des études entières, avec une figure de jubilation.

Mais revenons au jour de la rentrée.

Quand M. Tourtot eut déchargé un grand coup de poing sur sa chaire, en réclamant le silence d’une voix de Stentor, les pensionnaires reprirent les places qu’ils avaient choisies à l’étude du matin, et les demi-pensionnaires se mirent à chercher des places vides, afin de s’y caser.

Je n’étais pas encore revenu de la stupeur où m’avait plongé l’annonce du départ de M. Thomas. Au lieu donc de me mettre en quête comme les autres demi-pensionnaires, je restai debout au milieu de l’étude, regardant par la fenêtre les grands peupliers du fond de la cour qui commençaient à perdre leurs feuilles.

« Jeune ahuri, vous regarderez par la fenêtre une autre fois. Pour le moment, il s’agit d’autre chose. À qui est-ce que je parle ? »

Ces paroles, cornées à mon oreille, me firent tressaillir et m’éveillèrent comme d’un songe. Je poussai un gros soupir et je regardai avec effroi autour de moi.

« Encore une fois, à qui est-ce que je parle ? répéta M. Tourtot sur un ton plus élevé.

— Je vous demande pardon, monsieur, lui répondis-je poliment, je… je pensais à autre chose ?

— Je m’en doutais un peu, dit M. Tourtot d’un ton radouci ; mais assez parlé ; veuillez prendre la peine de vous réveiller tout à fait et d’aller vous asseoir à votre place. »

Je n’avais pas le choix, une seule place restait vide. Je m’y installai précipitamment, et je me trouvai avoir pour voisins les deux élèves dont je m’étais solennellement promis d’éviter le voisinage : Chauffour et Brunet.

M. Tourtot, secondé par deux élèves de bonne volonté, commença à distribuer les paquets de livres et de cahiers. Chauffour, pour égayer mes esprits sans doute, m’allongea un grandissime coup de coude dans les côtes et me dit à demi-voix :

« Ça t’ennuie de rentrer, hein ?

— Non, lui répondis-je, non, ce n’est pas cela.

— Alors, qu’est-ce que c’est ?

— Je regrette M. Thomas.

— Et moi aussi, je regrette M. Thomas, et je suppose que nous le regrettons tous. Ce n’est pas une raison pour faire cette face de carême. Allons, voyons, fais-moi une risette, ou je croirai que tu n’es pas ravi de me revoir. »

J’essayai de lui faire une risette ; mais cet essai de risette était, paraît-il, si lamentable, que Chauffour se crut obligé, en bon camarade, de me remonter le moral.

« As-tu lu les Commentaires de César ? me demanda-t-il avec un grand sérieux.

— Pourquoi me demandes-tu cela ?

— Enfin, les as-tu lus ?

— Mais…

— Les as-tu lus, oui ou non ?

— Non, lui répondis-je.

— Moi non plus, reprit-il, mais mon cousin Rodriguez, qui les a lus, m’en a cité un très joli age. C’est dans le livre VIII, au chapitre VII, qui est consacré tout entier aux bons mots du roi Dagobert. »

Malgré le poids que j’avais sur le cœur, je ne pus m’empêcher de sourire. Je n’avais pas lu les Commentaires de César, mais je savais très bien que Dagobert est venu au monde longtemps après lui, et que, par conséquent, il est impossible que César cite ses bons mots.

Je présentai l’objection à Chauffour, qui l’écarta d’un geste méprisant, et reprit avec le plus beau sang-froid :

« Voici textuellement le age de César ; il t’intéressera par sa noble simplicité, comme dirait M. Ernault. D’ailleurs, il t’apprendra que l’on doit er avec courage la perte de ses amis les plus chers. « On se voit, on s’aime et on se quitte, » comme disait Démosthène à son vieux gibus, en le plantant sur la plus haute branche d’un cerisier, pour faire peur aux moineaux. »

Malgré moi, je l’écoutais ; je lui demandai même si ce beau trait d’histoire se trouvait aussi dans les Commentaires de César.

« Soyons sérieux, dit-il, en affectant de prendre un air scandalisé. Le premier trait se trouve dans Aristote, au chapitre des chapeaux, chacun sait cela ; quant au dernier, le voici : « Il n’est si bonne compagnie qui ne se quitte, » disait le roi Dagobert en noyant ses petits chiens qui ne voulaient pas se laisser noyer !

— Pourquoi les noyait-il ? lui demandai-je, moins pour l’embarrasser que pour être poli avec lui, et lui montrer que je lui savais gré de se mettre en frais pour m’égayer.

— Parce qu’ils avaient la queue en trompette, me répondit-il gravement. Dagobert, qui se connaissait en chiens, aussi bien que saint Éloi en horlogerie, ce qui n’est pas peu dire, savait que les chiens de race n’ont jamais la queue en trompette. »

CHAPITRE XXIV 6y634x

Notre nouveau professeur M. Lambert. – Le numéro 2 est terriblement préoccupé. – Les deux cahiers de correspondance. – La classe se démoralise complètement.

M. Tourtot et ses deux acolytes ayant achevé la distribution des livres et des cahiers, chacun mit son paquet sous son bras, et nous nous dirigeâmes deux à deux vers la classe, où nous attendait déjà M. Lambert.

M. Lambert, que je connaissais de vue, portait les cheveux courts et la barbe longue, ce qui lui donnait une vague ressemblance avec les bustes de philosophes dont on décore les bibliothèques. Il avait la voix grave et un peu caverneuse. Chauffour, qui était malin comme un singe, lui donna tout de suite le surnom de Diogène, sous prétexte qu’il avait toujours l’air de parler du fond d’un tonneau.

M. Lambert avait devant lui une feuille de papier, divisée en autant de carrés longs qu’il y avait de tables ; chacun des carrés longs était subdivisé en autant de carrés plus petits qu’il y avait de places à chaque table. C’était, comme qui dirait, le plan de la classe.

Pour ne point perdre de temps, M. Lambert, en attendant les internes, avait déjà inscrit le nom de chaque externe à la place qu’il occupait. Dès que nous fûmes assis, il continua la confection de son catalogue. Je m’étais assis au hasard, là où les camarades m’avaient poussé. Perdu dans la contemplation des pieds de M. Lambert, qui apparaissaient par-dessous sa table, je songeais à M. Thomas. Mon cœur se serrait d’angoisse à l’idée que je ne sentirais plus sur mon épaule la douce pression de sa main et que mes regards ne chercheraient plus les siens pour y puiser la force de vouloir ; je me sentais isolé, abandonné, perdu. Cependant la voix caverneuse de M. Lambert frappait vaguement mon oreille à intervalles égaux ; les voix des élèves lui lançaient des noms, tantôt claires et aiguës, tantôt enrouées et sourdes, ou bien si basses et si voilées qu’il était obligé de faire répéter.

« Deuxième table, n° 1, dit la voix de M. Lambert.

— Chauffour, répondit la voix de Chauffour.

— N° 2 »

Cette fois personne ne répondit. Le n° 2 était peut-être comme moi perdu dans ses réflexions. À coup sûr, elles ne pouvaient pas être plus amères et plus décourageantes que les miennes.

« Pourquoi larmoyez-vous ? » demanda la voix de M. Lambert.

Je prêtai, malgré moi, l’oreille, pour savoir ce que répondrait le n° 2. Il m’intéressait ce n° 2 qui larmoyait. Peut-être était-ce un nouveau qui regrettait la maison paternelle. Peut-être pleurait-il parce qu’il avait aimé, lui aussi, M. Thomas. Dans ce cas-là, il était assuré d’avance de toute ma sympathie. Nous caions ensemble de M. Thomas ; peut-être deviendrions-nous amis. Et je m’aperçus, pour la première fois, qu’ayant beaucoup de bons camarades, je n’avais pas un seul ami.

Un silence solennel planait sur la classe, un de ces silences que le professeur prolonge à dessein, pour bien constater aux yeux de tous ses disciples que l’élève interpellé ne suit pas l’explication, ou lit en cachette un livre trop intéressant, ou s’est tout simplement assoupi. La classe tout entière retient son haleine pour guetter le dénouement, toujours le même, toujours bouffon. Très charitables en toute circonstance pour dérober aux yeux du professeur les peccadilles d’un camarade, les collégiens, dans ce cas particulier, se font les complices du professeur, et l’on honnirait quiconque songerait à tirer le songe-creux de sa rêverie ou de son sommeil. Ce manque apparent de charité tient sans doute à ce que le délinquant ne court pas d’autre danger que celui de donner la comédie à toute la classe et au professeur par-dessus le marché. Quand le malheureux regarde autour de lui en faisant des yeux tout ronds, la classe part d’un rire homérique auquel se joignent inévitablement les professeurs les plus austères et les plus moroses. Or, quand on a ri on est désarmé.

Ce qui réveille le dormeur, c’est seulement le silence profond qui succède au bourdonnement monotone d’une classe en activité. C’est ainsi que les gens qui s’endorment au sermon se réveillent aussitôt que l’orateur s’interrompt.

Donc le silence était si profond que le malheureux n° 2 allait s’éveiller sans aucun doute. M. Lambert devait le guetter avec une attention bien profonde, car ses pieds, qu’il agitait sans cesse d’un mouvement nerveux, étaient devenus complètement immobiles.

« Puisque le n° 2 est sourd et muet, dit M. Lambert de sa voix la plus grave, n° 3, ayez l’obligeance de me dire son nom en même temps que le vôtre.

— Moi, Brunet, répondit la voix de Brunet, et lui, Michel ! »

Quel coup de foudre ! Le n° 2 c’était moi. Je bondis comme un lièvre qui a reçu du plomb, et je me mis à regarder M. Lambert avec des yeux absolument stupides. Mes camarades se tordaient de rire, et le professeur, malgré sa gravité habituelle, pouffait dans sa longue barbe.

Quand il trouva que l’on s’était suffisamment égayé à mes dépens, il fit un signe de la main et le silence se rétablit : seulement quelques fusées de rire éclataient par-ci par-là. Mais le regard sévère du professeur les éteignait subitement.

« Mon enfant, me dit M. Lambert d’un ton très adouci, est-ce que vous êtes nouveau ?

— Non, monsieur.

— Qu’est-ce qui vous faisait pleurer ?

— Je ne savais pas que je pleurais, répondis-je naïvement.

— Est-ce le chagrin d’être rentré au collège ?

— Oh non ! monsieur… » et puis, après une courte hésitation, je répondis bravement : « J’ai perdu un ami ! » M. Lambert inclina doucement la tête, et n’insista pas. Quelques camarades, croyant que j’avais dit cela pour « le faire poser », ricanèrent derrière leurs livres. Ceux qui pouvaient apercevoir ma figure virent bien que j’avais parlé en toute sincérité. Alors, se penchant sur leurs tables, ils demandaient tout bas à mes voisins : « Qui est-ce ? qui est-ce ? — C’est M. Thomas ! » leur répondit Chauffour en se penchant de leur côté et en s’abritant la bouche derrière la paume de sa main.

Je m’attendais à être hué en cour, pour avoir osé déclarer publiquement que j’aimais un maître. Mais cela m’était bien égal ; je me sentais capable, au besoin, de faire le coup de poing en l’honneur de M. Thomas ; il en valait bien la peine. Et même, en y réfléchissant, je n’aurais pas été fâché de chercher querelle à quelqu’un ; j’avais le cœur gros, les nerfs irrités, je me sentais tout à fait méchant. Mais personne ne songea à me huer ni à me chercher querelle. Le maître que j’osais aimer étant parti, on ne pouvait me soupçonner de chercher à lui faire ma cour aux dépens des autres. Et non seulement on ne me hua pas, mais je remarquai à certains signes que la sincérité de mes regrets m’avait concilié l’estime et la sympathie de mes camarades.

M. Tourtot, me trouvant trop lent dans mes mouvements, s’apprêtait à me donner une bonne poussée, et déjà il m’avait traité de traînard.

« Laissez-le tranquille, lui dit le bon Samaritain, parce que, voyez-vous, il a du chagrin !

— C’est une autre paire de manches, » répondit rondement M. Tourtot ; et il s’éloigna pour chercher noise à quelque autre délinquant, car il était encore dans la période militante, et portait haut la tête.

Je ne commençai à secouer un peu ma torpeur qu’à la récréation de midi. Après deux mois d’absence, on avait tant de choses à se raconter ! et puis, il y avait des nouveaux si étranges et si divertissants !

Je m’ennuyai bien un peu à la classe du soir ; mais je me laissai émoustiller par mes camarades à la récréation de quatre heures, et j’oubliai momentanément mon chagrin dans la fiévreuse excitation d’une partie de barres où la victoire fut chaudement disputée. Quand le roulement du tambour mit fin à la récréation, il me sembla qu’un manteau de plomb me tombait sur les épaules ; et la longue étude de deux heures que j’avais en perspective me fit l’effet d’un désert immense à traverser.

Qu’allais-je devenir ?

Mais, dès le début, mon chagrin fut tenu en échec par les escarmouches de Chauffour et Cie contre le sous-officier. Bientôt la scène devint si dramatique, que, sans être mêlé au drame comme acteur, j’en ressentis toute l’excitation. Je triomphai, comme les autres, de la défaite de l’ennemi commun, et j’en calculai longuement, avec mes deux voisins, toutes les conséquences probables. Comme il nous restait peu de temps pour bâcler notre devoir, nous travaillâmes en commun, ou, pour parler plus correctement, je leur fis des emprunts copieux, car ils étaient bien plus forts que moi.

Je ne sais pas pourquoi mon grand-père disait si souvent : « Défiant comme un fantassin. » Car enfin, notre sous-officier sortait d’un régiment de ligne, et je n’ai jamais vu de ma vie une créature moins défiante et plus facile à attraper. Littéralement, on lui faisait croire tout ce que l’on voulait. « C’est un vrai beurre ! » disait élégamment notre ami Chauffour.

Cette candeur enfantine suggéra à Chauffour une invention perverse, qui mit bien des cancres à l’abri des coups du sort et leur permit de mener une existence si douce et si paisible qu’ils pouvaient se croire revenus aux jours fortunés de l’âge d’or.

On appelle, en langage classique, cahier de correspondance un cahier qui met le professeur au courant de ce qui se e en étude, et vice versa. Je suppose qu’un élève ait eu en étude de mauvaises notes pour ses leçons ; tout naturellement le professeur s’adresse à lui en classe. Si l’élève susdit a eu la prudence de reer sa leçon depuis le moment où il a attrapé sa mauvaise note en étude, il a quelques chances de la réparer. Dans ce cas, le professeur met sa rectification en regard de la note primitive, et l’élève est sauvé. Dans le cas contraire, le coupable reçoit une semonce pour la première fois, une petite retenue en cas de récidive, et, s’il s’obstine, une retenue de promenade. C’est déjà bien dur pour les pauvres cancres. Mais tout n’est pas fini là.

Au bout de chaque quinzaine, une note unique, qui est la moyenne de toutes les autres, décide du sort de notre pauvre ami. Si la note est trop basse, notre pauvre ami est privé de sortie.

Plein de comion pour un malheur dont il avait ressenti souvent les rudes atteintes, Chauffour imagina d’avoir deux cahiers de correspondance au lieu d’un ; ou, comme il le disait spirituellement, de tenir les comptes en partie double. Sur le cahier n° 1, il mettait les notes qu’il jugeait convenable de présenter à M. Lambert, au nom de M. Tourtot. Sur le cahier n° 2, il inscrivait les notes qu’il croyait utile de présenter à M. Tourtot, au nom de M. Lambert.

Mettre des bonnes notes au hasard sur le cahier n° 1, c’eût été de la pure naïveté. Car M. Lambert n’aurait eu qu’à faire réciter les leçons pour se convaincre ou bien que M. Tourtot marquait les notes à tort et à travers, ou bien qu’il y avait là-dessous quelque machination d’écolier. Or Chauffour n’était pas un naïf : il le prouva bien.

Les premiers jours, il demanda des hommes de bonne volonté, capables d’apprendre leurs leçons et de les réciter imperturbablement. Outre les quatre ou cinq élèves qui apprenaient leurs leçons d’habitude, il recruta facilement quatre ou cinq volontaires. Tel qui ne savait jamais ses leçons, sous prétexte qu’il n’avait pas de mémoire, découvrit subitement que la mémoire lui était venue ; et cela uniquement parce qu’il s’agissait de faire une niche au professeur.

S’étant assuré que ses hommes étaient bien préparés, il prit le cahier n° 1, et inscrivit, pour la vraisemblance, de bonnes notes aux bons élèves ; quant aux autres, il leur prodigua la note 1 et la note 2. Ce qu’il avait prévu arriva. L’attention de M. Lambert fut attirée par ces mauvaises notes, et il mit les élèves en demeure de les réparer. Les compères de Chauffour les réparèrent si bien que M. Lambert se dit : « Le nouveau maître d’études est peut-être un peu sévère. »

La même supercherie s’étant renouvelée à l’aide d’autres complices, M. Lambert finit par concevoir une si haute opinion de la fermeté de M. Tourtot, qu’il acceptait sans vérification les bonnes notes qu’il marquait, je devrais plutôt dire les bonnes notes que Chauffour octroyait tantôt à l’un, tantôt à l’autre. Chauffour, profond diplomate, n’avait risqué d’abord que quelques bonnes notes, et toujours au profit de sujets presque avouables. Il étendit peu à peu ses libéralités sur les cancres les plus notoires. M. Lambert commença donc à se louer publiquement des internes ; en revanche, il tonnait et grêlait sur les externes, qui n’en pouvaient mais.

Sur le cahier n° 2, celui qui revenait à M. Tourtot, et qui ait de temps en temps sous les yeux de M. le Sous-Principal, Chauffour inscrivait fidèlement les notes marquées par M. Lambert. Il eût été imprudent de sous-entendre les mauvaises, parce que M. Lambert les inscrivait sur son carnet, et qu’elles reparaissaient au bulletin de quinzaine. Quant aux retenues, grandes ou petites, il les omettait sans scrupule, et il est sans exemple qu’un titulaire ait jamais réclamé.

Ce système ingénieux avait un petit inconvénient : il démoralisait profondément la classe. Les bons élèves avaient bien essayé de protester contre ces pratiques injustes et déloyales. Mais, comme ils formaient une infime minorité, la majorité leur avait imposé silence ; et par respect pour les traditions peu respectables de la camaraderie, ils rongeaient leur frein en silence. Tout en profitant du nouvel état de choses, je ne pouvais m’empêcher de trouver que nous étions dans une mauvaise voie ; mais, pour le même motif que les bons élèves, je tenais la chose secrète ; eux, du moins, ne se taisaient que par un faux point d’honneur, moi j’étais enlacé dans les liens honteux de la complicité. Il ne faut pas croire qu’on puisse impunément mentir et dissimuler sur un point spécial ; quelque soin que l’on prenne de limiter le mal, il s’étend comme une tache d’huile.

Sans m’acc jamais de mensonge et de duplicité, mes parents ne se sentaient plus aussi à l’aise pour parler de ma loyauté et de ma franchise ; aussi n’en parlaient-ils plus guère.

Pour la confection des devoirs écrits, Chauffour avait organisé une sorte de société coopérative. Les élèves les plus intelligents, à tour de rôle, faisaient le devoir. Les autres venaient le copier, sous prétexte de demander quelques conseils. Comme M. Tourtot était incapable de nous aider lui-même, il autorisait ces sortes de conférences consultatives.

Les bons élèves remettaient de bons devoirs, qu’ils avaient faits eux-mêmes, et qui, naturellement, leur profitaient. Le reste de la classe offrait à M. Lambert de médiocres rapsodies, dont la valeur intrinsèque était représentée par des notes très faibles ; en considération des leçons, M. Lambert haussait un peu la note ; or l’on n’est pas consigné pour une note médiocre ; tous les élèves ne sont pas tenus d’être des aigles.

D’ailleurs, les notes d’explication étaient généralement au-dessus de la moyenne. Voici le comment et le pourquoi de ce phénomène bizarre.

M. Lambert avait pour principe de faire parler les élèves le plus possible. Ce principe est excellent, à condition que tous les élèves soient tenus en haleine et mis en demeure de parler à leur tour, les plus mauvais comme les meilleurs. Avec les bons élèves, la chose est facile ; ayant bien préparé en étude et bien écouté en classe, ils gardent la parole aussi longtemps qu’on veut la leur laisser, soutenus de temps en temps par quelques observations du professeur. Les mauvais, qui ne savent rien et qui, par-dessus le marché, n’ont pas préparé leur auteur, ânonnent, bégayent, s’arrêtent à chaque mot ; le professeur sue sang et eau à leur arracher quelques paroles. Néanmoins, quand ils ont découvert, à leurs dépens, que le professeur ne les abandonnera pas à leur malheureux sort, qu’il les interrogera à chaque classe, et qu’il les houspillera d’importance, un assez grand nombre se décident à faire quelques petits semblants de préparation ; les autres sont assurés d’avance de ne pas échapper au châtiment.

Or M. Lambert, quoique sa voix fût grave et caverneuse, avait le larynx fort délicat. Un professeur, après tout, est un homme comme un autre, sujet aux mêmes faiblesses et aux mêmes infirmités que les autres ; quand il a le larynx faible, il est bien obligé de le ménager. De préférence, donc, il laissait la parole à ceux qui savaient la conserver, et c’est ceux-là qu’il interrogeait de préférence. Quant à ceux qui gardaient obstinément un silence modeste, il ne leur adressait que de rares questions, et seulement pour pouvoir leur donner des notes de quinzaine. Chauffour ne tarda pas à remarquer cette tendance du professeur. Sur son conseil, les cancres cancrissimes, à tour de rôle, se faisaient seriner le mot à mot en étude par quelques-uns des membres de la société coopérative. Quand l’explication commençait en classe, ils levaient la main avec une grande affectation de zèle, et la baissaient avec une grande affectation de désappointement et de désespoir quand le professeur, esclave de l’habitude, comme nous le sommes tous, ait la parole à l’un de ses orateurs préférés. Leur manège finissait par attirer son attention ; surpris de les voir animés d’un si beau zèle, il les désignait, pour voir ; ils expliquaient tant bien que mal, mais du moins ils avaient fait preuve de bonne volonté. M. Lambert leur marquait sur son calepin une note able, et ils pouvaient dormir le reste de la quinzaine.

Les externes, plus tracassés que nous, faisaient aussi plus d’efforts réels ; et peu à peu, dans les compositions, ils prirent l’avance sur nous. Je vois encore la perplexité de M. le Principal, quand il venait lire les places et les notes le samedi. « C’est bizarre, disait-il en riant, les internes travaillent plus que les externes, et ils se font battre par eux ; leurs notes sont meilleures et leurs places plus mauvaises ! » Alors il regardait en riant M. le Sous-Principal, comme pour lui demander la clef de ce mystère. M. le Sous-Principal tournait gravement son visage de spectre et ses yeux de braise du côté de M. Lambert, comme pour lui dire : « Cette clef, que demande M. le Principal, est-ce vous qui l’avez ? » M. Lambert levait les épaules et les sourcils, ce qui signifiait clairement : « Non, je ne l’ai pas. »

CHAPITRE XXV r184w

La mèche est éventée. – Ma famille est au désespoir. – Je m’ennuie, je fais sottises sur sottises, et je m’aperçois que je suis un « cancre ».

Comme il n’est point de secret que le temps ne dévoile, le nôtre fut dévoilé un samedi matin, vers la fin de mai.

M. le Principal venait de lire les places ; le bon Samaritain, autrement dit Lorteil, était le dernier.

« Voyons, Lorteil, dit M. le Principal, en riant d’un rire paternel, comment se fait-il que vous soyez le dernier ? Vos notes sont bonnes cependant. Je sais bien que vous n’avez qu’un 2 de conduite, mais nous avons remarqué avec plaisir, M. le Sous-Principal et moi, que vous ne vous faisiez plus jamais mettre en retenue comme autrefois.

— Pardon, monsieur le Principal ! s’écria vivement M. Lambert, je crois que vous faites erreur. Lorteil était en retenue hier. »

Allongeant vivement le bras, il saisit le cahier de correspondance n° 2, tourna la page, et montra à ces messieurs les deux mots : petite retenue, écrits au crayon en face du nom de Lorteil.

M. le Sous-Principal tira solennellement de sa poche le carnet où il conservait les archives de la retenue. Le nom de Lorteil n’y était pas inscrit.

M. le Principal émit, en riant, l’opinion que M. Tourtot avait sans doute oublié de le porter sur la liste. M. le Sous-Principal émit, sans rire, l’opinion que l’on ferait peut-être bien de regarder aux pages précédentes. M. Lambert se mit à tourner les pages du cahier de correspondance ; à haute voix, il indiquait les dates et nommait les élèves à qui il avait infligé des retenues. M. le Principal nous regardait en riant d’un rire courroucé. Les externes nous faisaient des grimaces ; et nous, nous baissions tous la tête, sauf les trois ou quatre sages qui n’avaient rien à se reprocher. Quelle catastrophe et quelle humiliation !

« M. le professeur, dit le Principal avec un rire de haute courtoisie, voulez-vous nous permettre d’emporter ce cahier comme pièce de conviction ; une enquête est nécessaire. »

M. le Sous-Principal appuya d’un signe de tête lugubre la décision de son chef hiérarchique, et M. Lambert tendit avec empressement le cahier à M. le Principal. Avec un empressement glacial, M. le Sous-Principal saisit par un bout le cahier que M. le Principal tenait déjà par l’autre. Toute son attitude disait qu’il connaissait trop bien son devoir pour permettre à son chef de se charger, lui présent, d’un fardeau, si léger qu’il fût. Il y eut alors un débat de politesse, politesse enjouée d’un côté, politesse lugubre de l’autre : ce fut la politesse lugubre qui triompha, et les deux dignitaires sortirent de la classe, M. le Principal le premier, les mains vides, M. le Sous-Principal à distance respectueuse, tenant à la main le corps du délit.

Après leur départ, il y eut une grande minute de silence. Nous regardions M. Lambert, croyant qu’il allait commencer une enquête ; M. Lambert nous regardait comme un homme qui se demande ce qu’il a de mieux à faire. Au bout d’une minute, il se décida à continuer la classe, comme si de rien n'était.

M. Tourtot nous attendait à la sortie, comme d’habitude. Quoiqu’il ne fût pas grand physionomiste, il s’aperçut que quelque chose allait mal, et nous regarda d’un air inquiet, persuadé que nous venions d’attraper une punition générale.

À peine étions-nous en étude, que le garçon qui sentait l’étoupe vint parler tout bas à M. Tourtot. En même temps que le garçon, était entré un maître suppléant. M. Tourtot sortit précipitamment, nous laissant sous sa surveillance. Un quart d’heure après, il rentra, la figure bouleversée :

« Mes enfants, dit-il, je vous fais mes adieux. Il paraît que je me suis rendu coupable d’oublis monstrueux ; dans tous les cas, ce n’est pas volontairement, comme on semblait l’insinuer. J’ai dit à M. le Sous-Principal que je n’entendais pas de cette oreille-là, et… bref, je vais chercher un autre emploi.

— Vous ne partirez pas, lui dit résolument Chauffour ; c’est moi qui partirai. »

Et, tirant de son pupitre le cahier n° 1, il sortit en courant. M. Tourtot, le croyant atteint d’aliénation mentale, se précipita à sa poursuite.

M. Tourtot fut réintégré dans ses fonctions ; Chauffour ne fut pas chassé, parce que les autorités lui surent gré de sa générosité et de sa franchise. Mais, pendant toute une semaine, il disparut à nos regards. Le garçon qui sentait le cuir venait le chercher dès le matin à la porte du dortoir, et l’enfermait au séquestre ; il ne le ramenait que le soir à l’heure du coucher.

Quand je rentrai le soir à la maison, je sentis que j’avais la figure d’un misérable ; aussi, au lieu de me rendre à la salle à manger, où ma mère m’attendait comme d’habitude, je grimpai l’escalier pour retarder de quelques minutes la scène pénible que je prévoyais.

Ma mère m’entendit monter furtivement et vint m’appeler. Rien qu’à la façon dont je redescendais les marches, elle devina que j’avais à avouer une faute grave. Dieu préserve mon plus cruel ennemi de voir sur le visage de sa mère l’expression que je vis sur le sien, quand elle aperçut ma figure. Elle recula d’un pas et poussa un cri étouffé.

Grand-père accourut tout inquiet. Il ouvrait déjà la bouche pour lui adresser une question, lorsqu’il m’aperçut. Moi, je me sentais avili, déchu, indigne d’elle et de lui. Arrivé au bas de l’escalier, je me jetai à genoux. Grand-père me prit par le bras et me releva avec une violence terrible : « Parle, dit-il, et surtout ne mens pas d’un mot. » Je racontai tout, le visage couvert de mes deux mains.

Grand-père poussait de sourdes exclamations et ma mère sanglotait.

« Ma pauvre mignonne, dit-il en lui prenant la main, nous avions bien deviné qu’il nous cachait quelque vilain secret. Voler l’impunité, les éloges, les caresses ! et cela pendant de longs mois. Quelle hypocrisie et quelle bassesse ! Pauvre mignonne, vous ne méritiez pas cela… »

L’émotion l’empêcha de continuer.

Puisque je ne suis pas mort ce soir-là, c’est qu’on ne meurt pas de honte. Si encore, tout au fond de ma conscience, j’avais pu me promettre à moi-même de me réhabiliter par quelque généreux effort ! Mais il n’y avait pas une étincelle de générosité dans les motifs qui me faisaient détester ma faute. En effet, ce que je regrettais le plus amèrement, ce n’était pas de l’avoir commise, c’était d’avoir été découvert. J’avais beau fermer les yeux pour ne pas voir cette cruelle vérité, elle s’imposait à mon esprit avec une force irrésistible. Quant à tenter un effort, où donc aurais-je puisé la force nécessaire ? On ne vit pas impunément, pendant de longs mois, côte à côte et comme familièrement avec le péché. J’avais toujours été faible et lâche en face du travail ; c’est cette faiblesse et cette lâcheté qui m’avait fait succomber à la tentation de tromper et de mentir. Pendant le long armistice que ma paresse avait conclu avec le travail, à des conditions avilissantes, ma lâcheté et ma faiblesse s’étaient accrues. Au lieu d’accepter le travail comme une sorte d’expiation généreuse, je me sentais défaillir à la seule idée de travailler, tant j’étais démoralisé et impuissant.

Parmi mes complices, je n’en connais pas un seul qui n’ait porté longtemps, comme moi, le stigmate de la faute commune. Mon grand-père, le lendemain du jour où j’étais rentré avec la figure d’un misérable, me disait en présence de ma mère : « À tout péché miséricorde ; ta faute, nous pourrons te la pardonner, mais l’oublier, jamais ! Toi-même, tu te la pardonneras bientôt, mais je te mets au défi de l’oublier : ton âme a reçu une blessure qui se fermera, je l’espère, mais dont elle portera toujours la cicatrice. » Il avait raison : cette cicatrice, mon âme en porte encore la trace.

Les semaines qui suivirent furent tristes et arides. À la maison, je me sentais déchu, quoique personne n’eût la cruauté de me faire sentir ma déchéance. J’étais devenu inquiet et défiant : dans un regard, dans une parole insignifiante, ma conscience troublée découvrait des allusions au é. Certains sujets de conversation me mettaient mal à l’aise, et il y avait des mots que je n’osais plus prononcer, des souvenirs que je n’osais plus évoquer, celui de M. Thomas, par exemple. Je me sentais souvent rougir à la seule idée que le hasard pût nous rapprocher.

Au collège, les choses suivaient en apparence leur train ordinaire ; mais, en réalité, comme tout était changé ! Le pauvre M. Tourtot était devenu défiant ; M. Lambert ne prenait pas la peine de dissimuler le profond mépris que nous lui inspirions, et les externes étaient insolents avec nous, soit en gestes, soit en paroles. M. le Principal faisait de fréquentes apparitions dans notre étude, et nous ait tous en revue avec un rire silencieux qui n’avait rien de bienveillant. Quand nous défilions en rang dans les couloirs, M. le Sous-Principal apparaissait tout à coup et affectait de nous suivre. Sa figure glaciale me médusait, et, quand il était derrière nous, je me figurais qu’il me surveillait tout particulièrement, et je sentais sur mes épaules comme la brûlure de ses regards de braise.

Pendant huit jours, nous âmes les récréations à l’étude, écrivant tout le temps. Lorsque nous reparûmes en cour, les élèves des autres classes nous accueillirent avec de grands cris, et nous firent une ovation dérisoire. Au lieu de jouer ensemble et de faire bande à part, comme d’habitude, mes complices et moi, comme par une convention tacite, nous nous faufilions dans les rangs des autres classes, afin de ne pas attirer l’attention.

Peu à peu cependant le temps accomplit son œuvre. Chaque semaine qui s’écoule emporte avec elle un lambeau de mes remords. À la maison, après avoir été aussi taciturne que Guillaume lui-même, je me remets à parler et à rire. Ma mère et mon grand-père m’ont pardonné ; seulement, je sais qu’ils se souviennent, et, par moments, je me souviens aussi. Mes tantes me traitent avec autant de bonté que par le é. Je remarque cependant qu’elles ne parlent plus jamais du brillant avenir qui m’est réservé.

Au collège, les classes succèdent aux études, et aussi les retenue aux retenues ; il semble que tous nos professeurs s’entendent pour nous faire payer l’arriéré. Comme je ne fais rien qui vaille, j’attrape ma bonne part de punitions ; comme je m’ennuie prodigieusement, je fais des niches à mes voisins pour me distraire un peu ; autre source de revenus, je veux dire de retenues. Mon ennui redouble d’intensité ; par conséquent, le besoin de distractions se fait plus vivement sentir. N’ayant plus de récréations régulières, je m’ingénie à me créer de petites récréations factices, et, comme je ne choisis pas toujours très bien mon temps, j’ai des querelles de plus en plus fréquentes avec les représentants de l’autorité. Naturellement, je suis vaincu, n’étant pas le plus fort ; mais si je ne suis pas le plus fort, je tâche d’être le plus spirituel. Le professeur d’arithmétique me déclare que j’ai trop d’esprit, ce qui me flatte singulièrement.

Ce qui me flatte moins, c’est qu’il envoie chercher, à mon intention, le garçon qui sent le cuir. En attendant l’arrivée de cet humble fonctionnaire, il griffonne un petit billet. Je sais ce qui m’attend, et, s’il faut tout dire, je tremble en moi-même ; mais je fais bonne contenance et j’échange des grimaces avec mes camarades : on a sa petite réputation à soutenir.

Et mes fameux remords ? Attendez un peu.

Une odeur de cuir se répand dans la classe par le trou de la serrure ; le garçon apparaît et me toise comme pour prendre ma mesure : il se demande sans doute si nous n’échangerons pas quelques coups de poings dans le couloir ; et, naturellement, il cherche à savoir à qui il a affaire. La préoccupation du garçon, par une association d’idées qui n’a rien de surprenant, me rappelle la lutte qu’il a soutenue dans le couloir le jour où, pour la première fois, j’ai mis le pied au collège. L’adversaire du garçon, ce jour-là, était un personnage que M. le Proviseur avait flétri du nom de cancre ; et moi j’avais déclaré spontanément que je ne serais jamais un cancre.

Est-ce que, par hasard, j’en suis devenu un ? Il y a apparence. Je n’ai nulle intention de me colleter avec le garçon (et encore, qui peut répondre de soi ?) ; mais, sauf ce détail, je me trouve exactement dans les mêmes conditions que le collégien sauvage qui m’avait inspiré tant d’horreur. Donc, je suis un cancre, quod erat demonstrandum. Donc, si je rencontre par hasard, dans le cabinet de M. le Principal, une maman avec son petit garçon, le petit garçon me regardera d’un air effrayé ; quand j’aurai le dos tourné, M. le Principal dira : « C’est un cancre ! » et il répétera sa définition du cancre qui me va comme un gant. Est-ce drôle qu’on fasse tant de chemin en si peu de temps ! Ainsi je suis un cancre ! À vrai dire le mot ne me plaît pas beaucoup : il a une vilaine physionomie, un vilain son. Mais, comme dit le bon Samaritain, on s’y habitue !

L’esprit du mal est certainement en moi : il y est sous la forme de la vanité, une sotte vanité, par parenthèse. Il me pousse à poser devant mes camarades ; il me pousse à poser devant moi-même ; car, au moment où je viens de me citer tout bas le mot du bon Samaritain, je suis émerveillé d’avoir conservé tant de sang-froid dans une circonstance délicate où tant d’autres perdraient la tête.

CHAPITRE XXVI 485e22

Au séquestre – De plus en plus cancre. – Je me lie avec ceux de mes camarades qui ont du chic.

Enfin, le professeur a terminé son rapport ; il le relit rapidement, y ajoute quelques virgules et le tend au garçon, sans rien dire. Le garçon me regarde. Je descends de ma place, la tête haute et le jarret tendu. Je me sens aussi fier de moi que le jour où j’ai reçu ma première pile.

Le garçon, le rapport et moi, nous enfilons la porte, que je referme avec une grande affectation de calme et une politesse exagérée.

Une fois dans le couloir, je pose pour le garçon. Je lui adresse des questions sur sa famille, sur son pays, et je finis par lui demander pourquoi il sent le cuir.

« Je sens donc le cuir ? me demande-t-il d’un air surpris.

— À quinze pas.

— Je vais vous dire : c’est moi qui remets des pièces aux souliers des pensionnaires.

— Alors, vous cumulez.

— Qu’est-ce que c’est que ça, cumuler ?

— Vous remettez des pièces aux souliers des pensionnaires, et vous conduisez les élèves au séquestre.

— C’est la première fois, n’est-ce pas, que je vous y conduis ?

— Espérons, lui dis-je avec une noble fierté, que ce ne sera pas la dernière ! »

Je croyais l’avoir frappé d’iration ; il se contenta de secouer la tête, et reprit avec un sourire ambigu :

« Ils disent tous ça ! »

Quand nous fûmes à la porte de M. le Principal, mon cœur battit plus fort que je ne l’aurais souhaité, et je ressentis dans les jarrets un tremblement qui n’avait rien d’héroïque. Cependant j’entrai sans que le garçon eût besoin de me pousser.

M. le Principal était seul ; il n’y avait là ni maman ni petit garçon. « Ce sera pour une autre fois, » pensai-je aussitôt. J’avais repris possession de moi-même ; cette impertinente réflexion me vengeait de mon battement de cœur et de mon tremblement de jarrets.

« Ah ! c’est vous, me dit M. le Principal en riant de son rire istratif. Eh bien ! je n’en suis pas surpris : dans la voie où vous êtes engagé, cela devait arriver un jour ou l’autre. Quatre heures de séquestre, cent vers par heure. Allez ! »

L’air d’autorité qu’il savait prendre, l’absence de phrases, la promptitude et la netteté de la conclusion, coupèrent court à toutes mes velléités de pose extérieure et intérieure. Je me sentis tout petit, tout petit, et je sortis de son cabinet l’oreille basse, suivi du garçon, qui, j’en suis sûr, ricanait derrière mon dos.

Le séquestre se composait de quatre cellules. Celle où l’on m’introduisit était aussi étroite, aussi sombre et aussi malpropre qu’on pouvait le souhaiter. Le jour arrivait par une imposte grillée : l’ameublement consistait en une table grossière scellée au sol, et en un banc non moins grossier, scellé au sol également. Dans l’épaisseur de la table, un trou noir au fond duquel il y avait de l’encre ; sur la table, un livre ouvert, l’Esther de Racine, du papier blanc et une plume.

Je me jetai sur le banc et je mis mes deux coudes sur la table et ma tête dans mes deux mains. C’est là que mes remords m’attendaient comme des amis sévères et de bon conseil. Ce qu’ils me dirent à l’oreille, on le devine facilement. Ce que l’on devinera moins facilement, à moins de connaître à fond la psychologie du cancre, et surtout sa casuistique, ce sont les objections que je leur fis, les distinctions que je jugeai équitable d’établir, et les conclusions où j’aboutis. Sans doute ma mère et mon grand-père ne seraient pas flattés d’apprendre que j’avais été au séquestre ; mais, vivant dans un autre monde que le nôtre, ils ne pouvaient concevoir une idée juste des difficultés et des nécessités de la vie de collège. Tout en faisant à leurs préjugés des concessions aussi larges que possible, je ne pouvais trouver, en bonne conscience, que mon cas fût pendable. Tous les jours, dans le monde, on fait aux gens des réponses spirituelles ou simplement plaisantes sans qu’ils se croient tenus, pour cela, de vous mettre à la porte de leur salon. Mon professeur d’arithmétique m’avait reproché amèrement (amèrement est le mot) de n’avoir rien compris à mes problèmes. Je lui avais répondu poliment (poliment est-il bien le mot ?) que je n’avais pas la bosse des mathématiques. Mes camarades avaient ri trop fort, ce n’était pas ma faute (hélas ! comme dit le proverbe : « C’est le ton qui fait la chanson, » et il est probable que mes camarades auraient ri moins fort si j’avais parlé d’un ton plus naturel).

Le professeur m’avait regardé d’un air défiant ; du moins, moi, j’avais interprété à défiance la fixité de son regard. Alors je lui avais dit : « Monsieur, tâtez plutôt ma tête. » Ce n’était pas ma faute si une proposition si honnête l’avait mis en fureur. Tous les camarades étaient là pour dire qu’il se mettait en fureur à propos de rien, surtout depuis que Lorteil et Poulot avaient cessé de prendre des répétitions avec lui.

Et puis, supposons que tous les torts soient de mon côté, ce qui n’est pas, encore une fois le cas n’est pas pendable ; car il n’y a dans mon affaire ni mensonge ni hypocrisie. Or je me souviens très bien que, le jour de mon grand désastre, grand-père a dit plusieurs fois, et maman n’a pas protesté : « Tout, tout, tout, je comprends tout, je pardonne tout, excepté le mensonge et l’hypocrisie. »

Un cancre qui examine sa conscience ressemble à certains avocats qui préparent leurs plaidoyers : ce n’est pas la vérité qu’il cherche, mais le triomphe de sa cause, il choisit, dispose et exagère tous les arguments qui lui sont favorables, dissimule les côtés faibles ou les omet complètement, interprète les paroles de l’adversaire et lui prête des intentions qu’il n’a jamais eues. Il est parfaitement vrai que ce n’était pas pour avoir menti que j’avais été envoyé au séquestre, et que l’hypocrisie n’avait rien à voir dans mon affaire. Mais mon plaidoyer fourmillait de mensonges gros ou petits, et, pour appeler les choses par leur nom, c’était un tissu d’hypocrisies.

Ce qui aurait dû m’ouvrir les yeux, si ma casuistique n’avait pas été si subtile, si ingénieuse et surtout si complaisante, c’est qu’au moment même où je plaidais pour établir mon innocence, je songeais à me faire un mérite de ma faute auprès de mes camarades.

Ayant levé les yeux, j’aperçus sur le mur les noms des cancres qui m’avaient précédé dans la cellule. Sans hésiter une seconde, je trempai mon doigt dans l’encre et j’allai inscrire mon nom au calendrier de la cancrerie. Ensuite je me mis à la besogne et j’eus fini mes quatre cents lignes à temps pour quitter le collège en compagnie des autres demi-pensionnaires.

L’année suivante, si j’ai bonne mémoire, ressembla terriblement à la fin de celle où j’avais étrenné le séquestre. Si je fis quelques progrès, ce ne fut pas dans l’ordre des études classiques, mais dans l’art de mystifier les gens. Les mêmes fautes amenaient invariablement les mêmes punitions. J’y étais tellement habitué, que je ne m’en apercevais même plus. é un certain degré, la peau du cancre n’est plus sensible à ces piqûres.

Les bons élèves disaient de moi, comme les professeurs, comme l’istration, comme les parents qui connaissaient ma famille : « C’est un garçon qui ne fera jamais rien ! » Ces propos ne me touchaient guère, parce que je ne les prenais pas au sérieux. J’avais la plus haute idée de moi-même, et il m’était resté, des flatteries dont on avait entouré mon enfance, la ferme persuasion que je ferais ce que je voudrais le jour où il m’en prendrait fantaisie.

« Bah ! disaient les badauds, il retombera toujours sur ses pieds ; il sera si riche ! » Ces propos-là aussi me revenaient aux oreilles, et même plus souvent que les autres. Le collège est certainement le pays de l’égalité par excellence ; eh bien ! même au collège, la richesse a ses courtisans et ses flatteurs. C’est au collège, et de la bouche d’un de mes camarades, que j’appris que je devais hériter de mes tantes. J’étais bien revenu des sages idées qu’avaient fait naître en moi, jadis, mon respect pour le poing de Louvat et les sages réflexions de ma mère. Je m’enorgueillissais à l’idée que je serais très riche un jour, persuadé qu’un homme riche est toujours quelqu’un, uniquement parce qu’il est riche. J’étais pris d’une sorte de pitié dédaigneuse pour moi-même quand je songeais au respect que Louvat m’avait inspiré. Je repensais à tout cela comme un homme d’âge mûr repense à un péché de jeunesse. J’avais oublié Louvat ; je ne m’informais jamais de lui, quoiqu’il fût le protégé de mon grand-père ; j’aurais cru déroger en donnant à penser qu’il occupait la moindre place dans mes souvenirs.

Un jour, mon grand-père vint à parler de lui, de son travail, de ses succès, de l’espoir qu’il avait de le mettre à la tête de son exploitation agricole.

« Ah ! oui, Louvat… dis-je d’un ton dédaigneux.

— Ce sera un homme, lui, » me répondit sèchement mon grand-père.

Je recevais de temps en temps de ces petites rebuffades. Les manières de mon grand-père avaient bien changé à mon égard : il me traitait comme quelqu’un qu’on aime beaucoup, mais que l’on n’estime pas. Il ne récriminait plus contre mon incurable paresse, et mon incurable paresse lui en savait le plus grand gré. Mais, en même temps, ma vanité en souffrait ; c’est comme si mon grand-père m’avait décerné un brevet d’incapacité. Le cancre le plus cancre, celui qui, pour ne pas travailler, prétend qu’il en est incapable, n’aime pas qu’on accepte son incapacité comme un fait incontestable.

Pauvre grand-père, quels soupirs il poussait quand on parlait devant lui d’un jeune homme qui venait d’entrer à l’École polytechnique, ou à Saint-Cyr, ou à l’École navale, ou même qui venait d’être simplement reçu bachelier ! Avec quelle indignation sincère il parlait des beaux fils qui semblent croire qu’ils sont au monde uniquement pour se tracer une raie sur le milieu de la tête, pour assortir des nuances de cravates, pour parier aux courses et pour dépenser, à faire des sottises, l’argent qu’ils n’avaient même pas su gagner eux-mêmes.

Un jour que je ais sous les fenêtres du salon toutes grandes ouvertes, je l’entendis qui disait à ma mère : « Il faut pourtant qu’un homme fasse quelque chose en ce monde. Il ne sera jamais capable d’entrer à Saint-Cyr ; eh bien ! il s’engagera… dans un régiment de cavalerie, bien entendu. La discipline militaire est une excellente école ; elle a assagi plus d’une tête folle, et révélé plus d’une vocation qui s’ignorait elle-même. De son propre aveu, le général Thibaut, que vous connaissez au moins de nom, après s’être laissé choir dans la tourbe des incapables et des inutiles, s’est engagé comme simple soldat. Il a pris goût au métier et il est arrivé presque aussi vite que nous qui sortions de Saint-Cyr. Oui, vous avez raison, cela arrive une fois sur dix mille ; mais quand on est à bout de ressources ! Vous aviez rêvé mieux que cela ; moi aussi ; mais que faire ? »

Je n’avais pas un goût particulier pour l’état militaire, et, pour bien des raisons, je n’aurais pas aimé à porter le sac de simple soldat. Les paroles de mon grand-père, que ma mère n’avait point contredites, firent sur moi une impression d’autant plus profonde qu’elles n’étaient pas destinées à mes oreilles, et que je ne pouvais les considérer comme une menace en l’air. Elles eurent pour résultat immédiat de me faire acheter un programme de Saint-Cyr et de me faire travailler l’arithmétique pendant deux classes. Cet effort énorme n’ayant pas produit l’effet que j’en attendais, je reléguai le programme de Saint-Cyr au fond de mon pupitre, et je plantai là l’arithmétique. Comme le lièvre de La Fontaine, j’avais devant moi, avant de prendre une décision, tout le temps de dormir et d’écouter d’où vient le vent.

Il était de tradition, d’ailleurs, parmi nous autres cancres, qu’il suffit d’un bon coup de collier de deux ans pour entrer à Saint-Cyr, et d’un an seulement pour être reçu bachelier, haut la main.

Quand les amis de la famille venaient rendre visite à ma mère et à mon grand-père et que je me trouvais là, par hasard, ils demandaient de mes nouvelles par politesse et puis ils tournaient court d’un air interdit et embarrassé.

D’ordinaire les enfants de la maison sont un sujet de conversation tout trouvé. Au lieu de parler de la pluie et du beau temps, on s’informe de leurs études et de leurs petits succès. Ou bien on ne parlait pas de moi parce que l’on n’avait rien de bon à en dire, ou bien on se bornait à demander quel âge j’avais ; on me trouvait grandi ; on se souvenait de m’avoir vu er sur mon poney ; je ferais certainement honneur à mon grand-père qui était mon professeur d’équitation.

Ma mère devait souffrir cruellement. Quant à moi, vaniteux comité je l’étais, j’étais partagé entre le dépit d’être compté pour si peu de chose et la crainte que l’on ne vînt à parler du collège.

Au collège, je prenais ma revanche et même je la prenais trop bien ; car on y parlait de moi beaucoup plus qu’il n’eût été sage de le désirer. Professeurs et maîtres me considéraient comme un véritable fléau, tant je leur rendais lourd le fardeau de l’existence.

À l’école de Chauffour, j’avais étudié l’art ingénieux de harceler les gens sans encourir de disgrâces trop éclatantes. Il faut croire que ma vocation me poussait de ce côté, car j’eus bientôt égalé mon maître, et, quand il fut chassé du collège pour avoir cousu dans son lit un maître d’études qui avait le sommeil très dur, je demeurai sans rival.

Tous ceux que l’ennui consumait, et qui étaient avides de distractions, tournaient leurs regards de mon côté. J’étais devenu un amuseur en titre, c’est-à-dire une manière de personnage.

Que de fois il m’arriva de m’exposer, sans enthousiasme, à des représailles terribles de la part du règlement molesté, uniquement pour soutenir ma réputation.

Comme j’étais trop grand pour qu’on pût, sans crainte du ridicule, attacher continuellement Guillaume le Taciturne à ma personne, je sortais quelquefois seul. Je profitai de cette liberté pour me lier avec tous ceux de mes camarades qui partageaient mon goût pour les cravates élégantes, les vestons bien coupés, les bagues, les parfums et autres engins de toilette sans lesquels la vie n’a pas de but, et qui distinguent l’homme « chic » de celui qui n’est pas « chic ».

CHAPITRE XXVII 2l6sl

Interne. – Ma première nuit au dortoir – Un nouveau camarade.

Mon fanatisme pour le chic atteignit des proportions si inquiétantes que mon grand-père, outré de ma paresse et de ma mauvaise conduite, prit une résolution énergique.

Dans la première semaine d’octobre, il me conduisit chez son coiffeur et sembla éprouver un malin plaisir à me faire tondre aussi ras que possible. Quand je me regardai dans la glace, je fus aussi ahuri que doit l’être un chien à qui l’on vient de couper les oreilles. Ensuite nous rendîmes visite au tailleur du lycée, qui me prit mesure d’un pantalon, d’un gilet et d’une tunique. Cet artiste, jugeant à ma tenue civile qu’il y avait lieu d’apporter, moyennant finances bien entendu, des adoucissements à la sévérité un peu brutale de la tenue réglementaire, s’en ouvrit directement à mon grand-père. Celui-ci déclara nettement que la tenue devait être la même pour tout le monde. Il fit également la sourde oreille aux suggestions du cordonnier, qui insinuait que l’istration du collège n’avait pas d’objections sérieuses contre les souliers vernis.

Ma personne se transforma donc comme celle des insectes à métamorphoses, mais en sens inverse ; car, de brillant papillon, je devins une terne chrysalide.

Au lieu d’opérer ma rentrée le mardi matin, en qualité de demi-pensionnaire, à l’heure de la messe du Saint-Esprit, c’est le lundi soir que je ai devant l’homme aux ronds de serviettes, précédé de ma malle, escorté de mon grand-père, ayant en perspective ma première nuit de captivité. Les élèves, à mesure qu’ils rentraient, se rendaient dans leurs études respectives, où ils causaient pour tuer le temps, en attendant l’heure de monter au dortoir.

La première figure que j’aperçus, en entrant dans la salle d’études, fut celle du bon Samaritain.

« Interne ! s’écria-t-il en me considérant de la tête aux pieds avec un air de profonde commisération.

— Mon Dieu ! oui, » lui répondis-je du ton le plus dégagé qu’il me fut possible de prendre.

Les autres s’empressèrent autour de moi pour me donner des poignées de mains. Je vis que je n’avais rien perdu de ma popularité. Cette idée jeta une goutte de miel dans la coupe d’amertume que grand-père m’avait versée, ou, pour parler plus sincèrement, que je m’étais versée de mes propres mains.

Au dortoir, je me trouvai placé entre la Gazette et un lit inoccupé, celui sans doute d’un condamné qui avait obtenu un sursis. La Gazette dut me trouver bien pressé de goûter les douceurs du sommeil. Pendant qu’il me racontait les nouvelles du jour, mon esprit retournait à la maison et évoquait l’image de ma mère. Elle pleurait et grand-père la consolait ; tout à coup je sentis que mes paupières tremblaient ; je dis brusquement bonsoir à la Gazette, et, me tournant du côté du lit inoccupé, je baignai mon oreiller de larmes silencieuses. Pourquoi faut-il que l’on ne connaisse tout le prix des choses que quand on les a perdues ? De quel paradis je m’étais fait chasser, et cela parce que je l’avais bien voulu ! Mon cœur longtemps endormi venait de se réveiller ; le peu qu’il y avait de bon en moi apparaissait à la surface, et je voyais très clairement tout ce qui aurait pu être si j’avais voulu, et qui ne serait probablement jamais parce qu’il était trop tard.

Trop tard ! c’est le mot des faibles et des lâches. Oh ! comme je sentais cruellement à quel degré de faiblesse et de lâcheté j’étais descendu. Si seulement j’avais eu un ami, j’entends un véritable ami, à qui conter mes peines et mes regrets, à qui demander des conseils et un appui. Dès mon arrivée au collège, le culte que j’avais voué à M. Thomas m’avait tenu lieu de tout, et je n’avais pas éprouvé le besoin de chercher autour de moi un confident qui aurait pu devenir mon ami. Depuis le départ de M. Thomas, les choses avaient tourné de telle sorte que j’avais eu des complaisants, voire des irateurs, mais pas un ami. J’avais beau reer dans ma tête les noms de mes camarades, il n’en était pas un seul dont j’eusse voulu faire mon ami. Je pensai bien un instant à Lorteil, mais Lorteil était un peu trop banal, par suite de sa vocation de bon Samaritain. Semblable à un médecin d’hôpital qui va de lit en lit porter ses secours et ses consolations, Lorteil courait d’affligé en affligé, et sa clientèle lui donnait trop de soucis et de tracas pour qu’il eût le loisir de s’attacher à aucun de ses clients. D’ailleurs, en dehors de l’exercice de ses fonctions, c’était la mollesse et l’indifférence incarnée, et il s’abandonnait au courant avec une résignation presque fataliste.

Ayant terminé cette espèce d’inspection du personnel, je poussai un soupir mélancolique, les yeux fixés sur le lit inoccupé. Comme tous les anciens étaient rentrés, ce lit ne pouvait être destiné qu’à un nouveau. Ce nouveau, quelle figure aurait-il ? et quel serait son caractère ? Je m’assoupis en ruminant ce problème, et je tombai bientôt dans le sommeil profond des écoliers. Alors j’eus un rêve. Le nouveau était un petit garçon qui avait des traits fins et délicats, une voix douce et triste. Il pleurait, parce qu’il venait de quitter sa mère pour la première fois. Nos camarades prétendaient le brimer, et moi je prenais sa défense. On nous huait tous les deux. Je ne sais pas quel était le lieu de la scène ; tout ce que je sais, c’est qu’une porte s’ouvrit avec fracas, puis il y eut un bruit que je comparerais volontiers à celui que ferait une malle énorme, manœuvrée par une personne têtue qui aurait fait un ferme propos de l’introduire, coûte que coûte, par une ouverture trop étroite.

Je m’éveillai en sursaut et je me mis sur mon séant. La porte du dortoir était toute grande ouverte. Une malle énorme, manœuvrée par une personne robuste et maladroite, donnait de grands coups contre les chambranles de la porte, sans parvenir à franchir le détroit. Il devait y avoir deux personnes à la porte : celle qui manœuvrait la malle et une autre qui l’éclairait avec une chandelle. La personne qui tenait la chandelle adressait probablement des observations à l’autre, je dis probablement, car je n’entendais qu’une espèce de chuchotement. À chaque observation, une voix forte et bien timbrée répondait avec obstination : « Mon père m’a recommandé de ne pas me séparer de ma malle et je ne me séparerai pas de ma malle. »

À la fin, la malle franchit le pas. Elle était portée par un grand gaillard qui avait l’air d’un valet de ferme. Dans l’homme à la chandelle, je reconnus le garçon qui sentait l’étoupe.

« C’est ça qu’on appelle le dortoir ? demanda le valet de ferme de sa voix sonore ; eh bien ! tout ce que je peux dire, c’est que je n’ai jamais vu tant de lits à la fois !

— Chut ! chut ! fit le garçon, ne parlez pas si haut, vous réveilleriez les autres, et puis le maître vous donnerait une bonne punition pour commencer. » Et il lui montra du geste un lit qui se distinguait des autres, en ce qu’il était protégé contre les regards indiscrets par des rideaux jaunes qui partaient du plafond et traînaient jusqu’à terre, formant une enceinte en forme de carré long.

Le valet de ferme, avec autant d’aisance que s’il portait une toute petite cassette au lieu d’une véritable guérite, se tourna du côté des rideaux jaunes, et dit :

« C’est là que couche le maître !

— Oui.

— Eh bien ! il doit étouffer, voilà tout.

— C’est son affaire, » répondit le garçon d’un ton un peu sec. Tiré de son lit dans son premier sommeil, il était pressé d’y retourner.

« Vous avez bien raison, dit le valet de ferme avec une parfaite bonhomie ; si ça l’arrange, cet homme, ce n’est pas moi qui y trouverai à redire. Maintenant, où est ma paillasse ? »

Sans répondre, même par un geste, le garçon l’amena près du lit vacant.

« Tiens, en voilà un de réveillé ! dit le valet de ferme en m’adressant un signe de tête familier. C’est peut-être moi qui t’ai réveillé, ajouta-t-il d’un air inquiet.

— Il y a apparence, lui répondis-je assez froidement. Son air rustique me déplaisait souverainement, et je m’en voulais d’avoir cherché à espérer que le nouveau serait mon ami.

— J’en suis bien fâché, mais là ce qui s’appelle bien fâché, reprit-il d’un air contrit, parce qu’il n’y a rien de plus ennuyeux que d’être réveillé quand on dort !

— C’est bien plus ennuyeux d’être réveillé quand on ne dort pas, lui répondis-je avec un grand sérieux.

— Je viens de dire une bêtise, reprit-il avec une candeur qui aurait dû me désarmer ; mais bas ! une de plus, une de moins, ce n’est pas une affaire, et je suis bien sûr qu’il n’en sera plus parlé dans cent ans. Ce que je veux dire, c’est que je suis bien fâché de t’avoir réveillé.

— Est-ce que tu comptes coucher avec ta guérite ?

— Tiens, c’est vrai, je l’ai encore sur l’épaule, je n’y pensais plus. »

Ayant mesuré du regard les intervalles qui séparaient les lits, il reprit :

« Ça ne tiendra pas dans la ruelle, je vais mettre ça au pied de mon lit. Donnez-moi donc un coup de main, vous, ajouta-t-il en se tournant vers le garçon, pour que nous chavirions ça en douceur, sans réveiller les autres. »

Le garçon parti, le nouveau s’agenouilla devant sa malle, introduisit la clef dans le cadenas, qui ressemblait à un cadenas de cave, fit jouer des engins de serrurerie très compliqués et souleva le couvercle. Ayant tiré de sa guérite un formidable bonnet de coton, il se l’enfonça sur la tête bien au-dessous des oreilles ; la houppette, où l’on n’avait pas ménagé le coton, se balançait au moindre mouvement à un pied au-dessus de la tête. Alors il rabattit le couvercle de la malle, fit jouer de nouveau les ressorts de serrurerie et déposa soigneusement la clef sous son oreiller.

« Cette antiquaille, lui dis-je en désignant la malle, est sans doute une relique de famille.

— C’en est une, » répondit-il avec une touchante simplicité. Il n’entendait rien au persifflage, et la fine ironie de ma question ne lui avait pas même effleuré la peau. « Elle vient de mon grand-père, qui était un homme honorable et honoré. Telle qu’elle est, je ne la changerais pas contre une des malles à coins de cuivre que j’ai vues chez le marquis de Chemaillé ; mon grand-père m’aimait bien et moi je l’aimais bien aussi, et j’aime tout ce qui vient de lui. »

Il me faisait la leçon, sans s’en douter ; aussi, pour changer de sujet, je lui demandai brusquement :

« Comment t’appelles-tu ?

— Toussaint ; et toi ?

— Michel.

— Michel, Toussaint ; Toussaint, Michel ! répéta-t-il d’un air pensif ; ces noms-là se valent, ce ne sont pas des noms de princes… »

Il était évident pour moi qu’il n’avait nullement l’intention de me blesser ; il paraissait fier de son nom, comme je l’étais du mien, et probablement, dans l’idée qu’il se faisait d’un collège et des superbes aristocrates qui doivent y foisonner, il était heureux d’être tombé juste sur un camarade qui ne fût ni duc ni prince ; néanmoins le rapprochement me déplut et je lui dis avec une certaine hauteur :

« Mon grand-père est général, et mon père était capitaine de vaisseau.

— Tu as perdu ton père ? me demanda-t-il avec un affectueux intérêt.

— Oui, il a péri dans un naufrage. Comme son devoir était de rester le dernier sur son vaisseau, il y est resté tant que tout le monde n’a pas été en sûreté ; quand il a cru pouvoir penser à lui, il n’était plus temps.

— Ça, c’est rudement beau ! » s’écria le nouveau.

Il avait prononcé ces paroles avec une mâle énergie et avec l’accent d’une profonde iration ; sa joviale physionomie s’était comme transfigurée ; il était beau, avec ses lèvres qui tremblaient et ses yeux brillants où perlaient deux petites larmes. Par un mouvement de sympathie, il s’était levé de son lit, dont il s’était fait un canapé, pour ca avec moi.

J’oubliai alors qu’il était affublé d’un bonnet de coton ridicule, que ses habits, très propres d’ailleurs, avaient été taillés à coups de hache, par un charpentier de village, dans une étoffe indestructible ; quand il me tendit la main, je lui tendis la mienne, et je lui rendis cordialement son étreinte.

« Naturellement tu seras marin, reprit-il en allant se rasseoir sur son lit.

— Je ne sais pas, lui répondis-je non sans embarras.

— Tu ne sais pas ! s’écria-t-il avec stupeur.

— Non.

— Mais, sapristi, il faut savoir ! Après cela, tu penses peut-être à autre chose ?

— Pas précisément.

— Tu n’as pas peur de la mer ?

— Non, certainement.

— Eh bien alors ? »

Comme je ne répondais pas, l’impatience le prit. D’un geste énergique, il arracha son bonnet de coton et le jeta sur le pied de son lit. Ensuite il mit ses deux coudes sur ses deux genoux et se pencha en avant pour me regarder de plus près.

« Que de fois l’on m’avait répété ce qu’il venait de me dire, et sous combien de formes différentes ! J’avais toujours trouvé des raisons, ou tout au moins des échappatoires. Lui, il portait les coups si droit et si serré, qu’avec une demi-douzaine de questions il m’avait mis au pied du mur. Ses regards plongeaient dans les miens.

« Eh bien alors ? » répéta-t-il au bout d’une demi-minute.

« Eh bien alors, tu m’ennuies ! » voilà ce que j’avais sur le bout de la langue, il y avait dans son regard quelque chose qui m’empêcha de répondre à sa question par cette grossière fin de non-recevoir, assez en usage entre écoliers.

Ce n’était pourtant qu’un écolier comme moi, et même, il n’y avait pas plus de cinq minutes, je le considérais comme un écolier inférieur à moi. Sans doute il était beaucoup plus grand et plus fort que moi, et probablement aussi beaucoup plus âgé. Mais je sentais très bien que ce n’était pas cela qui m’imposait. C’était sa droiture, sa candeur, et ce quelque chose que je lisais dans son regard et qui lui donnait sur moi une incontestable supériorité morale.

CHAPITRE XXVIII 2w6120

Histoire de Toussaint – Toussaint à l’étude. – Toussaint en classe.

N’osant pas, par je ne sais quel sentiment de respect, répondre grossièrement à mon voisin, je cherchai, comme on dit, à rompre les chiens, et je répondis à sa question par une autre question.

« Comment se fait-il, lui dis-je, qu’on t’ait laissé entrer au collège à pareille heure ?

— Parce que, me répondit-il simplement, je ne pouvais pas prendre, pour venir de Chemaillé, un autre train que celui qui arrive ici à onze heures. Dans les deux autres, il n’y a pas de troisièmes.

— Mais le règlement déclare que les portes du collège sont fermées à dix heures.

— C’est donc pour cela, me dit-il après une seconde de réflexion, que j’ai sonné si longtemps sans pouvoir me faire entendre. Je crois même que j’ai cassé le cordon de la sonnette. Alors j’ai frappé comme un sourd ; il est venu un bonhomme enroué qui voulait me renvoyer. Me renvoyer ! Je lui ai dit que j’entrerais ou que je coucherais à la porte. »

Je lui suggérai qu’il aurait pu aller coucher à l’hôtel.

« C’est, me répondit-il, ce que me conseillait le bonhomme enroué ; mais je lui ai répondit que l’hôtel était fait pour les gens riches. Quand il a vu que je m’installais sur ma malle pour y er la nuit, il m’a ouvert la porte en grognant ; il a même eu la bonté de réveiller cet autre individu qui ne voulait pas se réveiller. Je l’ai aidé en le jetant à bas de son lit. Alors il m’a conduit ici, et me voilà. Tu vois que j’ai répondu à ta question. Réponds à la mienne : Pourquoi ne te fais-tu pas marin ?

— Les examens de l’École de Brest sont très difficiles.

— Très difficiles, je le veux bien, me répondit-il en regardant ses mains brunes et hâlées. Dans tous les cas, ils ne sont pas plus difficiles pour toi que pour les autres.

— Mais si.

— Pourquoi ?

— Parce qu’il est nécessaire, de savoir beaucoup de mathématiques, et que je n’ai aucun goût pour les mathématiques.

— Qu’est-ce que cela fait ? me demanda-t-il tranquillement.

— Comment, qu’est-ce que cela fait ? » répondis-je avec une surprise qui n’avait rien d’affecté.

Avec le même calme imperturbable, il ajouta :

« Les goûts qu’on n’a pas, on se les donne, voilà tout. Qu’est-ce qu’il en coûte pour cela ? Du travail, voilà-t-il pas une belle affaire !

— Tu en parles bien à ton aise ! lui dis-je en secouant la tête.

— Bien à mon aise ! pas déjà tant. Mon grand-père était petit cultivateur, et mon père l’a été après lui. Il venait de perdre ma mère quand un incendie l’a ruiné net, rien n’était assuré. Le saisissement lui donne une attaque ; il en revient, mais le médecin déclare qu’il ne pourra plus jamais se servir de ses jambes. Les champs vendus, les dettes payées, il lui reste juste assez pour ne pas mourir de faim. Je n’allais pas lui rogner sa portion, n’est-ce pas ? J’avais huit ans ; je me louai dans les fermes pour garder les oies, les dindons, tout ce qu’on voulait bien me donner à garder : l’essentiel c’est que je gagnais ma vie. Comme j’avais été à l’école pendant un an et que j’avais un peu appris à lire, à écrire et à compter, je lisais tous les imprimés que je pouvais attraper ; je les copiais sur la terre, en gardant mes bêtes. Quand j’ai eu la force de travailler la terre, je l’ai travaillée, et dur, car j’y allais de bon cœur. M. le marquis de Chemaillé e un jour près d’un champ où je piochais comme un enragé. Il me dit par-dessus la haie : « Arrive ici. » J’arrive. « J’ai entendu parler de toi ; est-ce que tu aimerais à t’instruire ? — Oui, monsieur le marquis. — Écoute. Je vais m’arranger avec M. le curé pour qu’il te donne des leçons deux fois par semaine. Tu feras comme tu pourras pour travailler la terre comme par le é, parce que, vois-tu, si tu n’as pas la vraie vocation d’apprendre, je te rendrais un mauvais service en te dégoûtant du métier que tu fais, et qui te nourrira toujours, pour t’envoyer traîner tes guêtres à la ville. Tu m’entends. — Oui, monsieur le marquis. » Il y a deux mois, M. le marquis m’a dit : « Je vais t’envoyer au collège de La Ferté, parce que M. le curé me répond de toi. Pioche comme un malheureux ; quand tu seras bachelier, tu te feras maître d’étude. Une fois maître d’étude, tu continueras de piocher comme un malheureux et tu deviendras professeur. Professeur, tu prends ton père avec toi et tu lui rends la vie douce. »

« Me voilà au collège, ajouta le nouveau, je piocherai, non pas comme un malheureux, mais comme un bienheureux. Je serai maître d’étude, je serai professeur, aussi vrai que je te le dis, parce que je le veux, et que ce que l’on veut, on le peut. Voilà comme j’en parle à mon aise. »

En un clin d’œil il fut déshabillé. « Quel bon lit ! s’écria-t-il en se fourrant entre les draps, que l’on est donc bien là dedans ! Bonne nuit ! » Deux minutes après il dormait du plus profond sommeil. Il avait oublié de remettre son bonnet de coton : je ne sais pas pourquoi je lui en sus un gré infini.

Il me fut impossible de me rendormir tout de suite, la conversation du nouveau m’avait troublé. Il me rappelait Louvat, il me rappelait surtout M. Thomas. Par moments, je l’irais sans arrière-pensée ; et je lui appliquais le mot familier de mon grand-père : « Ce sera un homme ! » Il n’avait ni l’instruction, ni l’expérience, ni la délicatesse de M. Thomas ; il ignorait l’art de vous faire deviner les choses sans vous les dire ; mais, avec sa franchise pleine de bonhomie, il vous prenait d’assaut ; pour un rien, si notre conversation se fût prolongée, il m’aurait forcé à capituler et m’aurait dicté ses conditions, tant son attaque soudaine m’avait mis en désarroi. Sans aucun doute, s’il eût apparu dans ma vie tout de suite après le départ de M. Thomas, je me serais jeté à sa tête et je lui aurais demandé son amitié.

Mais, depuis le départ de M. Thomas, il s’était é bien des choses, j’avais subi bien des influences fâcheuses, sans compter celles des sectateurs du « chic ». Or il était impossible à une créature humaine d’avoir moins de chic que le pauvre Toussaint ; et je frémissais à l’idée de sa rusticité, de sa franchise terrible, à l’idée surtout qu’il sortait de la charrue. Et puis, il avait le déplorable accent et la prononciation défectueuse des campagnes qui avoisinent la Ferté-des-Champs. Or, entre toutes les communes du département, c’est celle de Chemaillé qui avait sous ce rapport la plus mauvaise réputation. On y disait couramment in, au lieu de un, lindi, au lieu de lundi, dortouér, au lieu de dortoir.

Quand je me réveillai, après une heure ou deux seulement d’un sommeil agité, Toussaint, assis sur son lit, était très occupé à parer avec ses deux mains des projectiles qui lui arrivaient un peu de tous les côtés. Une douzaine de camarades, réveillés avant l’heure réglementaire, lui souhaitaient ainsi la bienvenue. Sa bonne humeur, n’en était nullement altérée. Seulement, lorsque le projectile était un corps dur et résistant, comme un soulier ou une brosse, il disait paternellement : « Faut pas, les gars, faut pas ! »

Au roulement de tambour, les rideaux jaunes du maître-surveillant s’agitèrent et sa tête apparut par l’entrebâillement. L’attaque cessa aussitôt, mais les quolibets remplacèrent les projectiles. Ces quolibets, dont quelques-uns étaient fort grossiers, n’avaient pas le don d’émouvoir le nouveau. J’en étais certainement plus embarrassé que lui, et j’aurais de bon cœur donné quelque chose pour les lui épargner.

« Écoute, lui dis-je, pendant que nous faisions notre toilette, il ne faut plus dire « les gars ».

— Je ne le dirai plus, me répondit-il avec un regard de reconnaissance.

— Et puis, repris-je, il faudra que tu corriges un peu ta prononciation, parce que, sans cela, on se moquerait de toi. »

Au lieu de rougir de vexation, comme je m’y attendais, et comme je n’aurais pas manqué de le faire à sa place, il me répondit : « Oh ! je sais qu’on parle très mal à Chemaillé : M. le curé, qui a toujours vécu dans le pays, parle aussi mal que les autres ; je puis bien le répéter, puisqu’il dit que, s’il parlait autrement, ses paroissiens ne le comprendraient pas. Vois-tu, mon vieux, on a beau savoir qu’on parle mal, quand on entend parler de même autour de soi, on a cela dans l’oreille et l’on ne peut pas s’en défaire. Je te remercie de m’avoir averti, et plus tu m’avertiras, plus tu me feras plaisir. Quant aux moqueurs, ne t’en tourmente pas plus que moi. Plus on se moquera de moi, plus vite je me mettrai au pas. »

J’étais sûr d’avance que l’on abait à l’excès de sa bonhomie et de sa simplicité, attendu que je n’y aurais pas manqué moi-même, si le hasard ne nous eût présentés l’un à l’autre, la nuit précédente. Je me croyais tenu, au nom des lois de l’hospitalité, de l’acclimater aussi doucement que possible ; et puis, et puis… il y avait peut-être une autre raison que je ne me souciais pas, pour le moment, de trop approfondir. Je le fis donc placer à côté de moi, en étude. Les voisins se prêtèrent à cet arrangement, croyant que je l’accaparais pour mieux l’exploiter, et s’attendant à « bien rire » : Mon protégé prêta à rire plus d’une fois, mais jamais par mon fait.

À la récréation du matin, il fut très entouré : c’était à qui lui poserait des questions saugrenues.

« Mes enfants, dit-il d’un ton paternel, en regardant du haut de sa grande taille les roquets qui jappaient autour de lui, ne parlez pas tous à la fois, je ne sais à qui répondre. » On lui demanda des nouvelles de sa mère, de son père, de ses petits frères et de ses petites sœurs. Il répondit gravement que sa mère était morte et son père paralysé ; et les effrontés qui lui avaient adressé ces questions au hasard, « pour le faire poser », sentirent leur sottise et baissèrent le nez. Quand il en arriva au chapitre des petits frères et des petites sœurs, je reconnus avec plaisir que s’il avait la candeur d’un enfant, sa bonhomie n’excluait pas une certaine malice. « Je regrette bien, dit-il au farceur qui lui avait posé la question, de n’avoir ni petits frères ni petites sœurs, parce que si j’en avais, ils n’auraient pas manqué de me charger de leurs compliments pour un aussi joli garçon que toi. »

« Attrape, » dirent les voisins au joli garçon, qui était laid comme un singe. Je remarquai avec plaisir que son imperturbable bonne humeur commençait à lui faire des partisans. Les gens pacifiques, quand ils sont doués d’ailleurs d’une formidable paire de poings, deviennent facilement populaires.

À la fin de la récréation, mon géant me tira à part et me dit avec une innocente vanité : « As-tu vu ? je les ai appelés : « mes enfants », et non pas : « les gars ».

— Et puis, repris-je, tu as très bien fait de river son clou à ce méchant singe de Papillotet. »

Il prit un air inquiet et me demanda ce que j’entendais par là.

« Tu te rappelles bien, lui dis-je, celui qui t’a demandé des nouvelles de tes frères et de tes sœurs ?

— Oui, un tout petit.

— Précisément. Il est laid comme un singe et tu l’as appelé joli garçon ; c’est pour cela que tous les autres se sont mis à rire.

— Écoute, me répondit-il d’un ton très sérieux, je n’ai pas tant de malice que cela. J’ai dit « joli garçon », comme j’aurais dit autre chose ; et si cela lui a fait de la peine, j’en suis le premier fâché.

— Quel brave garçon tu fais ! lui dis-je, en ant familièrement mon bras sous le sien.

— Brave garçon pour ça ? reprit-il en rougissant ; alors je vois que dans ce pays-ci on est brave garçon à bon marché. Tant mieux, d’ailleurs. »

Je lui pressai le bras affectueusement ; et cependant, ce bras d’athlète avait dirigé la charrue, et pour le moment il était recouvert d’une étoffe effroyablement velue et d’une couleur indéfinissable. J’aurais peut-être montré plus de circonspection si mes amis fashionables eussent été à portée de me voir. C’est une question que je ne veux pas trop approfondir.

Notre nouveau professeur, M. Flameron, avait eu autrefois des malheurs en ce qui touche la discipline. Il avait fini par prendre le dessus, et avait rétabli son autorité ébranlée. Mais il avait conservé de ces luttes un amer souvenir, et il était devenu défiant et susceptible.

Il nous faisait lever pour prendre nos noms et pour nous dévisager à son aise, afin de tirer des pronostics de l’expression de nos physionomies. Quand Toussaint fut debout, M. Flameron l’examina d’un air défiant. Toussaint lui souriait avec bienveillance. Comme l’extrême naïveté est rare chez les collégiens, surtout chez les collégiens de cette taille, M. Flameron s’imagina que Toussaint avait l’intention de le narguer.

« Pourquoi souriez-vous ? lui demanda-t-il d’un ton sévère.

— Ma foi, monsieur, répondit Toussaint, je ne savais pas seulement que je souriais. »

Il y eut une explosion de rires.

« C’est bon, reprit M. Flameron avec impatience ; mais dites-moi donc un peu sur quoi êtes-vous grimpé ?

— Sur quoi je suis grimpé ? bégaya le bon géant, en regardant ses voisins, comme pour leur demander si l’autre plaisantait ou parlait sérieusement.

— Ne répétez pas mes paroles, ce n’est pas poli, reprit M. Flameron, et dites-moi sur quoi vous êtes grimpé, car vous devez être grimpé sur quelque chose ; il n’est pas possible que vous soyez si grand que cela.

— Ah bon ! bon ! reprit Toussaint, qui commençait à comprendre ; le fait est que je ne suis pas mal grand.

— Pas mal grand ! répéta M. Flameron avec emphase ; peste, comme vous y allez.

— Diablement grand, alors, reprit Toussaint en souriant avec bienveillance ; car il était toujours porté à la conciliation.

— L’adverbe diablement n’est pas de bonne compagnie.

— Je ne l’emploierai plus, je vous remercie, monsieur Flameron, de m’avoir repris ; j’ai si grand besoin d’être repris. Mettons alors que je suis grand comme tout.

— Vous êtes tout simplement gigantesque.

— Gigantesque est le vrai mot, dit Toussaint en hochant la tête d’un air approbateur. Le fait est que je suis gigantesque. Mais…

— Mais quoi ?

— Mais je n’y puis rien.

— Et quel âge avez-vous donc ? lui demanda-t-il.

— Seize ans, monsieur, je vais sur mes dix-sept ! »

M. Flameron parlait volontiers par métaphores ; ayant sans doute comparé mentalement le bon géant à une tour, il lui dit : « Écroulez-vous ! » ce qui, dans sa pensée, était synonyme de : « Asseyez-vous ! »

Mais notre ami Toussaint n’entendait rien aux métaphores ; dans sa rustique simplicité, il prenait toujours tout ce qu’on lui disait au pied de la lettre.

« Faites excuse, monsieur, dit-il à M. Flameron d’un ton confidentiel, je suis nouveau, j’arrive de la campagne, et je ne connais pas encore tous les mots dont on se sert dans les classes. Je ne demande pas mieux que de m’écrouler, mais je ne sais pas ce que ce mot-là veut dire. »

Toute la classe se mit à rire ; M. Flameron lançait aux rieurs des regards furibonds.

« Ne les punissez pas, monsieur, lui dit le nouveau d’un ton conciliant. Je vois bien que j’ai dit encore une bêtise, et c’est ce qui les fait rire, voyez-vous. »

Les rires redoublèrent. M. Flameron les éteignit sous une pluie de mauvaises notes et de pensums. Le pauvre Toussaint faisait une figure consternée ; mais il se dressait toujours comme une tour escarpée.

« Je me demande, dit M. Flameron d’un air pincé, si j’ai affaire à un simple d’esprit ou à un mauvais plaisant.

— Ne vous faites pas de mauvais sang rapport à moi, monsieur Flameron. Je suis de bonne volonté, voyez-vous, mais, sauf votre respect, je sors de la charrue, j’ai besoin que l’on me donne des conseils, ni je ne demande qu’à en profiter.

— Pour le moment, reprit M. Flameron, le conseil que j’ai à vous donner, c’est de vous asseoir. »

Il était si évident qu’il n’y pouvait rien, que M. Flameron n’insista pas.

Un trait de lumière frappa l’esprit du nouveau, il comprit que s’écrouler voulait dire s’asseoir. Trouvant sans doute l’image plaisante et la comparaison juste, il adressa à M. Flameron une série de petits signes de tête, comme pour lui dire : « Pas mal trouvé, » et s’assit en disant ; « Je m’écroule, monsieur, je m’écroule. »

CHAPITRE XXIX z1535

J’ai un protégé. – Ce qui s’appelle un vrai travailleur.

Tout le temps qu’avait duré cette scène, j’avais été partagé entre une folle envie de rire et la crainte de voir le pauvre Toussaint malmené, peut-être puni par l’irascible M. Flameron. En somme, il sortit de l’épreuve à son honneur, et, s’il côtoya le précipice, il n’y tomba pas.

Mais qui pouvait savoir ce que l’avenir lui réservait ? Cette appréhension fit naître dans mon esprit une pensée si étrange, que je la repoussai d’abord, au nom de ma dignité personnelle. Depuis que j’étais en lutte avec l’autorité, j’affectais de n’adresser la parole à aucun de ses représentants quand je n’y étais pas absolument forcé. Or, l’idée qui m’était venue, et que j’avais repoussée d’abord, c’était d’aller trouver M. Flameron à l’issue de la classe, et de lui expliquer le caractère et la situation de notre nouveau camarade. La démarche était bien simple en elle-même ; mais mon sot amour-propre se cabrait : si par hasard M. Flameron allait s’imaginer que je prends ce biais ingénieux pour lui faire des avances ! Si mes camarades allaient se figurer que je cherche à me mettre bien en cour ! Je finis pourtant par me décider.

Quand les externes furent partis, et que les internes se mirent en rang pour regagner l’étude, je restai en arrière, et je me tins debout à côté de la chaire, attendant que M. Flameron eût achevé d’écrire ses notes.

« Hein ? qu’est-ce que c’est ? dit-il d’un air distrait.

— Monsieur, puis-je vous dire un mot ?

— Comment vous appelez-vous ?

— Michel. »

Il fit une petite moue significative.

« Je m’aperçois, lui dis-je en baissant la tête, que vous me connaissez déjà de réputation.

— Je vois ce que c’est, me dit-il froidement, en feuilletant ses notes, vous êtes de ceux qui ont attrapé des retenues, et vous venez…

— Pardon, monsieur, repris-je en relevant la tête. Si j’avais attrapé une retenue, je ne viendrais pas vous ennuyer de mes réclamations. Mais je n’étais pas du nombre des rieurs ; oh ! je ne veux pas me faire meilleur que je ne suis. Si je n’ai pas ri, c’est que je n’avais pas envie de rire.

— Au moins, l’aveu est franc, dit M. Flameron avec un demi-sourire. Et peut-on vous demander, sans indiscrétion, pourquoi vous n’aviez pas envie de rire ? »

Je lui expliquai le plus brièvement possible ce que je savais du caractère et de la situation de Toussaint. Il m’écoutait en silence, regardant droit devant lui et faisant, par moments, de petits signes de tête.

Quand j’eus terminé, il se tourna de mon côté et me dit : « Vous avez très bien plaidé la cause de votre ami…

— Il n’est pas mon ami, répondis-je avec une certaine vivacité.

— Rougiriez-vous de lui ? me demanda-t-il en me regardant bien en face.

— Non, monsieur, mais un ami comme moi ne pourrait lui faire que du tort. »

Il posa sa main sur mon avant-bras et me dit : « Si j’ai bien compris vos paroles, et si je me rends bien compte de son caractère, un ami comme vous ne peut pas lui faire de tort ; en revanche, un ami comme lui peut vous faire du bien. »

Il formulait en termes précis une idée vague qui m’avait traversé l’esprit à plusieurs reprises, depuis le moment où Toussaint m’avait dit, ses regards plongeant dans les miens : « Eh bien alors ? » Cette idée était si nouvelle et si étrange, elle ouvrait devant mes yeux des perspectives si sévères, elle entraînait des conséquences si graves que j’avais eu peur de la regarder en face. Et cependant, depuis le matin, sans le vouloir, sans le savoir, j’y avais conformé toutes mes actions ; la démarche même que je faisais en ce moment, je la faisais sous l’empire de cette idée.

Comme je gardais le silence, M. Flameron me dit :

« Vous valez mieux que votre réputation. Vous m’avez témoigné de la confiance, je veux vous rendre la pareille. Votre nouveau camarade est ici dans la situation d’un étranger qui ignore les usages et en partie la langue du pays. Je ne vous demande pas d’être son Mentor, vous êtes un Télémaque trop étourdi pour cela ; mais vous pouvez du moins être pour lui comme qui dirait « le guide de l’étranger au collège ». Vous pourriez, par exemple, le prendre à côté de vous en étude.

— Il y est déjà.

— Est-ce par un pur effet du hasard ?

— Non, monsieur, répondis-je en rougissant, c’est moi qui l’y ai fait mettre.

— Très bien, » dit-il avec un léger sourire.

Et, au fait, pourquoi cette circonstance si simple le faisait-elle sourire ? Et moi, pourquoi me faisait-elle rougir ? Je le sais bien maintenant, et même je l’entrevoyais alors. Mais alors je ne voulais pas m’avouer à moi-même que j’avais fait un seul pas dans une voie où je n’étais pas sûr de demeurer.

« À partir de la prochaine classe, reprit M. Flameron, vous vous placerez à côté de Toussaint, et je vous autorise à l’avertir toutes les fois que son inexpérience pourrait l’exposer à paraître ridicule aux yeux de ceux qui ne le connaissent pas comme vous et moi. Comme je suis sûr que vous n’abez pas de l’autorisation que je vous donne de lui parler, pour faire la causette avec les voisins, je vous déclare que je renonce à toute surveillance en ce qui vous concerne.

— Votre confiance m’effraye, lui dis-je de très bonne foi.

— Il me plaît d’en accepter les conséquences, » me répondit-il avec un fin sourire.

Très sincèrement j’étais effrayé de la confiance de M. Flameron, et en même temps j’en étais flatté plus que je n’osais me l’avouer à moi-même. C’est une joie que j’étais obligé de savourer en silence ; car elle m’aurait gravement compromis aux yeux de mes irateurs habituels ; et, sans être aussi avide que par le é de leur iration et de leurs applaudissements, je ne me sentais pas de force à les répudier d’un seul coup. Quand on brûle ses vaisseaux, il faut être bien sûr que l’on n’aura pas à se rembarquer, et moi je n’en étais pas bien sûr, et même je craignais bien plutôt d’être sûr du contraire.

Cependant, comme la joie est de sa nature expansive, et que la dilatation est une force irrésistible, ma joie, pour s’épancher au dehors, prit la forme d’un redoublement de bienveillance pour celui qui me l’avait procurée sans le savoir.

Quand je rentrai en étude, quelques minutes seulement après les autres, l’objet de ma bienveillance était déjà au travail. Le banc, trop rapproché de la table pour un garçon de sa taille, le forçait à prendre une pose fort incommode ; il n’y faisait même pas attention. Comme la table était trop basse, il s’était fait un pupitre avec un de ses dictionnaires, et écrivait tranquillement sur cette étroite plate-forme. Il avait bien raison, la nuit précédente, de me dire qu’il piocherait comme un bienheureux. Sa figure, que je voyais de profil, exprimait l’intime et secrète satisfaction du devoir accompli au prix des plus vaillants efforts.

Par moments, pourtant, lorsqu’il se présentait quelque difficulté trop sérieuse, ses sourcils se fronçaient, sa lèvre inférieure remontait lentement sur sa lèvre supérieure, son nez se pinçait et il soufflait très fort. Je le regardais alors avec un mélange d’iration et de pitié ; mais je le regardais seulement du coin de l’œil, tant j’aurais craint d’attirer son attention, de le distraire de sa tâche et d’en accroître les difficultés. Pour la première fois de ma vie, mon ignorance me fit sérieusement souffrir. Que n’aurais-je pas donné en ce moment, pour venir en aide à cette vaillante créature qui peinait à côté de moi ?

Et puis, j’étais mû aussi par un sentiment beaucoup moins noble et moins avouable. Toussaint, je ne sais pourquoi ni comment, avait l’air de s’imaginer que j’étais, intellectuellement, de beaucoup supérieur à lui. Est-ce parce qu’il me voyait à travers l’iration généreuse que lui avait inspirée la mort glorieuse de mon père ? Est-ce parce que j’étais mieux habillé que lui et initié aux petits secrets de la vie civilisée qui lui faisaient l’effet d’augustes mystères ? Je ne saurais le dire. Je puis affirmer que je ne lui avais pas dit un mot pour le tromper sur ma valeur intellectuelle ; il est vrai que je n’avais pas dit un mot pour le détromper. Au moment où il m’avait mis au pied du mur en me disant : « Eh bien alors ? » j’avais failli lui avouer que je n’aimais pas le travail ; mais je ne l’avais pas avoué.

Et maintenant que je commençais à l’estimer à sa juste valeur, j’avais une peur horrible qu’il ne m’estimât à la mienne.

« Si l’idée lui prend de me demander des explications sur un point qui l’embarrasse, je suis perdu, » me disais-je en l’observant du coin de l’œil. Je n’osais plus bouger de peur de lui suggérer l’idée de recourir à mes lumières. Mes voisins m’interpellaient et se regardaient entre eux, fort surpris de n’obtenir aucune réponse. Brunet m’écrivit un billet ironique pour savoir si j’étais malade. Je froissai le billet et je le jetai sous la table, après l’avoir rapidement parcouru des yeux ; mais je ne donnai pas signe de vie. Il m’arriva de plusieurs côtés des flèches et des boulettes de papier mâché. J’essuyai stoïquement le feu de l’ennemi sans y répondre.

Le maître d’étude, qui me connaissait de réputation, conçut des soupçons en me voyant si sage. Il vint à pas de loup derrière mon dos, pensant bien que je dormais ou que je lisais quelque livre prohibé. Il fut tout surpris de me trouver parfaitement éveillé, les regards fixés sur le texte du devoir.

Toute mon attention était concentrée sur mon voisin. Ce que je craignais finit par arriver. Après s’être longtemps pressé le front avec ses deux mains, dont les veines se gonflaient sous l’effort, Toussaint se tourna brusquement de mon côté et me dit : « J’ai fait ce que j’ai pu, mais il m’est impossible de comprendre à moi tout seul. Ce ne sera qu’un jeu pour toi, et tu me rendras grand service. »

Il plaça son texte sous mes yeux, et souligna le age qui l’embarrassait. Je le lus pour la forme, ce terrible age. Toussaint aurait pu tout aussi bien me demander l’explication des caractères chinois qui sont imprimés sur les boîtes à thé.

Après avoir froncé le sourcil pendant une grande minute, pour faire croire à mon camarade que je mettais à son service le ban et l’arrière-ban de mes facultés intellectuelles, je lui déclarai d’un air capable que c’était fort difficile et que je n’y entendais rien non plus. Il fit un geste de désespoir.

« Va consulter le maître d’étude, » lui dis-je pour le consoler. Il suivit mon conseil et j’ai tout lieu de croire qu’il s’en trouva bien ; car, en revenant à sa place, il me posa la main sur l’épaule et me dit à l’oreille : « Merci, mon vieux, tu m’as rendu un fameux service. Je ne serai jamais sorti de là tout seul. »

Ayant terminé son travail, il le recopia sur une feuille volante, d’une bonne grosse écriture bien maladroite, mais bien soignée, bien lisible, une véritable écriture d’honnête homme.

Délivré de mes angoisses, je songeai tout à coup que mon devoir n’était pas commencé, et je me mis à l’œuvre, n’attendant pas la dernière demi-heure de l’étude pour le bâcler, comme cela m’arrivait neuf fois sur dix. Je n’avais certes pas la prétention de faire croire à M. Flameron que j’étais devenu tout à coup un élève laborieux, par le seul fait d’avoir eu un mouvement de générosité et de bonne camaraderie. Pourtant, moitié pour lui prouver que je valais mieux que ma réputation, moitié pour éviter le scandale que cause la lecture en classe d’une copie négligée comme à dessein, je m’appliquai autant que je le pus. Un scandale public aurait ouvert les yeux à mon trop complaisant irateur.

Mon application ne m’empêchait nullement d’observer, ce qui se ait autour de moi. Quand je vis Toussaint mettre le point final à sa copie, je me demandai avec curiosité à quoi il allait employer son temps.

Il ouvrit sa grammaire latine, consulta sur son cahier de brouillon des notes qu’il avait prises en classe et rea, sans lever les yeux un seul instant, quelques-unes des règles où nous avions bronché. Quel terrible jouteur ! Comme il avait fermé ses oreilles avec ses pouces, et s’était fait de ses deux mains des œillères, je pouvais le regarder en toute liberté sans craindre de le distraire. Au physique et au moral je me faisais l’effet d’un nain à côté de lui.

D’ordinaire, les gens que l’on réveille d’un profond sommeil ou d’une profonde méditation en sortent tout ahuris, quelques-uns même d’assez méchante humeur. Quand le tambour se fit entendre à midi, je fus obligé de frapper deux fois sur l’épaule de mon voisin pour attirer son attention. À la seconde fois, il regarda de mon côté en souriant, et comme on entendait encore les derniers échos du roulement, qui s’enfuyaient vers le fond des couloirs, il comprit tout de suite de quoi il s’agissait, et s’écria gaiement : « La soupe ! bonne affaire ! car je crois bien que je commence à avoir faim. »

Oh oui ! il commençait à avoir faim ! Quel coup de fourchette ! Cela vous donnait appétit rien que de le voir manger. Et puis, quel convive peu exigeant ! soit dit sans faire tort à la cuisine du collège. Ses voisins le regardaient avec iration ; lui, sans perdre un coup de dent, il leur adressait d’aimables sourires. Et moi, je pensais à une définition du bon élève, que M. le Principal nous avait donnée, à ma mère et à moi, lors de notre première visite : « Le bon élève dort bien au dortoir, travaille bien en étude et en classe, mange bien au réfectoire et joue bien en récréation, parce que, voyez-vous, madame, mens sana in corpore sano, l’idéal pour nous, c’est une âme saine dans un corps bien portant ! »

Comme nous sortions du réfectoire, Toussaint me dit :

« Qu’est-ce que c’est donc que ces deux-là que j’ai déjà aperçus ce matin à la messe du Saint-Esprit !

— Ces deux-là, lui répondis-je, sont les deux autorités suprêmes du collège : le gros est M. le Principal et le grand maigre est M. le Sous-Principal.

— Sapristi ! dit-il d’un air penaud, on m’a fait faire tant de choses depuis ce matin, que je n’ai pas songé à aller leur dire bonjour. Ils doivent me trouver joliment malhonnête ! »

Et sans plus de cérémonie, il sortit des rangs et se dirigea à grandes enjambées vers les deux dignitaires. Il les aborda sans embarras, et s’adressa d’abord au Principal, qui se mit à rire comme un fou ; ensuite il se tourna vers le Sous-Principal. Alors il se a quelque chose que je ne voudrais pas croire si je ne l’avais vu de mes propres yeux. M. le Sous-Principal sourit, probablement pour la première fois de sa vie ; et même cet étrange phénomène se renouvela par trois fois. Ensuite Toussaint nous rejoignit tranquillement. Sa physionomie exprimait la satisfaction du devoir accompli.

Aussitôt que nous fûmes en cour, que les rangs furent rompus et les langues déliées, Toussaint s’écria :

« Mes enfants, est-ce qu’on ne va pas un peu se dégourdir les jambes ?

— Pas avant que tu nous aies raconté ta visite, s’écria-t-on de tous côtés.

— Ma visite ! dit-il d’un air surpris ; eh bien ! qu’est-ce qu’elle a d’intéressant, ma visite ?

— Comment ! ce qu’elle a d’intéressant ? mais Pince-sans-rire a souri !

— Comprends pas.

— Tu comprendras une autre fois. Raconte ta visite.

— Eh bien ! quoi ? reprit Toussaint d’un air mystifié, voilà-t-il pas une belle affaire. Je dis au gros monsieur que si je lui demande de ses nouvelles, c’est par honnêteté, vu qu’il a une mine réjouissante. Il est gai, cet homme, comme tous les gens qui se portent bien, et il se met à rire ; qu’est-ce qu’il y a d’étonnant à cela ? Je dis au monsieur maigre que ça me fend le cœur de lui voir une pauvre petite figure comme ça, qu’il sort bien sûr de maladie, et que, si j’avais un conseil à lui donner, ce serait de prendre modèle sur l’autre monsieur. Une politesse en vaut une autre, n’est-ce pas ? ce monsieur me fait deux ou trois petites risettes. M. le curé de Chemaillé m’a dit qu’il ne faut jamais faire ses visites trop longues. J’ai donc tourné les talons et me voilà. Se dérouille-t-on les jambes, oui ou non ? »

Quelqu’un proposa de jouer aux barres.

Toussaint ne savait pas jouer aux barres, mais il déclara qu’il ne demandait pas mieux que d’apprendre. Quelles enjambées héroïques ! Quelles méprises réjouissantes ! quelles explications à mourir de rire ! et surtout quel bon caractère ! C’était un vrai e-temps de voir avec quel sérieux et quelle ardeur il donnait la chasse à un joueur qui avait barre sur lui. Quand il portait la main sur son homme, en criant : « Pris ! » d’une voix de Stentor, l’autre se retournait tranquillement, le touchait du bout du doigt et lui disait :

« C’est toi qui est pris !

— Pas possible ; explique-moi donc cela. »

À d’autres moments, il fuyait d’un air effaré devant un myrmidon qui n’avait pas barre sur lui et laissait délivrer les prisonniers. Alors c’étaient des rires fous et des huées assourdissantes.

Toutes les fois qu’il avait fait un de ces beaux coups, les deux camps se réunissaient autour de lui pour lui expliquer soi-disant les finesses du jeu. Les prisonniers profitaient de l’occasion pour prendre un peu d’exercice après être restés quelquefois plus de dix minutes en place, fendus comme des compas, les bras étendus outre mesure pour allonger la chaîne le plus possible et accroître leurs chances d’être délivrés.

Comme le malheureux néophyte avait autant de professeurs qu’il y avait de joueurs, y compris les prisonniers, comme tous les professeurs parlaient à la fois, il ne savait auquel entendre et il déclarait, en riant comme un fou, que les idées lui tourbillonnaient dans la tête.

Alors on avait pitié de lui. Quelque sage de la bande lui donnait une vraie leçon. Il paraissait heureux, presque fier, de s’être trompé, puisque tout le monde avait l’air de tant s’am. À chaque énormité qu’on l’accusait d’avoir commise, il s’écriait : « Pas possible ! »

« Pas possible ! dans la langue des gens de Chemaillé, se traduit par : « Tu le crois bien ! » que l’on prononce : « Tu l’crés ben ? » Quand je m’aperçus qu’on faisait des gorges chaudes de cette locution, je pris Toussaint à part pour l’engager à remplacer : « Tu l’crés ben ? » par : « Pas possible ? » ou toute autre locution française à son choix ; mais il était trop tard. « Tu l’crés ben ? » avait déjà fait le tour de la cour. En rentrant en étude, Toussaint emporta la connaissance des premiers éléments du jeu de barres et le sobriquet de Tulcrébin, qui le suivit comme son ombre jusqu’à la fin de ses études.

Nous étions en étude depuis un quart d’heure à peine, lorsqu’une énorme boulette de papier mâché s’aplatit contre le plafond. Le maître d’étude leva vivement tes yeux ; tous les élèves en firent autant. Au bout d’un fil, fixé au plafond par la boulette, pendait un écriteau où on lisait, en grosses lettres : « Toussaint (né à Chemaillé). Ce héros portera dans l’histoire le surnom de Tulcrébin ! »

CHAPITRE XXX 6ep8

Tulcrébin et son cornac. – Ma popularité diminue et les cancres me renient. – J’ai enfin un ami ! – R. C., 12 octobre – Je ne suis pas privé de sortie.

Deux ou trois jours après la rentrée, j’eus, au sujet de Toussaint, une explication aigre-douce avec l’ami Brunet. Moi, qui ne m’étais jamais beaucoup gêné pour prodiguer les sobriquets à mes camarades, je m’avisai de trouver mauvais que l’on eût coiffé Toussaint du surnom ridicule de Tulcrébin. J’affectais de hausser les épaules quand on prononçait ce mot devant moi. Naturellement, on affectait de me le corner aux oreilles, et quand je dis « On », j’entends désigner ceux-là mêmes qui, l’année précédente, se groupaient autour de moi pour applaudir à mes bons mots, à mes luttes contre le règlement, à mes sottises de toutes sortes, qui avaient le don de distraire leur paresse ennuyée. J’en conclus que ma popularité baissait. Cette popularité, à vrai dire, commençait à me peser, et, depuis la rentrée, je reconnaissais en moi-même qu’elle ne valait pas les sacrifices de toute sorte dont j’étais tenu de la payer, en ma qualité d’amuseur public. Mais l’âme humaine est ainsi faite que tel qui abdiquerait volontiers une royauté trop lourde ne peut souffrir l’idée d’être détrôné. Nous voulons bien brûler nos vaisseaux, nous n’aimons pas qu’un tiers nous rende ce service.

Je savais que Brunet, depuis longtemps, m’enviait l’honneur, peu enviable, d’être le porte-drapeau des cancres et qu’il aspirait à recueillir ma succession comme j’avais recueilli celle de Chauffour. N’osant pas m’attaquer directement, il s’en prenait à mon nouvel ami et le faisait tympaniser par ses acolytes, pour me pousser à un éclat et amener une rupture entre les cancres et moi.

Sur ces entrefaites, il me revint que Brunet, entre amis, quand j’avais le dos tourné, m’appelait le Cornac. Je compris tout de suite qu’il faisait allusion au rôle que je jouais auprès de Toussaint. Si j’avais eu des doutes, ils auraient été promptement dissipés. Un jour, comme nous entrions en classe, je remarquai que beaucoup d’élèves s’arrêtaient devant le tableau noir, et pouffaient de rire en se rendant à leurs places.

Je regardai à mon tour et je lus l’inscription suivante tracée à la craie : L’éléphant Tulcrébin et son cornac. Je me tournai du côté de Brunet : il soutint mon regard avec une grande affectation d’insolence. À la récréation suivante, j’allai le trouver au milieu de ses partisans, et je lui demandai de quel droit il s’était permis de me baptiser.

« Du même droit, me répondit-il d’un air moqueur, en vertu duquel tu t’es permis d’en baptiser tant d’autres. »

Cette verte réplique tombait si juste, que je demeurai bouche béante. Quelques-uns de ceux à qui j’avais donné des sobriquets déplaisants, le Macaque, l’Araignée, la Vieille-Portière, commencèrent à ricaner.

« Dans tous les cas, repris-je en bégayant de colère, l’invention n’est pas bien spirituelle ! »

Brunet s’inclina avec une politesse ironique et me répondit :

« On fait ce qu’on peut et l’on tâchera de trouver mieux une autre fois. Toi, par exemple, à ma place, tu aurais certainement imaginé quelque chose de plus spirituel. Car il est de fait que tu étais bien amusant… autrefois… avant de prendre ta retraite. »

On ne pouvait pas me signifier plus clairement mon congé.

« Du reste, reprit Brunet avec une sorte de pitié méprisante, il y en a qui disent que tu as bien fait de te retirer des affaires ; il paraît que tu commençais à baisser un peu. »

Je promenai mes regards autour de moi : personne ne protesta. Tulcrébin, qui ne connaissait pas le dessous des cartes, s’étonnait de nous voir si animés et si rouges pour si peu de chose. Il se plaça tranquillement entre Brunet et moi, croyant que nous allions en venir aux coups, et, de sa voix paternelle, il nous dit : « Allons, mes enfants, faut pas ! faut pas ! Voilà dix bonnes minutes de perdues ; je propose de jouer aux barres. »

Personne n’ayant fait d’objections, la partie de barres commença ; elle suivit son cours ordinaire, égayée par les exploits de Tulcrébin, et il ne fut plus question de rien entre Brunet et moi. Mais je compris qu’il avait atteint son but, et que la rupture était complète entre mes anciens amis et moi. Je ne savais trop, sur le moment, si je devais m’en réjouir ou m’en affliger. Dans tous les cas, je n’avais plus rien à ménager. Aussi, à l’étude suivante, je ne me gênai pas pour travailler ostensiblement ; je crois même que j’y mis une sorte d’affectation. On m’épargna, cette fois, les interpellations et les boulettes ; on se contenta de me lancer des regards de pitié.

Au commencement de la récréation suivante, Toussaint me tira à part et me dit d’un air grave :

« Tu ne m’en veux pas ?

— À propos de quoi t’en voudrais-je ?

— C’est à cause de moi qu’on t’ennuie, reprit-il toujours avec la même gravité, et j’aurais peut-être dû montrer les dents à Brunet ; mais je vais te dire ce qui m’en a empêché. D’abord, il faut que je te l’avoue franchement : j’ai trouvé que tu avais eu tort de donner des sobriquets aux autres, puisque ce n’est pas ton idée d’accepter ceux qu’ils te donnent ; et puis, comme tu as une bonne paire de poings, et que le fils de ton père ne peut pas manquer de courage, j’ai pensé que tu me saurais mauvais gré d’avoir l’air de te mettre de côté pour jouer des poings à ta place. J’ai lu dans un livre que les éléphants se prennent souvent d’une grande affection pour leurs cornacs ; tout ce que je sais, c’est que moi je me ferais hacher pour le mien. Allons jouer, veux-tu ? »

Avoir un ami qui se ferait hacher pour vous, et qui vous estime assez pour vous dire vos vérités, c’était assurément plus que je ne méritais.

« J’ai un ami ! j’ai un ami ! voilà ce que je me répétais en jouant aux barres. Cette pensée me faisait bondir le cœur, et l’excitation du jeu accroissait encore mon allégresse. Dans le silence et le calme de la salle d’étude, mes idées prirent un autre cours. N’étais-je pas tenu d’honneur à faire savoir à cet ami ce que j’avais été, ce que j’étais encore ? Que dirait-il, en entendant ma confession ? Me retirerait-il cette amitié qui m’était devenue si précieuse ? ou bien m’estimerait-il davantage pour avoir eu le courage de lui dire la vérité ? Ma raison penchait pour cette dernière hypothèse ; mais au moment même où je venais de me décider à parler, la tyrannie de l’habitude et l’indécision naturelle de mon caractère reprenaient le dessus. Alors je me disais : « Je ferai peut-être mieux d’attendre qu’il m’ait vu quelque temps à l’œuvre ; car, cette fois, je suis bien décidé à changer du tout au tout. Il ajoutera plus facilement foi à mes promesses quand il verra qu’avant de les avoir faites, je me suis déjà mis en devoir de les tenir. » Je n’ajoutais pas : « et puis l’aveu sera moins humiliant ! et puis ce sera un peu de temps de gagné ! » Comme on le voit, même dans les élans les plus généreux de mon âme, la vanité et la mollesse avaient toujours le dernier mot.

Toussaint me poussa doucement le coude, et me dit tout bas : « Tu rêvasses au lieu de travailler. »

Je sautai sur ma plume et je me mis au travail avec une ardeur de néophyte. Quand j’avais terminé une phrase à mon entière satisfaction, je me récompensais de ma peine en marmottant entre mes dents : « La réforme est commencée ! » Avant de calligraphier ma copie, je choisis sur la table un endroit moins taché d’encre et moins malpropre que les autres, et j’y traçai furtivement l’inscription suivante : « R. C., 12 octobre. » Les générations qui se sont succédé à ma place ont pu croire qu’il s’agissait d’un certain élève dont les initiales étaient R. C. ; le sens de l’inscription était : « Réforme Commencée le 12 octobre ».

Le lendemain, à l’étude du soir, je me disais avec une orgueilleuse satisfaction : « Il y a déjà un jour que cela dure, » et, dans mon impatience, j’aurais voulu être au lendemain, pour pouvoir me dire : « Il y a deux jours. »

Si quelque écolier se trouve dans la même situation que moi, je lui conseille de faire une bonne provision de patience, et de bien se persuader que les effets de la réforme n’apparaissent pas du jour au lendemain. J’étais par moments surpris, presque indigné, de voir les choses suivre tranquillement leur cours ordinaire, comme si je n’avais pas inauguré le 12 octobre une réforme solennelle. Personne ne s’écriait : « Mais voyez donc comme ce Michel est changé depuis quelque temps ! »

Toussaint lui-même semblait partager l’aveuglement général ; il est vrai de dire que j’avais encore quelques moments d’absence, et que mon camarade était quelquefois obligé de m’avertir d’un coup de coude, lorsque je m’absorbais dans la contemplation de mon propre mérite et des deux lettres R. C.

Le premier résultat visible et palpable de mes efforts, c’est que je ne fus pas retenu au collège le jour de la sortie générale. Mon cœur débordait de joie et d’orgueil. Ma joie cependant n’était pas sans mélange, car Toussaint devait er sa journée au collège, parce qu’il n’avait pas de correspondant.

« Ne t’inquiète pas de moi, me dit-il au moment où je lui serrai la main avant de partir. Je vais piocher comme un bienheureux, et je ferai une bonne promenade dans les champs ; je ne suis pas à plaindre. Et puis tu me raconteras tout ce que tu auras fait. Amuse-toi bien. »

Quand j’arrivai à la maison, sous l’escorte de Guillaume le Taciturne, je pris les devants et c’est en courant que j’entrai au salon, où m’attendaient ma mère et mon grand-père. Cet empressement les fit sourire et leur parut de bon augure. Après que je les eus embrassés à plusieurs reprises, mon grand-père me mit la main sur l’épaule, m’écarta de lui, à la longueur de son bras, et « a l’inspection ».

« Un vrai soldat ! » dit-il en regardant ma mère avec un sourire de satisfaction. Ensuite il regarda attentivement ma figure ; trouvant sans doute à ma physionomie quelque chose de plus ouvert et de plus gai que par le é, il ajouta en hochant la tête :

« Décidément, mignonne, l’internat a du bon.

— Et l’amitié aussi, » lui répondis-je intérieurement. À l’extérieur, ma pensée ne se trahit que par un sourire.

CHAPITRE XXXI 414e2f

Mon secret m’échappe. – Toussaint a un correspondant.

Je m’étais mis dans la tête de ne pas parler de Toussaint ce jour-là, je voulais faire une surprise complète à mes parents, lorsque, tout étant arrangé entre Toussaint et moi, à mon entière satisfaction, je pourrais leur dire : « J’ai un ami et je travaille ! »

En attendant ce jour de fête, je m’étais imposé à moi-même la discrétion la plus absolue ; mais comme ce secret-là n’avait rien que d’honorable, il ne me pesait pas : au contraire. J’avais le cœur léger, l’esprit alerte, et avec cela un besoin presque irrésistible de changer de place, de parcourir le salon, de regarder les tableaux, de prendre à la main les livres et les bibelots qui couvraient les tables et les étagères. Il est évident que le corps a ses allégresses aussi bien que le cœur.

Ma mère et mon grand-père me souriaient ; tous les objets familiers dont j’étais entouré en ce moment semblaient me sourire aussi et me souhaiter la bienvenue. Cet épanouissement de joie et de confiance me semblait d’autant plus délicieux qu’il faisait un contraste plus frappant avec la gêne et la contrainte qui pendant longtemps avaient pesé par ma faute sur mes paroles, sur mes gestes, sur mes sentiments, et jusque sur mes affections les plus chères.

L’idée me vint que je ferais grand plaisir à Françoise, et que je me ferais grand plaisir à moi-même, si je poussais, sans attendre plus longtemps, une petite pointe jusqu’à la cuisine. « Françoise, lui dis-je en entrant, il me semble que cela sent bien bon par ici. »

Françoise parut très flattée ; il y avait bien longtemps qu’elle ne m’avait vu si bon prince. Toujours poussé par cet irrésistible besoin de locomotion, j’arpentais la cuisine à grands pas, les deux mains dans mes poches. Tout en marchant, je causais avec Françoise. Quand je ais le long des fourneaux, je soulevais d’un air dégagé les couvercles des casseroles, ou bien je caressais les deux bassets goutteux et le chat apoplectique, en leur adressant des paroles d’amitié. Les deux chiens, m’avaient reconnu dès mon entrée, et m’avaient salué à leur manière, en battant le sol de leur queue et en poussant de petits cris de joie ; le chat, plus défiant, avait commencé par loucher sur les boutons brillants de ma tunique ; en remontant la série des boutons jusqu’en haut, il arriva à ma figure ; alors seulement il me reconnut et fit ronron.

J’avais encore un ami à embrasser, un ami bien cher auquel je pensais souvent dans le silence de l’étude ou du dortoir ; cet ami, c’était mon poney Bertram. Bertram me sentit venir de loin, et se mit à piétiner dans sa stalle, et à pousser une petite série de hennissements brefs et grêles. Je lui pris la figure à deux mains, et je l’embrassai sur le front, sur le nez, sur les joues. Lui, il frottait doucement sa tête contre moi. Dans ce moment de tendre effusion, mon secret, mon cher secret me vint aux lèvres. J’approchai ma bouche de l’oreille droite de Bertram, et j’y laissai tomber ces paroles : « J’ai un ami ! » L’oreille droite de Bertram eut un petit tressaillement très significatif. Bertram était content d’apprendre cette bonne nouvelle ; du moins, c’est ainsi que j’interprétai le petit tressaillement de son cornet acoustique. Alors, ce fut autour de l’oreille gauche de me témoigner sa sympathie ; elle me la témoigna dans les mêmes termes, je veux dire par le même mouvement que l’oreille droite, après que j’y eus versé cette mystérieuse confidence : « R. C., Bertram, c’est-à-dire : Réforme Commencée ! et surtout pas un mot à âme qui vive, » ajoutai-je en posant mon index en travers de mes lèvres.

Je ris de moi, en songeant à ces puérilités, mais du moins je n’en rougis pas : la joie est capiteuse, aussi bien que le vin ; avec cette différence que la seconde ivresse est honteuse, et que la première est simplement risible.

Malgré la précaution que j’avais prise de partager avec un confident discret et sûr le fardeau trop lourd pour moi tout seul, bien des fois avant l’heure du dîner mon secret fut sur le point de franchir « la barrière de mes dents », comme dit Homère.

Ma mère avait invité mes tantes à déjeuner, mais elles s’étaient excusées sous je ne sais quel prétexte. Nous déjeunâmes donc en petit comité. Mon grand-père fut émerveillé de mon appétit, et m’en fit son compliment. « Que dirais-tu donc si tu voyais Toussaint dépêcher les morceaux ? » Cette réflexion était si naturelle, qu’elle faillit m’échapper ; et alors, adieu le secret et la surprise, car grand-père n’aurait pas manqué de me demander quel était ce Toussaint qui dépêchait si bien les morceaux ?

Considérant que j’étais le plus jeune des trois convives, je trouve que ce jour-là je me taillais une part trop large dans la conversation. Mais, tout en reconnaissant ma faute, je demande à plaider les circonstances atténuantes : au lieu de me faire observer que je déais les limites, ma mère et mon grand-père semblaient m’encourager par leurs sourires, leurs signes de tête et leurs questions. La pensée de Toussaint, toujours présente à mon esprit, y suscitait, par association d’idées, une foule de souvenirs qu’autrefois je n’évoquais jamais de moi-même, et que je refoulais au contraire avec un mouvement de mauvaise humeur quand ils se présentaient spontanément.

Par exemple : pourquoi demandai-je à mon grand-père s’il était toujours aussi content de Louvat ? Pourquoi exprimai-je le regret de ne pas savoir ce que M. Thomas était devenu ? Uniquement, parce que tous les deux, chacun à sa manière, avaient quelques points de ressemblance avec Toussaint : Louvat, par son ardeur de s’instruire, M. Thomas, par le genre d’influence qu’il avait exercé sur moi. Parler de tous les deux, c’était presque parler de Toussaint.

Nous étions encore à table lorsque Guillaume le Taciturne introduisit mes tantes. Je crois bien que si elles avaient décliné l’invitation de ma mère, c’était par un sentiment de discrétion et de délicatesse. Supposant, comme tout les y autorisait, que ma mère et mon grand-père auraient quelques explications à me demander, et quelques observations à me faire, elles avaient craint d’ajouter par leur présence à la confusion du coupable. Ce qui me confirme dans cette opinion, c’est le changement subit qui s’opéra dans leur physionomie et dans toute leur personne, lorsqu’elles nous virent en train de bavarder et de rire.

« Ma chère sœur, dit tante Euphrosyne à tante Aglaé, c’est tout à fait notre Lucien d’autrefois. »

Il fallait qu’elle fût bien émue pour émettre aussi librement une opinion personnelle.

« Tout à fait, répondit tante Aglaé ; décidément, ma chère sœur, nous nous étions trompées du tout au tout sur le régime de l’internat. Général, nous pouvons vous l’avouer maintenant que le succès vous a donné raison, nous avions conçu les plus grandes craintes, ma sœur et moi. »

J’avais une envie folle de protester, au nom de la vérité, contre cette apologie de l’internat, et de rendre à César ce qui était à César, et à Toussaint ce qui était à Toussaint, mais je me mordis prudemment le bout de la langue.

Mon grand-père me demanda si je ne ferais pas volontiers une petite promenade à cheval, par ce beau soleil d’octobre. « Bertram, ajouta-t-il, ne sera pas fâché, je suppose, de revoir un vieil ami.

— Nous avons déjà échangé quelques confidences, » répondis-je à mon grand-père.

Je riais sous cape à l’idée que seul de toute la maison Bertram était dans le secret.

Comme nous suivions une avenue de peupliers dont les feuilles jaunes tombaient au moindre souffle du vent, je vis er sur la grande route que l’allée coupait à angle droit, ceux des internes qui s’étaient fait priver de sortie ou qui n’avaient pas de correspondants. Ils se promenaient par groupes. Je reconnus tout de suite Toussaint à sa grande taille, et je proposai à mon grand-père un petit temps de galop. Il sourit, pensant que je voulais montrer Bertram à mes camarades, et nous prîmes le galop de chasse.

Comme nous traversions la grande route pour reprendre l’allée de peupliers, qui continuait de l’autre côté, les pas des chevaux retentirent sur le macadam durci. Mes camarades se retournèrent et Toussaint agita son képi au-dessus de sa tête.

« Quel beau carabinier ! s’écria mon grand-père avec l’iration d’un vrai connaisseur.

— N’est-ce pas ? dis-je avec chaleur ; et puis, repris-je aussitôt, emporté par un enthousiasme irréfléchi, si tu savais, grand-père, quel brave garçon !

— Tu le connais donc particulièrement ? me demanda mon grand-père.

— C’est mon ami ! » répondis-je avec fierté. À peine ces paroles imprudentes s’étaient-elles échappées de ma bouche que j’aurais voulu pouvoir les reprendre, mais il n’était plus temps. Mon secret n’était plus à moi ; mais, après tout, ce n’était pas un secret honteux.

« Quelle espèce d’ami ? me demanda mon grand-père, devenu sérieux subitement.

— Un ami qui travaille, répondis-je sans hésitation.

— Et qui se conduit bien ?

— C’est un élève modèle.

— Alors, pourquoi est-il privé de sortie ?

— Mais, grand-père, il n’est pas privé de sortie ; seulement, il n’a pas de correspondant.

Mon grand-père réfléchit quelques instants, les regards fixés sur les oreilles de son cheval.

« C’est une grande chose que d’avoir un ami comme celui-là, reprit-il en se tournant de mon côté ; comment se fait-il que tu ne nous en aies pas dit un mot de toute la journée ? »

Alors je lui racontai tout. Nos chevaux allaient au pas ; grand-père m’encourageait par des sourires, par des signes de tête, par de bonnes paroles. J’étais tout entier à ce que je disais, et cependant je ne perdais pas un seul détail du paysage ; quand je repense à cette longue confidence, je revois, avec une netteté surprenante, le petit pont de pierre sur lequel je la commençai, le bois d’acacias dont les feuilles jonchaient le sol, les sillons dépouillés, le village de Naveil, les plants de vignes, la maison du curé, isolée du village.

C’est devant le petit cimetière que j’exposai à mon grand-père mes doutes, mes hésitations, ma crainte de ne pas persévérer. J’avais les yeux fixés sur la grille de fer, peinte en noir, et je me souviens que les deux ifs qu’on avait plantés des deux côtés de la grille étaient morts et desséchés. Quand j’hésitais, il me disait : « Hardi ! mon garçon, n’aie pas peur. Il n’y a pas une de tes paroles qui ne m’aille droit au cœur, même celles qui te coûtent le plus à prononcer, et surtout celles-là… »

Nous côtoyions une sablière au fond de laquelle de petites flaques d’eau, reste des dernières pluies, reflétaient la profondeur d’un ciel sans nuages. « Je n’ai pas trompé Toussaint sur mon compte, dis-je d’une voix tremblante ; mais je n’ai rien fait non plus pour le détromper. Il me croit meilleur que je ne suis, et je crains de perdre son estime et son amitié quand il découvrira que je suis… ou du moins que j’ai été un cancre. »

Mon grand-père leva son chapeau et dit d’une voix profondément émue : « Je remercie Dieu du fond du cœur d’avoir mis sur ta route un ami devant lequel tu sois disposé à rougir de tes fautes au lieu de t’en glorifier. S’il est tel que je le crois, ton ami te tendra la main pour te relever et t’aider à marcher droit. Parle-lui sans crainte comme tu viens de me parler. Et maintenant, mon ami, ajouta-t-il en insistant avec une sorte d’emphase sur le mot « ami », qui devait me relever à mes propres yeux, un petit temps de galop ! Il me tarde de rentrer à la maison pour dire à ta mère qu’elle a le droit d’être fière de son fils. Un bonheur si inattendu me pèsera tant qu’elle n’en aura pas sa part.

— J’aimerais mieux attendre encore, objectai-je timidement ; tout n’est pas fini ; je ne suis pas encore assez sûr de moi ; je ne voudrais pas lui donner une fausse joie.

— J’ai plus de confiance en toi que toi-même, me répondit-il en souriant, et cette pauvre maman serait si heureuse ; mais je te dois trop pour te ref quelque chose. Je serai discret, ou du moins je tâcherai de l’être. »

Ma mère nous attendait sur le perron. Naturellement j’allai l’embrasser. « Mignonne, dit mon grand-père, embrassez-le mieux que cela ! »

Elle le regarda d’un air surpris, et moi, je sentis que je rougissais. Il me poussa du côté de ma mère en répétant : « Embrassez-le mieux que cela ! » Elle lui obéit, et de nouveau le regarda avec surprise.

« Si je vous ai priée de l’embrasser mieux que cela, reprit mon grand-père, c’est que j’avais mes raisons. Nous avons causé en nous promenant…

— Grand-père, lui dis-je en le regardant avec des yeux suppliants.

— Donc, reprit-il imperturbablement, nous avons causé et… au diable le secret ! s’écria-t-il en offrant son bras à ma mère. Entrons au salon, mignonne, je vais vous raconter notre conversation. Comme je ne me contenterai pas de raconter, et que je me sens en humeur de donner ma petite opinion sur certains points ; comme, d’autre part, mon opinion pourrait offenser la modestie d’un jeune garçon de ma connaissance, je vais prier mon ami Lucien de faire un tour de jardin pendant que je… Ouf ! je ne crois pas avoir jamais fait d’un seul coup une phrase aussi longue. Mais c’est qu’aussi nous ne sommes pas dans des circonstances ordinaires. C’est l’occasion qui fait le larron ; c’est la conviction qui fait l’orateur. Lucien, mon ami, cesse de m’adresser des signes désespérés. Je suis à bout de banalités oratoires, et l’haleine va me manquer si tu me forces à continuer plus longtemps. Encore une fois, au diable le secret ; il faut que je parle, je parlerai, et le plus tôt sera le mieux. Ainsi, mon ami, au revoir. Je ne te défends pas d’embrasser ta mère avant de sortir ; mais fais vite. »

Ma mère, sans savoir encore de quoi il s’agissait, me serra sur son cœur avec une tendresse si ionnée que je cessai de protester, par ma présence du moins, contre l’indiscrétion de mon grand-père.

J’allai me promener sur la terrasse ; je marchais à grands pas parce que j’étais très agité. Tantôt je me reprochais d’avoir parlé à grand-père et je lui en voulais de son obstination à mettre ma mère dans la confidence. Tantôt, animé de sentiments plus généreux, je me disais : « Tant mieux ! je ne puis plus reculer, me voilà lié de tous les côtés. »

Quoique mon grand-père eût pris sur lui de m’affirmer que Toussaint ne me retirerait ni son amitié ni son estime, la confession me coûtait beaucoup par avance. La question fut discutée le soir, un peu avant mon départ. Mon grand-père était toujours d’avis que je devais parler dès le lendemain matin ; ma mère accepta mes raisons et prit mon parti.

Le lundi, à midi et demi, le garçon qui sentait l’étoupe vint me prévenir que l’on me demandait au parloir. Comme je me hâtais de m’y rendre, je fus ret en route par Toussaint. Il avait l’air un peu effaré. Lui aussi, on l’appelait au parloir. « Je ne connais personne à La Ferté, me dit-il, je me demande qui cela peut bien être ? À moins que M. le curé de Chemaillé… Ce serait bien étonnant, car il ne bouge guère de son endroit. »

Nous arrivâmes ensemble au parloir. C’était mon grand-père qui m’avait fait appeler. Je courus aussitôt l’embrasser. Quant à Toussaint, il restait sur le seuil, les bras ballants, contemplant d’un air ahuri une mère de famille très replète qui avait accaparé quatre chaises à elle toute seule. Elle occupait une de ces chaises avec une sereine majesté ; elle s’efforçait de maintenir assis sur la seconde un petit garçon joufflu, qui avait l’air grognon parce que sa maman l’empêchait de s’accroupir sur sa chaise, au risque de se casser le cou. Les deux autres chaises étaient destinées sans doute à deux collégiens que le garçon n’avait pas encore dénichés.

La dame replète tourna la tête au moment où elle entendit sur le seuil le bruit de nos souliers ferrés. Puis, confuse sans doute d’avoir montré de la curiosité pour si peu de chose, elle se mit à contempler avec affectation la portraiture grimaçante d’un élève qui jadis avait fait honneur au collège. Évidemment ce n’était pas cette dame qui avait fait appeler Toussaint. Mais alors, qui était-ce donc ? Je ne tardai pas à le savoir.

Toussaint, fort embarrassé de sa personne, s’était mis à faire les cent pas devant la porte du parloir.

Mon grand-père me dit : « N’est-ce pas ton ami Toussaint qui se promène là dehors ?

— Oui, grand-père.

— Eh bien ! c’est moi qui l’ai fait appeler ; va me le chercher. »

Je me précipitai vers la porte, et je ramenai triomphalement Toussaint, qui se laissa faire avec beaucoup de bonne grâce. J’étais très heureux de mettre mon grand-père et mon ami en présence l’un de l’autre. Je savais d’avance que Toussaint était plein d’iration et de respect pour mon grand-père le général, et j’étais sûr, d’après ce que mon grand-père m’avait dit la veille, que le veston poilu et les manières campagnardes de Toussaint ne l’effaroucheraient pas.

« Vous êtes l’ami de mon petit-fils, lui dit-il avec sa franche bonhomie.

— Oui, monsieur le général.

— Appelez-moi : mon général.

— Eh bien, oui, mon général.

— Mon petit-fils, de son côté, vous aime beaucoup, mais là, ce qui s’appelle beaucoup.

— Ça vous plaît à dire, » répondit Toussaint, avec une figure de jubilation qui démentait le sens dubitatif contenu dans cette expression triviale.

Mon grand-père ne fit point le puriste et ne s’amusa pas, dès le début, à redresser son langage. Au contraire, il l’accepta comme parfaitement correct et répondit : « Oui, certes, cela me plaît à dire, mais cela me plaît encore plus à penser. Un ami comme vous est une chose rare. »

Mon cœur nageait dans la joie.

« Faut pas, faut pas ! dit Toussaint en rougissant ; et, de la main droite, il faisait de petits gestes comme pour prier mon grand-père de ne pas continuer sur ce ton-là.

— Eh bien ! soit ! reprit mon grand-père d’un ton de bonne humeur ; mais d’abord asseyons-nous, car nous avons à ca longuement. »

Toussaint, avec l’agilité d’un cerf, s’élança vers un groupe de chaises, qui avaient l’air de tenir conseil dans un coin. Il en cueillit trois ; cueillir est le mot, tant elles semblaient légères au bout de ses bras vigoureux. Avec une gaucherie respectueuse, qui pouvait bien être rustique, mais qui n’était certainement pas vulgaire, il en offrit une à mon grand-père, me tendit la seconde en souriant, et s’adjugea la troisième. Il demeura debout tant qu’il n’eut pas vu mon grand-père confortablement installé sur sa chaise.

« Donc, reprit mon grand-père sans perdre son temps à chercher des transitions, Lucien est votre ami, je n’ai pas besoin de vous dire qu’il est le mien aussi. Vous connaissez le proverbe : les amis de nos amis sont nos amis ; et j’ai décidé que l’ami de Lucien serait aussi le mien.

— Oh ! mon général !

— Eh bien ! quoi ? demanda mon grand-père, qui fit, par malice, semblant de se méprendre sur le sens de cette exclamation. Est-ce que ma proposition vous déplaît ?

— Si l’on peut dire ! » s’écria Toussaint en fourrant brusquement ses deux poings dans les poches de son veston. Mais il les retira aussitôt, craignant d’avoir manqué aux égards que l’on doit à un vieillard, à un général. « Si l’on peut dire ! » répéta-t-il en regardant ses mains avec sévérité, comme pour les réprimander de leur récente escapade.

« Alors, reprit mon grand-père, ma proposition vous convient ? »

Toussaint prit vivement la main droite de mon grand-père dans ses deux mains et l’attira sur son cœur : « Mon général, dit-il d’une voix émue, vous êtes bon comme du bon pain ! Je parle mal, voyez-vous, mais j’ai le cœur placé au bon endroit, et ce que vous venez de me dire est entré dans mon cœur pour toujours !

— Bon ! bon ! dit mon grand-père avec une douceur affectueuse, je vois que nous sommes faits pour nous entendre. Je me suis donc dit : « Puisque nous sommes destinés à nous connaître un jour, le plus tôt sera le mieux ; voilà pourquoi je vous ai fait appeler en même temps que Lucien. Maintenant causons, voulez-vous ? »

S’il le voulait ! Je crois bien qu’il le voulait ! Mon grand-père, agriculteur dans l’âme, se mit à lui parler des choses de la campagne ; et Toussaint, qui ne rougissait pas d’avoir gardé les oies et poussé la charrue, s’animait à lui donner la réplique. Quand il vit que la glace était rompue, et bien rompue, mon grand-père le mit sur le chapitre de son père, de ses années d’enfance et des personnes qui avaient été bonnes pour lui. L’étonnante simplicité de son langage avait une éloquence singulière, émouvante, irrésistible, parce qu’elle montrait, comme à travers une eau limpide et pure, la candeur de son âme, la noblesse de ses sentiments et la force de son caractère.

CHAPITRE XXXII 571a5s

Le correspondant de Toussaint. – Une remarque du professeur de mathématiques amène une explication entre Toussaint et moi.

Au premier roulement du tambour, il se produisit au parloir le brouhaha habituel des adieux, accompagné d’un bruit de chaises que l’on repousse ou que l’on renverse en se levant.

Nous nous levâmes tous les trois, et, comme nous allions prendre congé de mon grand-père, il posa sa main sur l’épaule de Toussaint et lui dit : « Vous savez que quand une personne vient vous faire visite, la politesse exige que vous lui rendiez sa visite. »

Je vis tout de suite où mon grand-père en voulait venir, et mon cœur bondit de joie. Toussaint le regarda d’un air embarrassé, puis il se tourna de mon côté et m’interrogea du regard. Je me contentai de sourire, voulant laisser à mon grand-père le plaisir de lui expliquer lui-même le sens de ses paroles.

« Mon général, dit Toussaint, je ne demanderais pas mieux que de vous rendre votre visite, et même ce serait pour moi bien de l’honneur et bien du plaisir, mais…

— Mais quoi ?

— Mais je suis interne.

— Eh bien ! vous viendrez me rendre visite au premier jour de sortie.

— Mais, mon général, c’est que je n’ai pas de correspondant.

— En voici un tout trouvé, ajouta mon grand-père en frappant deux coups légers du plat de sa main sur sa poitrine, afin qu’il fût bien entendu que ce correspondant c’était lui.

— Merci, grand-père, dis-je en sautant au cou du correspondant de Toussaint.

— Oh ! mon général, c’est trop ! c’est trop ! murmura Toussaint d’une voix tremblante d’émotion.

— Mettons que c’est trop, et n’en parlons plus, » dit gaiement mon grand-père, en se plaçant entre nous deux pour nous reconduire jusqu’à la porte du quartier.

« La prochaine sortie générale est dans quinze jours, reprit mon grand-père en posant une de ses mains sur mon épaule et l’autre sur celle de Toussaint ; je vous attends donc tous les deux dans quinze jours… à moins, ajouta-t-il, que l’un de vous deux, par sa paresse et sa mauvaise conduite, ne se fasse priver de sortie. »

En prononçant ces dernières paroles, mon grand-père, sans me regarder, me pinça légèrement l’épaule. Je rougis, et, en même temps, je me promis que je sortirais, coûte que coûte. Quant à Toussaint, il se mit à rire, comme on rit quand on vient d’entendre une bonne plaisanterie.

« Mais j’y pense ! » s’écria mon grand-père, comme quelqu’un qui vient d’être frappé d’une objection imprévue. Il s’arrêta : nous nous arrêtâmes aussi, les regards fixés sur sa figure.

« Il y a, reprit-il, une autre condition. Je vous attends tous les deux si vous êtes encore bons amis dans quinze jours.

— Allons donc ! dit familièrement Toussaint ; et il me tendit la main.

— Pardon, pardon ! reprit mon grand-père en nous regardant tour à tour ; il faut tout prévoir. Supposons que d’ici là l’un de vous, apprenne, sur le compte de l’autre, des choses qui…

— Allons donc ! » s’écria Toussaint, moitié en riant, moitié sérieusement.

Quant à moi, j’étais sur des charbons ardents, craignant que mon grand-père ne trahît mon secret avant le moment voulu.

Il nous quitta sans l’avoir trahi. Mais la belle peur qu’il m’avait faite eut pour résultat immédiat de fortifier mes résolutions, et de parfaire en moi l’éclosion de la volonté.

Comme nous étions revenus les derniers du parloir, nous arrivâmes dans la cour lorsque les rangs étaient déjà formés. Nous nous plaçâmes en tête.

« Pas si vite, Michel ! » me cria le maître d’étude. Je m’aperçus alors que je devançais la colonne de deux pas, au moins. À mon insu, l’agitation et l’activité de mon âme avaient é dans mes jambes. Il me semblait que j’allais à l’assaut.

Arrivé en étude, je jetai un regard sur le monogramme R. C. Cette fois-ci, me dis-je, il faut vaincre ou mourir ; avant la fin de cette quinzaine, Toussaint saura mon secret, et il le saura, parce que je me serai mis en état, par mon travail et ma bonne conduite, de lui dire : « Voilà ce que j’étais, voici ce que je suis ; sommes-nous toujours amis ? » Et il me tendrait la main, j’en étais bien sûr d’avance, il me vint même une idée téméraire, et c’est précisément ce qu’elle avait de téméraire qui m’attira et me séduisit dans l’accès de joyeuse surexcitation qui s’était emparé de mon âme tout entière. Si mes notes hebdomadaires étaient assez élevées, j’obtiendrais de plein droit ce que l’on appelle la sortie facultative. La différence qu’il y avait entre les deux sorties, c’est que pour profiter de la sortie générale, il suffisait de n’avoir pas de mauvaises notes ; pour obtenir la sortie facultative, il fallait en avoir de bonnes. Les bons élèves sortaient donc tous les huit jours, les médiocres tous les quinze jours, les cancres jamais, excepté lorsque, pour une raison ou pour une autre, une amnistie ait l’éponge sur tous les vieux péchés.

Et moi, si je sortais le dimanche suivant, ce serait comme une action d’éclat qui jetterait dans l’ombre toutes les faiblesses de mon é ! Cette seule supposition évoquait dans mon esprit des visions si douces que je sentis en moi comme le mouvement d’une vague puissante qui soulevait et portait ma volonté. Il faut que je sorte ! pensais-je ; et aussitôt je me sentis le courage de dire : « Je veux sortir. »

Je n’avais pas à m’inquiéter de Toussaint ; au train dont il y allait, il était bien sûr de son affaire.

J’étais moins sûr de la mienne.

Au sortir de la classe du soir, M. Flameron me fit signe d’approcher de sa chaire, et il me dit tout bas : « Je suis content de vous ! » Le mardi matin, le mardi soir et le mercredi matin, je travaillai sans l’ombre d’une défaillance, avec un mélange d’orgueil et de vague inquiétude. Je comparerai volontiers l’état d’esprit où je vivais tout le temps avec celui d’un nageur inexpérimenté qui est tout fier de son talent nouveau, mais qui ne peut pas s’empêcher de craindre les crampes funestes aux baigneurs.

Le mercredi, au commencement de l’étude de dix heures, je fus pris d’une angoisse vague et indéfinissable : j’avais le cœur tout serré, sans savoir pourquoi. Je m’interrogeai avec inquiétude et je ne tardai pas à m’apercevoir que c’était la classe du soir qui, par avance, projetait son ombre sur toutes mes pensées et sur tous mes sentiments. Cette classe du mercredi soir était, en effet, consacrée aux mathématiques. Nous l’avions esquivée le mercredi précédent, parce que le père Pariseau avait été appelé dans son pays par un deuil de famille. J’avais espéré vaguement que son absence se prolongerait, mais cet espoir ne m’était plus permis. Je venais de voir er le père Pariseau dans les couloirs.

J’avais eu souvent maille à partir avec lui, les années précédentes ; c’est lui qui m’avait envoyé pour la première fois au séquestre.

Dès l’entrée en classe, je reconnus facilement qu’il était disposé à me juger sur mon ancienne réputation ; et, de fait, il ne pouvait guère faire autrement. Je saisis, dans son regard, un éclair de malice quand il me vit m’empresser autour de Toussaint, le piloter, lui choisir une place, et m’asseoir à côté de lui. Je pensai aussitôt que je venais de compromettre gravement mon pauvre camarade. Le professeur, en vertu de l’adage : « Dis-moi qui tu hantes, je te dirai qui tu es, » allait peut-être croire que le nouveau était un cancre de mon espèce. Je me fis tout petit, comme une souris effrayée, et j’attendis, dans la crainte et le tremblement, ce qu’il allait advenir de mon malencontreux empressement. Le professeur commença par faire l’appel. Comme il y avait plusieurs internes nouveaux, il les interrogea pour savoir ce qu’il devait attendre d’eux. Quand il leur eut démontré qu’ils étaient des ânes, il se tourna vers Toussaint et lui dit de se lever.

En matière de sciences exactes, l’instruction du pauvre Toussaint était à peu près nulle. Ce n’était ni sa faute ni celle du brave curé de Chemaillé. Toussaint avait fait de son mieux, comme toujours, mais la science du curé était fort courte, ce qui n’a rien de surprenant, puisque ses études ne s’étaient pas portées de ce côté-là. De plus, comme il avait quitté le séminaire depuis près de quarante ans, il avait oublié le peu de mathématiques qu’il avait pu y apprendre.

Presque à toutes les questions, Toussaint, avec sa franchise ordinaire, répondait nettement : « Je ne sais pas. » Sans doute il était confus de ne pas savoir, mais comme il ne se sentait nullement coupable d’ignorer ce qu’on ne lui avait jamais appris, il n’affectait pas de prendre un air humble et hypocrite pour désarmer le professeur.

Cette candide placidité déplut au père Pariseau. Il commença par ricaner ; puis, se croyant bravé en face, il s’anima, devint tout rouge, et lança au pauvre Toussaint cette terrible apostrophe :

« Est-ce que, par hasard, vous seriez un cancre ?

— Un cancre ! répéta Toussaint d’un air réfléchi ; je ne sais pas seulement ce que c’est.

— Eh bien ! demandez-le à votre ami Michel. »

Toussaint n’avait pas encore perdu l’habitude de prendre tout ce qu’on lui disait au pied de la lettre. Il tourna donc la tête de mon côté, et me dit : « Michel, qu’est-ce que c’est qu’un cancre ? »

Un rire homérique, irrésistible, s’empara de la classe tout entière, y compris le professeur.

Au beau temps de mes exploits, j’aurais relevé le gant, et j’aurais donné, non pas à Toussaint qui n’en pouvait mais et me regardait tout penaud, mais au professeur, une définition de haute fantaisie qui aurait mis les rieurs de mon côté. Le professeur serait redevenu sérieux, il aurait rougi d’indignation, il aurait trouvé que j’avais trop d’esprit, et m’aurait expédié au séquestre.

À sa grande surprise, et au grand désappointement de toute la classe, je me cachai la figure dans mes deux bras, repliés sur la table, et je me mis à pleurer de colère et de honte.

Ce dénouement était si inattendu que les rires cessèrent comme par enchantement. Le professeur, embarrassé sans doute de m’avoir fait un affront que je n’avais pas provoqué, dit à Toussaint, d’un ton radouci : « Je vous crois plus naïf que méchant ; asseyez-vous. » En revanche, il se montra très sévère pour quelques-uns de mes anciens irateurs, qui, frustrés dans l’espoir d’être amusés, et de perdre une petite demi-heure, me lançaient sous main des épithètes désobligeantes. Je ne lui sus aucun gré de la réparation qu’il semblait m’offrir, en se donnant, pour ainsi dire, la discipline sur les épaules de mes camarades. Je ne goûtai pas davantage le plaisir de la vengeance en entendant les retenues s’abattre sur leurs têtes. Je ne leur en voulais pas, ne tenant pas plus à leur opinion qu’à celle du professeur. Ce qui me remplissait le cœur d’un amer chagrin, c’était d’avoir été humilié devant celui dont l’estime m’était devenue si précieuse. Il savait qui j’étais maintenant, et je n’avais pas même le mérite de le lui avoir avoué spontanément.

« Prenez vos cahiers de notes, » dit le professeur. Alors il y eut dans toute la classe un grand bruit de cahiers ouverts sans ménagement et froissés sans pitié. Je mis mon cahier devant moi, et je me préparai à prendre des notes, mais sans oser lever la tête. Le professeur commença la leçon que nous devions rédiger pour le mercredi suivant ; il parlait lentement, posément, au milieu d’un silence profond, qui n’était troublé que par le grincement continu des plumes sur le papier, et, de temps à autre, par quelque exclamation d’impatience à moitié étouffée. Ces exclamations-là, j’en comprenais bien le sens et la portée ; elles étaient poussées par mes ex-confrères les cancres. Ces messieurs, pour simplifier leur besogne, bâclaient leur rédaction en classe, au lieu de se contenter de prendre des notes ; aussi ils trouvaient toujours que le professeur parlait trop vite.

J’étais venu sans enthousiasme à la classe de mathématiques, mais avec la ferme résolution de prendre honnêtement des notes. Cette bonne résolution avait survécu à l’humiliation qui venait de m’être infligée ; elle n’avait pas été entamée par le désir qu’éprouve un mauvais élève quand il vient d’être puni, à tort ou à raison, de rendre coup pour coup à son professeur. Ce désir de vengeance se manifeste, en général, par une attitude hostile et hargneuse, et par un dédain affecté pour la parole du professeur et pour les exercices de la classe. Et voilà que je prenais des notes ! Quand je m’en aperçus, mon premier mouvement fut mauvais :

« À quoi bon ? me dis-je ; et je lançai du côté de la chaire un regard vindicatif qui achevait ma pensée ; et puis, mon orgueil relevait la tête ; mes anciens confrères en cancrerie n’auraient-ils pas le droit de me bafouer en me voyant, pour ainsi dire, baiser la main qui m’avait frappé ? Ils échangeaient peut-être en ce moment des signes de tête et des regards d’intelligence, comme pour se dire les uns aux autres : « Michel a peur, Michel est maté ! »

Mon second mouvement fut plus avouable. J’éprouvai l’agréable surprise que l’on éprouve toujours en se trouvant meilleur que l’on ne croyait, et plus avancé dans la bonne voie.

Au lieu donc de jeter violemment ma plume sur la table, au lieu de prendre la pose classique de l’élève en révolte, de mettre mon coude sur la table, d’appliquer mon oreille et ma joue contre la paume de ma main, je continuai à prendre des notes. Et non seulement je continuai à prendre des notes, mais encore je redoublai d’attention et de soin. Voici pourquoi. En jetant un regard furtif du côté de Toussaint, je m’étais aperçu qu’il avait l’air triste et préoccupé ; aussi, au lieu d’écrire, il traçait machinalement des hachures sur son cahier. L’idée me vint aussitôt que, pour la première fois, depuis que nous vivions côte à côte, je pourrais l’aider dans son travail. Cette espérance me releva à mes propres yeux, et je pris des notes pour deux, sans plus me soucier du qu’en dira-t-on.

À un certain moment, le professeur descendit de sa chaire et alla faire une démonstration au tableau noir. Autant pour éviter les regards curieux et moqueurs que pour me mettre en état d’être utile à Toussaint, je fixai obstinément mes yeux sur le tableau. Mon attention était si tendue, que par moments je retenais mon haleine, comme un plongeur. Pas à pas, je suivis la démonstration, et je fus littéralement abasourdi, lorsque le professeur arriva à la conclusion, en m’apercevant que j’avais tout compris, jusqu’au dernier mot.

Après la joie de découvrir la vérité par lui-même, la plus grande joie pour un homme, dans l’ordre des joies de l’esprit, est celle de concevoir la vérité démontrée. Il est probable que mon contentement se marqua sur ma figure ; car, lorsque le professeur se retourna de notre côté, il me sembla que c’était moi qu’il regardait plus particulièrement.

Quand il demanda, comme d’habitude : « Quelqu’un désire-t-il venir au tableau pour reprendre cette démonstration ? » quelques mains se levèrent, la mienne fut du nombre. Pourquoi ? Comment ? je ne saurais vraiment le dire, car lorsque je m’en aperçus, il me sembla qu’elle s’était levée spontanément, de sa propre autorité, sans me demander mon assentiment. Ce fut moi que le professeur désigna d’un signe de tête plein de bienveillance.

Au moment où je posais la pointe du bâton de craie sur le tableau, une énorme boulette de papier mâché, lancée d’une main sûre, vint s’aplatir sur le dos de ma main.

Je ne me retournai pas, je ne bronchai pas, et je n’aurais jamais su d’où venait le projectile, si je n’avais entendu le professeur dire d’une voix sévère : « Brunet, je vous marque une retenue de promenade. »

Il y eut un silence, pendant que le professeur marquait la retenue ; je profitai de cet intervalle pour faire disparaître la boulette, et je me tins immobile devant le tableau, la main droite tendue, prêt à écrire, décidé à ne me laisser distraire par rien.

Quand j’eus terminé la démonstration, je reportai la craie et le torchon sur la petite tablette. Ce mouvement me rapprocha du professeur, qui me dit tout bas : « Je vous croyais rancunier ; je me trompais, tant mieux ! »

Un professeur ne pouvait pas faire à un élève des excuses plus explicites. Celles-là me dédommagèrent amplement de tout ce que j’avais souffert. En retournant à ma place, je me sentis le courage de regarder tous mes camarades. Les cancres étaient si ébahis qu’ils ne songèrent même pas à m’adresser des grimaces ou des épithètes malsonnantes. Quant à Toussaint, il rayonnait littéralement de joie et d’orgueil.

Malgré son respect presque superstitieux pour la discipline, il se pencha à mon oreille, et me dit, au risque de se faire avertir par le professeur :

« Eh bien ! alors, qu’est-ce qui t’empêche de te présenter à l’École de marine ?

— Plus rien, je l’espère, » lui répondis-je en levant les yeux sur sa bonne figure qui exprimait tout autre chose que le mépris.

CHAPITRE XXXIII f4652

Toussaint est des nôtres ! – Je me prépare à l’École de marine.

À la récréation de quatre heures il a son bras sous le mien, et me dit :

« Je t’ai fait de la peine sans le vouloir. Tu vas m’expliquer le pourquoi et le comment, parce que, nom d’un petit bonhomme ! il ne faut pas que ça recommence.

— Sais-tu, lui demandai-je, ce que c’est qu’un cancre ?

— Mais non, je ne le sais pas ; seulement j’ai bien vu que c’était ce mot-là qui…

— Un cancre, repris-je en renvoyant d’un coup de pied une balle qui avait roulé jusqu’à nous, c’est un lâche qui ne veut pas prendre la peine de travailler ; c’est un sans-cœur qui désespère ses maîtres et sa famille ; c’est…

— Bon, je comprends ; mais je ne vois pas bien où cela nous mène.

— Je vais te le dire. Quand M. Pariseau t’a dit ; « Demandez-le à votre ami Michel, » il aurait pu ajouter : « Il saura bien vous le dire, car il est de la partie ! »

— Toi, un cancre ! allons donc ! » s’écria-t-il avec indignation. Puis il se mit à rire comme un homme qui a été sur le point de prendre au sérieux une mauvaise plaisanterie, et qui se ravise à temps.

« Oui, moi, un cancre, répétai-je avec insistance.

— Ça ne prendra pas.

— Il faudra bien que ça prenne.

— Toi, le fils de ton père !

— Oui, moi, le fils de mon père.

— Écoute, Michel, reprit-il sérieusement, si tu veux, nous parlerons d’autre chose, hein ?

— Non, je ne veux pas, repris-je avec véhémence, il y a assez longtemps que j’hésite à m’expliquer avec toi là-dessus ; le moment est venu, je veux en finir. Jusqu’au jour de ton arrivée au collège, j’ai été un cancre, dans toute la force du terme ; je n’avais pas le cœur de travailler ; je faisais le désespoir de mes professeurs et de mes parents, et je n’employais mon intelligence qu’à imaginer toutes sortes de mauvais tours et de mauvaises farces pour tuer le temps et pour faire rire les camarades. Je savais bien que je faisais mal, mais je ne pouvais pas m’en empêcher. Mes parents m’aimaient quand même, mais je sentais que j’avais perdu leur estime. Personne au collège ne m’estimait non plus, pas même les camarades qui me faisaient la cour pour être amusés et distraits. On avait été forcé de me mettre au collège comme pensionnaire, tant on était mécontent de moi. Je pensais à tout cela la première nuit que j’ai couché au dortoir, et j’avais le cœur bien gros lorsque tu es arrivé.

— Pas possible ! s’écria Toussaint qui avait fini par prendre mes paroles au sérieux ; tu avais l’air si gai, si en train ! »

Je n’osai pas lui avouer que c’était son entrée au dortoir qui m’avait mis en gaieté, et que j’avais médité, un moment, d’égayer tout le dortoir à ses dépens. Je lui dis, ce qui était la vérité : « Quand on fait depuis longtemps le métier d’amuseur, on finit par rire de tout, même lorsqu’on a le moins envie de rire ; un amuseur qui se permettrait d’être mélancolique ou simplement sérieux, à ses heures, serait bien vite perdu de réputation et montré au doigt. Te souviens-tu que je t’ai parlé de la mort de mon père ?

— Si je m’en souviens ! s’écria-t-il avec chaleur. Tu peux croire que je ne suis pas près de l’oublier.

— Je t’en avais parlé uniquement par vanité et par gloriole ; mais, quand tu t’es levé pour me prendre la main, et que tu m’as regardé en face, j’ai été très ému. J’ai compris que tu me croyais digne de mon père, et décidé à marcher sur ses traces. Je sentais que si tous les autres me refusaient leur estime tu venais de m’accorder la tienne. J’ai craint de la perdre en te disant que si je ne songeais pas à l’École de marine, c’est parce que le travail me dégoûtait, parce que je sentais que je serais riche un jour, et que je pourrais vivre sans rien faire.

— La fortune peut donc vous jouer de ces tours-là ? dit Toussaint d’un air réfléchi.

— Tu le vois bien. Que m’aurais-tu répondu si je t’avais dit cela ?

— Ce que je t’aurais répondu ? Je t’aurais dit que ce n’était guère joli et que le nom de ton père n’était pas fait pour être traîné dans tous les jolis endroits où vont les gens qui n’ont rien à faire de toute la sainte journée.

— C’est bien ce que je craignais ; et c’est pour cela que je ne t’ai rien dit.

— Écoute, me répondit-il d’un air grave, tu as été si gentil pour moi que je me suis mis à t’aimer de tout mon cœur. Je te l’ai dit une fois, et tu l’aurais bien deviné sans cela. Je me ferais hacher pour toi, mais je ne puis m’empêcher de te dire aujourd’hui ce que je t’aurais dit ce jour-là. Ce n’est guère joli, et le nom de ton père n’est pas fait pour ce que tu sais bien.

— Tu peux d’autant mieux me le dire aujourd’hui que je pense absolument comme toi. Le jour où nous avons fait connaissance, je t’aurais probablement répondu de te mêler de ce qui te regardait. Aujourd’hui, c’est autre chose.

— Tu vas te mettre au travail ?

— Je m’y suis déjà mis ; ce n’est pas si dur que je me l’étais toujours imaginé.

— N’est-ce pas ? me dit-il avec empressement.

— J’attendais, pour te parler, le moment où j’aurais eu le droit de te dire : « J’ai été cancre, je ne le suis plus. » M. Pariseau a peut-être un peu brusqué les choses, mais j’aime autant que ce soit une affaire terminée. Tu m’aimes toujours ?

— Plus que jamais.

— Tu m’estimes encore ?

— Donne-moi ta main, tu vas voir. »

Sa poignée de main exprimait une estime si profonde, que je faillis crier. Ma main était serrée comme dans un étau, mais mon âme nageait dans la joie.

Dès qu’il m’eut rendu ma main, et que la respiration me fut devenue, je lui dis : « Quand tu m’as raconté tout ce que tu avais fait pour vivre et pour t’instruire, j’ai eu honte de moi-même ; quand tu m’as parlé de ton père et de ce que tu comptes faire pour lui, j’ai songé à ce que j’étais devenu pour mon grand-père et ma mère, et j’ai eu le cœur percé comme d’un coup de couteau. C’est toi qui m’as mis dans la bonne voie, mon vieux ; si tu n’étais pas venu au collège, je serais encore un cancre ! »

Nous nous regardions en face ; sa mâle physionomie exprimait une émotion profonde, ses lèvres tremblaient, ses yeux étaient humides.

Ne trouvant pas sans doute la phrase qu’il cherchait pour exprimer sa pensée, il me a brusquement son bras droit autour des épaules, et me rugit dans l’oreille : « Mon petit Michel ! mon petit Michel ! il faut que je coure et que je crie, sans cela je crois que j’étoufferais. Quelle partie de barres, mes enfants, quelle partie de barres ! »

Alors il m’emporta plutôt qu’il ne m’emmena vers le milieu de la cour. Mais il se trouva justement que l’on ne jouait pas aux barres. Les maîtres ès jeux avaient décidé que l’on jouerait ce jour-là à la balle cavalière.

« On ne court pas tant qu’aux barres, dit Toussaint désappointé ; mais, ajouta-t-il d’un ton de bonne humeur, on en sera quitte pour crier double. Monte sur mon dos, houp là ! »

Quand on a le cœur en joie, on ne fait pas le difficile. La balle cavalière me parut un jeu simplement délicieux, même quand j’étais cheval au lieu d’être cavalier, même quand la balle m’arrivait, lancée par une main vigoureuse, sur le nez ou sur l’oreille.

À l’étude du soir, je montrai à Toussaint les deux lettres R. C., et je lui en donnai l’explication : « Ah ! dit-il d’un air profond, tu traduis ça par réforme commencée ; mais ça peut aussi bien signifier : Réforme continuée. »

J’eus, ce soir-là, la joie de rendre un petit service à celui qui m’en avait rendu un si grand. Avec l’autorisation du maître d’étude, et à l’aide de mon cahier de notes, j’aidai Toussaint d’abord à comprendre la leçon de mathématiques, ensuite à la rédiger.

Le lendemain, à midi et demi, nous fûmes appelés au parloir. Cette fois, ma mère avait accompagné mon grand-père. Je compris alors que mon grand-père était venu la veille pousser une reconnaissance, en éclaireur. Sur son rapport, ma mère avait désiré faire, elle aussi, la connaissance de Toussaint. Un peu intimidé d’abord, en présence d’une femme du monde, il fut bien vite apprivoisé, et se livra tout entier, comme on se livre quand on a le cœur simple et bon, et que l’on n’a rien à cacher. Je vis bien que ma mère était profondément touchée de l’histoire de mon camarade et de sa naïve confiance.

« Il est des nôtres ! » pensais-je en moi-même. En effet, il ne pouvait manquer d’agréer à mes tantes, car tante Euphrosyne ne voyait que par les yeux de sa sœur, et sa sœur était toujours en iration devant les jugements, les décisions et les actes de ma mère.

Quand je vis que tout allait bien, je dis à mon grand-père :

« Il y a du nouveau depuis hier.

— Conte-nous cela, mon garçon. »

Je lui « contai cela » d’un bout à l’autre, et, quand j’eus terminé, j’ajoutai :

« Grand-père, j’ai un petit service à te demander.

— Demande, mon garçon, demande.

— Voudrais-tu avoir la complaisance de m’acheter, chez Turbin, le programme des connaissances exigées pour l’ission à l’École de marine ? »

Il fit un brusque mouvement, et ma mère me regarda en face d’un air surpris, cherchant à lire ma pensée dans mes yeux.

« Toussaint, repris-je, pense que mon nom m’oblige à entrer à l’École de marine.

— Oui, je le pense, dit Toussaint avec sa simplicité ordinaire.

— Alors, repris-je, pour lui faire oublier que j’avais quelque chose à me faire pardonner, je lui ai promis de me présenter aux examens, et je m’y présenterai, Grand-père, aurai-je mon programme ?

— Dix, cent, cinq cents programmes, tant que tu en voudras, s’écria mon grand-père avec sa vivacité ordinaire.

— Un seul suffira, lui répondis-je en souriant.

— Tu l’auras, seulement tu verras qu’on y demande beaucoup de mathématiques.

— Eh bien ! lui répondis-je tranquillement, j’apprendrai beaucoup de mathématiques.

— Sapristi ! s’écria mon grand-père, que cela me fait donc plaisir de t’entendre parler de ce ton-là. Et vous, mignonne ? »

Ma mère me regardait sans rien dire, mais quel doux orgueil de mère et quelle reconnaissance, oui, quelle reconnaissance ! je lisais dans son regard.

Toussaint se frottait les mains sans vergogne.

« Grand-père, repris-je avec l’insistance d’un enfant gâté, quand est-ce que je l’aurai, mon programme ?

— Cette après-midi. Je l’achèterai en sortant du collège et je te l’enverrai par Guillaume. Mais, ma parole d’honneur, je ne t’ai jamais vu si pressé et si impatient, même quand il s’est agi d’acheter Bertram.

— J’ai perdu beaucoup de temps, repris-je avec une conviction profonde, je ne dois pas être en avance de beaucoup pour l’âge, et je voudrais savoir tout de suite quelle besogne je dois abattre et combien de temps j’ai devant moi, pour l’abattre. Ah ! grand-père, j’ai encore une autre commission à te donner.

— Va toujours.

— Si tu vois avant moi le docteur Bilbarteault, veux-tu te charger de mes compliments respectueux pour lui, et lui dire que la bosse du travail commence à paraître. Je la lui montrerai la première fois que je le verrai.

— Je ferai ta commission, tu peux en être sûr, me dit mon grand-père en riant. Allons bon ! voilà le fantassin qui tape sur sa peau d’âne ; il est donc déjà l’heure ? Il me semble que nous avions encore tant de choses à nous dire. Toussaint, mon garçon, une bonne poignée de main ; n’oubliez pas que nous comptons sur votre visite l’autre dimanche. »

Toussaint et moi nous échangeâmes en dessous des regards d’augures. Qui sait si nous ne devancerions pas de huit jours la date fixée par mon grand-père ?

Cette idée, avec les riantes espérances qu’elle faisait naître en moi, fut pendant l’étude des leçons et la classe qui suivit, ma sauvegarde contre la tentation de rêver au programme que m’avait promis mon grand-père et que j’attendais avec une impatience d’enfant. Maintenant que je m’étais solennellement engagé, il me tardait de connaître les termes de mon engagement.

Et puis, pour tout dire, ma petite vanité, que n’avait pas anéanti en moi la merveilleuse vertu de la formule R. C., me représentait la précieuse brochure comme une sorte de document officiel, destiné à accroître la largeur du fossé qui me séparait déjà des cancres, et aussi à me distinguer de tous les mortels, cancres ou non cancres, qui ne se préparaient point à l’École de marine.

Au commencement de la récréation de quatre heures, le garçon qui sentait l’étoupe apparut à la grille de la cour, tenant dans la main quelque chose de blanc qui ressemblait à un journal plié.

« Le voilà ! dis-je à Toussaint.

— Qui ça ? me demanda-t-il en regardant tout autour de lui pour tâcher d’apercevoir le personnage mystérieux désigné un peu vaguement par le pronom le.

— Mais le programme ! Psitt ! psitt ! » Les premières paroles s’adressaient à Toussaint, qui me paraissait, ce soir-là, avoir la conception un peu lente. Les deux interjections étaient destinées à attirer l’attention du garçon.

Le garçon tourna la tête de mon côté, mais il se dirigea tranquillement vers le surveillant et lui remit l’objet dont la vue m’avait fait battre le cœur.

« Mon grand-père m’a peut-être oublié, dis-je tristement à Toussaint.

— Ou bien, me répondit-il pour me réconforter, Turbin n’avait peut-être pas ce programme ; mais il le fera venir de Paris : c’est l’affaire de deux ou trois jours au plus. »

Deux ou trois jours au plus ! c’est-à-dire deux ou trois siècles, au gré de mon impatience. Savoir attendre, savoir er sans bouder les déceptions et les désappointements, la formule R. C. ne m’avait pas encore appris cela. Deux ou trois jours au plus ! Je trouvai que Toussaint en parlait bien à son aise et qu’il en prenait trop facilement son parti. Je fus saisi d’un de mes anciens accès de bouderie et je me détournai à demi.

Au lieu de me demander à qui j’en avais, ce qui m’aurait procuré le plaisir et le soulagement de lui répondre quelque chose de désagréable, Toussaint me quitta brusquement.

Je ne m’étais pas attendu à ce dénouement, et je demeurai tout penaud. Non ! je ne l’aurais jamais cru capable, lui, de prendre si facilement la mouche et de laisser son meilleur ami dans la peine ; et cela, après tout ce que j’avais fait pour lui, après toutes les bontés dont il avait été comblé par mon grand-père et par ma mère.

Je trépignais de dépit, et, tout en trépignant de dépit, je le suivais du regard, sans en avoir l’air. Il se dirigeait en courant vers le maître d’étude. Après avoir échangé quelques paroles avec lui, il revint toujours courant ; il brandissait le papier dont la vue avait fait naître dans mon cœur une joie si vive, suivie d’un si cruel désappointement.

« Le voilà ! le voilà ! » me cria-t-il de loin.

J’eus honte de moi-même et des jugements iniques que je venais de porter. Mais, tout en reconnaissant que ma conduite avait été honteuse et mes jugements iniques, ou plutôt parce que j’étais forcé de le reconnaître, je me conduisis comme se conduisent souvent les gens qui sont mécontents d’eux. Au lieu de s’en prendre à eux-mêmes, ils ent leur mauvaise humeur sur le prochain.

« Pourquoi donc, demandai-je à Toussaint, le garçon a-t-il porté ce programme au maître d’étude au lieu de me le donner tout de suite ? »

Toussaint, du bout du doigt, me montra sur la couverture du programme le visa du Principal. Je compris tout de suite. Le programme n’étant point un livre classique avait é par les mains du Principal. Le Principal, par son visa, en avait autorisé l’introduction dans le collège. Le garçon, selon la règle établie, avait fait er le visa sous les yeux du maître.

CHAPITRE XXXIV 1l3j1u

Sortie facultative. – Mon grand-père m’accorde une grande faveur.

Tout mon dépit avait disparu, toute ma mauvaise humeur s’était évaporée au seul du bienheureux programme. En bonne justice, j’aurais dû ressentir au moins quelque confusion ; mais la vanité satisfaite poussa du coude la confusion, et prit la parole à sa place.

« Ainsi, dis-je à Toussaint, le Principal sait déjà que je me prépare à l’École de marine, et le maître aussi ! »

Toussaint aurait pu me répondre : « Le Principal sait qu’on t’envoie un programme, et le maître aussi, voilà tout. » Mais si son bon sens le pensa, son indulgence l’empêcha de le dire, il se contenta de sourire. Notre premier soin, bien entendu, fut de parcourir le programme. Toussaint le trouvait un peu chargé ; moi, dans mon ardeur un peu indiscrète, je n’y voyais rien à reprendre, et je n’aurais consenti pour rien au monde à en retrancher une seule ligne.

À l’étude, mon premier soin fut d’inscrire, sur la table, une nouvelle date, au-dessous de la première, et, tant bien que mal, à côté de la nouvelle date, je dessinai quelque chose qui ressemblait vaguement à une ancre ; après quoi je me mis au travail. Mais, de même que le sommeil le plus profond peut être parfois entremêlé de rêves, de même mon attention, qui était réellement sérieuse et soutenue, se laissait quelquefois surprendre, et je m’embarquai pour le pays de la rêverie et des chimères. Ainsi, par exemple, j’abandonnai César dans les circonstances difficiles au milieu desquelles l’avait plongé la troisième phrase de ma version, pour songer au joli uniforme des officiers de marine. Car il est très joli, notre uniforme, à la fois si simple et si élégant ! Et, à propos d’uniforme, j’aurais souhaité que quelque chose me distinguât, à l’extérieur, de tous les garçons de mon âge qui ne se préparent point à l’École navale. J’aurais volontiers remplacé le képi par une casquette galonnée, à grande visière plate, la tunique par une veste, dont les boutons auraient porté l’effigie d’une ancre ; et même j’aurais volontiers enroulé une ceinture rouge autour de ma taille. La ceinture rouge me paraissait tout à fait maritime.

Je me souvins alors d’avoir vu à La Ferté-des-Champs, lorsque j’étais tout petit, un neveu de M. Buridel, qui était venu er les vacances chez son oncle, il se préparait à l’École navale dans une institution de Paris. Il portait précisément l’uniforme que je venais de rêver, y compris la ceinture rouge, qu’il avait ajoutée de son cru. Il me semblait même me souvenir qu’il s’exerçait à chiquer, en vue de sa future profession. Malgré sa belle ceinture rouge, et son habileté consommée dans l’art de chiquer, il avait piteusement échoué aux examens, et même…

Ici, je reçus un coup de coude de Toussaint ; je compris, sans avoir besoin d’explication, et, laissant là les épaulettes, les aiguillettes d’or, je m’évertuai à tirer César d’affaire, en vue de la sortie facultative.

Il va sans dire que je portais toujours mon programme sur moi, et que je le consultais vingt fois par jour. Ce manège attira l’attention du public, et, au bout de trois jours, nul n’ignorait que Michel se préparait à l’École navale.

Le jeudi matin, je fus appelé dans le cabinet de M. le Principal. Quoique, en m’examinant bien, je n’eusse à me reprocher aucune faute grave, je tremblai, par habitude, en ouvrant la porte.

M. le Principal et mon grand-père étaient en conférence ; il s’agissait de moi, bien entendu. Comme il n’y avait pas, au collège de La Ferté, de cours spéciaux en vue de l’École de marine, mon grand-père avait fait appel aux lumières de M. le Principal, qui avait parlé tout de suite d’un système de répétitions particulières. M. le Principal, en riant, comme d’habitude, me mit au courant des heures, et m’indiqua les professeurs auxquels j’aurais affaire. Je devins tout rouge d’orgueil en apprenant que le professeur de rhétorique lui-même serait chargé de m’initier aux mystères de l’explication des auteurs français.

M. le Principal avait préparé un petit programme que je copiai, honneur insigne ! avec sa plume, sur son pupitre, assis dans son grand fauteuil de cuir, pendant qu’il causait tout bas avec mon grand-père, dans l’embrasure d’une fenêtre. Quand j’eus copié mon programme, j’eus l’audace de saupoudrer l’encre encore fraîche avec la poudre d’or de M. le Principal, et je quittai le fauteuil, sentant très bien que je n’avais pas le droit de l’occuper plus longtemps.

M. le Principal vint à moi, vérifia mon petit travail, et me dit en riant : « Vous pouvez retourner en étude. » Mon grand-père m’embrassa une première fois pour lui, et une seconde fois pour ma mère, qui m’envoyait toutes ses tendresses.

Je refermai la porte sur moi aussi posément qu’il me fut possible ; mais, une fois dans le couloir, je me mis à courir de toutes mes forces, pour communiquer sans retard la grande nouvelle à Toussaint. Tout à coup je m’arrêtai, et je fus sur le point de revenir sur mes pas. Une idée m’avait subitement traversé l’esprit. J’avais honte de me voir entouré de tant de soins, à la première velléité de travail que je témoignais, tandis que mon camarade lutterait sans secours contre les difficultés de sa tâche. Ce contraste me poignait le cœur, et je me reprochais de n’avoir pas demandé à mon grand-père de m’associer Toussaint. Nous étions riches, on me l’avait assez souvent crié aux oreilles, et j’étais sûr que mon grand-père ne regarderait pas à la dépense pour me faire un si grand plaisir.

Bien décidé à faire la démarche, je sentis que je serais plus à mon aise quand nous serions seul à seul, mon grand-père et moi. Voilà pourquoi je ne retournai pas au cabinet de M. le Principal ; d’ailleurs, il n’y avait pas urgence ; mes répétitions ne devaient commencer que le lundi suivant. Je pliai mon petit papier, que j’avais jusque-là porté triomphalement à la main, et je le glissai dans la poche de mon gilet, en me disant : « Et maintenant il faut absolument que je sorte dimanche. Si je fais cette surprise à mon grand-père, il n’aura rien à me ref ! »

Je n’ai, je crois, jamais travaillé avec autant de courage et d’entrain que pendant les études et les classes qui suivirent. Deux fois, le vendredi, à la classe du matin et à celle du soir, je fus sur le point de demander à M. Flameron si mes notes du lendemain seraient bonnes. Deux fois, je fus retenu par la crainte de lui paraître présomptueux ou indiscret, par l’appréhension surtout d’apprendre trop tôt une mauvaise nouvelle. Alors je me rejetais dans le travail avec une sorte de fureur pour tâcher d’oublier et pour er le temps.

J’avais fini par croire que le samedi matin n’arriverait jamais. Il est arrivé cependant ; la preuve, c’est que M. le Principal, M. le Sous-Principal et M. Flameron sont groupés debout au pied de la chaire. M. le Principal lit les notes, en suivant l’ordre alphabétique. Quand l’élève dont le nom précède le mien s’est assis, en baissant le nez, car ses notes ont été pitoyables, je me lève brusquement, sans attendre que M. le Principal ait appelé mon nom.

Il se met à rire en me demandant pourquoi je suis si pressé. Je suis couvert de confusion et je me rassieds. Malgré ma confusion, mon impatience est telle, que je ne quitte pas des yeux le groupe imposant ; je regarde surtout M. le Principal, qui tient mon sort entre ses mains.

M. le Principal, toujours en riant, appelle l’attention de M. le Sous-Principal sur mes notes. Les yeux de braise de M. le Sous-Principal se fixent sur moi, mais je n’y puis rien lire. M. Flameron a la charité de m’adresser un tout petit signe de tête pour m’encourager.

« Michel ! » dit enfin M. le Principal.

Il lit lentement les notes de Michel ; les jarrets de Michel fléchissent ; les yeux de Michel se voilent d’un nuage : car on pleure de joie aussi bien que de tristesse. Michel sortira demain.

D’autres noms succèdent au sien ; il les écoute à peine, mais il se penche en avant lorsque M. le Principal appelle Toussaint. Toussaint aussi sortira demain. Michel en était bien sûr d’avance, et pourtant sa joie n’est complète que quand il a entendu la chose de ses propres oreilles.

Oh ! oui, elle est complète, la joie de Michel, si complète même, qu’il oublie de se lever lorsque les autorités s’apprêtent à quitter la classe. Michel se serait couvert de honte par une si grossière impolitesse, si Toussaint ne l’eût pris par-dessous le bras, et ne l’eût planté sur ses deux jambes.

Pour la première fois, même depuis ma conversion, je jouissais d’un bonheur sans mélange ; ma conscience était tranquille, et tout au fond de mon cœur il y avait une pensée franchement et complètement généreuse.

Aussitôt rentré à l’étude, j’écrivis à ma mère pour lui annoncer que j’irais l’embrasser le lendemain, et que j’amènerais Toussaint avec moi.

Nous sommes au dimanche matin ; la messe vient de finir. Toussaint et moi, sur l’invitation du garçon qui sent l’étoupe, nous nous rendons au parloir en grande tenue. Le parloir est encombré de parents et de domestiques. J’aperçois tout de suite Guillaume le Taciturne. Un maître, assis à une petite table, délivre des billets de sortie. Pendant que nous attendons notre tour, Guillaume le Taciturne regarde Toussaint avec un mélange de curiosité et d’iration.

Je comprends tout de suite que l’on a parlé de Toussaint devant Françoise, et que Françoise a mis Guillaume au courant de sa biographie. Le portier tourne toujours des ronds de serviettes ; quand je lui mets entre les mains le billet de sortie de Toussaint et le mien, il me regarde fixement. Comme il est depuis longtemps au courant de ma biographie, il s’étonne de me voir franchir le seuil de la porte un jour de sortie facultative, et il ne prend pas la peine de cacher son étonnement. Cette petite réminiscence d’un é peu glorieux et peu éloigné me fait rougir et sourire en même temps.

Quand je me retourne pour chercher des yeux Toussaint et Guillaume le Taciturne, je les aperçois tous les deux en contemplation, Toussaint devant une petite pancarte, où il est dit qu’on ne fume pas dans l’intérieur du collège, et Guillaume devant Toussaint. Mon apparition rompt le charme, et nous nous mettons en route, Guillaume le Taciturne à ma gauche et Toussaint à ma droite. Guillaume, au lieu de tenir ses regards fixés à quinze pas devant lui, comme d’habitude, se détourne à chaque instant pour regarder Toussaint par-dessus ma tête.

Vers le milieu du trajet, je suis témoin d’un phénomène extraordinaire : Guillaume le Taciturne, après avoir toussé plusieurs fois d’une petite toux sèche, e derrière moi, va se placer à la droite de Toussaint. Il tousse encore pour s’éclaircir la voix ou pour se donner du courage, ou pour appeler l’attention de Toussaint, je ne sais lequel des trois. Toussaint se tourne de son côté et lui sourit. Guillaume lui rend sourire pour sourire, lui adresse plusieurs signes de tête, et lui dit, avec un air d’orgueilleuse satisfaction :

« Moi aussi, je suis de Chemaillé !

— Cela fait que nous sommes pays, lui répond Toussaint avec sa bonhomie ordinaire.

— Oui ; mais, moi, reprend Guillaume le Taciturne avec une déférence marquée, je n’ai pas reçu d’instruction ; je n’ai jamais… »

Trouvant sans doute qu’il avait été assez verbeux comme cela, il revint se placer à ma gauche, et ne s’occupa plus, en apparence, que de ce qui se ait à quinze pas devant lui. Mais, de temps à autre, il tournait furtivement les yeux du côté de Toussaint pour constater qu’il était toujours là, et qu’il ne s’était opéré aucun changement dans sa personne depuis la dernière constatation.

Grand-père nous guettait derrière la grille en fumant un cigare. Dès qu’il nous aperçut, il jeta vivement son cigare et se dirigea vers la petite porte.

« Quelle bonne surprise quand nous avons reçu ta lettre hier soir ! » me dit-il en m’embrassant.

Il tendit ensuite la main à Toussaint, et lui souhaita la bienvenue en termes si affectueux, que Guillaume le Taciturne sourit pour la seconde fois. Évidemment, par amour du clocher, il était fier de l’honneur que mon grand-père faisait à son village en la personne de Toussaint.

« Ta mère ne tardera pas à rentrer de la messe, me dit mon grand-père, en voyant que je tournais sans cesse les yeux vers la maison. En l’attendant, nous allons faire un petit tour au soleil, voulez-vous ? » Il avait dit « Voulez-vous ? par manière de parler ; car il était évident d’avance que nous voudrions tout ce qu’il voudrait. Il marchait entre nous deux, et nous causions comme trois vieux amis, quand ma mère rentra. Je me précipitai à sa rencontre, et, après l’avoir embrassée à plusieurs reprises, je lui offris gaiement mon bras, et j’insistai pour la débarrasser de son livre de messe. Elle se prêtait à toutes mes fantaisies, et me regardait tout le temps de ses yeux si doux et si sérieux ! Elle tendit la main à Toussaint. Guillaume le Taciturne, qui s’était attardé à dessein du côté de la cuisine, sourit pour la troisième fois, et disparut incontinent.

Je priai tout bas ma mère de vouloir bien faire les honneurs de la serre à Toussaint, parce que j’avais quelque chose de très pressé à dire à mon grand-père. Elle ne témoigna aucun étonnement, et emmena Toussaint avec elle.

« Tu sais, me dit mon grand-père, j’ai le cœur si content de cette bonne surprise que je voudrais bien trouver un moyen de te faire plaisir à mon tour.

— Tu trouves que je mérite une récompense ?

— Si je le trouve !

— Tu me laisses le choix ?

— Tu as carte blanche. »

Alors je lui présentai ma requête.

« Mignonne ! s’écria-t-il en se frottant les mains ; tiens ! où est-elle donc ée ?

— Je crois que ma mère est dans la serre avec Toussaint. »

Il courut vers la serre avec une agilité surprenante.

« Mignonne ! » s’écria-t-il pour la seconde fois lorsqu’il fut sur le seuil de la serre. Ma mère se dirigea vers nous, suivie de Toussaint.

« Qu’est-ce que je vous avais dit l’autre jour en revenant de ca avec M. le Principal ? Vous vous en souvenez, n’est-ce pas ? »

Ma mère fit signe qu’elle s’en souvenait.

« Eh bien ! ma chère, j’avais raison, ou plutôt nous avions raison car vous étiez de mon avis. Quand je lui ai dit que je voulais lui faire un grand plaisir, et que je lui ai donné carte blanche, il m’a demandé ce que vous savez. »

Il se tourna alors de mon côté, et, me pinçant l’oreille, il me dit à voix basse : « Maintenant, mauvais sujet, puisque l’idée vient de toi, c’est à toi de parler à ton camarade. Je sais d’avance que je n’ai besoin de t’adresser aucune recommandation ; fais-lui seulement comprendre que l’affaire une fois réglée entre vous, il n’en doit plus être question. »

Toussaint, par discrétion, s’était éloigné de nous, pensant que nous avions à nous confier des secrets de famille. De massif en massif, il était arrivé devant le grand bassin, et en ce moment, il s’amusait à contempler le jet d’eau.

Pendant que ma mère et mon grand-père regagnaient la maison, j’allai le redre. Ayant é mon bras sous le sien, je l’entraînai au fond du jardin, sous l’allée de marronniers.

CHAPITRE XXXV 69s4j

M. Pariseau monte très haut dans mon estime. – Le dernier des cancres. – Un petit coup d’œil sur le é.

Dès le lendemain, la série des répétitions commença. Tout était plaisir pour moi dans ces exercices variés où j’avais toujours mon ami pour compagnon. Le professeur entrouvrait la porte de l’étude et nous appelait d’un signe ; et nous nous élancions dans le couloir, nos livres sous le bras, bavardant entre nous, ou bien causant avec le professeur, s’il était d’humeur communicative. Il entrait dans une classe vide, qui avait toujours un aspect singulier et des sonorités étranges, et nous nous mettions à la besogne. Comme Toussaint comprend plus vite que moi, c’est surtout à lui que le répétiteur s’adresse quand il désire poser une question. Moi, je n’en suis pas jaloux, ou contraire.

En mathématiques seulement, mon camarade est d’une faiblesse déplorable ; comme je ne suis pas beaucoup plus brillant, le professeur décide que nous reprendrons l’édifice par la base. Au bout d’une dizaine de leçons, voilà Toussaint qui se met à comprendre et même à deviner. Le professeur, par moments, le regarde avec une véritable stupéfaction. Je suis sûr que le docteur Bilbarteault, en cherchant bien, lui aurait découvert quelque part sur la tête, la bosse des mathématiques.

Je me souviens toujours d’un certain soir où nous venions de commencer l’algèbre.

« À quoi vous destinez-vous ? demanda brusquement le professeur à Toussaint.

— À l’enseignement, répondit tranquillement mon camarade.

— Quelle route comptez-vous suivre ?

— On m’a conseillé, une fois bachelier, de me placer comme maître d’étude et de travailler ma licence.

— Bachelier, c’est très bien, reprit le professeur ; mais bachelier ès quoi ? s’il vous plaît.

— Bachelier ès lettres, répondit Toussaint ; c’était l’idée de M. le curé de Chemaillé.

— Je ne critique point l’idée de M. le curé de Chemaillé, reprit le professeur, et même je trouve qu’elle a du bon. Mais j’ai aussi la mienne, qui n’est peut-être pas mauvaise ; écoutez-moi bien.

— Oui, monsieur, je vous écoute, » dit Toussaint en se penchant involontairement, pour mieux entendre.

Moi aussi je me penchai.

« Je vous conseille, reprit le professeur en accentuant ses paroles, de vous présenter à l’École normale supérieure pour les sciences.

— L’École normale supérieure ! s’écria Toussaint en ouvrant de grands yeux.

— Oui, l’École normale supérieure, reprit tranquillement le professeur. Soyez bachelier ès lettres, d’abord, pour vous conformer aux conseils d’un digne homme qui vous a fait du bien ; et puis, parce que l’étude des lettres développera vos idées et élargira votre intelligence. Soyez bachelier ès sciences, sur le conseil d’un homme qui vous veut beaucoup de bien depuis qu’il vous connaît mieux, et qui se fait fort de vous conduire, comme par la main, jusqu’à la porte de l’École normale. Vous ne vous doutiez guère, ni M. le curé non plus, que vous aviez en vous le don des mathématiques. Vous l’avez, c’est moi qui vous en réponds, et il ne sera pas dit que j’aurai découvert en vous ce don-là sans en tirer parti. Ce serait un meurtre.

— Mais, monsieur, balbutia Toussaint.

— Il n’y a pas de mais, monsieur.

— Pourtant…

— Eh bien ! au fait, expliquez-vous.

— Je suppose, reprit Toussaint en rougissant, que je sois capable d’arriver à l’École normale…

— Moi, je ne le suppose pas, reprit vivement le professeur, j’en suis absolument sûr.

— Bon, reprit doucement Toussaint, me voilà donc à l’École normale…

— Je vous y vois d’ici !

— Mon père est très pauvre, continua Toussaint sans l’ombre d’embarras, et c’est M. le marquis de Chemaillé qui paye ma pension au collège. La reconnaissance ne me pèse pas, vous pouvez me croire ; mais je rougirais d’ab de la bonté de M. le marquis, et de garder pour moi une minute de plus que le temps nécessaire ce qui, entre ses mains, peut faire tant de bien à d’autres. Aussi, mon plan est fait : aussitôt bachelier, maître d’étude ! »

Sa physionomie était très belle pendant qu’il prononçait ses paroles, et je l’irais de tout mon cœur. Je crois bien que le professeur l’irait autant que moi ; car, quand il adressa la parole à Toussaint, ce fut avec une espèce de déférence.

« Vous ignorez, dit-il, que l’État accorde des bourses complètes aux élèves de l’École normale, à la seule condition qu’ils s’engagent par écrit à er dix ans dans l’instruction publique. Un élève de l’École normale n’est plus à la charge de sa famille ou de ses amis.

— C’est à considérer, dit Toussaint d’un ton grave. Mais un élève de l’École normale, s’il ne coûte rien à sa famille, ne lui rapporte rien non plus ; je voudrais faire quelque chose pour mon père le plus tôt possible. Un maître d’étude ne gagne pas des millions ; mais, logé et nourri, il peut encore faire des économies.

— Un élève de l’École normale, reprit le professeur, trouve facilement à donner des leçons les jours de sortie.

— C’est encore à considérer, » dit Toussaint toujours du même ton grave. En ce moment, il avait l’air d’un homme.

« Maintenant, reprit le professeur en se tournant de mon côté, il y a autre chose à considérer, une chose que Michel comprendra facilement. Comme c’est pour vous un véritable ami, et qu’il s’agit de votre avenir, Michel ne se formalisera pas de ce que je vais lui dire. Je suis content de son travail, content de ses progrès ; mais, depuis quelque temps déjà, vous ne marchez plus du même pas. Ce n’est donc pas lui qui va trop lentement, mais c’est vous qui allez trop vite. » :

C’était l’exacte vérité, et je m’en étais déjà aperçu.

« Voici ce que nous ferons, ajouta le professeur ; à partir de Pâques, je vous prendrai séparément.

— Mais, monsieur, objecta vivement Toussaint, ce sera double dérangement pour vous, double perte de temps ; votre temps est précieux.

— Je vous comprends à demi-mot, dit le professeur. À coup sûr, mon temps est précieux, et je ne le gaspille pas volontiers. Mais il me plaît, vous m’entendez, il me plaît beaucoup de vous en consacrer une partie par pure amitié. Vous m’avez dit, il y a un instant, que la reconnaissance ne vous pesait pas. Je vous permettrai, pour votre satisfaction particulière, d’être aussi reconnaissant qu’il vous plaira. Je vous indiquerai même un moyen de vous acquitter envers moi. Lorsque, plus tard, devenu professeur, vous rencontrerez sur votre chemin un brave garçon qui se trouve dans la même situation où vous êtes aujourd’hui, tendez-lui la main pour l’aider à marcher vers son but. Le jour où vous le verrez tiré d’affaire, dites-lui : « J’ai fait pour vous ce qu’un brave homme avait fait pour moi ; faites pour d’autres ce que j’ai fait pour vous, et nous serons quittes. » Assez causé, reprit-il vivement pour empêcher Toussaint de lui parler de reconnaissance ; nous avons perdu en discours un gros quart d’heure, et nous avons bien de la besogne devant les mains. Allez au tableau, prenez la craie et écrivez. »

Quand je racontai ce petit épisode à mon grand-père, il vit que j’étais ému, et moi je m’aperçus bien qu’il l’était aussi. Pour cacher son émotion, il se mit à me taquiner.

« Les voilà donc, s’écria-t-il avec emphase, ces horribles professeurs qui semblent créés et mis au monde uniquement pour détester les écoliers et se faire détester d’eux ! Le voilà donc, lui en particulier, ce prétendu homme fossile qui avait un morceau de craie à la place du cœur ! Il me semble que quelqu’un, dont je ne me rappelle pas exactement le nom, m’a parlé de lui, jadis, à peu près dans ces termes-là. »

Je lui répliquai en riant : « Le quelqu’un dont tu ne te rappelles pas bien le nom se rend à merci et avoue humblement son erreur. Ce quelqu’un-là aurait à ce propos une petite requête à te présenter.

— Parle pour lui, puisqu’il n’est pas là.

— Voici ce que c’est. Nous sommes riches, n’est-ce pas ?

— On le dit.

— Par conséquent ce ne serait pas une affaire de payer les leçons que M. Pariseau est disposé à donner gratuitement.

— Mon cher enfant, reprit mon grand-père d’un ton grave, ce ne serait pas une affaire assurément, et tu penses bien que je donnerais cet argent de grand cœur. Si la fortune a ses inconvénients et ses ennuis, elle a aussi ses avantages et ses joies, et le meilleur emploi qu’on en puisse faire, c’est celui qu’en fait M. le marquis de Chemaillé (par modestie, il ne voulait pas se citer lui-même). Mais le marquis, si nous prenions conseil de lui, dans le cas présent, nous dirait : « Vous n’avez pas le droit d’attrister et d’humilier un brave homme en lui offrant d’échanger contre de l’argent la noble satisfaction qu’il éprouve à faire le bien pour le bien ; non, vous ne l’avez pas. »

— C’est vrai, grand-père, » répondis-je, subitement éclairé par ces paroles pleines de sens et d’élévation.

À partir de la rentrée de Pâques, Toussaint et moi nous prîmes nos leçons de mathématiques à part. M. Pariseau aimait à me parler des progrès de Toussaint ; je voyais bien qu’il se complaisait dans son œuvre ; de mon côté, je le tenais au courant de ce qui se ait dans les autres répétitions que nous prenions ensemble ; de toutes parts, c’était un concert d’éloges. M. le Principal commençait à citer Toussaint comme un modèle ; les mamans et les papas se redisaient son nom les uns aux autres ; les collégiens parlaient de lui avec orgueil ; il avait trouvé le moyen de résoudre un problème trop souvent insoluble : être à la fois laborieux et populaire.

Moi, je brille d’un éclat plus modeste ; mais je puis dire à ma louange que je ne fais pas honte à mon ami. Quand je plonge, par la pensée, dans ce é si lointain, il me semble que mes trois dernières années n’en font qu’une ; ce qui prouve deux choses : la première, que l’assiduité au travail a abrégé pour moi, comme pour tout le monde, la durée du temps ; la seconde, c’est qu’aucun événement ne s’est produit dans mon existence classique auquel ma mémoire puisse se prendre pour fixer une date. Je ne puis pas me dire : en telle année, j’ai été envoyé au séquestre pour avoir eu trop d’esprit ; en telle autre, j’ai été privé d’une partie des vacances de Pâques pour avoir obstinément tenu tête à mon professeur. Les pestes, les lamines, les guerres enfoncent les dates dans la mémoire des peuples ; de même les retenues, les privations de sortie fixent les souvenirs du collégien. Je ne revois, dans toute cette période de ma vie, qu’un seul souvenir tragique, et encore s’agit-il d’un drame dont je fus simplement spectateur.

Vers la fin de la seconde année qui suivit la réforme commencée et continuée (R. C.), Brunet, dégoûté sans doute de la vie du collège, et décidé à se faire expulser avec éclat, paria, avec un autre cancre, qu’il descendrait du dortoir chaussé d’une paire d’énormes sabots de paysan. C’étaient de ces sabots ventrus, à peine dégrossis, qui gardent la couleur primitive du bois, sauf une teinte roussâtre de noisette mûrissante, qu’on leur donne à peu de frais en les exposant à un feu clair. Brunet, qui était un réaliste sans le savoir, s’était approché aussi près que possible de la réalité en matelassant ses sabots, à l’intérieur, d’une épaisse couche de paille, dont les brins déaient d’un demi-pied derrière le talon.

Le vacarme qu’il fit en descendant l’escalier ameuta toute la division ; le surveillant, rouge d’indignation, somma le délinquant d’avoir à retirer sans délai les sabots, dont le fracas retentissant causait un tel scandale.

« Enrhumé ! répondit insolemment Brunet ; peux pas les quitter sans autorisation du médecin. » Et il continua son vacarme jusqu’au bas de l’escalier. Là, il se trouva nez à nez avec M. le Sous-Principal, qui fixa ses yeux de braise, d’abord sur les chaussures incriminées, puis sur le surveillant.

« Je lui ai ordonné de les retirer, dit vivement te surveillant, mais il a formellement refusé d’obéir.

— Ah ! » dit M. le Sous-Principal d’une voix sépulcrale. M. le Principal, qui faisait sa ronde dans les couloirs, survint à l’improviste, étonné de voir un rassemblement au bas de l’escalier.

« Qu’est-ce que c’est que ça ? » demanda-t-il avec un rire interrogatif.

Le surveillant fit son rapport verbal.

« Jean ! » s’écria M. le Principal d’une voix impatiente. Jean sortit du réduit où il confectionnait, pour le compte d’un marchand de la ville, tous les objets que l’on peut confectionner avec du chanvre et de la ficelle.

« Montez au dortoir, lui dit M. le Principal, et apportez tout de suite les souliers du n° 42. » Le n° 42, autrement dit Brunet, demeura imible au milieu de tous les regards qui se concentraient sur lui. Lorsque Jean redescendit, tenant à la main les souliers du n° 42, M. le Principal lui fit un signe de tête, et Jean déposa les souliers à côté des sabots. Jean faisait une drôle de grimace qui ressemblait à un sourire ; et, voulant jouir jusqu’au bout d’une scène qui promettait de devenir intéressante, il se dissimula derrière les groupes d’élèves.

« Je suis quelque peu médecin, dit M. le Principal, au milieu du plus profond silence, et je puis vous affirmer que votre rhume se trouvera bien d’un changement de chaussures. Nous veillerons d’ailleurs à ce que vous ne soyez pas exposé aux courants d’air. Jean vous conduira au séquestre aussitôt que vous aurez terminé la petite opération que je vous conseille de ne pas différer. »

Brunet, au lieu d’obéir, se mit à se frotter les yeux et fit semblant de pleurnicher. « Mes parents sont pauvres, dit-il avec une grande variété de reniflements ; c’est pour ménager mes souliers que j’avais adopté une chaussure plus économique. »

Malgré la présence redoutable de M. le Principal, cette facétie de mauvais goût provoqua des rires étouffés.

« Jean, reprit M. le Principal, allez dire à la lingerie et au vestiaire que l’on fasse immédiatement le paquet du n° 42. »

Là-dessus, il adressa un salut ironique au n° 42, et se retira tranquillement, suivi de M. le Sous-Principal.

Brunet fit semblant d’être pris d’un accès de désespoir. « Ce n’est pas une raison parce que je suis pauvre, répétait-il d’une voix pleurarde, pour me priver des bienfaits de l’instruction ! »

Le maître d’étude haussa les épaules, et nous fit signe de former les rangs. Brunet se mit à nous suivre, en répétant à satiété la phrase qui lui avait paru si jolie. Le maître lui ferma la porte au nez. Mais il n’y gagna rien. L’étude entière prêtait l’oreille au sabotement de Brunet sur les dalles du couloir, et je vous prie de croire que, malgré ses idées bien arrêtées sur l’économie, il ne ménageait pas ses semelles.

Vers les sept heures, le sabotement cessa tout à coup, et nous entendîmes distinctement le bruit de deux soufflets istrés de main de maître. Le père de Brunet, qui habitait la ville, avait été prévenu sans délai. Il avait signalé son arrivée par l’exécution sommaire dont le retentissement était venu jusqu’à nous. « En route ! dit une voix irritée, la voix du père de Brunet ; tu seras puni par où tu as péché. Tu vas traverser toute la ville en sabots, et surtout ne bronche pas ! » Cette recommandation paternelle fut suivie immédiatement du choc retentissant du bout d’une canne ferrée sur les dalles. Nous comprîmes tous quelle sanction le père de famille comptait donner à ses paroles, et Brunet dut le comprendre aussi, car il se mit en marche ; mais son sabotement avait quelque chose de penaud et d’humilié.

Ainsi disparut de notre horizon le dernier de ces cancres héroïques qui avaient lutté si vaillamment contre le travail et contre la discipline. Chauffour lui avait montré la route, et moi je m’étais dérobé. La cancrerie, privée de ses chefs, a au rang des choses obscures et dédaignées. Oui, le dédain s’en mêla, et l’opinion publique devint sévère pour les cancres, après leur avoir été si longtemps indulgente. Quelquefois, dans les coins, deux ou trois cancres mélancoliques pleurent ensemble le bon vieux temps, le temps où l’on s’amusait. Ils citent les grands noms de Chauffour et de Brunet, comme la Grèce dégénérée citait les grands noms de Miltiade et de Thémistocle ; vaine consolation, consolation d’un instant, sans influence sur le présent, sans espérance pour l’avenir.

Cette révolution ne s’accomplit pas du jour au lendemain ; mais elle avait été préparée par la popularité d’un travailleur, de mon ami Toussaint, et elle fut menée à bien, sans qu’il y songeât, par l’exemple véritablement contagieux de son ardeur et de son énergie. Je crois et j’espère que mon exemple y fut aussi pour quelque chose. Traité d’abord en transfuge et suspect aux deux camps, je me fis peu à peu ma place dans le camp des bons, et je servis d’exemple et de précédent à l’autre. Les armées battues sont d’ordinaire décimées par la désertion ; c’est ce qui arriva à l’armée des cancres.

Toussaint marchait droit devant lui, d’un mouvement de plus en plus accéléré ; il en était venu à faire ses deux classes par an, sans fatigue et sans effort. Aussi, l’année où j’échouai dans ma première tentative sur l’École navale, il rapporta de Poitiers ses deux diplômes de bachelier ès lettres et de bachelier ès sciences. L’année suivante, il entra à l’École normale, et moi je mis le pied sur le Borda.

Je rends tous les jours grâces à Dieu, qui m’a tiré du bourbier où je m’étais laissé choir. Mais je ne puis m’empêcher de regretter amèrement le temps que j’ai perdu. Je sais, par une douloureuse expérience, que le temps perdu est perdu sans ressource. On peut éviter d’en perdre davantage, mais c’est tout. Favorisé par les circonstances, j’ai fait ce que l’on appelle un chemin assez rapide. Mais je sens bien en moi-même que je ne suis pas tout ce que j’aurais pu être, que je ne rends pas à mon pays tous les services que j’aurais pu lui rendre, que je n’exerce pas autour de moi l’influence que j’aurais pu exercer.

M. Thomas est doyen d’une importante Faculté des lettres ; Toussaint est membre de l’Institut et professeur au Collège de  ; Chauffour parcourt la comme représentant d’un négociant en vins du Midi ; Brunet, qui a eu une très grande fortune et qui en a abusé de toutes les façons, est devenu vieux avant l’âge et légèrement radoteur. Son intelligence, qui était réellement brillante, s’est obscurcie peu à peu. C’est un véritable effort pour lui de lire son journal, et l’occupation la plus intelligente de sa vie est de parcourir le Mail à pas lents, quand il fait beau.

Louvat, ancien élève et lauréat de l’École de Grignon, surveille l’exploitation qui faisait l’orgueil de mon grand-père. Il est si actif qu’il donne aussi ses soins aux terres qui lui appartiennent ; car il a épousé une femme excellente, qui se trouvait riche par surcroît. Il est délégué départemental au service actif du phylloxéra et membre de toutes les Sociétés d’agriculture ; il fait des conférences sur la culture, et publie un Almanach agricole qui rend de très grands services. Je l’ai là sur ma table : « Almanach agricole, par J.-B. Louvat, chevalier de la Légion d’honneur. »

Mon grand-père, comblé de jours, s’est éteint doucement, ou plutôt il a commencé une nouvelle vie, en compagnie de ceux qu’il avait aimés sur la terre, dans la région sereine où il n’y a plus ni douleurs ni séparation. Mes deux tantes l’y ont suivi.

Ma mère, en cheveux blancs, toujours vêtue de noir, belle de cette beauté sur laquelle le temps n’a pas de prise, est assise sous ma fenêtre avec ma femme ; elles causent toutes les deux de l’avenir de nos trois enfants et du é de leur père. Ma mère, indulgente comme toutes les mères, surtout celles qui ont les cheveux blancs, déclare, en toute sincérité, que, pour être parfaits, mes enfants n’ont qu’à ressembler à leur père.

Pauvres petits ! Dieu les préserve d’une telle perfection. C’est pour leur épargner les fautes que j’ai commises, les humiliations que j’ai méritées et les dangers que j’ai courus, que je me suis décidé à écrire mes confessions. Les paroles de leur grand-maman me décident à les leur mettre sous les yeux, quand le moment sera venu, par exemple, après mon prochain voyage.

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— Élaboration :

Ont participé à l’élaboration de ce livre numérique : Yves, Anne C., Françoise.

— Sources :

Ce livre numérique est réalisé principalement d’après : Giradin, Jules. Le Roman d’un cancre, Paris : Librairie Hachette et Cie (Bibliothèque des Écoles et des Familles), 1899 (3e , 5e (1907) et 6e (1910) éditions). D’autres éditions ont pu être consultées en vue de l’établissement du présent texte. L’illustration de première page ainsi que les illustrations dans le texte sont d’Osvaldo Tofani et proviennent de notre édition de référence.

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