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Isabelle Kaiser

L’ÉCLAIR DANS LA VOILE

Nouvelles

2025 (1907)

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Table des matières

 

LE GARS DU LANZIG.. 6

LARGO.. 35

LES SACRIFIÉS. 46

I  LE TAUREAU.. 46

II  LA JUMENT LISE  CROQUIS DE GUERRE. 54

LES SAUVEURS. 64

I  MONSIEUR LE MARQUIS. 64

II  LE SAUVEUR.. 78

III  MONSIEUR LE CURÉ. 93

GESTES DE FEMMES. 109

I  ANTIQUES. 109

I  ABISHAG.. 109

II  VALE CARISSIMA ! 123

II  MODERNES. 132

I  SA DERNIÈRE VOLONTÉ. 132

II  LE PHARE.. 141

III  « SWEETHEART ». 157

IV  LA LETTRE.. 167

V  LE PÈLERINAGE DE CHRISTIANE.. 176

VI  SOUS LES RUINES. 189

DANS LES MONTAGNES DE NIDWALDEN.. 203

I  UN POMMIER EN FLEURS. 203

II  LE TRAIN DE NUIT. 211

III  LA FEMME DE LORE MIGI 220

IV  HOLI ! HO ! DIA HOU ! 230

Ce livre numérique. 242

 

 

L’Amour, la Mort et la Bonté,

Comme des éclairs dans la voile,

Peuvent soudain orienter

Notre nef vers d’autres étoiles…

 

TIBI,

ANIMA MEA !

LE GARS DU LANZIG 5z1y16

NOUVELLE MONTAGNARDE
DE NIDWALDEN

À la lisière du bois de Tannibühl, Meiradi cesse de courir. Il lui semble qu’un roc pèse sur sa poitrine et lui coupe la respiration.

Seigneur, qu’avait-il fait ?

Un bruissement de feuilles froissées frémit dans les arbres de la montagne. Il se retourne, effaré, en redressant les épaules, honteux de frissonner dans l’obscurité comme une vieille femme.

Il ne se sentait guère à l’aise en fuyant dans la nuit vers les pâturages, comme un malfaiteur, comme un meurtrier. Non, il n’est pas allé jusque-là, dans l’aveugle furie de son excès d’ardeur. Mais c’était une fâcheuse aventure, qui lui coûterait peut-être la liberté.

— Jésus, Marie !

Cette pensée harcelait le gars ; c’est elle qui l’avait poussé à la fuite ; c’est elle qui l’empêchait de reprendre haleine sous les arbres pleins de mystères bruissants. Ce n’était pas le repentir.

Quand un rameau lui frôlait l’épaule au age, le retenant comme un doigt décharné, il tressaillait, puis il se dégageait d’un mouvement si vif que la branche morte se brisait avec un bruit sec. Alors, il raillait sa terreur.

— Par Dieu ! ce n’est pas encore le gendarme !

Certes, il ne regrettait pas la correction qu’il avait istrée au noir Riedmattler ; mais elle avait pris un caractère plus rude qu’il ne l’eût voulu, car la colère l’avait aveuglé.

Ce brutal, gorgé d’ivresse, abusant de son droit de père, n’avait-il pas eu l’audace de frapper Victorine, parce qu’elle tenait à lui, le pauvre gars du Lanzig ! Et de ses yeux, il avait vu cet opprobre.

La fille et la mère s’étaient enfuies de la chambre en jetant des cris d’alarme, et Meiradi avait saisi le bras du forcené. Alors, la fureur de l’ivrogne s’était tournée contre le « loqueteux » qui lui enlevait sa fille. Il lui avait jeté des paroles injurieuses, qui firent bouillonner en lui le sang impétueux qui coulait dans les veines de tous les Lanzig.

Quand le noir Riedmattler avait levé sur lui son poing armé d’un couteau, Meiradi s’était rapidement emparé du fusil que les recrues rentrées du service avaient appuyé contre la paroi, et, sans réflexion, dans un geste d’instinctive défense, il avait opposé la baïonnette à la menace du paysan.

Et la lame aiguë avait traversé de part en part le poing qui s’abattait et qui demeura comme empalé.

Au hurlement de douleur du blessé, Meiradi avait dégagé l’arme d’un mouvement sauvage ; et la jetant loin de lui, il s’était enfui, affolé d’épouvante.

Le souffle de la tiède nuit d’été a sur son front humide de sueur. Une hâte le poussait en avant, vers le pacage de Tristeln, où son troupeau paissait durant les premiers mois de l’été.

Jean-Blaise, le gars d’Ifang, soignait les bêtes, pendant que Meiradi faisait son service militaire à la ville.

Là-haut, on ne savait rien encore de la dispute sanglante ; le torrent seul jasait dans la sérénité de la nuit, mais il ne divulguait rien. Il venait du lointain Stutz, et roulait ses flots sans se soucier de ce qui se ait dans la vallée.

Le jeune berger fit une courte halte dans un abri, à la hauteur de Matt. Une étoile se balançait juste au sommet du pic de la Corne-Noire. Derrière le massif des Bauen, une lueur ascensionnait.

Meiradi ne voyait rien. Assis sur le banc de la hutte, les coudes aux genoux, le visage dans les mains, il regardait fixement dans l’ombre la face convulsée de rage du noir Riedmattler… et, près de lui, un autre visage rayonnait, puis se détournait de lui, épouvanté.

Ah ! Victorine ! par quelle aberration du destin la créature aux yeux de source, au regard de gazelle soumise, était-elle l’enfant de cette brute ? Mais c’était une vaillante quand même ! Depuis des années, elle tenait à lui, en dépit de son père, et jamais elle n’avait dansé à la kermesse alpestre avec un autre montagnard qu’avec lui, le gars du Lanzig.

Ils voulaient s’épo, dès qu’ils auraient quelques vaches de plus dans l’étable.

« Sûrement ! » murmura-t-il, comme s’il protestait contre un invisible adversaire.

Puis il se leva et reprit sa course vers la montagne silencieuse.

Les pentes embaumaient le thym sauvage et le fenouil, sous la chaude haleine de la nuit de juillet. Un sentiment de joie l’envahit quand il perçut les premiers tintements des clarines. Cela sonnait comme une salutation paisible.

Jean-Blaise s’était déjà couché sur le foin, et ne se réveilla pas quand Meiradi crocheta la porte de lattis. Seul, le chien du pâtre bondit à sa rencontre avec des jappements d’allégresse.

Le gars ébaucha instinctivement un brusque mouvement d’épaule, comme pour se débarrasser d’un fardeau, avant de er le seuil de la hutte, mais il s’aperçut soudain qu’il était nu-tête, et ne portait pas sur sa blouse du dimanche la lourde hotte des montagnards.

Pourtant quelque chose lui pesait…

Il se jeta tout habillé sur le foin de l’Alpe et s’endormit.

Quand il se réveilla, Blaise était déjà au travail dans la hutte enfumée, près du vaste chaudron où moussait le lait caillé.

Meiradi sortit du chalet et se dirigea vers la fontaine. Il se pencha sur l’auge rustique, puisa avec ses deux mains l’eau glaciale, et baigna son visage et ses yeux, comme si l’onde pure devait effacer une hideuse vision ; puis il fit jaillir le jet d’eau froide sur sa nuque et sur sa tête pour rafraîchir ses pensées et fortifier ses muscles. Il se redressa, l’eau ruisselant sur sa poitrine nue, et se tint sous le soleil, dans sa virile fraîcheur.

Toute trace de la terreur nocturne avait disparu de son être. Un défi retroussait sa lèvre supérieure, et ses dents, très belles, luisaient de convoitise sous la moustache brune.

Son être accusait la force consciente et l’ivresse de vivre.

Le fantôme qui l’avait hanté hier s’était dissipé comme une brume à la clarté du jour.

Une ride volontaire sabrait son front, et une flamme d’orgueil parut dans ses yeux quand ils fixèrent le soleil levant, qui émergeait des rochers des Mythen.

Un pinson chantait à la cime d’un mélèze ; et les vaches, couchées dans l’herbe lourde de rosée, se redressaient lentement et tournaient leur tête du côté du soleil avec un doux meuglement.

Meiradi détourna son regard de la route de lumière que l’aube traçait sur le lac des Waldstätten, et l’abaissa sur les rives endormies à l’ombre fraîche des montagnes.

Une expression de malaise obscurcit ses traits. Le village !

Voici la coupole de l’église, et le premier rayon du soleil accroche un éclair à la croix de cuivre du sommet de la tour.

Il eut soudain conscience d’avoir enfreint le cinquième commandement en maltraitant son prochain dans la colère…

Sans doute, on parlait au village, à cette heure. La nouvelle se propageait comme la renoncule vénéneuse des prés de Riedmatt aux vergers des voisins ; elle se glissait à travers les crevasses des murs et les fissures des cloisons dans la maison d’Isrig Peter et de Katri Sepp, et s’épanouissait en âcre floraison.

« Jerelis ! Jerelis ! le gars du Lanzig a blessé avec son fusil le paysan de la Riedmatte… Quelle tête chaude et quel emporté ! »

Mais nul ne prenait en pitié le noir Riedmattler. C’était un de ceux devant lesquels on ne tirait pas volontiers le chapeau.

Il n’avait pas volé la correction, le scélérat ! Quand il buvait, sa femme et sa fille tremblaient devant la grossièreté de cette brute. Tout le monde savait au village que Victorine avait choisi le gars du Lanzig pour amoureux. Ils étaient bien le plus joli couple à la danse des pâtres.

Meiradi crut ouïr dans l’isolement de l’Alpe les chuchotements et les bavardages des commères sous l’auvent et près des fontaines. Et quand le gendarme apprendrait la nouvelle de la rixe, il s’empresserait de le mander au chef-lieu, où siégeaient messieurs les conseillers.

Un frisson courut le long de ses reins.

— Bah ! l’affaire ne tournera pas si mal, fit-il pour se tranquilliser. Sûrement !

Il se détourna pour vaquer à sa besogne journalière.

Il travailla jusqu’au soir, mais il ne « youla » pas, comme naguère, quand il avait le cœur allègre et les mains pures.

Quand l’ombre descendit, rien ne put le retenir sur la montagne. Une force inconnue l’attirait vers la vallée, vers la maison d’où il avait détalé hier soir comme s’il avait eu tous les démons à ses trousses.

Il courut droit devant lui, évitant les sentiers frayés. La maison de la Riedmatte s’adossait au flanc de la colline qui dominait le village. Le gars se cacha dans les halliers de la forêt pour surveiller la maison. Une lueur rouge errait derrière les vitres à croisillons du second étage. Deux fois, la porte d’entrée fut rapidement ouverte. Lorsqu’une lumière s’alluma derrière les vitres de Victorine, le pâtre se hasarda hors de sa cache et se glissa furtivement à travers la prairie. Il se hissa sur la pile de bois jusqu’à la croisée de la jeune fille, comme aux premiers soirs de leur amour, où, selon l’usage du pays, il venait faire sa cour sous ses fenêtres.

Il frappa contre le volet.

Rien ne remua à l’intérieur. Il appela prudemment, mais d’une voix impérieuse :

— Victorine !

La jeune fille l’avait reconnu avant d’entendre son appel, mais elle eut à surmonter un léger mouvement de dépit ; à travers la cloison, les gémissements ininterrompus du blessé montaient dans la nuit.

D’un geste brusque, elle fit glisser le volet dans sa coulisse, éteignit la bougie, et se pencha vers la tête brune, si chère, qui montait vers elle.

— C’est toi ! Jésus Marie ! À quoi songes-tu, mon gars ?

L’angoisse, le reproche et la tendresse tremblaient dans son exclamation.

— Je voulais seulement m’informer… Comment va-t-il ? fit-il avec une gaucherie embarrassée.

— Eh ! n’entends-tu pas toi-même comme il gémit et se lamente sans cesse ? chuchota-t-elle âprement.

Ils se turent, tremblants, et prêtèrent l’oreille.

On eût dit le rugissement d’un taureau dans le silence, et le couple frissonna dans la nuit d’été.

— Un docteur viendra demain… un étranger, fit-elle à mi-voix. Écoute, le père nous maudit tous les deux… c’est horrible à entendre.

— Bah ! le bon Dieu n’écoute pas un tel homme ! maugréa le gars.

— Tais-toi, Meiradi ; ne charge pas ta conscience de nouveaux péchés ; et maintenant, va-t’en, au nom du ciel !… S’ils t’attrapaient…

— Que m’importe ? fit-il dans un élan de révolte ionnée.

Elle voulut fermer le volet, mais il glissa sa main entre les battants et lui saisit le bras.

— Viktorli, je m’en vais, mais promets-moi…

— Que veux-tu ?

— Porte-moi des nouvelles du docteur, demain, après les vêpres, à la croix du Wildhag. Je viendrai de l’Alpe à ta rencontre. C’est dit ?

— Soit ! fit-elle brièvement.

Il la libéra. La fenêtre fut close, et de furieux appels retentirent, mêlés à des hurlements de douleur qui n’avaient plus rien d’humain.

Le jeune homme resta comme rivé au sol jusqu’à ce que le silence se fît ; puis il reprit à longues enjambées le chemin de la montagne…

Le lendemain, Meiradi garda les troupeaux. Les bêtes avaient déjà brouté tout l’herbage du parc. La semaine prochaine, on monterait vers les hautes Alpes pour pâturer sur les Wildflühen.

L’œil du berger distinguait aisément, dans le troupeau des vaches brunes, celles qui lui appartenaient. Elles venaient à lui, et flairaient familièrement ses mains et ses poches avec leurs langues rugueuses jusqu’à ce qu’il leur donnât le sel.

L’une, mouchetée de noir, avec une étoile au front, s’appelait « Sterni » ; la seconde répondait au nom de « Duchesse » parce que c’était une bête de race, aux agissements bizarres et aux allures hautaines. Elle fournissait le meilleur lait du troupeau. La troisième avait été baptisée « Gams » parce qu’elle était d’humeur hardie et escaladait les rochers avec l’agilité d’un chamois.

Le troupeau s’ébattait, pétulant, dans l’ivresse joyeuse épandue sur le vallon. Une haleine aromatique se dégageait du pacage. Seules, la ciguë et l’angélique sauvage se dressaient intactes sur leurs hautes tiges. Les bêtes rassasiées choisissaient les herbes odorantes, l’esparcette ou l’oseille des bûcherons, et les chèvres broutaient les benoîtes, ou mordillaient les jeunes pousses des haies.

Dans les terrains marécageux, la houppe d’argent des linaigrettes luisait dans les laiches ; et sur les rives des ruisseaux cachés la tardive lumière d’or des trolles éclatait.

Et Topsy bondissait autour des vaches avec des jappements taquins ; les unes exécutaient des écarts bouffons, mais les bœufs aux épais fanons ruminaient paisiblement, tandis qu’un songe s’ébauchait dans leurs larges prunelles, qui se voilaient soudain d’une béate ignorance.

Dans la beauté du matin, le désir de youler à pleine gorge s’empara de nouveau du gars du Lanzig… Holi ! ho dia hou !… Il lui semblait que les sons frémissants de lumière chassaient l’angoisse et les soucis, exorcisaient sa peine et qu’il pouvait forcer la paix à réintégrer son âme par cet éclat d’allégresse de sa jeune force… Dia hou ! ia hou !…

Et les sons montaient dans l’air bleu, descendaient vers les profondeurs des vallées, sur des ailes palpitantes ; et l’on eût dit que le cœur des rochers même chantait, et que l’hymne des Alpes de Nidwalden montait vers les dômes du ciel dans la pureté de l’aube dominicale…

Un souffle de cette joie gonflait encore le cœur de Meiradi quand il descendit après-midi à la rencontre de Victorine, jusqu’au Wildhag. Il avait piqué un brin d’alperose à son feutre rond, et des alperoses étaient brodées sur sa blouse de fête.

« Viendra-t-elle ? » se demandait-il, inquiet, tandis qu’il s’accotait contre la clôture de lattis, et interrogeait du regard le sentier qui montait en lacets.

Une impatience le saisit.

Il s’assit sur l’auge de la fontaine, près de la grange, et alluma un cigare pour se donner une contenance. Puis il mit les coudes aux genoux et regarda fixement devant lui…

Soudain, au dernier tournant du chemin, la jeune fille apparut. Elle se dirigeait vers lui, le pas alerte, le visage sérieux. Comme elle se retournait, il vit que le soleil étincelait dans la flèche de filigrane qui retenait ses cheveux tressés avec des galons rouges.

Elle avait le livre d’heures en mains, et le carcan de corail et d’or des dimanches cerclait son cou.

— Bonjour, Meiradi ! fit-elle tranquillement, mais une joie concentrée vibrait dans la brève salutation.

Elle était à peine jolie, mais son visage rayonnait d’une si belle jeunesse et d’une telle candeur d’honnêteté, que l’on se sentait le cœur à l’aise quand Victorine souriait.

— Bonjour, Viktorli ! répliqua le gars, d’une voix indifférente, comme s’il ne tenait pas à cette rencontre, et il ne lui tendit pas la main dans sa gaucherie paysanne, pleine d’orgueil et de timidité.

— Le père ne va pas mieux, dit-elle, sans attendre sa question.

— Ah ! fit-il brièvement.

Il ôta le cigare de ses lèvres et le posa soigneusement sur la haie de bois.

— Le docteur de la ville dit que dans deux jours on verra si une opération est possible, Sinon, la gangrène pourrait gagner la blessure. C’est ce qu’il craint, ajouta-t-elle, hésitante.

— C’est malheureux, sûrement ! fit-il embarrassé.

Il s’était détourné à demi, et n’osait plus la regarder.

Tout à coup, il dit :

— Bah ! il se tirera d’affaire, le noir Riedmattler.

Il était sans inquiétude pour cet homme qu’il haïssait, mais la liberté et la jeune fille dépendaient peut-être de cette vie.

— Dis, voudras-tu encore de moi, et seras-tu ma danseuse à la fête de la Saint-Martin ?

— Oui.

— Sûrement ?

— Sûrement.

— Et si ton père soulevait à nouveau le ciel et l’enfer contre le gars du Lanzig, que ferais-tu ?

— Je lui répéterais ce que je lui ai dit bien souvent. Ça m’est égal que tu n’aies pas d’argent, puisque…

Elle s’arrêta, confuse.

— Puisque… fit-il pressant.

— Tu me plais !

Une nuance d’espièglerie ensoleilla ses traits et des fossettes parurent au creux des joues. Il rit ; et profitant de sa sérénité heureuse, il demanda brusquement :

— Et s’il arrivait malheur à ton père, Victorine, que deviendrions-nous ?

Elle n’hésita pas. La réponse vola droit à son but, comme une flèche taillée dans un bois sain.

— Tout serait fini entre nous, mon gars.

Sa voix devint soudain âpre, comme si le gel avait tué la joie en fleur de tout à l’heure.

— Ah ! fit le pâtre, frappé au cœur.

Et il ajouta amèrement :

— Comme tu dis cela, on dirait qu’il t’en coûterait peu.

— Tu crois ? dit-elle simplement.

Elle le regarda en face, et il y eut au fond de ce regard une protestation si probe, qu’il se détourna, humilié. Mais il sentait qu’il n’y avait pas à marchander avec les paroles de Victorine. Elle agirait comme elle l’avait dit.

Il y eut un moment de silence entre eux.

Un pressentiment de souf proche pesait sur le couple. À l’entour, la splendeur de l’été éclatait au soleil, mais un souffle de vent précurseur ridait le lac.

— Ade, Meiradi ! je dois rentrer, dit-elle doucement.

Le gars voulut la laisser partir, par un défi hautain de sa vanité blessé.

— Ade ! fit-il d’un ton bref.

Puis d’une voix saccadée, qui s’arrachait avec peine des tréfonds de l’être, il ajouta :

— Et si c’était la dernière fois, hé ?

— Comme Dieu voudra, Meiradi… Cela ne sert à rien de pleurer, dit-elle avec simplicité.

Son calme apparent exaspéra le jeune homme.

Il la saisit aux poignets et la contraignit à se rapprocher de lui.

— Que veux-tu ? fit-elle l’haleine tremblante, quand elle rencontra son regard de révolte.

Et comme la fureur s’était emparée de lui en face du brutal adversaire, la sainte colère de la ion le saisit devant celle qu’il aimait et qu’il tremblait de perdre. Il lui sembla qu’il devait l’emporter dans ses bras vers la montagne, dans le chalet bruni par les tempêtes, au sein de la grande paix de l’Alpe, où nulle douleur ne l’assaillirait, où nulle main ne l’arracherait à ses côtés. L’ermite les marierait là-haut, dans la vieille chapelle où l’on officiait encore à la Saint-Bartholomé.

Un sauvage désir de protéger Victorine et de braver le monde entier s’empara de lui.

— Viktorli !

Il avait mis ses bras autour des épaules de la jeune fille, et l’étreignait comme aux soirs heureux.

— Ô toi ! ma mienne !

Ils se regardèrent, les yeux dans les yeux.

Le sang impérieux qui avait causé la perte de plus d’un gars de la lignée des Lanzig bouillonnait dans les veines du jeune pâtre. Il voulut embrasser la jeune fille. Elle vit la convoitise des dents laiteuses sous les lèvres qui frémissaient de ion, et cette certitude la fit trembler : « Tu l’aimes, et tu ne pourras pas l’épo si ton père mourait… Sainte Marie, aidez-moi ! »

— Non ! fit-elle très bas, en détournant la tête.

Puis elle détacha de sa nuque les bras de Meiradi et garda ses mains dans les siennes.

Il ne fit aucune résistance. Une dignité si chaste émanait de la jeune fille qu’il se soumit, dompté.

Son regard interrogea l’horizon, comme si elle « voyait » l’angoisse des jours à venir.

— Dieu te garde ! dit-elle.

Il la suivit des yeux sans prononcer une parole, et maîtrisa violemment le désir de la rappeler ou de la redre…

Puis il reprit le sentier de la montagne, d’un pas lourd qui hésitait encore, comme s’il était retenu par des mains invisibles et ne parvenait pas à s’en dégager…

La nuit, le föhn sévit sur l’Alpe.

Les bergers éteignirent le feu de l’âtre, tant le vent faisait rage et refoulait la fumée dans la hutte.

Les deux gars s’accroupirent sur la litière de fanes, la courte pipe aux lèvres. Blaise n’était pas un bavard, et Meiradi ne tenait pas à ca. Ils se turent ensemble, et laissèrent s’éteindre les pipes à cause du danger de l’incendie.

Le bétail s’était blotti, effarouché, sous les branches retombantes des pins, et les clochettes inquiètes tintaient dans l’accalmie. Une attente frissonnante courait dans l’air, durant quelques minutes ; puis, comme s’il avait recruté des forces nouvelles, le violent despote, éperonnant ses étalons haletants, s’élançait des sommets du Bauen et du Rothstock, et chevauchait à la cime des forêts, courbant les ramures gémissantes qui se tordaient échevelées sous le sifflement de ses fouets. Il chassait par le pâturage, s’engouffrait dans les profondeurs et sonnait du cor dans les cavernes… Et soudain, on l’entendait gémir et se plaindre autour de la maison des hommes, comme s’il souffrait de leurs peines et partageait leurs révoltes…

— Par Dieu ! il hurle comme le noir Riedmattler ! maugréa Meiradi.

Les bardeaux s’envolèrent du toit et les solives craquèrent. La hutte trembla tout entière, ébranlée par une main de fer.

— Tu dis ? interrogea placidement Jean-Blaise.

— Quel vent ! fit le gars, éludant la question.

— Le brise-glace ! dit le pâtre, laconique ; l’herbe pousse sur les Wildflühen.

Quand le soleil parut, le vent avait abdiqué sa puissance ; l’air était d’une clarté transparente, comme purifié par l’ouragan. Chaque arbre se dessinait nettement sur le fond de la forêt, et chaque arête de roche saillait sur la croupe des premiers contreforts des Alpes.

Le son clair des cloches montait du village.

Le gars du Lanzig tressaillit.

— Bah ! ils sonnent les matines.

Quand les cloches de midi jetèrent leur message vers le ciel, un frisson agita de nouveau le corps du berger.

Mais le soir, comme il était occupé à traire les vaches, au soleil couchant, Jean-Blaise le héla :

— Hé ! écoute !

— Qu’y a-t-il ?

Le gars écarta brusquement le capuchon de toile de sa blouse et appuya sa tête contre la jambe de la vache, dans une attitude de guet.

— Ils sonnent la cloche des agonisants au village.

Dans un mouvement d’effroi, Meiradi se leva, le seau de lait d’une main, la sellette de l’autre.

— Jésus ! cria-t-il.

Vraiment, les sons grêles et plaintifs de la petite cloche, qui sonnait pour les moribonds la venue du grand silence, montaient avec une lenteur pleine d’hésitation, comme s’ils trouvaient le message de mort discordant dans la grâce de ce soir d’été, éclatant de vie.

Le glas cessa de tinter pour reprendre de plus belle. On sonnait deux fois pour annoncer le décès d’une femme, trois fois pour la mort d’un homme. Quand la cloche se tut pour la seconde fois, le cœur de Meiradi cessa presque de battre.

Ses mains rageuses auraient voulu étreindre le battant pour l’empêcher de frapper encore. La cloche sonna pour la troisième fois.

— Ce sera le vieux Schuonisepp, dit Jean-Blaise ; il a le mal mystérieux.

— Oui… oui… c’est le Schuonisepp, sûrement ! balbutia le gars.

Une fervente pensée sillonna son esprit : « Mon Dieu, que ce ne soit pas le noir Riedmattler ! »

Mais au fond de l’être, il sentait déjà l’atteinte du malheur.

Il se laissa retomber sur la sellette et continua de traire jusqu’à ce que le lait écumant débordât du seau.

— Après tout, c’était bien le Schuonisepp, se dit-il le lendemain quand le jour s’écoula sans qu’un message leur parvînt du village. Les mauvaises nouvelles courent vite.

Le surlendemain, le gars de Lanzig se posta sur un rocher qui surplombait la vallée. Du haut de cet observatoire, le village s’étendait devant lui, dans la clarté matinale, comme un hameau minuscule qu’une main d’enfant aurait sorti de sa boîte pour l’éparpiller par les prés. Les cloches de l’église sonnaient.

Meiradi gardait deux maisons à vue : la hutte du Schuoni, accrochée à la montagne, et la belle ferme de Riedmatt, dans sa couronne de vergers. Et des points noirs et menus s’ébranlèrent sur le sentier de l’église et s’échelonnèrent le long de la route qui conduisait à la Riedmatte ; oui, oui, par Dieu ! à la Riedmatte… Et ils attendirent tous, comme si un homme digne de respect allait venir par le chemin.

Puis, le sombre cortège se dirigea lentement vers l’église dans le pacifique tintement des cloches, dont chaque son tombait comme une goutte d’eau bénite sur le cercueil.

Le gars du Lanzig, torturé par un sombre courroux, vit tout cela. Ses yeux fixes ne pouvaient se détacher des événements qui se déroulaient au village. Il vit et comprit tout. Du haut de sa citadelle, tout lui paraissait mesquin comme l’agitation de fourmis, mais il se sentit soudain plus bas que l’herbe foulée par le bétail, car il comprit que ces mouvements de fourmis minaient son avenir.

Il serra les poings.

— Il est mort pour me nuire… Ah ! la sacrée brute !

Par-delà la mort, il haïssait l’adversaire déloyal qui s’en allait vers le pays de l’ombre tandis qu’il respirait librement sous le soleil.

Les cloches s’étaient tues.

Le prêtre officiait. Les femmes priaient et le bruit sourd des pas des hommes qui déposaient leur obole à l’autel résonnait sur les dalles. Et Victorine portait le deuil dans ses vêtements et dans son cœur… pour lui.

Il se détourna brusquement.

Il avait vu ce qu’il espérait ne pas voir. Il marchait péniblement, comme s’il traînait une chaîne, et reprit son travail avec maussaderie.

— Ce n’était pas le vieux Schuonisepp, dit-il à Jean-Blaise.

— Ah ! qui donc ?

— Le noir Riedmattler.

— Quoi ! celui-là ? Ce n’est pas dommage pour le gueux.

Meiradi le regarda. Eh ! le silencieux Blaise était un garçon sensé. On eût dit que la voix du peuple avait parlé par sa bouche.

Le gars reprit un peu de confiance.

Mais dès lors, son âme fut pleine de trouble et il n’eut plus de repos sur ce pâturage à mi-côte, presque à portée de fusil, que l’on atteignait trop aisément de la vallée.

— Jean-Blaise, demain nous montons aux Wildenen pour pâturer. L’été bat son plein ; dans trois semaines c’est la Saint-Bartholomé…

— Soit ! les bêtes ont fini de brouter ici, approuva le vacher.

Quand le jour parut, ils se mirent en route pour les hauts pâturages sur l’Alpe de Winterhalten.

Les deux pâtres portaient sur leur hotte le matériel de la fromagerie.

La vache qui portait la cloche de cuivre ouvrait la marche ; au milieu des rangs, la cloche d’airain tintait et les clarines des jeunes donnaient la note argentine du carillon.

L’odeur de la valériane et de l’armoise parfumait l’air, et les chèvres et les brebis grimpaient aux rochers pour y brouter la véronique et la gentiane des neiges. La pourpre des touffes d’alperoses suspendues aux parois éclatait comme un rire de joie sur l’aridité des roches. Jean-Blaise faillit youler d’allégresse, mais il était un taciturne compagnon, et le chant lui semblait un bruit profane dans l’auguste silence.

Le gars du Lanzig marchait sans se soucier de la beauté du vallon perdu. Les yeux fichés en terre, il se débattait contre l’ennemi qu’il portait dans son sein : l’orgueil, qui refusait l’humiliation que la justice lui imposerait en expiation de son acte de violence.

Lui, le gars du Lanzig, jamais il ne se laisserait conduire entre deux gendarmes à la prison du chef-lieu. Et cela arriverait fatalement. Il avait frappé le noir Riedmattler, et mort s’en était suivie…

En pensée, il voyait la morne maison, sise entre l’Allmend et le lac, la cage de bois munie de barreaux de fer, derrière lesquels les prisonniers végétaient dans leur cellule, avec leur maigre pitance. Là-bas l’horizon se bornait à la vue de la chapelle des pénitents et du calvaire où l’on exécutait les condamnés. Il serait là, le captif aux membres alourdis par l’inaction, l’esprit plein de Victorine… jour après jour, durant des années, lui, le montagnard libre comme l’autour de la Wissifluh !

Des jours d’inquiétude èrent dans la grande paix des Wildflühen. Le gars semblait transformé. Morose au travail, d’humeur irascible, il errait, perdu dans une rêverie taciturne, l’âme désemparée.

De temps à autre, saisi d’un effroi subit, il jetait à la dérobée des regards scrutateurs vers les profondeurs de la vallée, où serpentait le sentier. Le village n’était plus visible, Dieu merci ! Le pâturage était loin de la terre des vivants, au pied de l’abrupte citadelle de la Musenalp.

Quand un point noir apparaissait sur le chemin, Meiradi s’enfuyait vers les solitudes désertes. Si ce n’était qu’un pâtre qui montait vers l’alpage, le gars ne revenait à la hutte que dans la nuit, et se jetait sur le foin, le corps brisé et l’esprit confus.

Il ne faisait plus que sasser et ressasser tous les moyens possibles de se soustraire à l’inévitable destin. Il examina la possibilité d’une fuite par le Joch vers l’Oberland et plus loin, jusqu’à l’étranger. Mais le sang nidwaldien s’insurgea violemment contre ce projet. Il avait suffisamment savouré l’étranger durant les cinq années de son adolescence qu’il avait ées en Autriche et en Alsace, comme valet de ferme, à traire les vaches des autres.

La nostalgie le ramènerait bientôt comme une bête affamée qui flaire le râtelier garni. Jadis, il n’avait pas l’amour au cœur.

Non ! mieux vaut mourir ici, de la mort du montagnard… Si l’on était à sa recherche pour l’arrêter, on l’atteindrait aussi facilement en que sur les sommets de Winterhalten.

C’était un dimanche.

Le soleil descendait lentement derrière la Corne-Noire.

Trois jeunes hommes du village suivaient le sentier qui monte.

Ils apparaissaient de loin déjà, de haute stature et de poigne solide, et ils prenaient d’un pas sûr la direction du pâturage.

Quand le gars du Lanzig aperçut soudain les trois hommes, un effroi paralysa ses membres.

C’était lui que l’on cherchait.

Cette fois, la certitude le harponna comme une main d’acier et le cloua sur la place où il se tenait debout, les yeux ardemment fixés sur le groupe qui ascensionnait.

Ces hommes n’étaient qu’au pied de la côte et devaient traverser toute la pente gazonnée avant d’atteindre le dernier monticule. Mais ils marchaient à grandes enjambées, dans un quart d’heure ils seraient ici. Meiradi était indécis sur la résolution à prendre. Il ne savait qu’une chose : jamais il ne retournerait dans la vallée sous l’escorte de ces gens-là.

Hé ! qu’ils viennent ! Il était là, un homme libre, et qui vendrait chèrement sa liberté ! C’était son bien, sa chose… Malheur à qui oserait y toucher !… Par tous les saints du ciel, il n’irait pas en prison !

Un flot de colère et de honte empourpra ses joues, et une flamme de rébellion s’alluma dans ses yeux. Tous les hommes de la famille des Lanzig avaient eu ce regard-là lorsqu’on avait eu l’audace d’exiger d’eux quelque chose d’inissible !

Mais il fallait gagner du temps.

Du temps…

Soudain, cédant à une impulsion spontanée, le pâtre porta à ses lèvres le vaste entonnoir de bois, et se disposa à psalmodier l’« Appel à la Prière », comme il le faisait chaque soir, à Winterhalten, quand le soleil déclinait…

Sa voix, que l’entonnoir sonore renforçait comme un clairon, sonna vibrante de l’émotion virile qui l’agitait tout entier, et la prière des premiers apôtres de la foi retentit, dans sa puissante naïveté primitive :

— « Ui-jo ! Lobæ, zio Lobæ !

« Au nom de Dieu, Lobæ !

« Loup, je veux prier Dieu, la sainte Mère et le bon saint Wendelin, afin que tu domptes ta convoitise et fermes ta gueule, comme si Notre-Dame y avait mis le pouce de sa droite, et que tu ne mordes pas le bétail des hommes qui a été confié à ma garde… Je prie, afin qu’il n’y ait dans mon troupeau que des bêtes paisibles, comme dans l’étable de Bethléem, où sainte Marie mit au monde son Enfant ! Zio Lobæ !… »

Il s’arrêta pour reprendre haleine, et jeta un furtif regard vers les trois compagnons. Par Dieu ! il avait bien présumé : aux premiers accents du message qui descendait des hauteurs, les messagers de la vallée s’étaient arrêtés, en découvrant leur front ; et selon l’antique coutume de Nidwalden, ils écoutaient avec ferveur, comme lorsque l’« Ave Maria » tintait sur les prés…

D’un cœur tremblant, Meiradi jouit de son pouvoir. Il était encore le maître de la vie, sa voix avait la puissance de ralentir la marche de la destinée, parce qu’il était le porte-parole d’une force supérieure. Il savoura chaque minute comme un délai de grâce, et portant l’entonnoir à ses lèvres, il tint une minute encore les hommes sous la dépendance de sa volonté :

Au nom de la Vierge Marie, Lobæ !

Le plus grand trône est au ciel

Où règne le Père éternel…

Le ciel est plein d’une grande clarté.

Elle émane de la sainte Trinité :

Dieu le Père, le Fils et le Saint-Esprit !

Que Dieu nous protège, et nous garde du Malin…

Ave Maria ! Ave Maria !

Et tandis que les paroles s’égrenaient comme une rosée dans la fraîcheur du soir, descendaient vers les vallons où les hommes moroses ne les entendaient point, on eût dit que les « mauvais esprits » qui séjournent dans les solitudes désolées réintégraient leurs cavernes, et que saint Pierre, prenant la clef dans sa main droite, verrouillait les souterrains de l’ours, arrêtait l’élan des pierres croulantes, brisait la dent du loup, et la patte du chat-cervier, et le bec du vautour, et la queue du ver…

C’était la bénédiction de l’Alpe.

On eût dit que les anges l’entendaient, et qu’ils déposaient leur lumière au seuil du ciel, et frôlant de leurs pieds nus les nuages, les glaciers et les roches, descendaient le long des prairies, vers les rives du crépuscule, dans le frémissement de leurs ailes dorées, pour planer sur les huttes des hommes et porter l’annonciation de paix dans l’impiété des vallons…

Pendant que les ombres envahissaient lentement la plaine, les lumières brillaient plus vives à la crête des monts, les pins et les mélèzes se profilaient sur un fond d’or, et les nuées prirent feu.

Comme un fleuve ardent, la lumière s’épandit à la lisière du ciel, inondant l’espace de la splendeur chaude de l’occident. La clarté s’irradiait dans le silence plein d’une attente émue, comme si des hôtes invisibles sanctifiaient l’espace.

C’était la bénédiction de l’Alpe…

Et le gars du Lanzig, debout sur son rocher, dans une gloire, le visage énergique empourpré de lumière, tendait son être vers le soleil dans un élan désespéré et dans une clameur de vie :

Louez et bénissez

Jusqu’en éternité

Le nom de Dieu !

Lobæ ! zio Lobæ ! 

Comme il jetait l’entonnoir loin de lui, et que les trois hommes, relevant le front, ascensionnaient de nouveau, Jean-Blaise s’en vint de son pas lent, et annonça :

— Hé ! Meiradi ! Ta vache, la « Gams », s’est encore égarée. Vois, elle est là-haut, sur la paroi de Bärfallen, près du ravin. Faudra que tu la cherches encore, la sacrée mâtine !

— J’y vais ! cria le gars.

Et il prit son élan avec une telle fougue que Blaise le suivit des yeux.

— Il l’aime plus que tout son troupeau, cette diablesse de « Gams ».

Meiradi courait vers les tours de rochers qui cernaient le pâturage. La coupole du ciel était posée sur eux comme un dôme sur des piliers sombres. Le gars escaladait les pentes abruptes à travers les éboulis et de blanches coulées d’avalanches.

Il appelait la bête : « Ui-jo-sa-sa ! », comme s’il s’éperonnait lui-même à la course par ces cris d’excitation. Là-haut, sur une étroite corniche verte qui surplombait, « Gams » tendait la tête et meuglait vers le secours.

Le pâtre grimpa la paroi avec la tenace et surprenante agilité des intrépides que le danger stimule. Il ne savait plus si son propre sauvetage ou le désir de porter secours à sa bête favorite le poussait si irrésistiblement en avant.

Au-dessus de lui, la roche escarpée montait à l’assaut du ciel, et de côté, le gouffre de la Bärfallen, où le torrent grondait, s’ouvrait, béant. Les montagnes se dressaient à l’occident, comme des gardiennes lumineuses, dispensatrices d’asiles. Là-haut, c’était le salut… Là-haut, il serait hors de la portée de la justice, hors la loi, comme le braconnier qui sauvegarde son bon droit, jusque dans la mort…

Il tourna la tête, et cramponné à une aspérité de roc, il regarda vers le pâturage.

Les trois hommes étaient là, et discutaient avec Jean-Blaise. Tous gardaient les yeux tournés vers lui, et faisaient de grands signes en élevant leurs bras.

Blaise porta les deux mains en cornet à sa bouche et appela :

— Hé ! Meiradi, descends !

Le gars entendit les mots très distinctement. Il éclata d’un rire de dédain que l’écho prolongea, et secoua énergiquement la tête. Des lueurs sauvages flambèrent dans ses yeux. Une force élémentaire éclatait dans le montagnard et le poussait à la lutte.

Il avait perdu, par sa folie, sa liberté et son amour. Les hommes le bannissaient de leur société. Que gardait-il de la vie ? Une guenille que le vent secoue jusqu’à ce qu’elle reste suspendue à un pan des rochers…

Le sang vif des Lanzig l’induisait à toutes les témérités. Sa « Gams » l’aiderait à disparaître loyalement, dans sa fonction de berger et dans la plénitude de sa force et de sa volonté.

Les traits empreints de courage, tous les muscles de son corps vigoureusement tendus dans l’effort, il s’accrocha à la pierre, se hissa à la force du poignet sur l’étroite corniche et s’y trouva face à face avec la bête effarouchée.

La vache eut un instinctif mouvement de recul et glissa avec les jambes de derrière sur la pente rapide qui s’éboulait sous ses sabots. D’un geste prompt, Meiradi l’empoigna par les cornes et s’arcbouta contre la paroi pour retenir l’animal dans sa chute. L’ardeur de la lutte étincelait dans ses yeux. Une soif de liberté souveraine s’empara de lui comme une ivresse.

— Jésus ! Marie ! cria Jean-Blaise, lâche la bête, et descends… Les montagnards sont là… l’ami Sepp, du Loo, et Melchior, du Sassi !

Une secousse agita le corps du désespéré qui, suspendu là-haut entre la vie et la mort, en disposait encore selon son gré, attendant le Destin.

— Les montagnards ! Ah ! Seigneur !

Interdit, il hésita quelques secondes. Un violent instinct de conservation raidit ses membres dans une résistance âpre, tandis qu’il luttait avec l’animal déraisonnable qui, perdant pied, piétinait furieusement l’éboulis.

Soudain « Gams » réussit à regagner le terrain ferme de la corniche, et, affolée par la peur soufferte, elle se rua en avant comme si elle voulait bondir vers les pâturages.

Le gars ne put opposer aucune résistance à cette poussée inattendue. Il chancela. Il « vit » la mort ; et avec un cri sauvage qui ressemblait à une youlée de délivrance, il tomba à la renverse, les mains encore cramponnées aux cornes de l’animal, comme s’il ne faisait qu’un avec « Gams ».

Le berger et sa bête disparurent dans la profondeur du ravin de Bärfallen…

La lumière s’éteignit sur toutes les citadelles, une tristesse froide voila le ciel, les montagnes blêmirent et prirent la rigidité de la mort…

Les montagnards avaient assisté à cette scène rapide dans une muette consternation.

Ils étaient venus en ce dimanche, pour porter à leur camarade la bonne nouvelle que personne de la famille des Riedmattler n’avait porté plainte contre son acte de légitime défense.

Ils étaient venus pour être les premiers, car ils s’étaient engagés dans la confrérie des pâtres à se prêter mutuellement secours dans les peines temporelles et spirituelles.

Et ils n’ont jamais su que le gars du Lanzig avait préféré la mort du pâtre à la perte de sa liberté, parce qu’il était de ceux que le Seigneur a marqués au front du signe du plein air…

LARGO 1m394a

Je ne le joue jamais sans émotion.

Son souvenir demeure attaché à un poignant épisode de l’ère de maladie, vécue sur la montagne, au sein d’une humanité douloureuse et en face d’un paysage dont les lignes sévères accusaient dans leur grandeur la sérénité d’un thème de Händel.

C’était dans un sanatorium des Alpes.

Ma voisine de chambre était une Norvégienne. Les hôtes changeaient rapidement : il y a tant de départs dans ces colonies de phtisiques. La petite Française de Rambouillet, l’une de celles dont le poète a dit : « Elle aimait trop le bal, c’est ce qui l’a tuée ! » et qui s’en était allée comme un papillon s’envole, pour quelque valse aérienne, lui avait cédé la place.

Sa chambre n’était séparée de la mienne que par une cloison de sapin. La nuit, j’entendais ses crises de toux ; l’ouïe affinée, je percevais surtout le silence de son isolement.

Nous nous rendions de brèves visites, en attendant celle de la grande visiteuse.

Dagmar Christensen parlait avec l’exagération d’espoir des irrémédiablement condamnées. Elle avait la fièvre chaque soir.

On coupa sa chevelure, qu’on ne pouvait plus démêler. Elle était du blond lumineux des moissons de Norvège.

La jeune femme me la montra avec un sourire : j’en eus les larmes aux yeux. C’était comme une abdication.

La tête mutilée se redressa, comme délivrée d’un joug.

Instinctivement, je sentais Dagmar Christensen artiste. Mais nous ne parlions jamais de ce qui avait été notre raison de vivre. Je préludais un jour au salon « l’Ombra mai fu… » Elle envoya sa femme de chambre pour me prier de cesser. Je crus que la page de Händel lui déplaisait.

Je ne compris pas qu’elle l’aimait trop.

Un soir d’été tous les malades étaient réunis sous le hall en plein air. Une chapelle italienne jouait. Des fusées piquaient l’air de boules d’or, qui tombaient silencieusement dans le gouffre d’ombre de la vallée. Je dus penser aux prestigieux paysages nocturnes de Whistler, si précis dans leur vague pour fixer une impression fugace.

L’orchestre exécutait ces valses lentes et voluptueuses, si tristes à entendre pour ces êtres dévorés par le mal insidieux qui rend rêveur et tendre.

Mais soudain les flûtes se firent plus discrètes, et les archets, plus graves et les musiciens jouèrent le Largo de Händel. Sans doute, à la requête d’un Allemand du Nord, de ce jeune officier prussien qui se soignait avec la persévérance obstinée de sa race et employait à se guérir la bravoure qu’il aurait mise à se battre.

Ce chant désaltéra comme un verre d’eau dans la fièvre. L’âpre vent qui incline les sapins aux flancs des monts a sur nous. Les Alpes se dressèrent comme des piliers de cathédrale sous le dôme étoilé. La vallée s’abaissa, la vie mesquine se perdit dans les défilés obscurs : nous fûmes à quinze cents mètres d’altitude.

Involontairement, je regardai Dagmar Christensen.

Étendue sur sa chaise longue, elle ébauchait le geste instinctif de porter les mains à ses oreilles, et ses yeux erraient, avec un regard de biche à l’affût. Puis elle se ressaisit, sa tête émergea des fourrures, se pencha en avant, les narines amincies frémirent, et les lèvres entrouvertes burent les notes du chant.

Son visage se fit sévère de douleur.

Quand la musique se tut, un frisson l’agita toute, et sa tête exsangue se renversa sur l’oreiller. Personne n’y prit garde.

Je me penchai vers elle :

— Vous souffrez ? puis-je vous reconduire dans votre chambre ?

Un pathétique sourire effleura ses lèvres :

— Ce n’est rien… Un souvenir qui e… tout e…

Elle fit un effort, et se leva, très mince, presque immatérielle dans ses voiles noirs. Quelques jeunes gens s’empressèrent autour d’elle pour lui offrir leur bras, lui porter sa couverture, et à la façon dont ils l’approchèrent et dont elle les remercia, je compris que cette étrangère, qui n’était ni très jeune, ni belle, avait le don, et dégageait un magnétisme de bonté rayonnante d’un inéluctable attrait.

Elle s’appuya sur moi pour gravir l’escalier.

À sa porte je voulus me retirer par respect pour son trouble, mais elle me retint :

— Restez… voulez-vous ?

Et, brusquement, elle dit :

— Comprenez-vous cela, qu’une mélodie puisse, avec l’implacabilité d’un geste, rouvrir des blessures ?

— Si je le comprends !… mais c’est une de ces mélodies, qui deviennent à notre insu comme des « leitmotiv » de notre vie, qui m’a conduite ici… »

Je lus dans ses yeux une interrogation que ses lèvres discrètes ne formulèrent pas.

— Ô ! rien qu’un vieil air de Tenaglia qu’une chère créature jouait jadis et qu’elle ne joue plus, murmurai-je pour l’encourager. Car je sentais à sa frémissante nervosité que de confier sa peine l’eût soulagée.

Elle s’étendit sur sa chaise, et regarda vers la montagne par la baie ouverte :

— Il avait raison, le philosophe allemand qui ne connaissait que deux belles choses sur la terre : le ciel étoilé sur nos têtes et le sentiment du devoir dans nos cœurs !

— Et la musique ? hasardai-je.

— La musique, c’est le dimanche de notre semaine de vie…

— Vous l’aimez donc ?

— J’en meurs ! fit-elle, avec une telle simplicité, qu’émue je pris sa main et y appuyai ma joue.

— Mon Dieu ! comme vous avez dû souffrir.

Ce geste de sympathie spontanée parut ouvrir une porte de cette âme close.

— Ah ! c’est le mal sacré, il s’impose, on le subit, ses caresses sont des meurtrissures, et ses plaies des voluptés.

— C’est de l’amour que vous parlez ?

— Oui, de notre leitmotiv, à nous autres femmes… il est la dissonance ou l’harmonie, toute l’amertume ou toute la douceur de nos vies…

— Parlez-moi de Lui ! cela « nous » fera du bien, dis-je en cachant mes yeux.

— Lui ! je n’ai pas son image, et parfois ses traits se désagrégeaient dans ma mémoire, mais ce soir je le revois comme s’il était entré dans cette chambre avec le souffle d’air qui descend des espaces infinis. Il y a des années, quand je le vis entrer dans un salon étranger, j’eus cette même sensation d’altitude morale. Il était plutôt petit de taille, comme presque tous ceux qui s’élèvent au-dessus des autres hommes par l’élan de la pensée, et ses yeux d’un brun d’or avaient l’éclat des soleils du midi et trahissaient l’aspiration avide de tout son être vers la lumière.

Nous étions tous deux de ces âmes qui, lorsqu’elles se rencontrent, s’entretiennent comme si elles se retrouvaient, et je crois qu’il y a un peu de seconde vue dans ces sympathies à première vue. On me pria de l’accompagner au piano.

Nous eûmes, en nous parlant, l’impression que la caie se continuait entre nous. Il mit sur le lutrin la page de Händel. Il jouait avec une simplicité pleine de noblesse. Son archet éveillait des sons d’une si pénétrante douceur qu’il atteignait à la beauté artistique non par la virtuosité, mais par la sincérité de l’émotion.

Je le regardai.

Sa tête était posée sur le bois doré du violon comme la tête de saint Jean-Baptiste de Solari, sur le plat d’or de Salomé, et il lui ressemblait.

Mais ses yeux étaient ouverts et me regardaient.

La durée d’un point d’orgue… Il y a de ces minutes dans la vie où, mis face à face avec une créature, on trouve un regard, un son, un silence même, si plein de magnificence qu’on défaille ou que l’on tombe à genoux.

C’est dans ces minutes-là que naissent les amours qui mettent le plus de temps à mourir.

Je revis Olaf Sinclair. Le cadre étroit d’une ville d’eaux nous rapprochait journalièrement ; nous aimions tous deux profondément la musique, non comme une distraction de l’existence, mais comme une de ses noblesses, et nous nous rencontrions en elle. J’appris qu’il était marié. Sa famille habitait l’Angleterre. Je me souvins de la parole de Juliette quand elle connut que celui qu’elle avait rencontré était un Montague : « Ah ! je l’ai vu trop tôt sans le connaître et je l’ai connu trop tard. »

Lord Sinclair modelait en beauté toutes les minutes que nous ions ensemble. Il se sut très vite aimé, car lorsqu’il jouait je l’écoutais avec mes yeux, et mes yeux n’ont jamais su ni mentir ni dissimuler. Mais lui-même demeurait impénétrable dans sa réserve.

Nous nous entretenions toujours de choses lointaines, mais en éprouvant cette joie du de deux esprits, qui est une joie divine.

Nos voix étaient sereines et nos yeux sans trouble.

Mais dans la musique nous vibrions ensemble d’une émotion mystique qui pâlissait son visage et me faisait clore les yeux dans des rendez-vous d’âmes, d’où je ressortais brisée comme d’une envolée vers des régions trop hautes ou trop vertigineuses pour la fragilité des ailes humaines.

Quelque chose de sacré ait sur nous.

Dès qu’il déposait l’archet je ne me sentais plus aimée, et le mur s’élevait entre nous, infranchissable.

Nous étions comme deux ombres qui s’enlacent d’une impalpable étreinte et se fuient tour à tour.

Ce furent des semaines d’enchantement.

Un soir, nous nous séparions dans le parc avec les formules banales de la politesse.

C’était une nuit de lune d’une si souveraine splendeur que les étoiles mêmes s’étaient évanouies, les étoiles inspiratrices de droiture. Au moment de partir, Olaf prit ma tête entre ses mains et l’attira vers lui, d’un geste presque religieux et si inespéré qu’il m’éblouit.

Nos yeux se regardèrent, émerveillés, jusqu’au tréfonds de notre être.

Il parlait… de tout ce qu’il avait tu si longtemps, il parlait de devoir, de lutte et d’angoisse. Je n’entendais rien : je le regardais et je vis pour la première fois sa face sincère, « celle qui est à l’abri de la face qui ment », et je la trouvai l’une des plus belles que j’eusse jamais vues sur la terre. Je la recueillis en moi comme un trésor.

Son sourire était blanc sur ses lèvres blêmies, ses yeux clos.

Nos âmes vécurent une minute d’apogée dans une plénitude d’allégresse et de déchirement…

Sans un baiser, je m’enfuis.

Les jours suivants, d’un tacite accord, nous tentâmes de revenir à cette amitié, qui est peut-être le meilleur de l’amour. Pas une parole n’effleura la minute unique, et nous ne parlâmes jamais de ce qui criait en nous.

Les vrais drames d’amour se jouent silencieusement dans le champ clos des consciences.

Nous voulions persévérer, sans fuite et sans séparation, jusqu’au moment où l’esprit aurait dominé le cœur, et er, front haut, en grandissant, à travers la douloureuse faiblesse.

Mais nous n’étions plus dans la sérénité.

Depuis qu’il avait parlé nous marchions comme les somnambules que l’on réveille au bord d’un toit : ils voient l’abîme, ils en sentent l’attrait et ils luttent entre l’épouvante et l’envie de s’y jeter.

J’essayai de me leurrer, de me persuader que tout ce qui se fait par amour se fait au delà du bien et du mal, mais je sentais que nous étions des anneaux dans la chaîne humaine et que nos paroles avaient des répercussions lointaines et nos actes des retentissements profonds.

Nous reprîmes la musique. Son violon n’avait jamais mieux chanté, la vie frémissante tendait ses cordes et leur prêtait ses vibrations ionnées.

Le Largo fut notre communion d’amour en ce dernier soir. Un moment vint où, en nous regardant, tous deux nous jouâmes faux : la seule dissonance qu’il y eut jamais entre nous. Hélas ! nous ne « jouions » plus, nous « vivions » ce grave Largo, et nos mains, avec des tâtonnements d’aveugles, cherchaient la note juste pour rester dans l’harmonie…

Je la trouvai.

La dignité innée de nos vies répugnait à tout acte déloyal. Je sentais obscurément qu’il était en ma puissance et que quelque chose en lui demandait grâce. Car il était un faible et non un violent, un tendre et non un fort. Il craignait la mort ; être heureux résolument, c’est mourir au monde et vivre le présent.

Car nous tous vivons dans le é ou pour l’avenir, jamais heureux, mais espérant l’être. Il y a de la hardiesse à oser être heureux, à cingler vers le bonheur contre vents et marées…

Il n’était pas un audacieux, il ne connaîtrait pas le repentir, qui est une force, mais les remords, qui sont une faiblesse…

Et je sortis de sa vie… je partis, en murant toutes les portes derrière moi…

Dagmar Christensen se tut.

Je levai la tête et la regardai. Je fus saisie de sa ressemblance avec la vierge du Spozalizio par son front vaste et lumineux où montait l’aube d’un amour ou d’un jour éternel.

— Et depuis ? dis-je très bas.

— Depuis ? – elle eut un petit rire énigmatique – j’ai amèrement regretté le baiser que je ne lui ai pas donné à l’heure de l’adieu… Depuis ! j’ai existé, j’ai rarement « vécu ». Je n’aime pas le monde, il n’avait jamais suffi à remplir mon existence, et l’absence d’un seul être la vida. Je voulus travailler, et j’eus souvent au sein du labeur cette impression terrible, qui me paralysait, que l’œuvre à faire n’était pas d’égrener des notes, d’aligner des points sur une broderie, ou des nuances sur une toile, mais de marcher vers la vie à la main de celui que j’aimais… Qui donc a dit que les femmes pouvaient même prétendre au sublime, mais au sublime féminin ?

Puis la maladie vint, je l’accueillis sans révolte : elle me séparait du monde, me licenciait de ses obligations. On vit des petites ions, on meurt des grandes, mais je guérirai, moi, vous verrez ; voici des années que je me traîne, renaissant à chaque printemps et mourant un peu chaque automne.

— Et lui ?

— Lui ! il est mort… peu d’années après, au cours d’une croisière sur l’Atlantique. Je l’ai appris par les journaux… je n’ai jamais su si je n’avais été qu’un épisode dans sa vie…

Elle regarda vers le ciel et changea brusquement de conversation comme pour clore l’entretien :

— J’aime les nuits, elles révèlent à l’homme l’immortalité…

— Vous y croyez, j’espère ?

— Oui, depuis que j’ai trop souffert de ne pouvoir l’aimer que pour une vie.

Depuis ce soir nous fûmes amies.

— Dagmar Christensen partit bientôt pour le Sud. Elle m’envoya des fleurs, beaucoup de fleurs ; j’eus toujours l’impression qu’elle les adressait moins à l’amie qu’au tombeau de son secret.

Puis les envois cessèrent.

Je compris.

L’hiver suivant, séjournant à Cannes avec ma mère, je voulus visiter le cimetière.

Et là, dans l’allée des Adieux, nous découvrîmes une tombe, qui intrigue tous les ants : un simple roc de l’Esterel porte sur sa face taillée un simple nom : Dagmar, et au-dessous, coulées dans le bronze, les notes finales du Largo de Händel avec le grand point d’orgue de la Mort.

LES SACRIFIÉS 4l3u

DIPTYQUE

I LE TAUREAU b4k5q

D’un pas lent, comme s’ils allaient au pâturage, les deux taureaux entrèrent dans l’arène.

C’étaient deux paisibles et placides compagnons. Noirs, avec une étoile blanche au front.

Une acclamation de la foule les accueillit. Ils levèrent la tête gravement. Tout autour d’eux ils virent fourmiller des points sombres et mobiles, telle une mer de gros épis balancés par le vent. Les gradins combles de l’amphithéâtre montaient dans le ciel d’un bleu méridional. C’étaient donc là des hommes !

Les taureaux ne connaissaient que leurs gardiens là-haut sur les montagnes ! C’étaient deux taureaux pacifiques qui ne descendaient pas d’une race sauvage. Ils reniflèrent le sable. Cela ne sentait pas l’herbe à pâture. Ce n’était pas un champ à brouter… Que faisaient-ils ici ? Ils s’éloignèrent tranquillement, tournèrent en rond dans l’arène ; cette voie sablée était donc infinie ?

Un torero vint par derrière et piqua de sa lance le taureau dans l’épaule. Il battit de la queue, comme pour chasser un moustique.

L’attaque recommença. Alors le taureau se retourna soudainement pour disperser cette armée de mouches.

Il se trouva en face d’un homme, et confiant, marcha vivement vers lui, pour s’abandonner à sa conduite : certes, celui-là les guiderait au pâturage avec son aiguillon.

Mais l’homme baissa la tête, sournoisement, prit un rapide élan et, sautant la barrière avec agilité, y chercha un refuge. Le taureau hésita. « Bizarre petit homme, on dirait qu’il a peur de moi ! »

Cependant, on avait dressé dans le cirque une grande cage de fer. On chercha à y enfermer les taureaux. Ils entrèrent volontairement et heurtèrent leurs cornes aux barreaux.

Soudain un frisson agita leurs naseaux : l’odeur des bêtes fauves montait.

Glissant sur ses pattes veloutées, un animal entrait en tapinois. Qu’était cela ? Les taureaux le suivirent, prudemment, l’examinèrent… En vérité, une lionne !

L’intruse leur déplut. Ils se méfiaient d’elle. Mais ils attendirent son attaque, afin de se défendre.

La queue entre les jambes, et flairant le danger, la lionne s’accroupit dans l’angle le plus retiré, et, l’œil au guet sous la paupière baissée, elle mit son museau sur ses pattes de devant et gronda sourdement.

Les taureaux, raides sur leurs jambes écartées, se campèrent devant elle, et la regardèrent avec de grands yeux écarquillés. La bête, l’étrangère, leur imposait, comme s’ils eussent deviné qu’elle était reine, quelque part, dans les déserts de Nubie !

La lionne cligna ses paupières mi-closes et gronda dédaigneusement. Un frémissement courut sur la nudité de son corps tondu. L’orgueil et l’effroi se combattaient en elle, à la face de cet adversaire indigne et brutal. Et elle laissa éclater un long rugissement.

C’était comme une puissante protestation contre la communauté imposée, un majestueux refus de périr par les cornes d’un taureau, une clameur d’appel vers les hautes futaies protectrices de la jungle.

Un taureau tendit la nuque, leva la tête et se mit à mugir avec elle. À travers les longs cils baissés, ses yeux placides erraient au loin, par-delà l’arène et le cirque plein de monde, vers les landes de genêts où le mistral soufflait et où ses frères paissaient, parmi les fougères qui leur montaient jusqu’au fanon.

Le public stupide prit ces deux rugissements pour une déclaration de guerre.

Et c’était un cri vers la paix et vers la liberté !

La foule palpitante attendit le combat. Comme ce sera beau de voir la lionne en fureur sauter d’un bond sur le dos du taureau et le mordre à la nuque. Alors, le taureau, fou de douleur, jettera son ennemie comme une balle dans l’air et l’empalera selon toutes les règles de l’art sur ses cornes tendues. Hei ! ia ! hoi ! ce serait un spectacle digne des dieux ! Mais aucune menace ne perçait à travers le rugissement des bêtes inquiètes, rien qu’un sourd pressentiment du jeu auquel on les destinait, un malaise grandissant de bêtes exilées, égarées, un mugissant : Pourquoi ?

Ce rugissement inactif fut de trop longue durée pour cette foule avide de plaisir et de sensations. Des huées coururent dans les derniers rangs, on siffla. « Chassez-les ! excitez-les… sus ! sus aux bêtes ! » Alors les toreros accoururent, les piqueurs avec la lance arrachèrent les paresseux animaux à leur inquiétant repos ; les chulos plantèrent leurs javelots dans la nuque des taureaux et jetèrent des tisons enflammés dans la cage.

Ce fut en vain. Les bêtes torturées dardèrent sur leurs bourreaux de sauvages regards, mais ne s’attaquèrent point, unies dans une même fureur contre l’ennemi commun qui s’acharnait sur elles, hors de la cage. La lionne sans défense, la crinière enflammée et les pattes en sang, se traîna lourdement vers un autre coin.

Les deux taureaux couraient tête baissée contre la grille de fer et aiguisaient leurs cornes aux barreaux.

On rétrécit le cercle autour d’eux, des banderillos de feu piquèrent le dos des taureaux. Des détonations retentirent.

Des huées, des cris, des appels excitaient les bêtes récalcitrantes. La lionne persistait dans son attitude apathique ; elle avait seulement soulevé sa lourde patte en signe de défense, et tourna lentement la tête vers les assaillants en grinçant des dents, semblant dire : « Misérables créatures ! je n’entre pas en lice avec un taureau, je ne combats qu’avec mes égaux, que signifie toute cette comédie ? »

Les taureaux couraient de long en large, et respectaient la lionne. « Que nous importe la lionne ! nous voulons aller au pâturage, faites place… ouvrez les rangs ! »

La patience des animaux se lassait comme celle du public.

Quand la lionne acheva de mourir dans son coin, des valets du cirque la traînèrent dans son antre, démolirent la cage et chassèrent les taureaux dans l’arène. La fureur de la foule leurrée dans ses sanguinaires appétits devint de la frénésie.

— À bas les lâches poltrons !

Des hommes sauvages et grossiers rompirent les barrières et poursuivaient les taureaux avec leurs cannes, leurs parapluies et leurs couteaux. D’autres suivirent, et tel un fleuve débordant, le peuple se rua dans l’arène pour châtier les stupides bêtes qui l’avaient dupé, lui volant son bon plaisir et escroquant son bel argent.

Ils voulaient du sang, des combats et de la mort. Ils jetèrent traîtreusement des cannes entre les jambes des bêtes, si bien que le plus jeune taureau tomba sur ses genoux. Alors, les forcenés se jetèrent sur lui, le culbutèrent, jusqu’à ce qu’il roula sans défense dans le sable, les quatre pieds en l’air :

— Crève, paresseuse bête !

Les couteaux plurent sur lui, les cannes percèrent ses entrailles, les talons le foulaient.

Un hurlement de douleur surgit du sein de l’animal martyrisé.

L’autre entendit ce mugissement d’agonie, il vit les coups qui sifflaient sur les flancs de son camarade et une soudaine résolution traversa l’esprit du taureau. Fuir ! d’une fuite insensée, loin de ces bourreaux furieux, loin de cette mort ignominieuse ; et comme le toréador lui barrait la route en agitant devant ses yeux la muleta de soie rouge, il évita, d’un bond hardi, l’épée des Espadas et s’élança par la brèche au sein de la mêlée, ruant de gauche et de droite et se frayant un chemin avec ses cornes. Une confusion sans nom, des appels au secours, des lamentations… une panique ! Tous se pressaient vers les issues… Ha ! ils avaient de l’émotion et du sang pour leur bel argent… Le taureau leur rendait ses devoirs, le taureau s’acquittait de ses obligations… Tout disparaissait devant lui comme balayé par un tourbillon, tout ce qui lui résistait était écrasé… Il voulait aller au pâturage ! il en avait assez de ce jeu stupide, il fuyait loin de la bannière rouge abhorrée, le lambeau sanglant qui le rendait sauvage de folie… là-bas, le ciel bleu du midi rayonnait, il fuyait loin des mugissements de douleur de son camarade massacré ; là-bas, la mer bruissait dans les dunes du pâturage… Que lui importaient les hommes ! Il avait le droit de vivre sa vie de taureau, ils pouvaient l’atteler à la charrue, il était humble et fidèle, et il aimait à fouler les sillons bruns, et, sur la terre fumante, marcher à l’aube, dans la buée de ses naseaux fumants…

Et si, quelque jour, l’âge ou l’infirmité le mettaient hors d’état de servir, il tendrait son large front au coup de grâce, et, loyalement frappé entre les yeux, il suivrait le chemin de tous les troupeaux morts…

Soudain il sortit du cirque, gagna le large. L’air frais gonfla ses naseaux. Devant lui des hommes fuyaient, derrière lui il perçut le trépignement et la chasse de ses persécuteurs. Ils le poursuivaient. Des coups de feu partirent, les balles sifflèrent. Il se retourna soudainement, prit, les jambes écartées, une attitude offensive et offrit le combat aux ennemis. Ils se dispersèrent, dans toutes les directions, et déchargèrent traîtreusement leurs armes sur lui.

Il se secoua, atteint, et s’élança en avant avec une vitesse désespérée. Au pâturage ! et dût-il en périr ! une fois encore boire aux sources !

À travers les rues, où sa fuite retentissait sourdement sur les pavés. Au loin la verte campagne souriait.

Il fuyait, comme possédé, perçant les haies, sautant par-dessus les barrières, franchissant les fossés… Le bon arôme des herbes fleuries venait au-devant de lui, et il tendait ses muscles et courait vers les champs rassasiés de soleil.

Au détour d’un chemin il hésita : un berger endormi reposait sur le gazon au sein d’une horde de vaches broutantes. Le taureau s’arrêta, une confuse intelligence sillonna dans ses prunelles grandies : l’enfant gardait « son » troupeau.

Farouche, intimidé, il tourna le groupe endormi, et lentement, avec une jouissance enivrée, il marcha à travers les hautes herbes, se roula dans les épis bruissants, se purifia dans ce bain de fraîcheur de la poussière de la rue, des outrages de la foule et du sable du cirque. Il se laissa choir sur les genoux, brisé par la course folle, et la terre se teignit de rouge à la place où il s’abattit.

À la lisière de la prairie des hommes parurent : toute une bande bruyante et animée.

Le taureau ne les évita plus. Il était chez lui… sur le pâturage.

Il se leva lourdement quand on s’approcha, et tendit le front à l’ennemi.

Alors on le tua d’une balle dans l’œil.

Avec un gémissement rauque il croula dans le trèfle en fleurs…

Le taureau était mort, mais la bête, la cruelle bête humaine vivait parmi les hommes.

II LA JUMENT LISE CROQUIS DE GUERRE 5l4p47

Par la porte entrouverte de l’étable, le premier rayon du soleil pénétrait, dorant la litière.

Les vaches avaient déjà pris le chemin des champs, seule la jument Lise était encore debout dans son boxe, devant la crèche vide, son poulain couché près d’elle sur la fane.

Quand la lumière frôla la tête du jeune animal, il se dressa avec pétulance, franchit la porte, s’élança vers la barrière du clos, et ses yeux étonnés s’emplirent de la clarté du jour nouveau, jusqu’à ce que la fraîcheur des souffles qui descendaient des monts fît courir un frisson sur son corps nerveux. Il secoua sa crinière, regagna l’écurie d’un petit trot rythmé et posa, avec un paisible abandon, sa tête sur la croupe de sa mère selon l’usage de ces bêtes.

Et tous deux fermèrent les yeux dans le bien-être animal et la béate certitude que l’heure de l’affouragement était proche.

Sur la cime d’un bouleau voisin, le cri d’allégresse d’une grive montait, et le coq chantait sur le fumier de la basse-cour… Dans le lointain, on percevait parfois comme les sourds grondements d’un orage qui menace, et un frémissement secouait le sol.

La jument chauvit des oreilles.

Était-ce le pas de son maître qui sonnait dans la cour, et la voix âprement amicale qui, chaque jour, avec un vigoureux « Hu ! hotte ! Lise ! » lui donnait la liberté ?…

Mais le bruit d’un galop, mêlé d’un cliquetis d’armes et d’impérieux cris de commandement retentit… La porte de l’écurie fut brusquement ouverte, et un homme y pénétra en coup de vent, un homme étrange, casqué, le visage balafré et les poings velus.

Avec une bourrade et un juron, il dénoua la corde de l’anneau de fer et tira par le licol la jument hors de l’étable.

De lui-même, sans y être invité, le poulain suivit, d’un pas sautillant.

Sans doute, on allait les conduire, comme chaque matin, vers le pré, au bord de la rivière, où l’herbe était plus savoureuse !

Dans la cour, les poules se dispersèrent en piaillant, et les pigeons, effarouchés, s’envolèrent.

L’homme au casque à panache enfourcha un cheval sellé, qui, lourdement harnaché d’une musette, d’une panetière et d’une gourde, piétinait le sol avec impatience.

La Lise recula quand le cavalier, empoignant brutalement la longe, voulut l’entraîner derrière lui.

Ce n’était pas là le geste du maître qui lui mettait chaque matin le collier à martingale, quand ils partaient gaiement pour la ville, au son des grelots.

Et ce n’était point la direction du pacage. Elle fut rétive.

— Brr… en avant, maudite bête ! crie une voix menaçante dans la langue intelligible à tous les animaux quand les coups de fouet s’y mêlent.

Toute résistance semble vaine. La jument tourna la tête.

Le poulain trottinait derrière elle, mais des hommes armés le chassèrent à coups de cravache vers le hangar où il s’arrêta, les flancs frémissants, le regard vide fixé sur sa mère, qui s’éloignait.

Puis il poussa un hennissement aigu.

La jument se cabra sous la main qui l’entraînait.

— Hu ! ho ! hotte ! ho !

Une brusque saccade à la longe redresse la tête de l’animal qui tentait de s’arrêter à la fontaine pour le rafraîchissement matinal.

Il s’agit bien de cela, le temps manque : la guerre n’attend pas.

Après les chauds combats des dernières semaines, on manquait de chevaux au camp. On avait donné l’ordre de réquisitionner toutes les poulinières et toutes les rosses des fermes de la contrée.

C’était l’usage en ces temps de calamité. Quiconque était valide devait marcher avec eux : homme ou bête !

— Hu ! hotte !

Les lanières de cuir sifflèrent sur le dos des chevaux : ils doublèrent le pas. La poussière de la grande route tourbillonna sous leurs sabots, et les peupliers de la chaussée défilèrent. La Lise se hâtait avec un empressement docile.

Au camp, elle fut sellée et bridée en un tour de main, on la chargea d’une chabraque, de gourmettes sonnantes, d’un boudin fixé à la selle et d’un fourreau de pistolet à l’arçon.

C’était un équipement inusité en vue de quelque extraordinaire besogne : elle ne portait pas un harnais si lourd quand elle longeait les terres de labour en tirant la herse.

Cependant on ne lui mit pas d’œillères, et la jument regardait autour d’elle d’un œil intrépide et surpris. Quelle scène animée !

Mais ce n’est pas la Place du Marché : au lieu des marchandises exposées, on eût dit que les hommes s’offraient eux-mêmes pour un péril à courir dans quelque événement inouï.

Un homme frappa avec le plat de sa main sur la croupe de la Lise pour éprouver sa fermeté. Comme elle ne broncha pas, le nouveau maître mit le pied à l’étrier, ses jambes nerveuses pressèrent les flancs de la monture, et le vigoureux maniement du mors dompta toute velléité de mutinerie. Bientôt elle fut dans les rangs avec les autres.

Quand les clairons sonnèrent, elle rua d’effarement et voulut fuir ; alors, elle sentit soudain qu’elle n’était plus une créature indépendante, mais un instrument aveugle sous la conduite d’un guide impérieux. Et elle s’élança en avant, comme les autres, sous les appels excitants qui les stimulaient, grisés par le vertige général qui les emportait tous dans une sensation de vie supérieure.

C’était neuf, cette course folle sur un terrain inégal, à travers les chaumes, les mamelons et les vallées, comme si les canons qui venaient derrière eux devaient labourer le sol pour de prochaines semailles.

Les sabots ferrés soulevaient les mottes, et l’écume des mors volait en larges flocons.

Le vent qui soufflait de l’est sur les hautes herbes foulées courait avec l’escadron. On eût dit que l’on chevauchait en ligne droite vers les lointains bleus, en plein soleil. Mais la face des choses changea. La plaine était limitée par une colline et, de sa hauteur, quelque chose qui ressemblait à un nuage avait obscurci le ciel, roula et fondit sur eux, avec une hostilité haletante et pleine d’éclats. Des voix rauques retentirent…

La Lise hésite devant un obstacle inattendu et veut faire volte-face : d’autres chevaux fondent sur eux avec impétuosité. Elle se détourne, mais les éperons s’enfoncent dans ses flancs. Que signifie cela ? L’haleine du vent devient plus courte, des gerbes de feu étincellent et des sifflements fendent l’air. L’épaisse fumée s’étend sur toutes choses comme un voile. De-ci, de-là, seulement, on voit luire un éclair dans une forêt de lances.

La jument trébuche sur un accident du terrain : un cheval abattu lui barre le age. Elle recule, mais la main impitoyable la frappe et la force à er outre.

Un tremblement agite le corps de l’animal étonné. Autrefois, Lise devait se garer devant les obstacles et les contourner, si un enfant, un chien, une prairie en fleurs, se trouvaient sur son chemin.

Elle ne sait plus qui de son cavalier ou d’elle a perdu l’entendement. Quelque chose l’a violemment détournée du cours de ses idées routinières. Elle sent obscurément, avec son instinct animal, qu’elle n’est plus la Lise du paysan des Ormeaux, la bête estimée qui s’acquittait des paisibles besognes rustiques et, aux heures de repos, paissait librement avec son poulain.

On l’a dégradée au rang d’une chose, comme l’artillerie et les munitions, au service d’une sombre puissance. Elle n’est plus qu’un instrument dans le plan de destruction des hommes, quelque chose de haletant dans le grand cercle hostile.

Non ! ce n’est plus la main d’un maître indulgent qui la contraint à er par le feu, par-dessus les morts et les corps des blessés. Elle sent qu’elle est guidée par une nécessité implacable, que le Destin est monté en croupe avec le cavalier qui la pousse en avant, sans repos et sans merci !

Elle renonça à toute résistance quand on la chassa en pleine mêlée, et que l’ouragan de la bataille s’abattit sur elle.

La Lise ne connaissait pas la vaillance. Elle avait été une bête intelligente, et avait su plus d’une fois ramener, par le brouillard et les ténèbres, son maître endormi, sain et sauf, au domicile. Elle connaissait les routes et les fossés, là-bas, chez eux. Mais ici, son intelligence est en défaut. Elle obéit aveuglément à la pression du cavalier, à l’irrésistible élan de toute cette masse.

Maintenant la jument était au premier rang des combattants. Un coup de canon partit tout près d’elle. La Lise fit un bond d’épouvante et se jeta si violemment de côté, qu’elle entraîna son cavalier dans sa chute. Elle battit des jambes et se dressa brusquement quand les sabots des autres chevaux la frappèrent : elle ne voulait pas être écrasée… Elle bondit en avant, sans cavalier… mais un nouveau maître saisit le pommeau de la selle et éperonna la Lise droit dans la mêlée au cœur du tumulte, parmi la fumée et les détonations.

On eût dit que le vertige de l’abîme saisissait le cavalier et sa monture quand ils s’élancèrent dans cette fournaise. C’était la charge suprême, à l’arme blanche. Le choc fut terrible… Bientôt la jument sentit que son cavalier tombait lourdement en avant, couché sur son cou et qu’il l’étreignait convulsivement de ses bras roidis. Elle s’efforça de percer avec son fardeau la suffocante muraille et de fuir sur la terre éventrée par les obus, jusqu’au bord d’une tranchée…

Mais un élancement de douleur traversa sa croupe… Elle s’affaissa soudain sur ses genoux, avec une force telle que l’homme mort fut désarçonné et projeté en avant, quand les flancs de la jument rebondirent sur le sol durci.

Elle resta étendue et respira profondément, les membres allégés… Puis elle ferma les yeux.

C’était bon de reprendre haleine après la chasse insensée. Des frissons de fièvre couraient le long du corps épuisé. Sur la jambe gauche où s’ouvrait la plaie béante, un flot tiède coulait, emportant la force vive…

Des soldats èrent, indifférents, les traits ravagés de souci.

Quand les hommes eurent é, le silence se fit : une paix extraordinaire, effrayante après le grand tumulte, et l’ombre descendit.

Dans le bois voisin un essaim de corbeaux se disputaient avec de rauques croassements le partage du butin, et, dans les airs, on percevait le tournoiement frôleur de grands oiseaux de proie.

Le cruel scintillement des étoiles s’éveilla sur la plaine qui n’était plus qu’une masse expirante et confuse.

La Lise tremblait de froid sous la rosée de la nuit…

Elle regarda autour d’elle. Un grincement découvrit jusqu’aux gencives ses grandes dents jaunes. Les veines du cou se nouèrent.

Elle avait faim. Les bêtes n’avaient été ni débridées, ni affouragées, aujourd’hui.

Ses naseaux frôlèrent le sol aride du talus et reniflèrent sur l’éboulis. Puis elle enfonça sa forte denture dans le panneau de la selle.

Elle avait soif. Quelque part il y avait de l’eau courante. Quelque part il y avait des crèches pleines d’avoine.

Quelque part un jeune poulain paissait l’herbe fraîche.

La jument se dressa. Une douleur physique l’arrêta, mais un désir jaillit soudain des profondeurs de ce pauvre corps ! Elle voulait rentrer, retourner à l’écurie !

Elle huma l’haleine de la nuit, gonfla ses naseaux, et courut vers l’occident, dans la direction de la ferme… comme si elle flairait l’odeur des foins et percevait un clair hennissement.

La lande s’étendait à perte de vue. Çà et là, une flamme courait sur les éteules, et derrière les forêts une rouge lueur montait.

La jument épuisée dut ralentir sa course et traîna sa jambe blessée. Les veines de la couronne s’enflaient. Elle boita, marchant plus péniblement que si des rouliers l’avaient attelée à une charrette trop lourde.

On eût dit qu’elle traînait toute la misère de cette journée derrière elle… et, dès qu’elle voulait s’arrêter, une voix de menace criait à travers la contrée désolée : « Hu ! hotte ! Lise ! » et la chassait en avant avec un aiguillon enflammé… Toujours plus loin… plus loin, à travers les champs, à travers les bois… quelque part où finirait l’humiliante corvée.

Et la lune parut entre les nuages, pâle comme un visage d’agonisant, et regarda sans pitié vers la terre…

Dans le cruel éclat de lumière, la Lise reconnut la silhouette du bois de bouleaux, où ce matin encore la grive chantait.

Ranimée, elle tourna : là, devait se trouver la ferme… et là, la fontaine où coulait l’eau douce, l’abreuvoir. Mais elle ne respire pas la fraîcheur de l’eau. Tout semble changé. Le sol paraît consumé par une haleine de feu. Des murs croulants, des ruines se dressent, témoins des désastres. Une colonne de fumée monte encore d’un amas de décombres. Des étincelles jaillissent.

La Lise erre effarée dans cette solitude, sans comprendre les ravages causés par la main des hommes.

Avec un instinct sûr, les naseaux frémissants, elle fouille dans les débris et les cendres, creuse la terre avec ses sabots et cherche… cherche.

Son appel hennissant n’est plus que la plainte d’une bête qui souffre. Un frisson l’envahit toute. Elle flaire de la charogne. Cela guide. Voici, dans l’angle éclairé par la pleine lune, le poulain gît, ses membres grêles étirés, la langue pendante et la crinière roide de sang coagulé.

La jument penche la tête plus bas et flaire le cadavre aux côtes proéminentes. Elle lèche les flancs étroits, le doux pelage… Son souffle bruyant et heurté se presse à travers ses naseaux…

Elle hennit. On dirait un coup de clairon strident.

Personne n’entend ce cri.

On ne perçoit plus rien que la grande voix accusatrice de la nuit.

— Hu ! Hotte ! Lise !

Elle tourne la tête par habitude, comme si la guerre brandissait encore le fouet sur son échine, et s’éloigne, la queue basse, honteuse…

Et ses yeux plus tristes cherchent un coin de terre, un fossé pour y mourir en paix.

LES SAUVEURS 2w216c

TRIPTYQUE

I MONSIEUR LE MARQUIS 926p

Elle était comédienne, il était marquis.

Ils ne s’aimaient ni ne se connaissaient. Elle brillait sur la scène ; lui ne brillait plus nulle part. Elle était une étoile à son zénith, on l’acclamait chaque soir au Théâtre Lyrique ; lui n’était qu’un soleil déchu, personne ne le saluait quand il ait, car son nom – inscrit dans l’armorial de – ne se lisait pas sur son front pâli par les privations, et si dans son blason il portait des gueules à la bande d’or, son pourpoint montrait la corde et son jabot et ses souliers riaient au vent par mille petits trous drôles.

Elle portait le soir des diamants sur ses épaules nues ; on se ruinait pour elle. Lui, s’était ruiné pour d’autres. Mais elle n’était après tout que Demoiselle Ninon Duchêne du Théâtre Lyrique, il était toujours le marquis Axel de Saint-Fleury, et s’il avait possédé un vêtement convenable pour s’y présenter, les salons du Faubourg Saint-Germain auraient ouvert devant lui à deux battants leurs portes que la beauté et les diamants de Demoiselle Duchêne ne franchiraient jamais.

Elle l’avait suffisamment éprouvé. L’ambition la tourmentait. Son nom d’arbre gênait singulièrement cette âme d’oiseau qui rêvait de nicher sur une haute cime.

Cette chanteuse vivait dans le luxe et ce gentilhomme mourait de faim ; et quand on parla devant elle de ce marquis ruiné, un projet fantasque germa dans son esprit.

Par lettres, elle entra en négociations avec lui.

Très courtisée, elle désirait quitter son nom roturier, mais non se charger d’un époux, et lui, très misérable, se résignait à accepter de l’or pour prolonger sa vie, mais non une femme de peu pour la partager.

Ils s’entendirent ; l’étrange marché fut conclu, et Demoiselle Duchêne stipula les clauses d’un contrat de mariage fort original :

Article premier : Le marquis de Saint-Fleury se trouvera mercredi le 28 de ce mois à l’église Saint-Roch pour contracter avec moi les liens du mariage. N’ayant ni l’envie, ni le loisir de m’occuper des actes nécessaires et des frais qu’ils comportent, je lui remettrai cinquante livres pour se charger de ces obligations.

Le marquis répondit :

— J’accepte pour mercredi le 28 de ce mois. Cinquante livres suffiront. Je pourvoirai à tout ; mais je rends Demoiselle Duchêne attentive sur le fait qu’il me faudrait encore vingt livres pour un nouvel habit et une nouvelle perruque.

Article second : Le marquis amènera avec lui l’un de ses amis. Je ferai de même. Le marquis me tendra sa main pour me conduire à l’autel où l’on nous mariera.

Le marquis répondit :

— J’accepte, bien que je me sente humilié de ne pas avoir l’autorisation d’aller vous chercher dans votre demeure. Je dois ref votre condition en ce qui concerne mon ami : ils se sont tous retirés de moi. Si vous persistez dans votre demande j’emmènerai mon cordonnier, il est le seul qui me soit resté fidèle.

Article troisième : Dès après la bénédiction nuptiale le marquis recevra 300 livres, premier quartier de la pension de 1200 livres qui lui sera remise par un notaire jusqu’à ma mort.

Le marquis répondit laconiquement :

— J’accepte les 300 livres.

Article dernier : Après la cérémonie vous me quitterez immédiatement. Jamais vous ne déerez le seuil de ma maison, et si, par hasard, nous nous rencontrions un jour dans la rue ou ailleurs, nous promettons de faire comme si nous ne nous connaissions pas.

Ce fut là la condition du contrat que le marquis signa avec le plus vif contentement et le plus chevaleresque empressement :

— Approuvé et accepté de tout mon cœur.

Ce mariage eut lieu.

Toutes les conditions stipulées furent scrupuleusement observées. Les époux ne se regardèrent presque pas devant l’autel, se dédaignant l’un l’autre et rougissant de leur action.

Au sortir de Saint-Roch la marquise de Saint-Fleury monta en voiture avec un port de tête un peu plus hautain que celui de Ninon Duchêne, et le marquis réintégra à pied son domicile sous les toits, marchant un peu courbé sous le poids de l’acte qu’il venait de commettre par extrême misère.

Et ils ne se virent plus.

Quelques années après ce mariage la Révolution soufflait sur la d’une si formidable haleine que l’édifice social croula ; toutes les classes et toutes les fortunes furent secouées comme les grains dans la main d’un vanneur aveugle et fou.

Sur les ruines ce fut l’élaboration convulsive d’un monde nouveau, une gigantesque éruption d’idées, de génie, de crimes et de vertus, de folie et d’héroïsme.

On vivait au seuil de la mort ; mourir était, à cette heure, le grand, le plus bel acte de la vie. Au caprice des comités en délire, on envoyait les hommes à l’échafaud, par fournées. Tous innocents, tous suspects. La Foi qui consolait les générations ées était avilie et bafouée, la royauté dépopularisée, les grands noms voués à la destruction, l’aristocratie déracinée.

Et cette âme d’oiseau de Ninon Duchêne, qui avait rêvé de nicher sur une haute cime, fut d’entre les premières atteinte par la tempête, jetée dans un cachot de la prison des Carmes.

Certes, on eût laissé citoyenne Duchêne chanter en paix ses trilles de fauvette, mais la marquise de Saint-Fleury fut condamnée à subir le supplice infligé à toutes les femmes de sa classe.

Un jour de thermidor 1793, son nom figura sur la liste remise le matin à Fouquier-Tinville.

C’était son eport pour la guillotine.

Quand elle entra dans la cour, de la Conciergerie qui était l’antichambre de la mort, et dont la porte s’ouvrait sur la charrette de Samson, elle tremblait de tout son corps et chancelait en marchant. Deux gardes durent la traîner. Cette femme qui n’avait pas su vivre s’apprêtait à mal mourir.

Elle renia le beau nom jadis ambitionné et porté avec ostentation, elle cria son origine plébéienne. On ne la croyait pas. Ses voitures, son linge et son papier affichaient des couronnes de marquise, et le peuple, qui assiégeait le parapet, le peuple généreux et féroce, accouru là en spectateur pour acclamer les actes de courage et flétrir les défaillances, huait chaleureusement cette femme, qui marchandait sa vie à ses juges.

Elle était jeune, elle était belle, elle adorait la vie. L’espérance, cette visiteuse des infortunés, ne l’avait pas quittée dans son cachot et l’accompagnait encore dans le sinistre préau. Elle interrogeait avidement cette foule ; tous ces visages inconnus, toutes ces faces fauves la terrorisaient. Pas une seule physionomie amie, pas un seul d’entre ceux qui l’avaient acclamée aux soirs glorieux et qui pourraient témoigner pour elle. Pas un parent, pas un protecteur, personne pour dire à ces juges qu’on ne décapite pas une femme jeune qui ne sait que chanter et que rire, et n’est pas prête à mourir. Elle ignorait l’héroïsme, n’ayant jamais volé vers ces hauteurs, et personne ne lui ayant appris ces choses-là.

Ils étaient là une centaine de malheureux parqués pour la tuerie, mais quand leur nom tombait de la bouche de l’accusateur public, les condamnés se levaient et, d’un pas tranquille, allaient vers la charrette, prenant congé simplement, d’une étreinte de la main, d’un regard : la liberté les attendait au pied du sanglant coupe-tête, la liberté de l’au-delà.

Seule, l’âme de Ninon n’était pas prête à partir. Soudain elle blêmit. Des lèvres de l’homme farouche un nom sonore tomba, le sien :

— Marquise de Saint-Fleury !

Elle se tut, la langue paralysée de terreur, mais déjà, du milieu des spectateurs massés sur le parapet, une voix, superbe d’assurance, répondit :

— Présent.

Les juges, ahuris, levèrent la tête.

Un des gardes cria :

— Hé ! là-haut, tais-toi, farceur !

Et, redevenu grave, après cette distraction intempestive, l’accusateur réitéra l’appel :

— Marquise de Saint-Fleury !

Et, pour la seconde fois, avec une nuance d’impatience, là-haut, une voix qui s’imposait, vibrante de conviction, répondit orgueilleusement à l’appel sanguinaire :

— Présent ! vous dis-je !

Il y eut un instant de trouble, d’incertitude.

On maugréait contre le malheureux interrupteur qui jetait des pierres dans les roues du char justicier.

— Qu’on nous l’amène ! crièrent les juges.

Déjà plusieurs mains s’abattaient sur l’épaule de l’homme qui, courtois et plein de bonne volonté, suivait les gardes.

Quand il entra dans la cour, une rumeur monta sur son age. Était-ce la folie ou le dévouement qui poussait cet homme à franchir librement le seuil mortel ?

Le juge l’interrogea sévèrement :

— Citoyen, pourquoi vous êtes-vous permis d’interrompre l’appel ?

— Citoyen, vous avez prononcé mon nom, je suis le marquis de Saint-Fleury.

— Vous ! vous êtes fou !

— Pardon, citoyen, j’ai bien toute ma tête à moi, puisque je viens vous l’offrir, dit-il, en s’inclinant avec une railleuse déférence.

Quelques rires éclatèrent.

Celui qui badinait avec le supplice était un homme entre deux âges, ayant l’apparence pauvre d’un vaincu de la vie ; mais trahissant, dans l’attitude hautaine, ce je ne sais quoi qui caractérise le gentilhomme, mieux que les titres et les insignes. Il s’exprimait avec une désinvolture polie ; il avait les pieds remarquablement petits, et le geste de ses mains était d’une grâce indéniable ; ses yeux avaient un regard d’aigle et regardaient la mort en face. Il portait son vêtement avec une aisance qui en faisait pardonner l’usure. Il sortit de son pourpoint des papiers d’identité, et les remit aux juges avec une visible satisfaction.

D’un regard ils parcoururent ces lettres de noblesse d’une parfaite authenticité. Dépités de l’intervention de cette victime supplémentaire qui venait se livrer avec une si superbe maladresse, ces hommes crièrent :

— Mais, après tout, nous n’avons que faire de vous. Votre nom ne figure pas sur la liste, c’est la ci-devant marquise de Saint-Fleury.

Tous les yeux se tournèrent vers la pâle femme, qui s’était instinctivement rapprochée en entendant son nom, et courbait la tête comme une créature qui se sent coupable du crime de lâcheté.

Allait-il l’écraser pour se venger de l’humiliation subie par elle, ou venait-il s’immoler pour elle, et pourquoi ?

Au premier regard elle avait reconnu l’homme de Saint-Roch, celui dont elle avait exploité la misère pour lui acheter son nom, le vrai marquis de Saint-Fleury.

— C’est là votre femme, sans doute ?

Le marquis la toisa d’un rapide regard, et, s’adressant aux juges :

— Pardon, citoyens, j’ai vécu seul toute ma vie.

Cela fut dit très simplement, nul ne soupçonna sa sincérité, d’autant plus qu’un des gardes le reconnaissant, vint frapper sur son épaule en déclarant :

— Parbleu, c’est le citoyen Saint-Fleury, à preuve qu’il est mon voisin de palier depuis nombre d’années. Il vit seul, il est pauvre, et ce qu’il a, il le partage avec des besogneux.

On l’interrompit ; cela importait peu. Pourquoi s’offrait-il aux juges témérairement ? Cette femme suspecte était belle ; d’aucuns crurent qu’il la reniait pour la sauver. Ces dévouements étaient ordinaires en ces temps ; de ce sol baigné de sang, de merveilleuses floraisons jaillissaient spontanément.

Ils les confrontèrent.

— Comment donc, citoyen Fleury, vous ne connaissez pas cette femme ?

Le marquis la regarda en face, il vit sa beauté et sa terreur, et, fidèle à la parole donnée, s’inclina galamment :

— Madame, je le regrette, mais je ne vous connais pas !

Et il ajouta :

— Je n’ai jamais eu la joie d’être reçu dans votre maison, vous ne m’avez jamais fait l’honneur de venir chez moi… Vous êtes trop belle et je suis trop pauvre.

Puis, se tournant vers les juges, il déclara :

— Citoyens, je crois avoir entendu chanter cette femme un soir, c’est la citoyenne Ninon Duchêne, du Théâtre Lyrique ; ah ! ça ! vous décapitez donc les fauvettes, maintenant ?

Elle leva les yeux vers lui ; l’espérance la redressa et elle regarda le marquis. Le visage de cet homme qui lui offrait la vie et regardait la mort avait, à cette minute, la subjugante beauté d’un visage de sauveur.

Les juges, narquois, ricanèrent :

— Allons donc ! ça ! la célèbre divette Duchêne ?

— Mais faites donc chanter la citoyenne, insinua le marquis, sa voix sera la meilleure lettre de créance…

— Oui, qu’elle chante ! qu’elle chante ! crièrent-ils tous.

Ninon Duchêne ne se fit pas prier, le courage lui revenant, dès qu’on lui permettait de combattre avec ses armes. Sur ce terrain-là elle était sûre de vaincre. N’était-elle pas la favorite du public ? Elle ferma les yeux un instant, oublia le sinistre décor ; elle souriait, comme jadis, en ouvrant les paupières… Elle n’avait jamais chanté pour la gloire comme elle chanta ce jour-là pour la vie :

Monsieur le matelot, j’ai dessus la mer grande,

Un fils dont chaque jour, nouvelles je demande,

Un brave enfant breton

Que l’on appelle Yvon.

Depuis quatre ans és le cher enfant m’envoie

Tout ce qu’il gagne en mer, ses lettres font ma joie,

Mais il ne revient pas

De là-bas, tout là-bas.

Son frère le soldat est rentré de la guerre,

Et rien ne manquerait au bonheur de leur mère

Si mon petit Yvon

Était à la maison !…

Elle chanta cette simple romance bretonne avec une émotion violente. Au seuil de la mort son cœur s’éveillait. Il y avait, en dépit de sa vaillance, des larmes murmurantes au fond de sa voix.

Son succès fut extraordinaire. Il y eut, dans la tempête révolutionnaire, une minute d’accalmie pour entendre chanter cet oiseau. Tous ces condamnés, ballottés sur l’océan des ions déchaînées, n’avaient-ils pas, comme le petit Yvon, quelque part une mère, une sœur, demandant de leurs nouvelles, et jamais plus ils n’entendraient parler d’elles… Nul d’entre eux ne reviendrait de là-bas, tout là-bas… Ce chant de suave tendresse au sein des atrocités sanglantes, cette plainte d’une mère, à l’heure où l’on tuait les fils, cette haleine de la grande mer, ant lourde d’effluves marins sur ce préau fétide, cette femme qui souriait et pleurait en chantant, émurent ces hommes, qui suspendirent un instant leur féroce besogne, abdiquant leur cynisme.

L’un des juges applaudit, et tous les assistants suivirent son exemple, dans un élan de bel enthousiasme français. Sur le parapet, le peuple battit des mains : « Vive Ninon ! »

Elle vit que le marquis de Saint-Fleury, qui la regardait en souriant énigmatiquement, ne donna aucune marque d’iration. Sans doute il la méprisait de chanter pour sa vie… Une rougeur de honte parut sur son pâle visage.

— Citoyenne Duchêne, nous fûmes induits en erreur, votre nom seul était suspect.

Une voix monta, irrévérencieuse :

— Ces dames du théâtre aiment à s’affubler d’un nom de guerre retentissant !

— Qu’on la libère ! dirent les juges.

Ninon Duchêne était sauvée.

Un fonctionnaire s’approcha d’elle avec une familiarité galante et lui parla bas. Cette pseudo-marquise ne lui en imposait plus, c’était une égale, une femme facile, sans doute.

— Viens, Ninon, suis-moi !

Elle eut un recul instinctif de tout son corps ; après cette halte au seuil de la mort qui annoblit tout, après cette minute d’émotion vraie où son cœur de femme tendre et bonne s’était éveillé, ce brutal retour dans la vie mesquine la stupéfiait. Une rancœur la saisit.

Le marquis s’était détourné, hautain, et se livrait :

— Allons, citoyens, qu’on en finisse, contentez-vous du marquis de Saint-Fleury, je suis le dernier de mon nom. Voici bien du temps perdu pour une bagatelle ! J’ai hâte de suivre le chemin de mon Roi !

Ce désir le condamnait à la mort. Et lui aussi eût volontiers ajouté :

— Qu’est-ce que la guillotine ? Une chiquenaude sur le cou !

Il semblait heureux, soulagé ; après sa vie sans éclat et sa mésalliance sans dignité, il lui semblait que cette mort volontaire le réhabilitait un peu. Il était libre, il avait secoué sa chaîne. Cette femme… peuh ! si belle et si lâche !

On eût dit qu’elle avait deviné sa pensée, son visage s’empourpra.

— Allons, Ninon ! viens-tu ?

Le garde lui a cavalièrement le bras autour de la taille et voulut l’emmener… vers la honte.

Que se a-t-il dans l’âme de cette femme ; elle agit soudain, mue par un sentiment encore inconnu, et sa vraie nature jusqu’alors étouffée par une vie de luxe et de paresse, se releva, fouettée par la parole d’un homme généreux.

D’un geste de sincérité spontanée, elle repoussa le garde et s’élança vers celui qui l’avait sauvée et qui allait s’immoler à sa place, après lui avoir donné une leçon de noblesse digne de son nom.

— Marquis ! je vous dégage de votre parole !

Il la toisa, sans « vouloir » la comprendre.

— Citoyenne ! vous êtes libre, que désirez-vous encore, taisez-vous !

Elle rougit sous le dédain tranquille dont il l’écrasait. Ardemment, elle désira l’estime de cet homme, et sa physionomie rayonna soudain de l’amour chaste et involontaire que sa conduite lui inspirait.

— Je ne veux pas devoir la vie à une supercherie. Je suis la marquise de Saint-Fleury, je suis votre femme !

Il la regarda, une lueur d’iration jaillissant de ses prunelles, et, gravement, très bas :

— Ma femme ! Si vous n’avez pas peur de mourir, vous pourriez l’être, madame.

— Je n’ai plus peur, avoua-t-elle, que d’aller avec ces hommes-là vers la vie que j’ai vécue. Je n’ai pas su vivre, mais vous venez de m’apprendre à mourir. Gardez-moi !

Les exécuteurs ricanèrent, furieux d’avoir été dupés.

— Humph ! nous avons le choix ! Assez de simagrées, Samson n’attend pas. Décidez-vous ! l’un ou l’autre !

— Nous sommes prêts tous les deux, dit la jeune femme, très crâne, et, devant la protestation de son mari et l’hésitation des juges, elle cria hardiment, dans la folie de son jeune héroïsme :

— Vive le Roi !

— À mort ! à mort !

Elle y marchait déjà, à la main de son mari.

Devant la porte, elle voulut s’écarter pour le laisser er, mais le marquis, s’inclinant avec la dévotion tendre qu’il eût témoignée à sa Reine, et lui cédant le pas devant la mort, dit, à voix haute et intelligible pour tous :

— Après vous, madame la marquise !

II LE SAUVEUR 502y1d

L’homme avait peur. Il ne savait presque plus marcher. Sa liberté datait d’hier. Peur ? oh ! il n’était ni lâche, ni poltron, et si on l’avait attaqué il aurait aisément vaincu son adversaire. Les rixes et les coups, ça le connaissait. Ses bras étaient comme des gourdins et ses poings durs comme des massues. Tout son être accusait la force brutale. Mais cette maudite joie de ne plus sentir à ses pieds l’infâme carcan, de ne plus heurter du front les noires murailles, le grisait, et il en titubait un peu. Cependant, l’horrible peur d’être ressaisi le happait à chaque détour, à chaque éclaircie du bois ; alors il se couchait sur le sol, se faisant plus bas que l’herbe, confondant ses haillons bruns avec les bruns sillons des terres labourées. Dans l’air, quelques flocons voletaient.

Quand un être pointait à l’horizon, il dévalait les prés, escaladant les palissades, sautant des fossés, et allait se tapir au plus profond du fourré, le cœur battant à se rompre dans sa poitrine.

Et il y avait deux jours et deux nuits qu’il menait cette existence de bête aux abois, fuyant devant cette chasse à l’homme que des limiers de justice organisaient peut-être derrière lui.

Il était quand même bien heureux, naïvement, jouissant de tout avec une âme neuve et des yeux qui avaient tout oublié.

Ce n’est pas un stage au bagne qui blase les esprits. Il lui semblait qu’il faisait de nouveau l’apprentissage de la nature, et ça le rajeunissait, lui, le vieux banni de la vie.

Il n’y avait ni feuilles aux ramures, ni floraisons aux haies, ni fête d’azur au ciel, mais, vrai, on n’est pas difficile après quinze années de prison, quinze années de vue bornée aux grises beautés d’un mur de préau et aux grilles d’une cellule. Hou ! il en avait jusque-là ; d’y penser lui donnait la nausée. Et il en aurait eu pour cinq ans encore ! Alors, dans une crise de dégoût, il avait ourdi son plan, très sagement, sans fièvre, avec une lenteur méthodique.

On ne se méfiait guère de lui. Il était si bonhomme ! Quinze années de soumission sont un titre à la confiance des gardiens. Peu à peu, il avait pu se procurer tout ce qu’il voulait, une lime, des empreintes de clefs, un crochet et des cordes. Des camarades l’avaient même aidé pour rien, pour rire, histoire d’ennuyer les gardes !

Avant-hier, par une nuit de tourmente de neige qui enveloppait la prison dans un hululement d’épouvante, il s’était évadé dans un tourbillon. Et le vent, fraternel aux vagabonds, avait balayé ses traces sur la neige, l’avait chassé en avant avec une violence amicale, le guidant, le poussant comme une main d’ombre propice et secourable. Cette furie du vent lui fut comme une musique ; il aimait, dans sa course, sentir le föhn s’engouffrer dans ses bras. Il lui semblait que quelque chose de vivant s’abattait sur sa poitrine, l’étreignait, lui, sevré de tout et de toute amitié depuis d’incalculables jours.

Et le vent l’avait accompagné, effaçant derrière lui, comme un valet consciencieux, l’empreinte de ses pas sur le tapis blanc. Pour retrouver ses traces, les agents lancés à sa poursuite auraient dû entrer dans la confidence du vent… et le vent s’en était allé, emportant son secret.

Après tout, il exagérait ses précautions ; s’il avait marché d’une allure tranquille le long des routes, on l’aurait pris pour un loqueteux en quête de besogne. Pour sûr il ne devait pas être le seul à misérer par ce pays, en temps d’hiver.

Mais, voilà, le souvenir de son évasion si récente le taquinait, il lui semblait qu’il devait avoir l’air d’un pendu tombé du gibet, avec sa tête rasée, sa vareuse, son pantalon effiloché lui battant les talons, et ses souliers où les orteils prenaient l’air, s’évadant, eux aussi, de leur étroite prison. Non, il n’était pas élégant, mais comme c’était bon à respirer, les bouffées d’air libre, les effluves du fleuve, les haleines forestières !

Sous les futaies, un moineau sautilla jusqu’à lui avec des cris de détresse. C’était le premier être qui l’approchât. Ça le fit rire et son humour de galérien se réveilla :

— Hé ! hé ! pauvre petit bougre, tu loges à la même enseigne que moi, tu es libre, mais tu crèves de faim.

Il retourna toutes les poches de sa vareuse et y trouva bien trois miettes durcies qu’il jeta devant lui en ricanant. Ça le divertissait de jouer à la Providence pour un petit meurt-de-faim.

Il avait une voix caverneuse ; les syllabes de ses paroles semblaient dégringoler au fond d’un puits. Le moineau, poussé par la misère, prit les miettes, puis, effarouché par la voix, s’enfuit à tire-d’aile.

— Hé ! il en sera toujours ainsi, je suis un épouvantail.

De fait, il n’était pas d’aspect engageant, cet évadé. Il avait bien cinquante ans, mais en paraissait infiniment plus, le visage ravagé, le front flétri par de mauvaises rides, le dos plié par de trop lourdes charges, mais fort et d’une carrure d’athlète.

Ce qui le vexait, c’est qu’il avait horriblement faim et que, plus lâche que l’oiseau des bois, il n’osait pas s’approcher des hommes pour mendier sa miette de pain. Il prit un peu de neige pour apaiser les tiraillements de son estomac, mais cela n’avait pas de consistance ; il aurait bien voulu mordre quelque chose.

Il en avait encore pour quelques heures ; il savait bien que l’aiguillon de la faim le pousserait vers quelque demeure, comme les loups en temps de disette.

Tandis qu’il était là, accroupi sur un tronc, à mâchonner des projets, une cloche s’éveilla au village voisin et se mit en route par le ciel pour aller réveiller d’autres cloches. Elle les appelait avec une douce insistance : « Réveillez-vous… Jésus est né ! » et déjà, docilement, avec un frisson d’allégresse, une autre cloche lui répondait ; puis une seconde, une troisième tintèrent. C’était une théorie de sonneries se déroulant dans l’air, de village en village un hosanna de volées lentes et douces s’accordant en un carillon d’harmonie.

On eût dit des âmes joyeuses s’évadant des clochers, des tourelles, pour tournoyer avec les flocons et chanter en liberté la venue du Libérateur. Elles sortaient des beffrois, désertaient les chapelles, entraient en pluie de sons dans la maison des hommes versant la paix dans les foyers pauvres, visitant les plus humbles, accomplissant la mission des anges de jadis qui annoncèrent la bonne nouvelle aux pâtres de Judée.

Elles ne dédaignèrent pas de venir par le ciel, d’entrer dans la forêt d’ombre jusqu’auprès du sans-patrie et de lui chanter l’hymne d’espérance. Il trouva les petites cloches gentilles, et se demanda ce qu’elles pouvaient bien raconter, à babiller ainsi toutes à la fois, d’un pays à l’autre.

Les cloches parlent le langage de la foi, et le misérable l’avait désappris dès longtemps.

Tout de même, ce ne devait être ni un deuil ni un désastre ; ces bavardes avaient des airs joyeux, et il se leva, tout ragaillardi, pour marcher aux sons de cette musique qui rendait peut-être les hommes meilleurs dans la vallée.

Il ne songea pas à Noël. Cela ne lui rappelait rien. Il n’y avait pas dans sa vie de lumineux souvenirs, il avait toujours miséré. Son é lui apparaissait comme un trou noir où tout s’était effondré, ne laissant que ruines et que désolation.

Il avait toujours été roulé par la vague furieuse du monde d’une rive à l’autre, triste épave qui n’avait pu aborder nulle part, échouant finalement au bagne. Pourquoi ? Vrai, il ne le savait plus au juste… il y avait trop longtemps.

N’ayant jamais eu de pain à sa faim, il avait toujours eu envie de celui des autres. Il était un disciple de la doctrine égalitaire, la doctrine de défense des pauvres contre les riches. Puis il y avait eu une émeute, une naissance de révolution, et dans cette aube de révolte il avait poussé son cri d’anathème comme tous les autres porteurs de besace ; il avait voulu démolir quelque chose qui pourrissait et donner un coup d’épaule vigoureux au char de la Justice, qui s’enlisait lamentablement dans les ornières de l’égoïsme bourgeois. Alors on l’avait appréhendé au collet en pleine rue, en pleine mêlée, jugé en deux temps trois mouvements, et jeté dans l’ombre du cachot pour y méditer ses doctrines et pacifier ses tumultueuses pensées. Il ne s’était pas défendu : les pauvres ont toujours tort.

Il n’avait pas trouvé la farce drôle, mais il était maté, jugeant la vie une ennemie si déloyale, qu’en dépit de sa constitution d’athlète il ne se sentait pas la force de lutter davantage contre elle. À la longue, presque à son insu, son désir de liberté, grandi en lui jusqu’à l’exaspération, l’avait poussé à sa résolution de désespéré, calmement et logiquement exécutée.

Il était libre, et les cloches sonnaient. Enhardi, il marcha vers la lisière du bois et vit la campagne tout ensoleillée. Les nuées basses s’étaient déchirées, trouées par des flèches d’or ; le bon soleil d’hiver processionnait avec les cloches.

Encouragé, il les suivit, affectant une allure dégagée. Il se dandina, de l’air d’un ouvrier en goguette, qui ne craint ni les hommes ni le diable et dont la conscience est pure comme la neige fraîche. Il se leurra de pensées apaisantes, rythmant sa démarche au son des cloches, goguenard, fredonnant un air pour bannir la peur.

Il marcha par le soleil.

Un bruit de pas, trottant menu derrière lui, le fit tressaillir de la tête aux pieds, pusillanime. Il se tourna d’un geste résolu, faisant face à l’ennemi.

C’était quelque chose de petit, une miniature de personne à peine un peu plus que le moineau des bois : une enfant. Certes aussi inoffensive que l’oiseau.

Il en fut tout soulagé et sut gré à cette ante d’être toute petite et sans importance.

Il regarda s’approcher cette enfant qui marchait à petits pas, traînant derrière elle quelque chose de lourd qui balayait la route avec des froufrous de soie froissée. Il y avait quinze ans qu’il n’avait pas vu d’enfants, et il les avait toujours aimés, comme une des jolies créations du monde, quelque chose qui était doux à toucher et qui ne faisait pas de mal.

Il résolut de lui parler, pour voir l’accueil que cette innocente ferait à sa misère.

Elle a près de lui en le regardant avec de grands yeux et sans que son visage candide trahît la moindre horreur à la vue de ce masque de galérien.

Elle était de ces petites inconscientes intrépides, qui, dans les contes de fées, parlent aux loups et les caressent, les apprivoisant par leur douceur et les tenant en échec par la candeur de leur regard. L’homme tenta d’assouplir sa voix pour ne pas l’effaroucher ; il se souvenait du petit moineau et avait peur de voir fuir à tire-d’aile l’enfant. Et c’eût été très regrettable, d’autant plus qu’il venait de découvrir dans la main de la gamine une grande tartine de pain beurré, et il la guettait aussi effrontément que le moineau avait guetté ses miettes.

— Bonjour, ma petite, comment t’appelles-tu ?

— Fineli, dit-elle en s’arrêtant.

— Fineli quoi ?

— Rien d’autre, seulement Fineli.

— À qui appartiens-tu ?

— À maman.

— Que fait-elle ?

— Elle est à la maison, elle pleure.

— Ah ! elle pleure, pourquoi ?

— Parce que nous devons partir.

— Ah !

Tout cela ne l’intéressait que médiocrement, mais cette tartine-là, diable ! était joliment intéressante… il eût bien voulu en savoir le goût.

Mais il ne fallait pas brusquer les choses. L’idée de ravir de force le pain de cette enfant ne lui vint pas plus que le moineau n’avait songé à venir fouiller ses poches. Ces petits, ça devait être généreux.

— Qu’est-ce que tu traînes-là… tout un arbre ?

— Un sapin pour Noël.

— Tiens, tiens… c’est Noël ?

— Oui, et le petit Jésus vient avec des poupées et des bonbons.

— Ah ! c’est ça qui est bon, les bonbons, fit l’homme en claquant de la langue, ça vaut mieux que le pain, hein !

Et il cligna de l’œil.

La petite fit « oui » avec conviction et regarda sa tartine dédaigneusement.

— Si tu me la donnais, hein ? insinua-t-il en tendant la main.

Déjà elle la lui tendait, gentiment, d’un geste spontané et irréfléchi, en disant :

— J’ai pas faim, moi !

Certes, il ne pouvait pas en dire autant. Il ne remercia pas, ne se fit pas prier ; il mangea silencieusement, et l’enfant n’exista plus pour lui. Il mangeait, et elle le regardait faire.

Consciencieusement, il savourait. Puis il s’essuya la bouche du revers de la main en disant laconiquement :

— Voilà qui faisait joliment mon affaire…

L’estomac apaisé, il se sentit joyeux, plein d’amitié pour l’enfant, avec des velléités de courtoisie comme devant une dame.

Il lui prit le sapin et le jeta sur son épaule, et dans sa main velue il emprisonna la main gourde de froid de la fillette.

— Viens, je te porterai ça, c’est trop lourd. Où demeures-tu ?

Elle étendit le bras :

— Là-bas.

C’était très vague, mais il se confia à son petit guide : les enfants sont comme les oiseaux, ça retrouve toujours le nid quand le soir descend.

Et il marcha, n’ayant plus peur, comme si une protection allait avec lui, comme si cette petite innocence en marche auprès de lui couvrait sa honte, était sa sauvegarde aux yeux des hommes.

Fineli gazouillait à tort et à travers, et il lui donnait la riposte, s’habituant à parler. Ils rencontrèrent plusieurs personnes en entrant dans le village, et l’homme répondit à leur salut avec aisance. On ne pouvait pas le soupçonner, puisqu’il portait le sapin de Noël de Fineli.

L’enfant s’engagea dans un sentier longeant un pré. Une maison s’élevait là, derrière un voile d’arbres, avec une écurie et une grange. La cour était propre et la maison avenante.

Fineli poussa la porte de la chambre basse, et l’homme entra derrière elle, dans le sillon de sa bonté enfantine, espérant qu’on lui donnerait un abri et de la soupe. Il s’arrêta sur le seuil, déposa le sapin à terre et attendit.

Dans l’embrasure fleurie de la fenêtre une fillette d’une quinzaine d’années lisait à voix haute dans un très vieux livre : « Et tout à coup un ange du Seigneur se présenta et ils furent saisis d’une grande peur. L’ange leur dit : « N’ayez point de peur, car je vous annonce une grande joie. C’est aujourd’hui que le Sauveur vous est né, qui est le… »

Elle s’arrêta net, ayant aperçu l’homme, sinistre à voir, et fut « saisie d’une grande peur ».

Les coudes butés à la table, le front dans les mains, une femme, la mère, ne semblait guère écouter ces promesses d’une « grande joie à venir » ; elle pleurait et son mari, un paysan chétif, le front barré d’un sillon de soucis, arpentait la chambre à grands pas tourmentés.

En ce moment il aperçut l’homme et s’arrêta devant lui :

— Que cherchez-vous ?

La petite Fineli voulut expliquer les choses :

— Il a porté mon sapin, voilà !

Et, en triomphe, elle le montrait à sa mère :

— N’est-ce pas que Jésus y allumera des petites bougies roses, et bleues, et rouges ?

L’homme balbutiait :

— Vous seriez bien honnête de me donner à manger ; c’est un pauvre voyageur sans travail…

Le paysan le toisa, méfiant, mais tellement absorbé par sa propre angoisse qu’il ne vit rien d’inquiétant à héberger un vagabond de mauvaise mine. Ils étaient si malheureux qu’il ne pouvait rien leur arriver de pire. Et puis, il avait porté le sapin de Fineli.

— Asseyez-vous, fit-il brusquement en avançant un escabeau… Femme, donne-lui un bol de soupe, puisque c’est Noël. Ne pleure donc pas, tu vois bien qu’il y en a encore de plus malheureux que nous…

À la veille de la pire misère, ils étaient naturellement compatissants : eux aussi ne sauraient plus demain où poser leur tête.

Le forçat s’attabla et mangea goulûment la soupe chaude, avec de bruyants gargouillements, et ne s’intéressant à rien durant cette occupation grave. La femme s’était remise à pleurer et le paysan avait repris sa marche de fauve, comme cherchant une issue à son désespoir.

Quand il fut rassasié, et dans la sensation de bien-être où le mettait cette atmosphère chaude et familiale, il s’étonna de cette douleur : ces gens-là n’avaient ni faim, ni froid, et ne connaissaient pas le bagne ; qu’avaient-ils donc à pleurnicher ainsi ? Que craignaient-ils ? Il les interrogea.

Le paysan se tourna vers lui. Il savait bien que ce besogneux ne pouvait pas leur venir en aide, mais cela le soulageait de conter sa peine, pour mieux sonder l’iniquité des mesures rigoureuses qu’on allait lui infliger de par la loi et qui le ruinaient, lui et sa famille innocente. Il parla : l’année avait été mauvaise, il avait trop plu, les foins avaient pourri sur place et les pommes de terre étaient bonnes à jeter au bétail. Les fruits n’avaient pas mûri, les blés avaient mal rendu et, pour comble de malchance, deux vaches avaient péri. Il n’était que le fermier de cette propriété, il l’était depuis quinze ans et n’avait pas de dettes, et les terres prospéraient, mais cette année de malédiction, c’était impossible, il ne pouvait pas payer son bail, et au 1er janvier on les jetterait tous à la rue, lui et les siens, et c’était la vie à refaire, la lutte noire, à son âge et avec quatre enfants.

— À combien monte le bail ? demanda le forçat.

— Il me manque quarante francs, rien que quarante francs.

Et il s’exaspérait en nommant cette somme dérisoire dont dépendait tout leur avenir.

— Hé ! faut les emprunter ou les…

Il allait lui conseiller de voler, mais il s’arrêta, honteux… à cause des enfants.

— J’ai frappé en vain à toutes les portes ; personne ne veut me prêter un centime… je suis perdu… fini… Pauvre femme… pauvres petites !

Et le fermier pleura.

Les cloches sonnaient toujours, voilées, comme menant un deuil par le ciel, apitoyées et bonnes conseillères. La mère avait cessé de fixer des bougies à l’arbre, souffrant d’allumer ces petites flammes claires à l’heure où toutes les lumières s’éteignaient dans leur vie, soufflées par un vent de misère.

Fineli pleurait aussi de voir pleurer les autres et l’aînée avait refermé le livre qui parle d’un Sauveur qui ne venait pas les sauver. La fin de tout pleurait en eux.

Le forçat songeait, se creusant la tête, et sa rêverie s’acheva en une incommensurable pitié. Il n’avait pas un rouge liard… mais… halte-là !

Il se frappa le front, victorieux.

Comment cette pensée libératrice, cette pensée de pure charité naquit-elle dans l’âme de ce misérable, dénué de tout, de ce condamné mis au ban de la société, honni, pourchassé, de cet être déchu qui n’était qu’un peu plus et qu’un peu moins qu’une bête ?

Sur les marécages il germe parfois d’exquises fleurs semées par le vent divin. L’esprit souffle où il veut et la graine tombe où le vent la porte.

— Eh bien, consolez-vous, dit-il soudain, vous savez sans doute que celui qui ramène un forçat évadé reçoit une récompense de cinquante francs. Voilà, regardez-moi, je suis un forçat évadé… Tenez, voici mes mains, vite liez-moi et conduisez-moi au bagne.

Il lui sembla qu’il ressuscitait ces pauvres gens qui s’ensevelissaient dans leur détresse comme dans un sépulcre.

Ils demeurèrent muets, saisis d’étonnement devant ce vagabond mendiant qui leur annonçait une grande joie comme l’ange du Seigneur dans le vallon de Judée. Et ils n’osaient y croire… Haletant, le fermier interrogea :

— Et si c’était vrai, si vous étiez vraiment ce que vous dites, qui donc croirait que moi l’homme débile, j’aurais pu vous capturer, vous, grand et fort comme un géant ?

— Hé ! on sera bien forcé de le croire, en me voyant. Allons, liez-moi, et partons… C’est à la prison de Saint-Jacques…

Et pour le convaincre, il ajouta avec bonhomie :

— Ne vous gênez pas, allez, c’est de bon cœur : ils me retrouveraient quand même, et ce n’est pas drôle de recommencer à misérer. Je suis trop vieux ; là-bas, j’aurai au moins la soupe et la niche…

Il riait, grisé par sa bonne action.

Alors, saisi d’une fièvre de bonheur, le fermier le garrotta, pendant que sa femme baisait les mains calleuses qu’il liait et que la petite Fineli expliquait gravement :

— Je lui ai donné mon pain, il a porté mon arbre…

Elle lui avait donné à manger et il payait l’écot à sa manière. Il ne savait presque rien de Jésus qui, pauvre et misérable, n’avait eu que son amour pour sauver le monde ; lui, pauvre hère, il n’avait que sa liberté, et il la vendait, la sacrifiait librement. Pendant qu’on le liait, il se sentit vraiment libéré de sa honte, heureux, fier, ne craignant plus rien… Il embrassa Fineli.

Les cloches sonnaient encore, triomphales, annonciatrices du divin sacrifice de l’Homme de douleur.

En vérité, en vérité, un Sauveur leur était né.

Au bagne, un cri d’étonnement accueillit son retour.

Le fermier fut assailli de questions, puis congédié avec sa récompense.

Personne ne crut à la légende de cet homme chétif capturant cet athlète. L’inspecteur général cita le forçat et après mille détours lui arracha l’aveu de la vérité. Il l’écrivit au ministre de la justice.

Le forçat fut gracié, réhabilité par ce don incomparable de sa liberté. Il sortit du bagne, libre comme le moineau des bois, et alla à la ferme s’offrir à porter à l’avenir tous les sapins de Fineli.

III MONSIEUR LE CURÉ 66z1w

« … Ils se sont dit les uns aux autres dans l’égarement de leurs pensées : il est bref et triste le temps de notre vie et il n’y a point de remède à la fin de l’homme, et on ne connaît personne qui soit revenu des enfers… Parce que nous sommes nés de rien et après nous serons comme si nous n’avions pas été ; car le souffle de nos narines est une fumée et notre parole une étincelle qui jaillit du battement de notre cœur… »

Une lumière solitaire brûlait encore dans la cure de Niederstad.

M. le curé, Benedict Stalder, veillait dans son cabinet de travail, la tête si profondément inclinée sur le vieux livre que l’on ne voyait que l’ossature des mains trop maigres qui soutenaient ses tempes, et le nez mince et proéminent qui émergeait comme un clocher pointu dans un vallon aride.

Il continuait à lire, d’une voix incolore :

« … Une fois éteinte, notre corps ne sera plus que cendres et l’esprit se dissipera comme un air léger… »

Comme le föhn hurlait ce soir ! Le prêtre leva la tête, attentif, tandis que son index demeurait comme incrusté sur le chapitre II, verset 4, du livre de la Sagesse. En vérité, le vent qui descendait vers le lac avec le torrent, gémissait à travers les ravins et les gorges comme le chœur des âmes et venait expirer avec un soupir d’angoisse au pied des murs de l’église.

C’est ainsi que les impies, dont parlait le texte sacré, s’en iraient au jour du jugement « comme une ombre qui e et comme un cri qui se perd dans la nuit ».

La lumière de la lampe voilée de vert tombait maintenant droit sur la figure méditative du prêtre.

La laideur anguleuse du visage rayonnait et s’embellissait comme sous le reflet d’une flamme intérieure. C’était le visage d’un mystique plus soucieux des abîmes de la colère divine que des mystères de l’amour céleste. Seules, ses lèvres remarquablement minces et leur expression de supériorité réfléchie lui donnaient une sorte de violence hautaine et rompaient l’harmonie de cette physionomie. Car un rayon de justice émanait du vaste front, mais une ombre d’entêtements obscurcissait la bouche rigide, aux angles légèrement retombants où se creusait une ride de dureté. Et les versets suivants, tout palpitants de l’ivresse de vivre, sonnaient comme une ironie sur ces lèvres qui n’avaient jamais connu le miel des tendresses : « Laissez-nous jouir de la vie et de notre corps tandis qu’il est jeune. Nous voulons nous emplir du meilleur vin et nous oindre de parfums. Ne laissons pas er la fleur du printemps… »

On eût dit que, dans une église sombre, une voix isolée lançait un évohé à la joie, tandis que l’assemblée des fidèles entonnait le Kyrie eleison.

Que de plaintes s’exhalaient ce soir dans le vent qui ait sur le toit du presbytère ! Il frappait aux vitres comme s’il invoquait un droit d’asile en faveur d’une âme damnée. Combien entreprenaient à cette heure le sombre voyage ! Que d’égarés cherchaient la route à travers l’effroyable nuit ! Pourquoi y en avait-il tant et tant qui n’aspiraient qu’à se couronner de roses avant que les roses ne soient fanées ? Pourquoi ne voulaient-ils pas marcher tous « parmi les justes que Dieu éprouve comme le minerai dans la fournaise et dont la mémoire resplendit » ? Lui, Benedict Stalder, s’était toute sa vie efforcé d’être au nombre de ceux qui brillent, « semblables à la flamme qui court à travers les roseaux ».

L’horloge de l’église sonna dix heures.

Le curé se signa : « Que Dieu nous accorde une sainte mort ! »

Il voulut continuer à lire : « Il prendra la justice pour cuirasse et pour casque un jugement sûr… » mais la fatigue lentement l’envahissait. Les versets du chant biblique se désagrégeaient en visions confuses… La journée avait été dure : première messe à Saint-Antoni sur la montagne, puis procession avec le peuple à la chapelle des Sept-Libérateurs ; après-midi, catéchisme à l’école et méditation du rosaire à l’église… L’haleine montait péniblement de la poitrine étroite. Le corps amaigri par les jeûnes, affaibli par les austérités, pliait sous le poids du jour. Comme après chaque excès de travail il éprouvait au sommet du crâne une douleur violente et le vertige faisait danser les choses autour de lui…

« … Il saisira son zèle comme une armure… »

Sa tête douloureuse s’inclina sur la Bible. Un moment la rude armure fut l’oreiller de son repos.

La porte s’ouvrit, et, sans frapper, la vieille Kathrisepp entra en traînant ses savates.

Le prêtre s’était redressé en sursaut et fixait sur elle des yeux égarés ; il fallait un événement grave pour que la servante s’enhardît à troubler la méditation nocturne de son maître.

— Qu’est-ce ? Qu’y a-t-il, Kathri ?

— Un malheur est arrivé au Pierre du Hinteregg…

— Ah ! désire-t-il les sacrements ?

La fatigue était domptée, son ministère l’appelait. À la hâte il voulut revêtir l’étole.

— Non, Monsieur le curé, ça ne sert plus de rien… il est déjà parti pour l’éternité…

Benedict Stalder demeura interdit. Encore une pauvre âme impénitente qui lui échappait et qui errait déjà avec le vent et frappait à la demeure des hommes en gémissant : « Priez pour nous… »

— Si vite !… Comment est-il mort ?

— Il s’est logé une balle de fusil dans la tête… C’était un ivrogne.

— Il s’est suicidé ! Ah !

Le visage du prêtre reprit aussitôt toute son ordinaire sévérité. Le péché, le grand péché d’attenter à sa propre vie, de jeter par-dessus bord, en pleine traversée, le bien précieux que Dieu nous a confié, le courrouçait comme un acte de violente injustice, un tort qu’on lui aurait fait, et excitait dans son âme la colère du juge contre un malfaiteur.

— Monsieur le curé, dois-je aller chez le sacristain, lui dire de sonner demain matin ?

Un frémissement secoua le corps émacié du prêtre.

À cette simple demande, la ride dure de ses lèvres se creusa plus profonde.

— Va chez le sacristain, Kathri, et dis-lui qu’on ne sonnera pas pour Pierre de Hinteregg. Les cloches sacrées ne célèbrent pas le crime. On ne sonnera pas.

Il accentua le terme de négation, puis détourna la tête comme si cette affaire ne le concernait plus.

— Le pauvre gueux ! sera-t-il donc enterré comme un chien ? balbutia Kathrisepp.

— Est-il mort comme un chrétien ?…

— Mais… Jésus, Marie !…

Il coupa court, d’un geste sec de la main :

— Il suffit… Kathri, tu ne comprends pas ces choses.

Et il ajouta sur un ton officiel :

— Le fossoyeur crea la fosse de Hinteregg dans l’angle du cimetière, derrière la chapelle de l’ossuaire, hors de la terre bénite.

Et comme Kathrisepp s’attardait, tournant vers lui son visage étonné et triste, encadré des tresses galonnées de blanc des vieilles filles, il reprit, les yeux fixés sur le livre :

— « C’est le sort des impies qui marchent dans la voie de l’iniquité et de la perdition, car leur espérance est comme cette écume fragile que la tempête éparpille, et comme la mémoire d’un hôte qui n’est demeuré qu’un jour ! »

Quand M. le curé ne daignait pas s’entretenir avec elle dans le dialecte du pays, Kathrisepp ne le comprenait pas davantage que lorsqu’il récitait le dimanche, du haut de la chaire, le texte latin de son sermon. Mais elle l’approuva d’un sourire d’humble soumission, car tout ce que disait son maître « c’était écrit dans l’Évangile ».

— C’est bien ! Monsieur le curé, je ferai la commission.

Quand il fut seul, Benedict a la main sur son front las. Quel pénible événement : un suicide à Niederstad ! Depuis que le Schwendifeli s’était jeté par la fenêtre de la maison des pauvres, dans un accès de fièvre chaude, rien de pareil n’était arrivé. Il avait été indulgent alors et il se le reprochait. Mais il ne fallait pas que ce fût un précédent, il agirait avec sévérité. Il fallait faire un exemple. Comme on élimine les lépreux de la communauté, afin de préserver les autres membres de la contagion, le pécheur serait banni de la terre où reposent ceux qui se sont endormis dans la paix du Seigneur, et n’aurait pas sa part des honneurs que rend l’Église à la dépouille de ses enfants.

Et dimanche prochain il parlerait à ses ouailles de la magnificence du don de la vie, ce don qui est à l’origine de tous les autres et qui nous a été confié afin que nous le fassions fructifier comme les talents du serviteur de la parabole.

« Mais les justes vivront dans l’éternité, c’est pourquoi ils recevront le royaume de beauté, et le diadème de splendeur de la main du Seigneur. »

Il se dressa, très grand, et si maigre que la robe noire flottait autour de ses membres. Il leva les yeux avec ferveur, comme il le faisait chaque soir, vers l’image du Rédempteur, suspendue au-dessus de sa table de travail. C’était une curieuse gravure de Gabriel Max : une belle tête du Christ dont les yeux paraissaient tantôt se fermer et tantôt s’ouvrir selon la disposition intérieure de celui qui la contemplait.

Parfois les pupilles sombres se fixaient sur vous avec l’insistance d’une exhortation muette, et parfois les paupières du Sauveur s’abaissaient comme dans une protestation, et le visage fermé exprimait tant de douleur, qu’on eût dit que les hommes venaient de le crucifier encore…

Et c’est ainsi que l’image regarda ce soir le prêtre de Niederstad, avec des yeux obstinément clos.

 

*     *     *

 

Au lever du jour, le vent s’en était allé par-delà les montagnes, mais il avait laissé tomber en fuyant ses écharpes de brume sur la vallée. Elles flottaient, vaporeuses, sur le paysage, en d’aériens envolements, quand Benedict Stalder parut sur le seuil de la cure pour aller visiter les pauvres.

Il avait le visage pâle et défait. Les vagues, qui se brisaient au pied du mur du jardin avec des râles d’agonie, avaient troublé son sommeil. Des songes l’avaient hanté. Des troupes d’enfants qui dansaient des rondes en chantant d’étranges refrains pleins de sentences de Salomon, des cortèges somptueux pleins de joueurs de flûtes, des rois ceints de diadèmes, des guerriers couverts d’armures, toute la splendeur et tout l’orgueil de la terre avaient défilé devant lui et disparu « comme un navire qui, lorsqu’il a é, ne laisse pas de traces sur les flots ».

Il s’était réveillé fiévreux et s’était rendu dès l’aube à l’église. À dîner, il n’avait pas touché aux plats : c’était le jeûne des Quatre-Temps. Kathrisepp s’était emportée dans le zèle de sa sollicitude.

— Jeûner est bien, mais endurer la faim ne peut être agréable à Dieu, Monsieur le curé, il faut que l’homme se nourrisse, il n’y a pas à dire, vous vous ruinez, et nous voilà bien lotis… Vous êtes trop dur, notre bonne mère l’Eglise n’est pas si rigoureuse que vous.

Il l’avait apaisée, il mangeait suffisamment pour soutenir la loque de son corps, comme disait saint François, un surcroît serait nuisible. Alors, elle avait opiné de la tête, car cela devait être écrit dans le gros livre aux ferrures d’argent et n’ettait pas de réplique.

Quand le curé traversa le cimetière il entendit par-delà les murs les coups secs de la bêche du fossoyeur… Il continua sa route et le brouillard s’en allait avec lui déroulant des formes étranges sur les chemins du terrain communal. Et ces figures montaient lentement vers les autels lumineux des Bauen, semblables à des vols d’anges. Le prêtre entra chez les Simon, où le paysan se mourait du « mal mystérieux » des montagnards ; il a chez Gandervisi au visage lentement dévoré par un cancer, il rendit visite à Talseppli, en mal d’enfant, à l’hydrocéphale Migi, à Hanssep, qui succombait au délire des ivrognes… Et partout sa venue éveillait une clarté dans les sombres demeures de la misère ou suscitait une espérance de paix. Mais la clarté qui rayonnait de sa personne manquait de chaleur comme si elle descendait d’une cime hautaine, et la paix qu’il répandait était dépourvue de cette mansuétude qui effleure comme une caresse les fronts assombris et fait fleurir sur les lèvres attristées l’enchantement du sourire.

Au retour, comme il traversait le pont du torrent de Fahrli, il entendit réciter à haute voix, dans une maison au bord du chemin, la litanie des Tréés. C’était la misérable hutte de Hinteregg. Il entra, bien que nul, ici, n’eût réclamé sa présence.

Brusquement, une femme se leva et interrompit sa prière avec un « Jésus ! Marie ! le curé ! » plein d’effarement, et les enfants, toute une bande, se dispersèrent vivement. Le plus jeune se mit à crier au fond d’une corbeille de haillons.

Sur le lit, le mort gisait, sous un grossier linceul, la tête cachée par un linge. La femme le découvrit et parut s’exc :

— Il est tout défiguré… et la femme qui habille les morts n’a pas pu lui fermer les yeux. Ils se rouvraient toujours.

C’était la tête d’un homme encore jeune, aux traits frustes, aux yeux grands ouverts comme dans une épouvante, à la mâchoire fracassée.

Des taches rouges éclataient encore sur l’oreiller.

À cette vue, le prêtre involontairement songea au cri d’allégresse des impies : « Laissez-nous porter des couronnes de jeunes roses ! » Il frémit.

La femme laissa lentement retomber le linge sur le masque horrible et parla avec calme.

— Il est délivré, et sa mort nous facilite les choses… il n’a voulu que notre bien le pauvre !

Le prêtre la regarda, muet d’étonnement. Elle ne se laissa pas déconcerter :

— Nous ne savions plus à quel saint nous vouer, depuis le dernier malheur, quand le föhn a englouti notre grande barque à vapeur. C’est la troisième que nous perdons. La première a pris feu sur le lac, la seconde a coulé pendant un ouragan de neige, et aucune n’était assurée. Nous avons perdu ainsi tout notre bel argent. Le constructeur du dernier bateau exigeait le paiement et menaçait de nous faire poursuivre. Pierre était toujours malade depuis la tempête de föhn où il a dû rester si longtemps dans l’eau, et il ne s’en était tiré qu’à grand-peine. Il paraît que cela s’est jeté sur les poumons. Sans cela, il était un brave homme, mais il ne pouvait pas laisser la boisson. Le vent du lac dessèche le gosier, et quand il était ivre, il perdait le sens et était capable de tout. Que faire, quand on a neuf enfants et pas de gain ?

— Neuf ? dit le prêtre.

— Oui, et l’aîné a dix ans. À la grâce de Dieu ! Tout cela a dû arriver. S’il n’était pas mort, les créanciers nous auraient chassés de la maison.

— Et maintenant ?

— Maintenant nous pourrons peut-être nous tirer d’affaire. Mes parents m’aideront. Ils n’ont rien voulu faire pour moi tant que le « soiffeur », comme ils nommaient Pierre, vivrait. La commune prend soin de deux enfants. Un des petits ira chez sa marraine, et je pourrai bien subvenir aux besoins des autres en tissant la soie. Tant que l’homme était malade, je ne pouvais pas travailler.

— Et comment est-ce arrivé ?

— Quoi ?… le malheur ?

Le mot hésita sur ses lèvres, comme s’il ne convenait pas à un événement libérateur.

— Que sais-je ? Ça le rongeait depuis longtemps. Il ne parlait plus guère, mais il se creusait la cervelle pour sortir de nos embarras. Il ne ait pas le lit, il courait au dehors, gesticulait en serrant les poings, comme s’il voulait terrasser un invisible adversaire. Entre temps, il se grisait encore, jurait toujours et délirait souvent. Et quand le docteur, pressé par lui, déclara qu’il n’y avait plus d’espoir, qu’il pourrait tout au plus traîner encore jusqu’au printemps, il entra en fureur et cria qu’il préférait cre… tout de suite. Il fit chercher par Fineli de l’eau-de-vie à la Croix-Blanche. À quoi songeait-il ? Est-on capable de penser à ces moments-là ? Il avait depuis longtemps la tête perdue. Ce qui est certain, c’est que tout d’un coup nous entendîmes la détonation. Il avait arraché sa carabine de tireur suspendue au-dessus de son lit. Je savais tout, comme si j’avais vu venir la chose… Quand je suis rentrée, il gisait râlant… Ce fut bientôt fini… Il est bien maintenant…

Un regard de reproche tomba sur la femme, mais le curé retint les paroles de réprobation qui montaient à ses lèvres et tut le châtiment que Dieu réserve aux âmes impénitentes. Les enfants étaient furtivement rentrés, un à un, sur la pointe, leurs orteils nus, et levaient du fond de leur misère les yeux vers lui, dans une grande attente, comme s’il avait pu les rassasier. Il songea soudain que les corbeaux n’ont ni cellier ni grenier et que toutefois Dieu les nourrit. Or, ces petits valaient bien plus que des oiseaux…

Il a la main sur leurs têtes…

Mais quand la mère dit :

— C’est demain l’enterrement, les gens disent au village que l’on ne sonnera pas les cloches pour lui ?

Benedict Stalder se sentit de nouveau l’homme des rigoureuses et étroites observances et répondit avec une tranquille inflexibilité :

— Non !

Le ton était si rigide que la femme accepta la décision des hommes avec un : « À la grâce de Dieu » résigné.

Le curé prit rapidement congé et s’éloigna avec une telle hâte que l’écharpe noire de sa ceinture flottait dans le crépuscule, sous la fraîcheur du vent de l’Alpe.

Il eut soudain conscience de n’avoir prononcé, durant sa visite, en face du mort et de la troupe innocente, ni les paroles qui exhortent ni les paroles qui consolent. Il lui en coûtait parfois de parler, comme s’il lui fallait descendre d’une montagne lointaine. Peut-être péchait-il par un manque d’humilité ? Il se a la main sur le front. Sa tête était si douloureuse ! Kathrisepp n’avait pas tort, après tout : on déait souvent le but par excès de zèle. Heureux qui posséderait la sagesse de Salomon, qui « vient au-devant de ceux qui la désirent, et celui qui dès l’aube a veillé pour la chercher n’aura pas à travailler, il la trouvera assise sur le seuil de sa maison ».

La nuit tombait rapidement avec le voile de brume, mais la lune disputait aux nuages la souveraineté du ciel.

Un frisson courut sur la nuque du prêtre.

Il avait hâte de rentrer. Les silencieuses heures du soir dans sa chambre de travail lui étaient chères, quand sa paroisse dormait et que près de lui, dans l’ombre, le lac respirait doucement comme un grand cœur paisible. Il songea tout à coup qu’il n’aurait jamais dû quitter les murs du couvent où il avait étudié. Il était un moine prédestiné avec son amour de la solitude et ses élans rêveurs vers les cimes ardues de la pénitence et de la vérité. Mais la volonté de Dieu et non la sienne l’avait conduit.

Les lumières du village s’allumaient derrière les fenêtres à croisillons. La sombre silhouette de l’église se détachait en contours indistincts sur le fond de brouillard, et le grand noyer étendait ses branches nues comme des bras de fantôme.

M. le curé longeait maintenant le sentier bordé par le mur du cimetière ; il lui sembla percevoir encore les coups sourds de la bêche du fossoyeur.

— Gandersepp ne voulait-il donc pas cesser de travailler, ce soir ?

Il s’arrêta, l’oreille attentive, et regarda dans la direction de la chapelle mortuaire derrière laquelle les corps des impies pourrissaient.

Non, le choc des pelletées ne venait pas de là. Le bruit étouffé et monotone d’une bêche creusant le sol très dur, résonnait tout proche, entre les rangs des tombes où l’on avait enseveli, la semaine ée, la jeune Fränzi du marguillier…

Il se pencha et dut s’appuyer fortement à la muraille comme si le sol eût vacillé sous ses pieds… Qu’était cela ? Voyait-il bien clair ? ou la lune dansait-elle devant ses yeux ? En vérité, ce n’était pas le Gandersepp, cette lumineuse figure aux voiles flottants qui s’inclinait avec un geste rythmique quand le pied diaphane se posait sur la bêche d’argent… qui creusait toujours plus profond.

Et la fosse s’ouvrait béante, prête à recevoir un cercueil.

La tête était nimbée de clarté, et le douloureux visage – c’était celui qui était suspendu dans sa chambre – avait les yeux clos, si bien, qu’on eût dit que le silencieux fossoyeur accomplissait en dormant la tâche d’un homme éveillé. Il ne parlait pas, il bêchait seulement, sans hâte, comme sans effort, mais un murmure se dégageait de la lumière qu’il rayonnait : « Il ne nous convient pas de juger, car notre Dieu est bon, et patient, et fidèle, et gouverne toutes choses avec miséricorde… »

Un frisson secoua les membres de Benedict Stalder, le froid d’une immense lassitude lui pénétra jusqu’à la moelle des os… Il ferma les yeux, pris de vertige, étendit les bras comme en un geste de défense… Il sentit qu’il chancelait, les ailes humides de la brume se replièrent sur lui et il tomba, la face en avant.

 

*     *     *

 

Le lendemain, à l’aube, M. le curé était de nouveau assis à sa table de travail, penché sur les livres sacrés. Il s’était rapidement remis de l’évanouissement qui l’avait terrassé la veille, et il avait patiemment subi les soins inquiets de la raisonnable Kathrisepp qui avait déclaré : « Je l’avais bien dit à Monsieur le curé ! » Il se sentait singulièrement dispos, ce matin ; ce jour d’hiver était d’une telle pureté que l’air même semblait frémir d’une joie toute fraîche. La lumière avait dissipé les brouillards perfides. On pressentait la lente ascension du soleil derrière les rochers des Frohnberg.

Un reflet avant-coureur semblait s’être posé sur le front du liseur.

« Mais le potier, prenant une argile molle, fait avec art chaque vase pour nos usages et de la même boue fait les vases qui doivent servir aux usages nobles, de même que ceux qui doivent servir aux usages contraires : le potier est juge de l’usage de chacun d’eux… »

Il appela :

— Kathrisepp !

Elle sortit de sa cuisine en traînant le pas.

— Va chez le sacristain, Kathri, M. le curé fait dire qu’il doit sonner comme d’habitude à sept heures et demie pour l’enterrement.

La servante écarquilla les yeux et son vieux visage prit une expression d’hébétement.

— Oui, mais c’est pourtant le Hintereggpeter.

Plus forts que sa volonté, ces mots tombèrent alors des lèvres du prêtre :

— Il ne nous convient pas de juger, car notre Dieu est bon, et fidèle, et patient, et gouverne toutes choses avec miséricorde.

Une rougeur envahit son pâle visage, et il regarda étonné autour de lui, comme si un autre avait parlé par sa bouche.

Kathrisepp sortit. C’était bien, car c’était sans doute écrit dans l’Évangile.

Le curé de Niederstad tira du bahut la chape et les ornements sacrés pour se rendre à la bénédiction de la tombe, et comme il sortait de la chambre, il vit, en levant le front, que devant lui l’image ouvrait lentement les yeux.

GESTES DE FEMMES 6k47v

I ANTIQUES 6g6e29

I ABISHAG 4p1r8

Quand ils eurent parcouru tout le territoire d’Israël, de l’orient jusqu’à l’occident, les serviteurs de David, las de leurs vaines recherches, s’arrêtèrent un soir, à l’orée des bois de sycomores qui bordent la vallée de Sunem. Les mules débâtées se mirent à brouter les herbes odorantes au creux des rochers.

Hennoc, l’écuyer, dit :

— Le Roi, notre Seigneur, ne se réchauffera plus ; il est pareil à un vieux cèdre de Hébron, dont les ramures frissonnent sans cesse pour secouer la neige qui glace sa sève…

Jokim, l’archer, l’interrompit :

— On l’a recouvert de peaux d’ours et de la toison de six léopards, mais sa chair reste froide comme celle d’un homme au sépulcre.

— Rentrerons-nous au palais sans avoir accompli notre mission ? dit Zipha, l’échanson. Sans doute, notre choix fut trop sévère. N’étaient-elles pas charmantes Thalmaï, qui puisait l’eau à la fontaine de Cédron, Azaria, la baigneuse blonde du Jourdain, et Schucha, la fleur des pâturages de Guédor ? Et toutes nous auraient volontiers suivis.

— Heu ! intervint Saraph, le capitaine des gardes, dédaigneusement, ces filles de Juda n’étaient pas si belles à voir que les femmes du Roi, notre Seigneur. Celle que nous cherchons devrait allier l’éclat du soleil quand il sort de la mer à la douceur des étoiles ; elle devrait être plus svelte que ne le fut la fille de Saül, plus gracieuse que Hagguit, plus intelligente qu’Abigail et plus vigilante que Batb-Sheba… Interrogeons le premier ant qui descendra la vallée…

Ce fut un vieillard aux allures de prophète et porteur d’une besace.

— N’as-tu pas rencontré une vierge plus belle que toutes les vierges ?

L’homme étendit le bras :

— Frappez à la maison de Jesu ben Jacob ; elle ouvrira, celle qui m’a donné une mesure de grain rôti, un cabas de figues et une outre de vin.

Hennoc, Jokim, Zipha et Saraph enfourchèrent les mules et chevauchèrent dans le silence de l’attente en se regardant, inquiets. Jesu ben Jacob devint très pâle en reconnaissant les satrapes de la maison du Roi ; l’orgueil et la douleur se disputaient son cœur, tandis qu’il les invitait à sa table.

— N’as-tu pas une fille que l’Éternel a choisie pour sauver de la mort le Roi, notre Seigneur ?

— J’ai une fille, l’unique.

— Envoie-la chercher, car nous ne nous mettrons pas à table que nous ne l’ayons vue.

Il appela :

— Abishag !

Quand elle parut, souriante dans le cadre de verdure sur fond d’or, les quatre hommes, qui la toisaient comme une marchandise, l’évaluèrent d’un prix inestimable.

« Elle a plus de grâce que les coursiers des Pharaons ! » songeait l’écuyer.

« Elle est plus enivrante qu’une coupe de moût de grenadier ! » se dit l’échanson.

« Plus souple qu’un arc ! »

« Plus redoutable qu’une lame nue ! » songèrent l’archer et le guerrier.

— Jesu ben Jacob, le roi David, notre Seigneur, demande ta fille pour qu’elle vive à la cour !

— Qu’il soit fait selon le désir de mon Seigneur et Maître. Abishag était la rosée de ma vieillesse aride…

L’enfant, docile, se tenait devant son père, les mains croisées sur son sein. Elle leva les yeux :

— Emporterai-je un couple de tourterelles et la plus jeune d’entre mes brebis ?

— Laisse cela, n’es-tu pas l’offrande et le sacrifice !

Elle ne comprit pas.

— Le Roi m’appelle : bénissez-moi, mon père !

Ses yeux, pleins de lueurs, regardaient déjà vers Jérusalem.

Elle descendit la vallée.

Le Roi ! ce titre représentait à ses yeux toute la splendeur du monde !

Quand elle a les portes de Jérusalem, elle regarda avec étonnement les chariots aux attelages de bœufs, le peuple grouillant qui revenait des sacrifices avec les lévites, et les joueurs de flûte. Les maisons lui semblaient éclatantes avec des yeux hostiles.

Les jeunes hommes s’arrêtaient pour la regarder er. Elle serra plus étroitement le voile autour d’elle avec une pudeur jalouse. Le roi l’appelait.

Hennoc, Jokim, Zipha et Saraph s’effacèrent pour la laisser gravir les marches du palais.

Les femmes qui la croisèrent, toisèrent avec une arrogance gonflée d’envie l’élue de David.

Dans la grande salle au plancher de cyprès, où des boucliers et des lances d’or étaient suspendus aux poutres de cèdre, Abishag ne vit que le trône d’ivoire, avec les lions énormes pour accoudoirs.

Elle se prosterna, la face sur les dalles :

— Que le roi David, mon Seigneur, vive à jamais !

— Lève-toi, et ne crains rien.

D’où venait cette voix lointaine aux sonorités creuses ? Était-ce là l’organe claironnant qui seyait au chef des guerriers d’Israël ! Timidement, ses paupières clignotèrent pour voir le soleil en face, et l’hérésie du souhait qu’elle venait d’exprimer avec candeur la frappa comme une révélation.

Qu’il vive à jamais ! il avait vécu, celui qui ne serait plus aimé. Son cœur s’écrasa d’une soudaine angoisse comme un grain de froment sous la meule. Que venait faire sa jeunesse auprès de ce sépulcre blanchi ? On l’avait trompée. Un souffle de mort montait de ce trône qu’elle devait égayer de son chant et de sa jeunesse en fleurs…

Elle était si charmante à voir dans son trouble qu’elle trouva grâce aux yeux de David. Jamais fleur plus suave n’avait germé sur le sol de Juda ; elle embaumerait ses derniers jours, et serait douce à ses lèvres comme le miel qui coulait de la forêt de Beth-Aven.

On les laissa seuls.

Il se fit paternel pour apprivoiser le ramier sauvage qui devait nicher dans son sein.

— Quel est ton nom, enfant ?

— Je suis Abishag, de la tribu d’Issachar.

— Sais-tu chanter en t’accompagnant de la harpe ?

— Que le Roi, mon Seigneur, ordonne.

— Qui t’apprit à chanter ?

— Les oiseaux qui nichent dans les roselières du Jourdain et les bergers qui descendent des montagnes de Gelboè.

Elle prit l’instrument d’or entre ses bras nus et préluda les vieux chants hébraïques que Moïse chanta dans les vallons du Sinaï, tandis que les brebis de son beau-père broutaient les herbes de Madian. C’étaient les chants que David lui-même avait chantés, lorsqu’il n’était que l’adolescent blond et qu’il portait dans sa panetière de pâtre la fronde qui tuait les lions et les ours ravisseurs.

Abishag chantait et le vieux Roi, les yeux mi-clos, s’abandonnait à la paix de cette musique qui évoquait l’ère d’innocence qui précéda son introduction à la cour de Saül.

C’était le temps où sa voix avait eu le pouvoir de bannir les esprits malins. Car son cœur était vierge et ses mains étaient pures… Que ces jours étaient loin, ces jours « semblables aux eaux qui s’écoulent et qu’on ne recueille point » !

Abishag guettait le roi. L’ombre du soir envahissait la salle.

Quand la tête du vieillard s’appesantit sous le poids des réminiscences, le chant mua en berceuse, ne fut plus qu’un gazouillement du vent dans les saules.

Lorsque David se fut assoupi du lourd sommeil sans rêves des soixante et dix ans, l’enfant leva les bras, prit son vol, la tête baissée, mais s’arrêta net, ses voiles retombant comme des ailes qui se replient.

Hennoc, Jokim, Zipha et Saraph veillaient à la porte du roi ; ils guidèrent la colombe fugitive par les couloirs de la cage royale et la confièrent à la vieille Aja.

— Aja, vieille Aja, que ferai-je près du Roi ? soupira la jeune fille, dans l’appartement somptueux, en regardant par la baie vers l’orient du ciel où la lune de nacre se levait du côté de Sunem, la bourgade de son désir.

Aja la Benjaminite, enveloppa la vierge d’un regard d’astucieuse iration.

— Tu es toute belle et sans tache, le Roi notre Seigneur a froid. Tu le réchaufferas à la flamme douce de tes yeux.

— Comment le pourrais-je, puisque je frissonne toute en le regardant ?

Résignée, elle regarda le paysage inconnu. La lune répandait un flot de lumière triste sur Jérusalem et comme la plainte d’un ennemi lointain, les hiboux se répondaient à travers le désert.

En baissant les yeux, elle perçut, parmi les lauriers roses au pied du balcon où elle se tenait, une ombre svelte appuyée au pilier du portique et un jeune visage tourné vers elle dans une attitude d’ardente contemplation.

Rougissante, l’enfant de Sunem baissa son voile.

Chaque soir Abishag berçait au sommeil le vieux roi David. Sous la broussaille des cils blancs, les prunelles pâles du vieillard la suivaient furtivement quand elle ait sur le dallage, droite comme une palme de Jéricho et hautaine.

Elle le servait avec une docilité vigilante, emplissait sa coupe et l’accompagnait sur le luth à dix cordes lorsqu’il improvisait ses psaumes. Il la traitait avec une délicatesse pleine de déférence pour ne pas effaroucher ce cœur qui dormait son sommeil d’innocence, mais ses mains, au tremblement sénile, frôlaient parfois le visage de l’enfant d’une vague caresse solliciteuse. Lorsque le sommeil inclinait son front sur l’épaule de la jeune fille, il sentait son jeune corps se roidir, devenir rigide comme une figure de sarcophage.

Elle étouffait dans l’atmosphère du palais, gardant dans ses yeux la lumière et le désir des espaces infinis, alors, elle descendait, furtive, les degrés de l’escalier qui menait aux jardins du Roi.

Elle errait entre les colonnes des ifs, sous les ifs, sous les bouquets aériens des palmes. Les paons la suivaient orgueilleusement, les tourterelles roucoulaient et les oiseaux se baignaient dans les vasques de marbre.

Un matin, comme elle se penchait sur l’un des bassins d’eau, pour y mirer son visage sans voile, elle entendit bruire le rideau des saules et une autre image, ardente et pâle se refléta près de la sienne.

Elle retint un cri : jamais homme n’avait franchi l’enceinte de ce jardin privilégié.

Elle voulut fuir, mais un impérieux regard l’immobilisa dans un cercle de feu.

Dans les émanations troublantes des jasmins et de l’hysope, les deux êtres demeuraient muets, l’âme pénétrée de quelque chose de splendide et d’infiniment doux, qui les soulevait comme un vent salubre des forêts du Liban…

Il parla…

— Tu es Abishag, l’élue de David. De quel droit celui qui touche aux portes de la mort tend-il ses mains décharnées vers la fleur de vie qui s’ouvre sur tes lèvres ? Je t’ai vue er escortée par les satrapes du roi. Tu m’as fait lever la tête, comme au buffle altéré qui pressent la source fraîche. J’habite le palais, et j’ai revu ton visage, un soir, dans un lever d’étoiles. N’écoute pas les promesses du vieillard. Dis-moi que tu revêtiras toujours la robe bigarrée que porte les filles vierges du Roi… Le Roi est comme une ombre à son déclin, et je serai, à mon tour, conducteur d’Israël et de Juda. Abishag, mon amour aura la douceur des printemps…

Abishag, regarda celui qui lui révélait la vie. Droit comme un sycomore de Syrie, il était sans défauts depuis la plante des pieds jusqu’au sommet de la tête. Sa longue chevelure annelée flottait librement sur sa nuque, encadrant un visage au profil judaïque. La Sunamite porta inconsciemment les mains à son cœur comme sous le coup d’une douleur sacrée.

Elle leva ses yeux sur lui et il vit dans les larges prunelles l’immensité d’une aube et l’ardeur chaste des midis d’Orient.

— Ne demande pas mon nom avant que le peuple le proclame ; tu m’as donné le courage de vaincre, et je veux revenir en maître.

Les ramures frémirent.

Elle croisa les bras sur sa poitrine comme un bouclier et revint lentement au palais.

Or, cette jeune fille était fort belle, mais le roi ne la connut point.

Il ne pouvait se er d’elle qui la tenait en échec par sa terrible candeur de vierge, et dont il n’obtenait ni sourire, ni flatterie. Alors une rage froide pâlissait son front dénudé, et l’implacable guerrier, qui frappa les Philistins se réveillait sourdement dans les brusques révoltes de son orgueil humilié.

— Quoi ! j’aurais soumis un royaume depuis l’Euphrate à la Méditerranée et de la Phénicie au golfe d’Arabie, et le cœur d’une vierge me résisterait !

Sa voix grondait comme le torrent de Cédron.

Abishag laissait er la vague sur son front courbé…

— Dois-je me dérober à la vue de mon Seigneur comme une servante indigne ?

— Reste, sans toi ma vieillesse serait comme la région désolée des coteaux de Hakila.

Alors le vieux Roi, sans avenir, parlait à la Sunamite, et, dans une velléité d’orgueil, il lui parlait des femmes charmantes qui lui avaient apporté l’offrande de leur amour. De cette fière Mérob, fille de Saül ; de Mical, pour laquelle, il immola deux cents Philistins. Et lui, l’humble pâtre béthléhémite, devint le gendre du roi d’Israël. Plus tard, poursuivi comme un forban par son beau-père, errant dans le désert de Ziph, il vit Abigaïl descendre du Carmel sur une mule et venir au-devant de lui.

Plus tard il convoita Bath-Sheba.

Il s’arrêtait interdit devant le regard de l’innocente. C’était comme si elle eût pressenti qu’il avait teint de sang la ceinture dont il ceignait ses reins.

Alors le vieux roi tremblait, et sa conscience le regardait par les yeux implacables d’Abishag.

Et quand il cherchait la main de la Sunamite, elle était froide comme l’onde des fontaines de Ruben.

Or, l’on vint dire au roi David que son fils Adonja, s’élevait contre lui en disant : « Je régnerai ! » Et Abishag entendit la plainte du vieillard :

« Éternel, aie pitié de moi. Car ma vie se consume dans la douleur, ma force est déchue à cause de mon iniquité et mes os dépérissent.

« J’ai été mis en oubli dans les cœurs comme un mort. Mais moi, Éternel, je me confie en toi j’ai dit : Tu es mon Dieu ! »

Abishag le regardait avec étonnement, c’était à cette heure, le prophète inspiré, et son visage illuminé semblait voir Jehovah face à face.

Sa face antique revêtait un caractère sacré : c’était le roi de Juda, le meneur des peuples, qui s’était montré magnanime envers Saül. C’était celui qui fut si fraternellement chéri par Jonathan.

Abishag saisit la main du Roi.

Attendri par la douceur inusitée de l’enfant de Sunem, le vieillard parut revenir de très loin, des larmes coulèrent dans l’écume de sa barbe, et sa prière devint une plainte de détresse :

« Mon cœur a été frappé et s’est desséché comme l’herbe. Je ressemble au pélican du désert, je suis comme la chouette des masures. Et mes jours s’en vont comme une fumée… »

Quand le vieillard laissa retomber sa tête accablée sur les genoux de l’enfant pour dormir, elle couvrit de sa longue chevelure le vieux roi qui frissonnait dans l’immense solitude du trône.

Et comme elle veillait elle entendit les clameurs de triomphe mêlées au son des clairons et des cymbales :

— Vive le Roi Adonja !

Abishag tressaillit toute.

Mais Bath Sheba, l’une des femmes de David, eut peur de n’avoir point enfanté un roi, et se prosterna devant le trône :

— Mon Seigneur, tu as juré par l’Éternel ton Dieu à ta servante. « Certainement, ton fils Salomon régnera après moi ! » Mais voici, c’est Adonja qui est roi et tu n’en sais rien !

David ordonna aux sacrificateurs de faire monter Salomon sur sa mule et de le conduire à Guibon. Et tout le monde monta après lui. Le sacrificateur prit dans le tabernacle la corne d’huile et oignit Salomon. Et tout le peuple dit : « Vive le Roi Salomon ! »

Quand Abishag, vit le jeune Roi Salomon, s’asseoir sur le trône royal son cœur défaillit, et tous ses désirs volèrent comme des ramiers blessés vers le prince vaincu, et clamaient : Adonja… Adonja !

Elle était si belle à voir dans son muet accablement que le jeune roi la jugea plus précieuse que l’or d’Aphir.

De ce jour, la Sunamite sentit sa convoitise rôder autour d’elle comme un lionceau qui se tient en embuscade.

Or le vieux roi David s’endormit avec ses pères.

Et Salomon régna.

La porte du palais ne s’ouvrit pas devant la Sunamite, confiée à la garde vigilante de la vieille Aja. Elle regardait les oiseaux sauvages voler vers les monts de Juda, mais quand ses yeux s’abaissaient par-delà les murs du parc, sur la maison du fils de Hagguit, elle ne rêvait plus de liberté et sa pensée était un jardin secret.

Quand le soir venait s’emparer de la terre comme un larron, Abishag craintive se réfugiait vers la vieille Benjaminite et quand des pas sonnaient sur les dalles elle tremblait. Son angoisse grandissait chaque jour, de voir entrer les messagers du Roi qui l’appelleraient auprès de Salomon.

Alors elle enviait les porteuses d’eau qui allaient nu-pieds, vêtues d’une loque écarlate sur les pavés de Jérusalem.

Bath-Sheba, vint un jour chez les deux femmes solitaires et leur parla :

— Voici, Adonja, le fils de Hagguith, m’a priée d’intercéder auprès du Roi Salomon, mon fils, afin qu’on lui donne pour femme Abishag la Sunamite, et je crois qu’il ne me refa pas, car Adonja vient pour la paix. Il t’attend près des tamarins, je vais parler au Roi qui vous enverra un message porteur de sa réponse.

Salomon accueillit sa mère avec déférence, et la fit asseoir à sa droite.

Mais quand elle lui exposa sa requête et bien qu’il eût dit : « Fais-la, ma mère, je ne te la refai pas », il devint très pâle et ses paroles furent plus âcres que le lait de l’euphorbe. Une colère jalouse bouillonnait en lui.

— Pourquoi demandes-tu Abishag la Sunamite pour Adonja ? Demande donc le royaume pour lui, car il est mon frère aîné ; et le cœur des hommes s’est tourné vers lui, depuis Dan jusqu’à Beer-Sheba !

Que Dieu me traite dans toute sa rigueur si Adonja n’a pas dit cette parole contre sa propre vie !

Il appela ses satrapes.

— Certainement Adonja sera mis à mort aujourd’hui.

Il intima cet ordre à Benaja, le plus cruel d’entre ses archers.

L’homme disparut, l’épée au clair.

Il trouva le frère du Roi près des ifs de la fontaine, penché vers une jeune fille et lui tenant les mains, dans une attitude de félicité profonde.

Avant de se jeter sur lui pour le tuer, l’archer cria :

— Ôte-toi de là, fille de Juda !

Mais elle secoua lentement la tête, sans sortir de son rêve, et instinctivement, sentant la minute sérieuse et l’épée menaçante, elle se mit comme une armure sur le sein du Bien-aimé !…

Ce soir-là, Salomon fit allumer tous les candélabres, il assembla toute sa cour, et fit jouer de la harpe et des flûtes.

— Filles d’Israël, ornez-vous de pourpre, car la nuit est longue. Faites sonner les triangles et les sistres, car la joie descend des vallons… Allez chercher votre sœur, Abishag la Sunamite et me l’amenez près du trône, afin que sa beauté fleurisse autour de moi…

L’essaim des jeunes filles s’envola, et revint bientôt, effarouché.

— Ô Roi, notre Seigneur ! Aja, la Benjaminite, nous a dit qu’Abishag, qui fut légère de ses pieds comme un chevreuil dans les champs, ne pouvait pas répondre à l’appel du Roi… parce qu’elle dort !

Le jeune souverain s’assombrit, une ride de colère se creusa entre ses yeux.

Il fit signe à ses satrapes :

— Hennoc, Jokim, Zipha et Saraph… que l’on réveille la Sunamite, et qu’on me l’amène sur l’heure !

Quand ils revinrent après une heure, ils portaient une litière somptueuse, couverte de fleurs comme une couche nuptiale. Adonja et Abishag, le corps transpercé par le même glaive, y reposaient côte à côte, les mains si étroitement nouées qu’on n’aurait pu les séparer sans une mutilation…

II VALE CARISSIMA ! 5n553g

Quand Publius Clodius entra dans l’arène du cirque, une tempête de cris monta : huées et acclamations.

Il y avait là Rome tout entière, depuis la plèbe de la Subura jusqu’aux Césars du mont Palatin.

On l’acclamait pour sa hardiesse : il avait eu l’audace de pénétrer dans la maison d’un consul romain pendant que les femmes y célébraient la fête de la Bonne-Déesse.

On le huait pour son horrible sacrilège : les femmes avaient dû cesser les cérémonies et voiler les choses sacrées.

Or, il allait expier son crime d’amour. Et, crânement, il marchait au-devant de la mort comme d’autres vont à la victoire ; il avait dompté la vie, violenté la destinée ; il avait aimé Julia Poppée. En ant le seuil de l’arène, son premier regard avait été pour elle ; il ne vit que sa petite tête fauve aux cheveux d’ambre poudrés d’or, et comme ses yeux le regardaient, il marcha d’un pas élastique, comme porté par des nuées en une ascension lente au pays de la béatitude.

Il ne vit qu’elle et la salua d’un Salve Domina ! qui plana sur la houle des cris du peuple.

Elle ! ce n’était pas une esclave d’Illyrie, ni l’affranchie Phebé, ni Tertia la Patricienne, ni même l’une des vestales ; il avait placé son amour au faîte des ambitions humaines, d’un coup d’aile hardi son cœur avait touché la cime : Julia Poppée, la fille des Césars !

Elle était là-haut, dans la loge impériale, sur sa chaise d’ivoire, et, près d’elle, le visage serein, la tête rasée ceinte d’une couronne de laurier attachée avec une bandelette blanche, son père, Auguste. Il y avait dans les yeux clairs de l’Empereur une force divine qui éblouissait comme le soleil.

Publius Clodius dédaigna l’Ave César ! du gladiateur qui va mourir. Il avait abdiqué la vie et ses vanités ; il n’y avait plus à cette heure ni dieux, ni Césars : une femme seule existait.

Il mesura du regard cette foule haletante de plaisir qui venait se repaître de son agonie.

Il y avait là des Gaulois, des Germains, les Syriens des rives de l’Oronte, des Grecs d’Hellas. Les sénateurs avec la toge et le laticlave, les chevaliers, les proconsuls, les décemvirs et les tribuns militaires ; il y avait les Vestales, les prêtres d’Isis et de Cybèle porteurs de touffes d’épis, des danseurs d’Orient coiffés d’une mitre écarlate, des trafiqueurs et des larrons, des magiciens de Chaldée et des vendeurs d’amulettes, un troupeau d’esclaves aux longs cheveux et aux oreilles percées, et les enfants en robe prétexte avec, dans les yeux, des férocités de jeunes louveteaux.

Cette foule haletait dans l’attente de l’émouvant spectacle : un homme, un patricien, ce Publius Clodius, distingué par ses richesses et son éloquence, allait mourir pour leur bon plaisir et pour les yeux d’une femme.

Mourait-il ? L’incertitude palpitait sur cette masse. Le condamné était lui-même l’arbitre de sa destinée. Et tous les yeux guettaient les pas de cet homme, qui erraient entre la vie et la mort. Ce spectacle les ionnait plus qu’une joute d’athlètes au Champ de Mars, qu’un combat naval sur le Tibre, plus qu’une course de chariots dans le cirque, plus que les Jeux troyens célébrés par la jeunesse romaine, plus encore qu’une pyrrhique dansée par les enfants des princes d’Asie.

C’était un supplice d’un genre nouveau. Deux portes donnaient sur l’arène du cirque. L’une s’ouvrait sur un couloir profond et aboutissait à l’antre où deux tigres de Tartarie, affamés par un long jeûne, guettaient la proie ; l’autre s’ouvrait sur la cellule d’une vierge patricienne, vêtue du voile des épousées.

Ces deux portes étaient pareilles, hermétiquement closes et muettes, ne trahissant rien des mugissements des fauves, ou des chants de la jeune fille. Le condamné n’avait qu’à se recommander aux dieux et se laisser guider par les voix intérieures. Il avait le choix des portes : la honte et la mort ou l’amour et la vie ; le choix entre les dents de la tigresse et les bras de la vierge.

Et Publius Clodius ne regardait même pas ces portes : il regardait Poppée ; c’est dans ses yeux qu’il voulait lire sa sentence. Elle seule, la fille des Césars connaissait le secret des souterrains de l’arène : le fauve ici, la femme là ! elle seule pouvait sauver ou condamner d’un battement de sa paupière, d’un geste de son doigt rose. Et Publius attendait ce geste.

Il se sentit comme enveloppé par le désir cruel de la foule bestiale qui l’hypnotisait de sa volonté. Car le peuple venait là pour la tragédie, non pour l’idylle ; il lui fallait du sang, non des roses !

Publius regardait Poppée et se souvenait…

Entraîné par sa ion, il avait pénétré dans le palais à la faveur d’un déguisement de ménétrière ; car il était imberbe et son corps avait une grâce d’Éphèbe. Abra, l’esclave de Poppée, l’avait introduit auprès de sa maîtresse, sous les tentes couvertes de branches de vigne, près du dragon sacré dressé au pied de la statue de la Bonne-Déesse.

Le lendemain, le Sénat ordonna une information de sacrilège. Les centurions étaient venus frapper à sa porte et l’avaient arraché à sa couche de bois de cyprès. Dans l’Atrium ses esclaves se lamentaient, lui souhaitant d’être le muletier des Monts Albanais plutôt que le patricien Publius Clodius que l’on conduirait aux gémonies, la corde au cou.

Lui marchait sur les nuées de son ivresse d’amour, trouvant clémente la vie qu’il pouvait jeter comme une dépouille de guerre aux pieds de la Bien-aimée.

Il entra dans l’arène souriant aux statues de la Victoire, sentant la vie et la mort en son pouvoir et les dédaignant également.

On venait de donner le signal du supplice.

Publius regarda Poppée.

Énigmatique dans sa pose immobile de sphinge inquiétante, la fille des Césars voyait ce regard et comprenait sa confiante injonction. Elle méditait sa réponse.

Que se a-t-il dans l’âme de cette femme : âme de courtisane dans un corps royal. Elle avait eu du goût pour cet homme réputé noble et beau ; à l’idée que d’autres femmes plieraient leur nuque sur les bras de Publius, elle sentit la jalousie fauve ouvrir à deux battants la porte des tigres affamés…

Mais soudain elle eut la vision nette de ce corps de jeune dieu, couché sur le sable, en proie aux bêtes, elle vit le regard mourant qui l’aimerait uniquement, le reproche tendre des yeux agonisants… la porte de la pitié s’entrouvrit dans son âme, et la vierge blanche, la vierge qui sauve, parut.

… Pourtant cet homme avait eu l’audace de se faire aimer d’elle, il l’avait vaincue… le baiser de la fille des Césars devait être noyé par un flot de sang. Cette bouche d’homme qui pouvait la trahir devait s’emplir de sable et de silence ; ces bras qui l’avaient étreinte devaient se raidir dans le grand sommeil avant d’esquisser le geste qui accuse ; ces pieds qui avaient marché au-devant de Poppée devaient fouler la prairie d’asphodèle.

Imible, elle vit Publius marcher vers les portes, traverser l’arène d’un pas lent et dominateur.

Sur lui, le silence haletant d’une foule planait.

Le souffle de tout ce peuple avide d’un spectacle sanglant le poussait vers la porte des fauves… Mille mains impatientes de désir ouvraient devant lui la cage, le livraient aux tigres avec une ferveur de pensée sauvage…

Il marchait devant lui en regardant Poppée.

La majesté de la mort proche était sur son front. Il n’y avait pas à cette heure, dans Rome, un homme qui pût lui être comparé. Dans ses yeux, Poppée vit se refermer les paradis entrevus. Qu’il meure ou qu’il vive, il l’aimerait uniquement. Est-ce que Julia Poppée pouvait craindre une rivale ?…

Elle fit un geste, perceptible pour lui seul ; sa petite tête fauve se pencha légèrement à gauche, et le regard coulé entre ses longs cils fut comme un fil conducteur glissé entre les doigts du condamné.

Publius tressaillit de joie… Il était sauvé !

Il marcha vers la porte de gauche, il avait compris : la Bien-aimée lui offrait la vie… Et il marcha vers elle.

Devant la porte close il s’arrêta net. En une minute décisive son esprit fit le tour de sa vie et « vit » l’avenir.

S’il frappait là, la vierge inconnue, l’étrangère viendrait au-devant de lui, et pour cet homme absorbé par un amour absolu, les autres femmes n’existaient plus. S’il frappait là, ce serait pour vivre une vie sans joie, sans lumière, car Julia Poppée était à jamais perdue pour lui ; il savait que la fille de César Auguste était promise à Tibère qui, pour l’épo, venait de répudier Agrippine. Et sa rage jalouse lui lacéra le cœur mieux que des crocs de tigre plantés dans la chair vive.

Il avait abdiqué la vie, la perspective d’y rentrer soudain le décourageait comme une route poudreuse s’étendant à perte de vue sous un ciel implacable…

Non ! cent fois non… plutôt une mort héroïque qu’une vie sans dignité ! La Bien-aimée était généreuse, elle lui faisait le don royal de la vie. Il serait plus généreux qu’elle. La vie ! c’est lui qui la donnera pour elle. La félicité d’avoir été aimé d’elle ne sera pas trop chèrement payée par une brève heure d’agonie, et les dieux d’Éros et de Psyché devaient avoir des asiles de joie pour les victimes du mal d’aimer. Soudain, il rebroussa chemin, traversa l’arène et, devant la loge impériale, il éleva les mains et jeta dans le silence formidable, ces deux mots d’adieu frémissant : « Vale carissima ! » et ses yeux, dardés sur elle, criaient : « Bénie soit la mort qui me délivre d’une vie que je devrais vivre sans toi ! »

Tout le peuple entendit ce cri, tout le peuple comprit que cet homme offrait sa vie en holocauste pour l’audace de son aveu d’amour et que, pour aimer une reine, il voulait mourir royalement.

Alors, entraîné par le fanatisme de sa ion, sans regarder derrière lui, il marcha, il s’élança vers la porte… de droite… y frappa, et attendit la mort… la tête dressée, les bras en croix, les yeux clos…

La herse s’abattit.

Une clameur surgit dans la formidable attente… Le cirque parut crouler dans une avalanche de cris.

Le sort avait parlé : Publius Clodius était jugé.

Il ouvrit les yeux, et eut cette vision presque irréelle : dans l’étroit couloir sombre une apparition blanche comme un cierge en ses longs voiles s’avançait lentement, lui portant des lys et des roses.

Il souffrit comme si l’un des fauves lui sautait à la gorge. Il regarda vers Julia Poppée… et ses yeux dessillés par l’affreuse trahison virent clair.

Et la mort descendit en lui, la mort de son grand amour. La petite tête fauve de l’impériale fille était blanche de rage déçue, il vit sa vénalité, son égoïsme féroce…

Dans la caverne de gauche les tigres trompés dans l’attente de leur proie, rugirent…

Publius vit Poppée telle qu’elle était : digne épouse d’un Tibère.

Et sa ion tomba ; il ensevelit le é au glas ironique d’un second Vale carissima ! qu’il cria dans l’arène, en éclatant de rire…

La foule l’acclamait, versatile, indulgente à tous les vainqueurs.

Il se tourna lentement vers la vierge qui lui tendait les roses. Elle écarta son voile : elle était pure et belle comme la colombe d’un temple. Sur son front levé vers lui il vit monter une aube d’amour, et dans ses yeux d’enfant de Judée, contemporaine de Jésus, Publius Clodius vit luire un reflet de l’Étoile de Nazareth.

Il prit sa main, et marcha vers la vie nouvelle…

II MODERNES 5e4rk

I SA DERNIÈRE VOLONTÉ 4j1i41

Le malade frissonne et serre plus étroitement le châle autour de ses épaules.

— Il faut rentrer, monsieur, dit avec une insistance grave la garde-malade.

Il incline poliment la tête, mais ne détourne pas les yeux de ce grand soleil qui comme lui, se meurt lentement, avec une tragique douceur.

Par-delà la mer, l’astre descend dans l’asile d’ombre, jetant ses flambeaux, éparpillant ses cierges, distribuant sa pourpre aux flots, au ciel, aux montagnes avec une magnificence qui fait de sa mort quotidienne un triomphe, une fête de vie pour le monde.

« Comme c’est simple et grand, une telle mort », songe Douglas Lindsay.

Mais la voix sollicite auprès de lui :

— Monsieur, soyez raisonnable.

C’est l’heure si pernicieuse aux malades qui fait du couchant l’hiver des pays chauds ; l’heure unique et traître où la Beauté jette ses améthystes sur l’onde et la Mort ses filets sur les plages.

Le malade se soulève avec peine, dédaigneux du péril : il sait qu’il toussera cette nuit, mais sait-il s’il verra le soleil demain ?

Le ciel et la Méditerranée se sont tendus de soie mauve comme pour une cérémonie somptueuse, les fines vergues des yachts ancrés à la côte ont des profils de rêve luxueux, l’air embaume les fleurs et l’Estérel se dresse sur un fond de gloire sanglante.

Douglas Lindsay a pris le bras de la garde et rentre à pas lents vers l’hôtel dont le jardin s’ouvre sur le boulevard de la Croisette.

Devant la villa au péristyle grec, il demande :

— C’est ici que la jeune fille est morte subitement ?

— Oui monsieur ; on dit que le père et le fiancé sont inconsolables.

— Heureuse petite ! mourir ainsi, aimée… regrettée…

La garde se tait, discrètement. Cette réflexion sous-entend un si amer regret ! Personne ne le pleurera, lui, le pauvre riche !

Il marche, sa haute taille déjà courbée vers la terre, mais il y a dans l’attitude de ce vaincu et la noble aisance de ses manières, cet air d’indéniable noblesse qui distingue les Anglais de grande famille.

Sur le seuil de l’hôtel, il se tourne vers la mer. La splendeur s’est évanouie, l’eau a des tons glauques, les palais mauves des nuages ont croulé dans la cendre, l’Estérel rigide semble un décor macabre au sein de vastes funérailles : la lumière est morte. La nuit va venir.

— Le soleil meurt chaque soir et toute la terre porte son deuil, dit le malade.

Et il entre dans le vestibule luxueux où des laquais ouvrent silencieusement devant lui des portes d’ombre…

 

*     *     *

 

Quand le Dr Diélin sort, quelques heures plus tard, de la chambre de Lord Lindsay, il dit que l’on peut s’attendre à tout, le malade n’ayant plus que quelques jours à vivre.

— Souffrira-t-il beaucoup ? interroge la garde.

— Physiquement très peu, moralement beaucoup, dit le docteur, réputé fin psychologue et sondeur d’âmes. Il est saisi depuis quelque temps d’un vrai spleen sentimental, qui n’est pas rare chez les phtisiques. C’est une vraie angoisse à l’idée de partir seul, sans affection, sans laisser un regret derrière lui. Miss Mary, faites votre possible pour lui adoucir ses dernières heures, c’est la seule charité que nous puissions encore lui faire.

— Que puis-je faire pour lui ?

— Vous êtes femme, et au chevet des malades toutes les femmes sont un peu mères, et trouvent des paroles pour endormir les peines. Je n’ai rien à vous apprendre.

Songeuse, elle rentra dans la chambre du malade.

Il y avait là le confort d’un homme habitué à tous les luxes et ces notes délicates qui trahissent la main d’une femme.

Partout, des fleurs inodores, des bruyères blanches du maquis de Fréjus et des anémones de la lande. C’eût été presque un home, sans le spectre de la maladie, rôdant là et guettant sa proie.

Elle se penche vers le lit où le condamné repose, les yeux clos. Oui, il porte le signe d’ombre au front. Les narines du nez énergique sont lugubrement pincées, les lèvres exsangues se retroussent légèrement, mais les cils très longs ombrent la joue et la chevelure blonde est abondante.

Et sur cette physionomie virile et jeune, la beauté presque sacrée des visages que la Mort a touchés.

La jeune femme ferme les tentures, tamise la clarté des lampes, prépare les potions, puis, un livre d’heures à la main, s’installe pour la veillée de la nuit.

Il avait ouvert les yeux et la suivait du regard. L’harmonie des gestes de cette femme était comme une musique pour les yeux. Tant de repos et de silence émanaient d’elle, qu’il lui semblait parfois que sa présence tenait la maladie en échec. Les longs mois durant lesquels elle l’avait soigné avaient été les meilleurs pour lui. Il avait eu bien des garde-malades au cours de sa vie, mais nulle n’avait laissé de traces dans son souvenir. Miss Mary était le dévouement même ; elle faisait partie de cette association laïque de gardes qui se recrute dans les meilleures familles d’Angleterre. Peut-être s’était-il attaché à cette dernière venue parce qu’elle était une compatriote, qu’elle parlait sa langue. Elle ne l’avait pas soigné comme une mercenaire, mais comme une sœur de la grande famille d’au-delà, venue pour soigner son frère souffrant et lui faciliter le retour dans la Maison du Père.

Il ne lui parlait pas comme à une subalterne, mais comme à une femme du monde qui lui aurait fait l’honneur de voiler par ses soins l’horreur de son mal, et d’atténuer par sa présence son amère solitude.

Il ferma les yeux, chercha à s’assoupir, bercé par la grande pulsation de la mer et la plainte du mistral dans les pins.

Sœur Mary, le missel aux doigts, lisait ces paroles : « Quand ton frère sera devenu pauvre et qu’il te tendra ses mains tremblantes, tu le soutiendras, même l’étranger, afin qu’il vive avec toi… »

Vers le milieu de la nuit, le malade se réveilla en sursaut et plia sous une longue crise de toux. La garde soutint ce pauvre corps, secoué par le cri rauque montant de la sonorité des cavernes et qui semblait hurler à la mort. Il retomba vaincu, râlant un peu.

Elle voulut sonner. Mais d’un geste d’autorité et de désespérance il lui retint le bras. À quoi bon ? Il ne voulait pas de témoins d’agonie, c’était plus digne.

Ses doigts tâtonnaient sur la couverture, avec un effort pitoyable, comme cherchant à saisir l’insaisissable…

Elle prit dans les siennes ces mains lamentables.

Le malade ouvrit des yeux de vive compréhension, et de lourdes larmes, les dernières, roulèrent sur ses joues.

— Sœur Mary, n’est-ce pas horrible de mourir ainsi, sans personne qui vous aime… tout seul ?

Comme un écho, la garde entendit la recommandation du médecin : « Adoucissez ses dernières heures, par charité… »

Alors elle dit :

— Ne suis-je pas là ?

— Vous, ô vous ! oui, vous m’avez bien soigné, vous êtes bonne, il me semble parfois près de vous que je suis entouré d’une famille, mais je sais que vous auriez eu les mêmes soins pour le dernier de vos malades, et que vous éprouveriez ce soir la même comion pour un mendiant mourant. N’est-ce pas ?

Il disait vrai. Elle aurait dû répondre : « Oui », mais le regard des yeux mourants monta vers elle avec une expression merveilleuse d’appréhension, vacillant entre la joie et la déception. Elle sentit que la vérité serait un bourreau et le mensonge un consolateur et que dans la désolation de cette heure, l’idéal tenait dans un mot : tendresse.

Ne s’était-elle pas faite la petite sœur des riches et sa religion n’était-elle pas une religion de sacrifice ?

Elle dit très simplement : « Non », comme un aveu de femme.

Il y eut sur son visage une clarté ; on eût dit qu’une fenêtre venait de s’ouvrir sur le soleil ; puis un malaise, comme d’un excès de joie le coucha sur l’oreiller ; mais il avait saisi la main de la jeune femme et la portait à ses lèvres en murmurant :

— Merci, merci, Mary.

 

*     *     *

 

Quand le valet de chambre entra le matin, il trouva son maître, assis sur son séant, impatient de se lever.

On tira les stores, et le grand soleil de la Riviera qu’il avait vu mourir tragiquement la veille ressuscita pour lui.

Il se fit habiller avec soin, déjeuna avec un appétit de convalescent, et quand le Dr Diélin entra, il lui dit :

— Oh ! je vais beaucoup mieux.

Le docteur se tut. Il savait l’exagération heureuse des tuberculeux qui est la revanche des crises et des désolations qui leur donnent l’avant-goût des funérailles. Il lui permit de sortir en voiture, au soleil. La jeune garde rougit à la vue du regard d’espérance dont Douglas Lindsay l’accueillit.

Il lui sembla qu’une grande responsabilité tombait sur ses épaules. Elle voulut lui parler comme jadis, mais il prit sa perplexité pour du trouble et la regarda avec une supplication pleine de reproche qui évoquait l’aveu de la veille, la mettait dans l’obligation de confirmer ses paroles par des actes.

Elle lui sourit, et persévéra dans la bonté.

C’était un des jours de février où l’air même semble vibrer de joie, où les mimosas flambent comme des feux d’allégresse, où la mer apaisée chuchote des promesses aux condamnés.

Douglas Lindsay jouissait de cet air comme d’un bain de vie. Il découvrit au paysage des charmes inconnus et toute sa splendeur n’était qu’un cadre autour de la tête charmante d’une femme. Mary[Isa1]  avait une de ces beautés intimes qui n’effarouchent pas les tendresses, et la sérénité presque divine de son visage de miséricordieuse inspirait confiance à l’espoir.

— Si vous m’aimez un peu, il me semble que je guérirai.

— Vous guérirez ! répéta-t-elle très bas sans lever les yeux.

— Et vous ne me quitterez plus… ma fiancée !

Elle frémit. Une révolte monta. Non ! ce n’était qu’une ombre qui lui parlait. Il était si près de la mort qu’il ne sentait plus son approche.

Et dans la silhouette des voiles à l’horizon, dans l’arome des bois de pins courbés par le vent du large, dans le deuil des volets clos, elle perçut une muette injonction de pitié. Elle ne retira pas sa main.

Il sembla au malade qu’il tenait une promesse de vie douce et fraîche entre ses doigts.

Il ne prit pas garde à la mort du soleil, ne songea pas à la venue de la nuit sans pardon.

 

*     *     *

 

Le lendemain Douglas Lindsay voulut être seul, puis il reçut plusieurs visites.

Le soir quand Mary vint veiller à son chevet, il lui parla d’avenir, rien que d’avenir, de sa voix qui venait déjà de l’éternité. Il lui décrivit une petite maison à Bornemouth, où ils se retireraient quand il serait guéri et qu’elle serait sa femme.

Il y avait quelque chose de radieux dans cette agonie inconsciente qui magnifiait la mort.

Sa poitrine se soulevait durement, mais il ne souffrait pas. Par la fenêtre ouverte sur l’infini, la garde-malade sentit venir quelque chose de terrifiant et de sacré, qui vient sans cesse sur la terre.

Alors elle se pencha vers le moribond, pria pour lui, et prévenant son désir inexprimé elle mit, sans répugnance, ses lèvres sur les siennes pieusement, songeant :

« Pauvre homme ! je baise en toi toute la douleur de l’humanité. »

Il ferma les yeux devant l’éclatante certitude.

Une petite aube sinistre parut dans un coup de mistral. Douglas Lindsay ne se réveilla pas. Ce fut là toute sa mort.

 

*     *     *

 

À l’ouverture du testament de Lord Lindsay, daté et signé de la main du testateur la veille de sa mort, le notaire déclara devant les témoins que le défunt avait annulé son premier testament, dans lequel il disposait de tous ses biens en faveur des pauvres et des malades. Il ouvrit le pli scellé, et y lut ces mots :

— J’institue ma légataire universelle la femme qui m’aime, Mary Sullivan, ma fiancée.

Un étonnement se peignit sur les visages, et tous les yeux se tournèrent vers la jeune garde anglaise.

Très pâle, Mary s’était levée. Elle n’avait jamais songé à cette conséquence de son acte de pitié.

Elle prit le pli des mains du notaire, le parcourut, et d’un geste lent, le front droit faisant face aux hommes de la Loi, elle le déchira en croix et déclara :

— Pardon, messieurs, le premier testament de Lord Lindsay reste seul valable. Il est écrit ici : Je lègue ma fortune à la femme qui m’aime. Il est mort heureux : je suis récompensée, mais je ne l’ai jamais aimé.

II LE PHARE 5z5a3o

Maître Joël, comme chaque soir, venait d’allumer le phare ; consciencieusement, ainsi qu’il faisait toutes choses. Puis, d’un pas lourd qui prenait possession de la tour, il descendit dans sa cabine. C’était une demeure d’alcyon, entre le ciel et l’onde ; deux chambres exiguës ouvrant par de larges baies sur l’espace. Un mobilier de bois blanc, un confort de célibataire, mais, par-delà les vitres, le luxe splendide d’un horizon royal.

Cet homme, ce solitaire, avait l’Atlantique à ses pieds et dominait la vie.

Pourtant, lorsqu’il était venu là pour la première fois, il y avait tantôt dix ans, il lui semblait que cette haute tour n’était qu’une tombe anticipée, et qu’il n’y entrait que pour se survivre. Il avait laissé sur le seuil sa vie ée et toute ambition de joie. Il était monté là comme d’autres descendent dans les fosses du repos.

Comme d’autres vont dormir au fond de la terre, il était venu veiller au bord du ciel.

Ayant fait vœu de ne plus parler aux hommes, il était entré silencieusement dans le silence de cette existence de vigie, où nulle tentation ne pouvait l’assaillir. Car, s’il entendait parler les vagues, chanter le vent et siffler les cordages des voiliers, il n’avait pas de vaines paroles à leur répondre, tout en s’entretenant avec eux merveilleusement.

Il ne parlait plus à Dieu, n’ayant rien à Lui dire. Il croyait en Lui comme au Maître implacable qui guide les destinées au gré de ses volontés, et les navires au gré de ses tempêtes. Et l’homme, dans son mutisme de vaincu, s’identifiait avec sa tour de pierre qui portait une clarté au front et livrait un incessant et sombre duel à l’aveugle océan fustigé par tous les vents du ciel.

Car maître Joël ne croyait plus ni en l’amour de Dieu, ni en la bonté de l’océan.

Dans la solitude il se vida de ses regrets, le phare lui devint un compagnon, quelque chose de vivant qui lui parlait par les pierres gémissant sous l’assaut des flots, par les oiseaux de nuit qui le frôlaient dans les ténèbres de l’escalier tortueux, par les meurtrières où les brises de la mer s’engouffraient. Mais ce qu’il aimait surtout, c’était cette belle lumière blonde qu’il allumait chaque soir au front de sa tour, ce soleil de la nuit qui descendait en nappes éclatantes sur les chemins de la mer, réconfortant le marin perdu, comme un œil qui le regarderait, et rivalisant avec les étoiles.

Maître Joël se considérait un peu comme un pâtre de lumière sur les champs de l’Atlantique et jamais, au cours de ses dix années de service, il n’avait oublié d’alimenter la lampe gigantesque, jamais elle ne s’était éteinte au sommet du phare. Pourtant, il n’avait pas de camarade pour le relayer, mais, ayant voué sa vie, ses pensées et ses actes à cette seule lumière, rien ne pouvait le détourner d’elle.

Rien ? Si, une morte ! Mais cette rivalité s’était pacifiée au cours du temps, et ni la femme qui dormait dans un cimetière de Bretagne, ni la flamme qui veillait dans le phare breton n’avaient à souffrir de cette dualité de tendresse qui partageait le cœur du gardien de leur culte. Dans sa cellule aérienne il y avait aux murs des cartes de la mer, des planches d’astronomie, car ce solitaire voulait connaître la route de chaque steamer, et appeler chaque étoile par son nom ; il y avait des livres écrits par les hommes au milieu desquels il ne vivait plus ; une horloge, accomplissant son humble tâche, lui sonnait des heures de suave monotonie ; et, sous un cadre de verre, une chevelure de femme, d’un éclat de gerbe mûre, moissonnée sur un champ de mort.

Chaque semaine une barque abordait à la jetée de pierre pour approvisionner le phare.

Mais le gardien ne parlait jamais aux hommes qui la conduisaient. Il portait la main à son bonnet, écoutait distraitement les nouvelles de la terre qu’on lui donnait sans attendre de réponse, et quand la barque s’éloignait, il plaignait ces hommes qui retournaient vers la vie brutale, parmi les choses impures et les tristesses sans dignité des pavés et des villes. Avec un renouveau de joie grave, il grimpait au sommet de sa tour, pour aller séjourner dans l’infini de l’horizon et voisiner avec les nues et les goélands.

À chaque marche il lui semblait qu’il s’envolait un peu.

Mais ce soir-là, pour une date évoquée, pour un chiffon de papier trouvé au fond d’un tiroir, il était retombé lourdement dans le é, et la tête dans les mains, les coudes butés à la table, il y creusait des routes à sa pensée, il revenait aux jours de la jeunesse, aux joies brèves de l’amour tué.

Au dehors une tempête d’équinoxe ait sur l’océan.

Sa Joseline ! il l’avait bien aimée, et cependant, une nuit, dans la taverne du port, lui le fou de vingt ans, un peu pris de vin, éperonné par les gasconnades de ses compagnons, il avait, d’un ton hâbleur, mal parlé d’elle, par vanterie, que sais-je ? On l’avait rapporté à la jeune fille qui, frappée au cœur par cette félonie, avait rendu sa parole à son promis. Il avait mendié son pardon, mais, désillusionnée, elle ne s’était pas laissé fléchir. Alors il avait maudit sa langue qui n’avait pas su respecter la femme qu’il vénérait en son âme, il avait maudit la parole stupide qui avait tué quelque chose entre eux.

Aux pieds de Joseline il avait fait vœu de ne plus parler durant quatre années pour expier dans le silence la parole superflue. Elle avait accepté cette expiation : au bout, il y avait le pardon. Mais Joseline était morte avant de pouvoir l’accorder. À son retour de la mer, il n’avait plus trouvé d’elle que cette chevelure qu’elle lui avait léguée, une petite tombe et un grand silence. Alors, habitué à son mutisme, dédaignant la parole à laquelle Joseline ne répondrait plus, il rechercha ce poste de gardien de phare, s’enfermant avec une douceur mélancolique dans cette tour de silence et dans son renoncement.

La nuit, parfois, quand la belle lumière flambait, il lui semblait que l’âme lumineuse de Joseline habitait dans la tour et pardonnait… Maître Joël, la tête dans les mains, envahi par les visions ées, s’était comme évadé du présent… depuis des heures.

Une rafale de vent d’une violence inouïe enveloppa le phare d’une brutale étreinte, et des hurlements d’angoisse montèrent du gouffre. Comme le vent était triste…, le vent qui avait é sur les villes des hommes !

Il sembla à Joël qu’une main d’ombre s’appesantissait sur lui. Il se leva péniblement.

La nuit était venue et sa cabine était pleine de ténèbres. Une sensation de froid l’étreignit, un deuil subit, un réveil navré. Jamais sa demeure n’avait été si sombre.

Il regarda vers la mer : un trou noir d’où montaient des imprécations de tempête.

Et pas un sentier de lumière… pas une flamme de vie ! Il se frappa le front. Était-il halluciné ?

Il avait cependant la certitude d’avoir allumé le phare quelques heures auparavant… Et le phare n’éclairait pas, comme si la lumière en eût été soufflée par la rafale. Il prit sa lanterne et, frissonnant, gravit l’escalier, s’élança vers la haute cage de l’appareil lumineux, et s’arrêta sur le seuil, frappé de stupeur : le phare était éteint.

Pour la première fois.

Distrait par son retour vers le é, il avait allumé la lampe, machinalement, mais il avait, la seule fois depuis dix ans de loyal service, oublié de mettre l’huile, et la mèche s’était consumée, et la flamme était morte.

Depuis combien de temps ?

La mèche était encore d’un rouge de braise. Soudain, un appel d’alarme déchira la nuit d’un cri strident, qui se répéta par trois fois.

Maître Joël frémit comme l’infidèle serviteur dont la lampe n’était pas allumée à la venue du Maître.

C’étaient les signaux d’un navire en détresse.

Ses mains tremblaient, quand avec une hâte maladroite il voulut réparer son oubli. Il crut qu’un temps infini s’écoulait en préparatifs et, quand le phare flamba, la sueur de l’angoisse perlait à ses tempes.

N’était-ce pas trop tard ?

Maître Joël descendit de la tour, sortit sur la première plate-forme assaillie par les vagues et sonda l’horizon. Au loin, dans le rais de lumière, il crut deviner une silhouette sinistre se profilant sur l’ombre. Les signaux faiblissaient, comme exhalés d’une bouche expirante. Puis il ne vit ni n’entendit plus rien que l’haleine formidable de l’océan. Et il resta là, stupide, battu par le vent, fouetté par l’écume, désespéré comme s’il assistait impuissant à un crime qui se perpétrait dans les ténèbres.

Il resta toute la nuit, guettant une lueur d’aube qui abolirait ce cauchemar.

Le jour parut sous un ciel de plomb, très bas. La mer semblait assommée de fatigue, et maître Joël vit avec sa lunette, loin là-bas, sur la ligne des brisants à fleur d’eau, les débris d’un mât coupé, une vergue de misaine qui se dressait, telle une croix sur un sépulcre et, d’un geste accusateur, ce doigt tragique montrait le ciel.

Sur cette côte perdue, nul secours n’avait été possible : un navire avait coulé là.

Le village de pêcheurs le plus proche était à une distance telle que les signaux d’alarme n’avaient pu l’atteindre.

Maître Joël s’interrogeait, torturé, un doute lui harponnant le cœur : « Est-ce ma faute… est-ce ma faute ? »

Il avait le sentiment que le phare venait de s’éteindre lorsqu’il s’en était aperçu et que la catastrophe s’accomplissait déjà sur la mer, puisque le signal d’alarme sonnait.

Il n’eut pas le loisir de s’abandonner à ses remords ; quelques épaves flottaient alentour, poussées par la houle vers la jetée de pierre du phare. Sur l’une d’elles, lié par des cordages, un corps surnageait à demi et mollement vint échouer entre deux roches. Le gardien chercha ses appareils de sauvetage pour hisser ce cadavre. Il y parvint sans trop de peine, ému jusqu’au fond de son être devant ce corps humblement vêtu qui était celui d’une femme, presque d’une enfant dans sa fragilité juvénile. Prudemment il trancha les liens, puis, avec une énergie calme, très expert, il fit toutes les tentatives pour ranimer la noyée, délia les vêtements étroitement plaqués, frotta le visage, frappa la poitrine avec des linges mouillés, et par des mouvements rythmés parvint à rétablir artificiellement la respiration. Puis il enveloppa le corps dans des couvertures et le porta jusqu’à sa demeure. Il le déposa sur sa couche, glissant des flanelles chaudes sur l’estomac, sous les aisselles, sous la plante des pieds…

Et la naufragée respira doucement.

Maître Joël lui ingurgita quelques cuillerées de café chaud, et une lueur de vie colora le visage livide, il ne songea pas à lui parler, ayant perdu l’habitude du langage, et, quelques heures plus tard, quand, ouvrant des yeux grandis par l’épouvante, la jeune fille interrogea : « Où suis-je… pour l’amour de Dieu ? » il laissa échapper un son inarticulé et se détourna, honteux, rougissant de son impuissance.

Elle referma les yeux avec un gros soupir navré, et, dans la fièvre, d’une voix d’enfant en souf, elle balbutia des bribes de phrases :

— Dites, capitaine… fini… faudra mourir… bien loin… Bahia… je n’ai pas peur… plus personne que les vagues. Mon Dieu !

Désemparé, il écoutait, incapable de lui dire des choses apaisantes. De son bras nu elle fit un geste, et souriant :

— Ah ! une lumière… ! est-ce le port… ? Sauvés… ! Ah ! c’est le phare, rien qu’un phare… capitaine !

Puis, retombant sur l’oreiller, et s’apitoyant sur elle-même, elle murmura :

— Rien qu’un phare… Pauvre petite Joseline… Joseline… Joseline…

On eût dit qu’elle se berçait avec ce doux nom fiévreusement répété. Maître Joël se leva, avidement penché vers elle, il guettait ses paroles. Il lui sembla qu’une voix du é l’appelait, messagère de certitude, la voix d’une Joseline enfant… Le phare ! elle l’avait donc vu… ? Il flambait dans la nuit… L’agonie du navire ne résultait donc pas de la mort de la lumière ?

Il voulut lui parler, l’interroger : il ne pouvait pas. Il croyait avoir tout désappris.

Elle vit cette face penchée sur elle, muette, convulsée par l’angoisse, la longue barbe, les yeux couleur d’eau, et elle eut peur :

— Qui êtes-vous ? Vous ne me ferez pas de mal ?

Il voulut lui dire que celle qui entrait chez lui avec ce nom sacré, ce nom depuis si longtemps inentendu, celle que la mer lui donnait pour expier son manquement était la bienvenue. Des sons gutturaux lui échappèrent, d’une telle étrangeté que la convalescente redevint aussi blanche qu’un linge et ferma les yeux comme si elle allait mourir. Il crut que c’était la fin.

Et, tout simplement, la pitié écartant le voile du long silence, il parla sans effort, il dit :

— N’ayez pas peur, Joseline, personne ne vous fera plus de mal, vous êtes à l’abri, chez maître Joël, chez le veilleur du phare.

De la main il lui lissait le front, écartant les longues mèches plaquées aux tempes, regardant cet humble visage sans beauté, mais si touchant de jeunesse et d’abandon candide. Sous sa caresse, elle rouvrit les yeux, des yeux couleur d’une eau où le ciel se serait longtemps miré, et dit :

— Oui, Joseline… Joseline Collin… Dans le phare ? ah ! tant mieux… la mer ne vient pas jusqu’ici.

Elle regarda maître Joël, longuement, et libre de crainte, s’endormit d’un sommeil d’enfant.

Le lendemain, quand la barque d’approvisionnement aborda au pied de la jetée, maître Joël parla aux hommes, sans honte, ne faisant pas mine de voir leur ahurissement après ces dix années de mutisme absolu. Il leur enjoignit de ramener un médecin de la commune la plus proche, et des choses douces aux malades. Ces hommes parlèrent du navire coulé par les récifs célèbres de la côte, ils ne mentionnèrent pas le phare éteint.

Maître Joël sut alors que si, un instant, il avait failli dans son incessant duel avec la mer, le vent du ciel garderait seul le secret de sa défaillance.

Et dans la tour de pierre les jours et les jours èrent entre ce solitaire et cette naufragée. Joël s’était installé un lit de camp dans la chambrette réservée à la cuisine et avait abandonné sa cellule à la malade, car elle ne quittait pas sa couche, prise de faiblesse, et secouée de longues crises de toux.

Il ait près d’elle toutes les heures libres de son service, s’ingéniant à trouver des e-temps pour la distraire. Vite apprivoisée, elle lui avait dit sa vie : une pauvre petite vie de vaguelette chassée par tous les vents et venant échouer au pied du phare, pour s’y dissoudre goutte après goutte.

Orpheline, élevée par charité, après une enfance ée dans l’ombre et dans la foi, elle s’était embarquée sur le trois-mâts King Edward, à destination de Bahia, où un modeste poste d’institutrice l’attendait.

Elle n’avait pas vingt ans et avait eu si grand peur de cet exil qu’elle se félicitait naïvement du naufrage qui l’avait rejetée à la côte bretonne, la rapatriant un peu, et quand maître Joël roula sur sa couchette vers la baie ouverte sur l’Atlantique, elle lui demanda si vraiment l’on ne pouvait pas apercevoir le clocher de Quimper.

À eux deux ils ressuscitèrent leur pays en de longs entretiens.

Pour Joël, après la courte éclipse de lumière, ce fut, dans la tour, comme une illumination, une aube, un recommencement. Il s’était cru si définitivement éloigné de la vie, et voici qu’un événement, un caprice du destin, croyait-il, le forçait à y rentrer, lui imposant une tâche quotidienne à laquelle il ne pouvait se soustraire et qui rompait brusquement sa solitude. Et il subissait cette intrusion violente avec un soulagement infini ; il n’avait plus cette sensation d’isolement dans le vide immense. La vie, dont il avait voulu s’affranchir, venait le ressaisir jusque derrière son bouclier de pierre, lui opposant une faible créature qui avait besoin de lui à chaque heure du jour. Et cet homme qui s’était senti vieux comme l’océan, avec dans son sein des choses englouties et tuées, refit un apprentissage des tendresses humaines, des fraternelles attentions de la sollicitude. Le samaritain endormi au fond de son être se réveilla du long sommeil égoïste. Il lui sembla qu’on venait de l’instituer gardien de deux lumières…

Le médecin consulté déclara tout transport de la malade impossible, et à maître Joël, qui le reconduisit jusqu’à la barque, il avoua que c’était un vieux mal de poitrine dont le bain glacé avait gravement précipité la marche.

L’issue était fatale, l’échéance problématique.

Joël se sentit l’âme envahie de noir à l’idée de cette lumière éteinte quelque jour.

Quand il rentra dans la cellule, Joseline, assise sur son chevet, battit des mains :

— Oh ! je ne dois pas partir, le docteur l’a dit ; vous me gardez, maître Joël, dites, vous voulez bien me garder ?

— Je vous garderai, Joseline, soyez en paix.

— Oh ! je guérirai très vite, dit-elle, vous verrez ! Quand vous ouvrez la croisée et que je respire cet air salubre, il me paraît venir des rivages du ciel, et le soir il me semble que je n’ai qu’à étendre un peu le bras pour pouvoir cueillir des étoiles. Et je sens Dieu tout proche ; quand la brise e, c’est comme si son souffle m’effleurait, guérissant mon mal.

Amèrement, Joël songeait. Oui, il soufflait des plages du ciel, le vent qui éteindrait sa petite lumière. Un soir, elle lui dit :

— Ô Joël, depuis que je suis ici, je songe souvent à un cantique que je chantais autrefois :

Comme un phare sur la plage,

Perçant l’ombre de la nuit,

L’amour de Dieu dans l’orage

Cherche l’homme et le conduit.

Elle avait l’air de chanter au bord de l’infini, tant sa voix était lointaine, toute blanche, et divine d’émotion.

Maître Joël s’étonna. Dieu ! il l’avait reconnu maintes fois dans la puissance du vent et la terrible beauté de la mer : mais l’amour de Dieu, ce sevré d’affection, ce déserteur de la vie, ne croyait pas l’avoir jamais éprouvé. Et cette enfant, cette femme, dénuée de tout, n’ayant ni parents, ni amis, jetée là comme un débris de navire, souriait en parlant de cet amour, le comparait au phare « perçant l’ombre de la nuit. »

Il l’interrogea :

— Vous, Joseline, l’orpheline, l’exilée, la pauvre petite malade, vous parlez de la bonté divine !

Elle eut un sourire de conviction intense :

— Oh ! oui, la mort m’a pris ma mère ; mais Dieu m’a ouvert son église. Quand la première fois j’y suis entrée à Quimper, j’ai cru que la grande famille des anges m’accueillait, et quand le bateau m’emportait vers l’Amérique, Dieu a détourné son cours et m’a rendue à la Bretagne. Et n’était-il pas dans la vague qui m’a roulée au pied de votre tour ? Ne vous ai-je pas, maître Joël, le phare pour patrie et l’infini devant mes yeux ? Vous dites que je n’ai rien sur la terre, mais moi je sens bien que Dieu m’a tout donné. Et maintenant, dit-elle en s’interrompant gentiment, allez vite allumer le phare.

Et Joël monta silencieusement, songeant : « Le vôtre, Joseline, ne s’est jamais éteint. »

Ce soir-là, il lui apprit le nom de l’étoile double, Gamma, qui montait avec la constellation du Lion : deux âmes sœurs.

Durant des heures elle pouvait suivre des yeux les voiles qui cinglaient vers d’invisibles plages et une nostalgie se levait dans ses prunelles :

— N’irons-nous jamais là-bas vers la terre ? J’aimerais entendre les cloches de Quimper.

Il lui promettait de l’y conduire dès qu’elle serait guérie. Elle irait vers la terre. Seulement, entendrait-elle les cloches ?

La toux avait cessé, mais la maladie était sur Joseline, amincissant ses narines, approfondissant sa voix, peignant sur ses pommettes les roses rouges des cimetières bretons. Elle était tendre et rieuse et parlait d’avenir, rien que d’avenir.

Lui, voyait les progrès du mal insidieux, il entendait parfois la nuit dans la plainte du vent l’avertissement de la mort en chemin, et il chérissait Joseline d’une grande ardeur mélancolique.

La nuit, maintenant, quand le phare brûlait, il veillait près de Joseline, lui tenant la main, comme si elle n’avait pas pu s’en aller tant que son bras la retiendrait.

Elle se dressa un peu sur son séant, un soir, et, à travers la baie vitrée montra la route lumineuse :

— Je voudrais bien marcher là, partir, cueillir un bouquet de fleurs d’écume… Joël… bon Joël, je suis si bien guérie…

Elle se mourait doucement.

Tout un jour et toute une nuit ce fut comme un envolement progressif, un lent déploiement d’ailes.

— Nous irons à Quimper un jour de pardon… ensemble…

Il répétait dans le même souffle :

— Nous irons à Quimper… un jour de pardon… ensemble…

— Vous verrez Dieu qui e… dans les lys…

Il répéta :

— Dans les lys…

Puis soudain, sa conscience toujours en éveil, elle ajouta rapidement :

— Mais nous reviendrons à la tombée de la nuit… pour allumer le phare…

— Pour allumer le phare… oui… Joseline…

— L’amour de Dieu…

Elle laissa retomber sa tête. Il avait glissé son bras sous la nuque de l’agonisante, il la berçait machinalement, anéanti dans son impuissance, sentant venir Celui pour l’amour de qui cette enfant mourait dans un sourire, dans une vision de paix. Il tremblait à chaque assaut du vent, à chaque clapotement de l’eau.

Sur son épaule la tête enfantine s’affaissa, plus lourde ; un léger cri de mouette s’élançant dans l’espace, et puis le vaste silence des solitudes. Après des heures et des heures, il fut pris d’un frisson de froid. Ce froid émanait du corps de la chère créature.

La veilleuse seule éclairait la chambre.

Comme le vent était triste, comme il pleurait cette nuit !

Et l’Atlantique avait des profondeurs noires de sépulcre. Sans effroi, sans surprise, il vit que le phare, durant l’agonie de Joseline, s’était éteint pour la seconde fois, mais il ne songea pas aux navigateurs en détresse ; en lui quelque chose avait fait naufrage cette nuit-là, le laissant insensible au danger d’autrui.

Il lui sembla qu’il était relevé de ses fonctions puisque Dieu, lui aussi, laissait s’éteindre des lumières.

Joël ne ralluma pas la lampe, pour ne pas interrompre sa veillée funèbre ; mais la seconde nuit il vit la lune ronde monter à l’horizon comme un fanal gigantesque, frayant de larges routes de clarté aux goélettes et aux steamers de l’Atlantique.

Il se remémora la dernière parole de Joseline : « L’amour de Dieu… »

Était-ce cela, ce grand œil toujours ouvert quand les prunelles aimées s’endormaient au repos, était-ce cette lumière unique qui ne s’éteignait pas quand tous les phares de la terre se mettaient en grève, et perçait l’ombre de nos nuits, quand tous les portes-lumières désertaient leur poste ?

Les épaules voûtées, honteux, il monta l’escalier de la tour et alluma sa lampe.

Le lendemain il enveloppa Joseline dans un linge blanc, la porta dans la barque, la coucha sur un brancard de voiles et se fit mener à terre.

Il conduisit Joseline à Quimper, un jour de pardon, et les cloches sonnèrent pour elle.

Maître Joël revint à sa tour, reprit ses fonctions de gardien et les remplit dorénavant sans aucune défaillance, jour après jour, heure après heure.

Il reprit ses cartes d’astronomie, les livres écrits par les hommes au milieu desquels il ne vivait plus. L’horloge, accomplissant son humble tâche, lui sonna des heures de suave monotonie.

Il n’était pas retombé dans son mutisme, parlant parfois, ne se sentant plus seul.

Et dans le vaste silence des nuits d’été, tandis que déferlaient les vagues, que murmuraient les brises matinales, que brillaient l’étoile Aldébaran, quelquefois il entendait une voix presque humaine chanter auprès de lui, en lui, le cantique de Joseline.

Des jours, des mois, des années ? Qui le sut jamais ?

Mais, quand le phare s’éteignit pour la troisième fois, Dieu seul en était cause.

III « SWEETHEART » 4k2010

Kitty Morgan, de la maison de modes Valton et Cie, à Piccadilly, marchait très vite, serrant frileusement son petit châle sous l’opaque brouillard qui pesait sur ses épaules.

Le brouillard londonien, tissé de vapeurs, de fumées et de larmes.

Elle marchait comme dans une fantasmagorie, oubliant presque que ces ombres qui la frôlaient étaient des hommes ; mais le brusque éblouissement des magasins aux somptueuses devantures, trouant le voile de brume de leurs flèches de lumière, lui rappelait la réjouissante réalité : Christmas-time. Alors elle souriait et palpait des doigts sous son corsage la lettre chère. Depuis des semaines qu’elle l’avait reçue, elle s’était tant réjouie pour les heures de congé qu’on lui accorderait à l’occasion des fêtes ! Elle en profiterait pour aller là-bas, dans un Music-Hall, chercher son « Christmas-box ».

Le jour était venu. Elle était si contente la petite tailleuse à la journée de la maison Valton et Cie ! Non que la vie l’eût privilégiée. Elle était orpheline, et pauvre comme l’araignée diligente qui file sa toile quotidienne dans les caveaux de Westminster. Mais, ce qui compensait tout, elle était jeune, presque jolie, et elle avait un « sweetheart ». Un grand diable du Northumberland, forgeron de son état, qu’elle avait connu l’an é dans une réunion d’ouvriers. La douceur de Kitty avait attiré la force du grand Will Cockburn, selon la loi du fer et de l’aimant. Tout de suite, sans s’être jamais vus, ils avaient cru se retrouver, et s’étaient bientôt promis l’un à l’autre pour ne plus se perdre.

Son grand Will ! Elle y pensait avec une émotion attendrie en longeant d’un pas léger les rues et les squares. Elle allait le revoir ! ô, pas véritablement… mais c’était toujours cela.

L’absence rend humble ; un reflet du soleil, c’est encore de la lumière !

Elle se le représentait si bien, avec sa longue figure anguleuse, comme taillée à coups de sabre, ses yeux de bonté, son nez énergique, et le front large comme une enclume où la pensée forgeait.

Il avait une extraordinaire, inoubliable physionomie. Il était de ceux dont on dit : Il ne ressemble à personne. On le reconnaissait aisément entre mille. Mais il avait un gros défaut, songeait Kitty en soupirant, il était si loin.

Car la guerre avait éclaté là-bas, au bout du monde, entre la petite république du Transvaal et le Royaume-Uni d’Angleterre, et il avait fallu envoyer des troupes, toujours de nouvelles troupes et de nouveaux soldats.

Et le grand Will Cockburn qui forgeait des armes s’était décidé à les porter.

Il s’était enrôlé dans un bataillon des City Imperial Volunteers. On gagnerait toujours plus d’argent à battre les Boers que le fer chaud.

Ils auraient bientôt fait de soumettre cette poignée de rebelles, qui, ignorants de tout, s’avisaient de savoir rester libres. C’était une affaire à régler en quinze jours. On en reviendrait.

Il y avait des mois et des mois. On n’en revenait pas ; on y allait sans cesse.

Will était parti plein d’assurance, avec les C.I.V. criant « Victoria ! » si superbement, qu’on ne savait plus si ces soldats qui allaient mourir acclamaient leur Reine ou les prochaines défaites de l’ennemi.

Depuis lors, la ville était ballottée entre le délire des victoires exagérées, et l’accablement de sanglants revers. Le spectre de la guerre distribuait ses bulletins à chaque carrefour, clamait le nom de ses morts et glorifiait ses généraux. Des mots, toujours les mêmes, volaient de bouche en bouche, tintant comme des glas, claquant comme des drapeaux, éclatant comme des charges de mousqueterie par les rues londoniennes : Pretoria et Cronje, Tugela et général Roberts, Kimberley et Chamberlain, Kruger et Blœmfontain, Paardeberg… Elandslaatge… Spionkop.

La petite Kitty n’entendait rien à cette guerre. On avait ri d’elle à l’atelier parce qu’elle avait eu la candeur de demander si l’on attaquait aussi les femmes là-bas puisque Lady Smith se défendait si bien. Quand on lui avait dit que la vaillante était une ville, elle avait rougi de honte, et achetait depuis lors des bulletins à un penny pour se renseigner un peu.

Mais toute sa politique d’amoureuse tournait autour de cet axe : la vie de Will.

Après cela si ces Boers voulaient rester indépendants, c’était leur affaire, et ils devaient avoir joliment raison. Elle en aurait fait autant. N’était-elle pas une de ces humbles que la société oppresse, annihile, étouffe entre ses griffes, comme le géant anglais voulait oppresser le nain du Vaal ?

Kitty Morgan se redressa instinctivement. Ah ! comme elle lutterait pour ne plus sentir peser toujours sur elle la domination de la maison Valton et Cie, qui exploitait ses forces et sa vie pour un gain dérisoire ! Ne plus devoir tirer l’aiguille de l’aube au soir, et du soir au matin, et vivre dans la crainte continuelle d’être congédiée de ce bagne ; mais pouvoir travailler librement, sans être l’esclave du salaire, travailler parce que c’est doux et que cela donne un bon goût au pain quotidien… et respirer l’air pur qui monte des terres !

Sans doute c’était cela l’indépendance, et cela devait être « delightfull », songeait la petite Kitty en souriant devant elle sous le brouillard.

Et c’était pour cela que ces Boers se battaient. On disait qu’ils vivaient dans un si beau pays, près de l’Océan Indien, et que ces émigrés hollandais étaient les pionniers du grand Trek, qu’ils avaient dû se défendre contre les invasions des tribus sauvages des Zoulous et des Matébélés. Kitty savait qu’ils habitaient des « farms », paissaient leurs immenses troupeaux, chassaient par les steppes sur leurs fougueux mustangs, ne connaissaient qu’un livre, la Bible, priaient Dieu et tuaient les lions.

Maintenant ils continuaient, tirant sur le lion britannique qui voulait leur mettre sa patte rapace sur la nuque.

Quelle vie ! toujours en plein air ! Kitty en avait comme un avant-goût depuis le jour de juin où Will l’avait initiée à la nature, en lui montrant pour la première fois dans la campagne anglaise des prairies d’un vert plus savoureux que le gazon des squares, des eaux plus bleues que celles des Docks, et partout des fleurs, des vraies fleurs qu’on osait cueillir à pleines mains.

Quand Will reviendrait, il l’emmènerait encore un dimanche vers les bois criblés d’hépatiques, et elle serait libre, tout un jour, et boirait de la lumière.

Ah ! s’ils avaient un peu d’argent ! Sans doute Will en gagnait là-bas ; on disait que les rivières charriaient de l’or et qu’il y avait des mines pleines de diamants. S’il allait lui en rapporter un… rien qu’un tout petit !

Elle se mit à rire dans son châle à cette idée, tant elle lui parut saugrenue.

Après tout, cela ne la réjouirait pas autant que le « Christmas-box » qu’elle allait recevoir ce soir et qui lui venait de Will, indirectement.

Il lui avait écrit d’Afrique qu’on avait photographié leur bataillon au débarquement du navire, et que ces images étaient destinées au grand Electro-Kinematoscope de Londres où elle pourrait un jour aller le voir er. Car ces photographies étaient vivantes ; elle verrait défiler leur troupe et le reconnaîtrait sans doute.

Elle trouvait cela merveilleux sans très bien comprendre.

Devant le « Music-Hall » elle s’arrêta, hésitante, et étudia les programmes étalés sur de grands transparents.

Ballet divertissement. – Miss Foy, danses serpentines. – Zalva Trio, acrobates. – Amor Brothers, équilibristes. – Mirana, soubrette…

Si Will s’était trompé ! Son cœur battit plus fort.

Dans la seconde partie, en gros caractères, elle lut :

The Biograph, great attraction. Photographies du débarquement des C. I. V. et scènes du théâtre de la guerre.

Kitty demanda timidement au guichet une place de deux schillings, au parterre, tout près de la scène. Pour une fois elle n’épargnerait pas… elle allait voir Will et voulait être proche quand il erait sur la toile blanche.

La petite Kitty de la maison de modes Valton et Cie, effarouchée par le regard des hommes qui la dévisageaient, gagna sa place, en s’effaçant, et se faisant toute menue. Cette salle l’impressionnait, avec ses murs éclaboussés d’or et ses lourdes tentures à plis droits.

Sa robe de serge élimée faisait si pauvre mine auprès de ces toilettes de femmes sortant de la maison Valton, et dont elle gardait à ses doigts d’innombrables piqûres !

Quand l’orchestre joua, elle oublia tout, et dévora des yeux les danses neuves, les exercices des équilibristes, les scènes comiques ; mais quand la soubrette, toute de noir vêtue – vu le sérieux des temps – se mit à chanter mélancoliquement la ballade nuptiale d’Edgar Poë :

And the voice seemed his who

In the battle down the dell

And who is happy now.[1]

Kitty se mit à pleurer sans savoir pourquoi.

Son impatience muait en énervement.

Un grand transparent fut tendu sur la scène. Et les images s’y déroulèrent, merveilleuses de précision, surprenantes de vie et de netteté, parfois aussi grandes que nature. C’était le lancement d’un cuirassé, une attaque de cavalerie, une course en mail coach, une scène de bain à Scheveningue.

Kitty tremblait d’attente, excitée, à la vue de ce miracle de vie fixé sur une toile.

Et elle allait voir Will aussi distinctement que ce ant qui tirait le chapeau sur une place de Paris !

Sur la toile blanche le titre éclatait en noir : Débarquement des troupes anglaises sur le quai de X.

Dans le fond, c’est le navire grouillant de vie, sur la erelle, puis sur le quai la colonne des City Imperial Volunteers défile en rangs serrés, et dans un ordre parfait. Les bouches muettes semblent proférer des acclamations. Kitty s’est dressée, et agite son mouchoir, frénétiquement. Celui qui s’avance là, déant ses camarades de toute la tête, c’est Will, son sweetheart… Voici, il se tourne, il lève son bonnet, un bon sourire épanouit son visage ; elle voit le front large comme une enclume ; elle voit… Non ! plus rien. Il est é.

Minute fugitive et suave. Le public applaudit ; quelques « Hurrah ! Good bye ! » éclatent au age des volontaires impériaux.

Kitty écoute ravie. Le regard de Will lui est descendu au cœur comme une caresse de vie, une promesse de retour.

Elle hésite. Elle voudrait s’en aller, emporter sa joie dans la nuit sacrée. Déjà d’autres images se succèdent. Elle regarde distraitement l’esprit vagabond.

L’orchestre entonne le « God save the Queen ». Sur la toile blanche, l’inscription noire surgit : Autour de Spionkop, lendemain de combat.

Un grand silence plane sur la salle : le respect de la mort. Un frisson de patriotisme étreint les âmes. L’hymne national apaise sa voix, s’endeuille, devient une berceuse pour le dernier sommeil des soldats de la gracieuse reine, qui périssent misérablement sur la terre d’Afrique.

Quelques hommes se lèvent de leurs bancs pour rendre hommage à ceux qu’ils voient tomber là. Ce n’est qu’un coin de sol, au versant d’un kopje, après une défaite. Des wagons filent au galop des mules ; des pièces de canon Maxim sont piteusement embourbées, des éclats d’obus sillonnent le ciel. Au premier plan, quelques corps raidis sont étendus, la face contre terre. Des Boers, une ceinture de cartouches en bandoulière, l’air d’apôtres barbus, emportent les ennemis morts.

Kitty regarde, saisie. C’est horrible. Ce sont des Anglais qu’on va enterrer là. Deux hommes saisissent la tête et les pieds d’un mort, le retournent et l’étendent sur un brancard. Son casque de toile blanche glisse… Une longue figure anguleuse, comme taillée à coups de sabre, un nez énergique lugubrement aminci, et le front large comme une enclume où la pensée ne forgerait plus. Et dans les yeux vitreux, la bonté morte, sous le coup de l’épouvante suprême.

Une minute fugitive… Les porteurs enlèvent le brancard et disparaissent. L’image s’éteint.

Sur le transparent ces deux mots s’impriment : Good night ! souhait de bon sommeil pour les morts et pour les vivants. Le spectacle est achevé.

Kitty regarde encore, penchée en avant, les lèvres agitées d’un tremblement convulsif et frissonnant toute… Le désespoir e sur cette âme simple…

« It’s not possible… not possible… »

Brusquement, l’haleine suspendue, elle interroge son voisin, un vieux gentleman qui se lève pour sortir :

— What was this ?[2]

Il toussote.

— Our dead soldiers… really… little miss…[3] dit le vieillard.

— O thank you ! fit-elle, la voix blanche.

Et roulée par le flot de la foule, elle se laisse entraîner vers la sortie comme une petite masse inerte.

Sur le péristyle éclatant de lumière, quelqu’un l’accoste.

— O Kitty, you ! a happy Christmas ![4]

Vraiment, oui, c’est la grande Meg, une de ses compagnes dans la maison Valton. Elle est tendrement suspendue au bras d’un jeune homme blond.

En réponse au long regard, vide de compréhension que Kitty attache sur eux, la grande Meg rougissante se penche à son oreille :

— He is my sweetheart, you know, and he is going to the Transvaal…[5]

Le couple s’éloigne.

Kitty sort dans la nuit.

Machinalement, elle serre son petit châle, frileuse, sous le brouillard opaque qui tombe sur ses épaules.

La mer de brume roule des vagues d’harmonies graves…

Kitty égarée entend le spectre de la guerre sonner le glas des fils sur la ville châtiée :

And the voice seemed his who fell

In the battle down the dell

And who is happy now.

Puis elle se dirige vers Piccadilly, vers la maison de modes Valton et Cie, et disparaît, pauvre petite recrue de la grande armée des vaincus, dans la brume londonienne, tissée de vapeurs… de fumées… et de larmes.

IV LA LETTRE 524y5g

C’est le soir, après la bataille.

Le blessé se soulève un peu et regarde.

La voix du canon gronde encore, des lueurs embrasent l’horizon et des balles attardées rôdent dans les airs. Une plainte monte.

Il regarde autour de lui et croit ses yeux captifs d’une vision de cauchemar : la plaine s’étend, noyée d’ombre, mamelonnée de corps d’hommes. Des chevaux errent, la tête pendante, la crinière au vent, leurs yeux luisent dans la nuit et ils hennissent d’épouvante.

Le blessé tâte le sol ; sa main rencontre quelque chose de doux, de lustré et tiède encore : les flancs raidis de son bon cheval, son camarade.

Oui, il se souvient, c’est le soir, après la bataille, et il va mourir là, tout seul, sans secours, sous cette lune qui le regarde.

Des vols d’oiseaux tournent, resserrant leurs cercles… Ce sont les oiseaux qui, repus et le bec sanglant, s’endormiront ce soir sur la poitrine des soldats morts.

Il agite son bras pour effaroucher les hideuses bêtes.

— Mais je ne tombe pas en pourriture… mais je vis, moi !

Il arrache les boutons de l’uniforme humide ; à travers ses doigts un filet chaud glisse : la vie, la belle vie qu’il aimait.

Oui, il se souvient. On avait sonné la charge pour le dernier coup de collier. On n’était qu’une poignée, à ces heures on ne se marchande plus. Sa compagnie avait été foudroyée, son cheval tué sous lui. Il s’était emparé de la baïonnette d’un mort et frappait du bras gauche, un obus ayant emporté son bras droit. Puis, ç’avait été comme un grand coup asséné en pleine poitrine, et il était tombé à son tour, presque aussitôt piétiné par les chevaux ennemis.

Maintenant, c’est le soir après la bataille.

Le capitaine Allard ne veut pas mourir là, dans l’abandon.

Les hôtes sinistres qui dépouillent les morts vont venir et le fouilleront, lui prendront ses reliques, et l’anneau qui brille à son doigt, l’anneau d’Odette !

« Non, non ! à l’aide ! à moi ! » clame sa voix, et il arrache des poignées de gazon, dont il tamponne sa plaie furieusement.

Odette ! Comme il la revoit, sa petite fiancée, vivante et lumineuse, telle il l’avait vue en ce soir de fête où, entre deux batailles, son cœur de soldat s’était laissé prendre à la paix d’un sourire de jeune fille.

Odette !… Le fantôme se penche vers lui, mais ne panse pas ses blessures. Le fantôme fuit, effleurant à peine de ses pieds menus la croupe des chevaux… Odette !…

Sous sa main un papier froissé bruit. Le blessé l’examine. Une belle et douce pensée console son esprit. C’est une lettre, toute chaude de la chaleur du sein où elle a reposé, la dernière d’Odette.

Il l’avait reçue au camp, alors que le clairon sonnait déjà la marche, et n’avait pu la lire. Mais, heureux de la posséder, il l’avait mise sur son cœur, se faisant une armure des paroles d’amour d’une femme.

Les balles avaient frappé plus haut, dédaignant l’humble pli, et les balles avaient frappé juste.

Mais il veut lire, il en est temps encore ; il lui semble que cette lecture sera son cordial pour vivre ou son viatique pour mourir.

Déjà il a porté l’enveloppe à ses lèvres et la déchire des dents. Maladroitement, il déplie la missive, toute pénétrée d’un parfum d’héliotrope si subtil qu’il domine la pestilence du charnier.

Il regarde, mais ne distingue rien. Que faire ? un peu de lumière, une flambée d’allumette, le sauverait.

Il rampe sur les genoux jusqu’auprès d’un blessé qui gémit :

— Hé ! camarade, as-tu du feu, camarade ?

Mais l’homme n’entend pas, de ses lèvres sort un appel doux, étranger : « Muetterli ! »

Le capitaine Allard retombe, accablé.

— Mon Dieu, mon Dieu ! aidez-moi… que je ne morde pas la poussière comme un chien… À moi ! à moi !

Là-bas, on dirait des feux follets sur une mare sanglante ; des voix vibrantes de vie énergique s’appellent et se répondent.

Le blessé a poussé un cri. C’est la Charité qui vient, le secours, les infirmières.

— À moi, au nom du ciel !

Déjà une femme s’est penchée sur lui et porte à ses lèvres la gourde réconfortante :

— Bois, soldat !

Instinctivement il avale une gorgée qui lui coule comme une caresse chaude le long du corps, et il regarde celle qui lui verse la vie, peut-être. À la clarté de la lanterne sourde, il distingue, sous la cornette blanche des hospitalières, un visage émacié, jeune de beauté morale, et des yeux de douleur et de comion. Sur la poitrine, une croix d’argent brille.

Et, résolument, il lui tend la lettre :

— Lisez, ma sœur, lisez !

Elle ne prend pas le pli.

— Qu’est-ce cela ? Avant tout, qu’on bande votre plaie, vous perdez tout votre sang.

Il la repousse faiblement, d’un geste découragé :

— À quoi bon ! vous voyez bien que je meurs, laissez-moi, je suis Paul Allard, de Châlons, capitaine au 13e de ligne. Lisez-moi cette lettre, par charité !

Il râle déjà. Elle obéit. En effet le flot rouge tarit, l’herbe a bu la généreuse rosée. C’est un condamné.

Il n’y a plus qu’à lui accorder la grâce qu’il implore. Il ne vit que par l’attente, une espérance est dans ses yeux, il attend sans doute de cette lettre sa dernière joie, le rayon qui l’accompagnera sur la route des ténèbres.

C’est donc la lettre d’une amante !

Et la religieuse tressaille comme si le vent qui se lève sur le champ de bataille allait réveiller des morts dans son sein.

Elle élève sa lanterne et un jet de clarté inonde le papier. D’un rapide regard elle parcourt le contenu et souffre de déception. Non, ce qui parle là, ce n’est pas l’amour.

— Mais vous ne lisez pas, ma sœur, gémit le mourant avec reproche, et ses yeux où la braise de vie se consume, mendient un peu de tendresse.

La religieuse se raidit comme si l’on exigeait d’elle qu’elle commît une mauvaise action.

Elle préférerait lui asséner au front un coup de crosse qui le tuerait par surprise plutôt que de lire ces mots qui le frapperaient plus atrocement que des balles.

La lettre dont la banalité avait reçu le baptême rouge du sang disait :

« Cher monsieur Paul, la guerre dure trop longtemps. N’en voulez pas à celle que vous appeliez « votre petit oiseau » si elle ne peut vivre quand le canon gronde. Il me faut du soleil et de la musique. Nous partons demain pour l’Espagne. À Séville, il y a des sérénades. Nous n’aurions jamais été heureux ensemble, si jamais vous reveniez de ces affreuses tueries vous seriez noir de poudre et moi je ne porte que des robes claires. Et puis vous êtes trop grand, votre gloire me fait peur, je ne suis qu’une petite fille moi. Un soir j’avais cru vous aimer, c’était pendant une valse lente. Le baron Saval nous a dit que presque tous les survivants des derniers combats seraient mutilés. C’est horrible. Il vaut mieux que nous ne nous revoyons plus. Rendez-moi l’anneau.

« Adieu, monsieur Paul, je reste votre petite amie.

« ODETTE d’ESTANGE. »       

Non, elle ne lirait pas cela. L’inconsciente brutalité d’une enfant frivole qui fuit devant la possibilité d’avoir un fiancé infirme n’abattra pas l’ineffable certitude de ce moribond.

Elle se penche vers lui, souhaitant sa mort qui la dispenserait de s’acquitter de l’odieux message.

Mais le capitaine a rouvert les yeux.

— Mais vous ne lisez pas, ma sœur, vous me tuez ; elle écrit pourtant très clairement Odette…

— Oh ! très clairement, songe l’infirmière, avec une pitié pleine d’amertume.

Elle s’est redressée :

— Pardon, mon capitaine, mais ma lanterne brûle si mal.

Alors, tandis qu’elle feignait d’activer la flamme une idée jaillit. Et, hardiment, la religieuse qui avait jusqu’alors saintement marché sur la trace de Celui qui a dit : « Je suis la Vérité ! » résolut de mentir.

Non ! elle ne lira pas la lettre de cette folle enfant, mais la missive qui frissonne entre ses doigts et qui a reposé sur la poitrine trouée de ce soldat, s’est transformée dans ce bain d’amour, les scories en ont disparu, elle est devenue telle que la mérite un homme qui meurt, un soir de bataille.

C’est une lettre digne de lui et conforme à son rêve, une lettre de femme aimante qu’elle va lire.

Personne ne trahira son subterfuge, et les affres d’une agonie morale seront épargnées à ce héros.

Alors, suffoquée d’émotion, la sœur de charité improvisa une lettre d’amour :

« Paul ! mon cher Paul ! où êtes-vous ? Où que vous soyez, je suis avec vous, toute proche. Je vous aime davantage pour chaque danger que vous courez, et, quand j’entends siffler les balles sur la ville, j’ai mal, comme si, toutes, elles allaient vous atteindre. Alors, j’étends mes mains tes, il me semble que je peux les détourner par la force de ma prière. À l’ambulance, je soigne des blessés, espérant qu’une autre femme vous prodiguera les mêmes soins, si vous souffrez.

« Que mon amour soit une armure autour de votre corps, que ma pensée soit un casque sur votre front, que ma tendresse rayonne dans vos yeux si miraculeusement que les ennemis s’arrêtent en vous voyant et disent : « Épargnez-le ! On l’aime ! »…

Haletante, elle s’interrompt et regarde le blessé. Il s’est soulevé et boit ses paroles comme de l’eau douce… Il sourit délicieusement et son visage, apaisé, est celui d’un convalescent quand le printemps vient…

— Plus loin… encore… encore ! supplie-t-il.

Et, la voix vibrante, la sœur continue :

« — Mon Paul, si Dieu permettait qu’une balle vous frappât, gloire à vous ! il n’est pas de plus belle mort, mon capitaine.

« Et je viendrai bientôt. Après le bonheur d’avoir été votre fiancée, ce monde n’a plus rien à m’offrir, je pense. Moi, je vis où vous respirez.

« Adieu, mon Paul, adieu ! je suis l’air qui vous enveloppe, la bouche qui vous console, la main qui vous soutient et le cœur qui vous aime. Je mets un baiser sur vos lèvres, pour que vous viviez, parce que l’amour est plus fort que la mort, et je vous aime ! »

La religieuse se tait. La tâche lui a été douce, elle a parlé sans effort, elle parlerait ainsi jusqu’à l’aube pour la joie de voir ce visage blême s’illuminer. Agenouillée près de lui, elle soutient sa tête sur son bras et le berce maternellement.

Il écoute encore, comme si les paroles qu’il vient d’entendre, multipliées à l’infini, neigeaient sur le champ de bataille et l’enveloppaient d’une muette félicité.

Il s’est blotti frileusement contre l’épaule de la sœur de charité et sent er dans ses cheveux la caresse des doigts de femme. Il ne voit plus le visage penché sur lui, ni la bouche qui laisse tomber des paroles câlines et endormeuses ; il écoute encore :

« Je suis l’air qui vous enveloppe, la bouche qui vous console, la main qui vous soutient… et le cœur qui vous aime… »

Et l’air du soir e sur son corps… un bras est é sous sa nuque, et sous son oreille il sent battre une poitrine de femme.

— Odette… ma petite Odette ! dit-il très bas.

Et la religieuse ne dit pas un mot, ne fait pas un geste qui pourrait troubler la bienheureuse persuasion du mourant.

« Je mets un baiser sur vos lèvres… pour que vous viviez. »

— Odette ! embrasse-moi !

La sœur tressaille. Aucune pudeur ne se révolte en elle, la femme chaste tremble seulement à l’idée d’effleurer une bouche d’homme. Mais, devant la mort, les puérilités croulent…

Du reste, n’avait-elle pas déjà souillé ses lèvres en celant la vérité ?

Un baiser ne les profanerait plus après le mensonge.

Et, tendrement, subjuguée par le désir impérieux du mourant, elle se pencha sur lui et le baisa sur les lèvres.

Il mourut ainsi.

Et devant le sourire immatériel figé sur le visage du capitaine, la religieuse, s’enorgueillissant du mensonge qu’elle avait commis et du baiser qu’elle avait donné, ne se repentit point de ses péchés.

V LE PÈLERINAGE DE CHRISTIANE 3y5l3e

Le coq chantait.

Christiane poussa les volets. À l’église on sonnait la Messe. Elle esquissa un signe de croix, mais son cœur était plein d’amertume. Cette aube bleue la blessait comme si la campagne parée jetait des flèches d’or à son infortune.

Pourtant ce sera bon de s’en aller dans cette nature fraîche de rosée, par-delà les mers, quelque part où la malveillance des femmes ne chuchotera plus sur son age, quelque part où la boue ne salira plus sa jupe de travailleuse.

L’enfant se réveilla dans sa corbeille d’osier et rit.

Il jasa d’inintelligibles choses en montrant du doigt le matin bleu qui entrait par la fenêtre.

Il s’était dressé, vacillant sur ses jambes frêles, nu comme l’innocence. Ses dents luisaient, avides dans sa bouche gloutonne, et ses yeux, franchement intelligents, regardaient la vie en face comme une ennemie dont on se jouerait aisément.

Christiane noua autour de sa tête ses lourdes tresses couleur de miel, mit un fichu autour de son cou et glissa dans son corsage une liasse de papiers, tout son gain de plusieurs années à la ferme du cousin Tobie.

Elle emmaillota l’enfant dans un châle et descendit.

Dans la cuisine, le paysan était attablé au milieu d’une rangée de petits gars aux cheveux de paille. L’homme était sans âge, comme la terre qu’il travaillait, il avait l’air bon et rude comme elle.

Christiane ayant rassasié l’enfant, lui tendit la main :

— Adieu, cousin Tobie !

Il la regarda ahuri :

— Alors, vous partez ?

Il ne croyait pas à ce départ. Christiane avait été sa meilleure ouvrière et de la voir partir, il songeait aux blés qu’elle ne moissonnerait plus.

Il la suivit sur le seuil de la porte.

— Où allez-vous ?

Elle montra la montagne :

— J’irai là-haut, au couvent des Bénédictines, faire un pèlerinage : c’est un vœu. Ensuite je m’embarquerai.

— Si vous restiez ici ? fit-il brusquement, avec gaucherie, et il ajouta très vite, en voyant son regard étonné : On s’époait, vous travailleriez à la ferme, comme par le é, et les gens vous laisseraient en paix.

— Et celui-là ? dit-elle, amère, en désignant l’enfant.

— Hé ! il grandirait avec les autres : d’un geste il indiquait la tablée, un de plus, un de moins, il y a toujours du pain.

Elle n’hésita pas. Une rougeur colora ses joues.

— Non, cousin Tobie, vous n’y songez pas. Vous avez toujours été bon pour moi. Mais il n’y a plus de place ici pour moi. Laissez-moi partir : le monde est grand.

— C’est comme il vous plaira, dit le paysan placidement, en regardant, au loin, onduler ses champs.

Elle lui tut le vrai motif qui la chassait du pays, avec d’invisibles lanières de flamme : la nouvelle que Thaddée Carol, l’ancien garçon de ferme de Tobie, allait épo Rose-Lise Pierron, la fille du riche meunier des Martels.

Elle avait espéré, contre toute espérance, que Thaddée Carol reviendrait, pour suivre avec elle le chemin de l’église, selon sa parole. Or, il s’était promis à une autre.

Les cloches sonneraient son mariage, et le cœur lui criait dans sa poitrine à l’idée de ces funérailles de sa dernière espérance.

Après cela, il n’y avait plus pour elle que l’étranger, par-delà les mers, où nul ne la connaissait.

Elle se réhabiliterait par le travail et le dévouement à l’enfant ; il porterait un nom qu’elle saurait faire respecter : un nom de vaillante !

Déjà, elle marchait.

La route était abrupte, et lourd l’enfant endormi qui s’appuyait à son épaule.

La vallée s’abaissait : sa plainte montait encore dans la sourde rumeur du fleuve. Christiane marchait sous la haute nef des forêts. À chaque étape, une humble croix de fer dressée sur un socle de pierre rappelait au pèlerin, en une naïve enluminure, la ion de Jésus-Christ.

Des gentianes tendaient vers elles leurs coupes bleu de roi.

À l’orée du bois, dans un ruissellement de soleil, elle vit, au sommet, la petite église du couvent tracer dans le ciel un flamboyant signe de croix.

Dans les pâturages des troupeaux paissaient, et leurs clochettes carillonnantes, joyeuses comme une aube, réveillèrent l’enfant.

Il y avait dans le tintement de ces cloches le frisselis des feuilles, l’éveil de la forêt, le tumulte des nids, et une joie de vivre, grave et apaisante.

C’était comme l’haleine musicale des prés.

Et l’enfant sourit à cette musique pastorale, et les bœufs lui répondirent par de profonds beuglements.

Là-haut, dans la tour du couvent, une autre cloche tintait. Les sons en perlaient comme les grains d’un rosaire de cristal. C’était la cloche en prière d’une humanité cloîtrée qui appelait Dieu dans son monastère.

Christiane ascensionnait, réconfortée par ces voix d’en-haut.

À la dernière station, l’enfant tendit les bras vers l’image du crucifié.

Christiane était lasse. En ant sous le porche du couvent, il lui sembla aborder à une île de repos.

Elle s’assit à la table des pauvres. Une sœur lui porta un bol de soupe et du lait pour l’enfant. Elle lui parla, avec une voix pâle, et avec une bienveillance lointaine, qui planait au-dessus des détresses, s’apitoyant sans comprendre. Elle était trop loin de la mêlée déjà.

Le soir, Christiane entra dans l’église où les nonnes priaient le Rosaire. Elle était pleine de lys et de campanules blanches. Des voix montèrent. Ces nonnes qui menaient une vie pacifiée, brodant des oriflammes et chantant des oraisons, avaient des voix d’enfant, trahissant des âmes intactes, cristallisées.

On eût dit qu’elles chantaient au bord de l’éternité.

Il sembla à Christiane qu’on l’exorcisait de son é de misère. Des visions lénifiantes la visitèrent.

Le couvent était comme un reposoir bâti dans les nues. Au sommet de la montagne. Plus haut que la vie : aux frontières de l’au-delà. Il semblait que l’on s’envolait un peu, qu’on n’avait qu’un geste à faire pour frôler l’infini.

Christiane aurait voulu rester là, porter la cornette blanche qui lui mettrait deux ailes aux tempes. Son enfant grandirait dans le jardin du cloître parmi les plantes pieuses et prédestinées, cependant qu’elle broderait des chasubles et n’entendrait plus dans l’atmosphère quiète que le tic-tac de son cœur monotone.

On ne voudrait pas d’elle au couvent.

On n’y cueillait que des âmes timides, effarouchées devant la vie, avant d’éclore, des brebis blanches que la peur des hordes de loups parquait étroitement sous la houlette du bon Berger.

Elle aimait son enfant, et n’envia plus ces femmes qui n’avaient qu’un rosaire à leurs doigts. Elle fit mentalement le vœu de se consacrer toute à son service, de porter la bure du travail, et le cilice du renoncement.

Près d’elle, des montagnards avaient plié les genoux, de rudes hommes, aux muscles d’airain, qui avaient porté de la vallée, et dès l’aube à la nuit, les lourds matériaux pour construire les maisons de Dieu.

Elle aussi, besognerait tout le jour pour faire de l’âme de son fils un asile de justice, et quand le soir viendrait, elle rendrait grâces.

Elle demanda à la Madone de lui rendre Carol, ou de lui montrer la voie.

Elle sortit dans la nuit. On croyait vivre là de plain-pied avec les étoiles et pouvoir converser avec elles.

Le lendemain Christiane redescendit la montagne. Un esprit de pardon et de confiance était en elle.

C’était dimanche.

À mi-côte, près d’un Calvaire, la fatigue la dompta. Elle mit l’enfant endormi sur une couche de gazon. Une défaillance la saisissait au moment de rentrer dans la vie active, parmi les hommes. Là-bas, elle voyait le village quitté hier, puis le hameau où Carol travaillait, et à l’horizon la mer, l’amie inconnue qui portait une robe bleu indigo comme la Madone, consolatrice des affligés.

— Ave crux, spes unica… dit-elle tout bas.

Elle se prosterna au pied de la croix et cacha sa tête dans ses mains nouées.

Alors, elle entendit des pas qui s’approchaient, et derrière les arbres de la route, un couple parut, la main dans la main.

Christiane souleva un peu la tête, et regarda distraitement ces ants.

Presque aussitôt sa tête retomba sur son bras et ses lèvres blêmes cessèrent de prier. Il lui sembla qu’un soc de braise lui labourait la poitrine. Elle resta prostrée dans son attitude, le cœur battant, la respiration coupée.

Ils s’étaient arrêtés et une voix irritée, frissonnante de peur, ordonnait :

— Voyons, Rose-Lise, venez donc, nous n’arriverons jamais.

— Mais ne voyez-vous pas cette femme et cet enfant, ils sont misérables sans doute, ils ont l’air de venir de si loin.

— Laissez donc, dit la voix rauque, impérieusement, quelque vagabonde sans doute.

Christiane eut la sensation d’un clou planté dans sa chair.

Mais Rose-Lise était brave et miséricordieuse.

— Eh ! bien, si c’est une vagabonde, il faut lui donner de quoi continuer sa route. Oh ! quel amour d’enfant, s’exclama-t-elle en se penchant sur le petit. Comme il dort, pauvre petit gars !

Thaddée Carol piétinait, les lèvres mordues. Cet enfant dormait, les poings fermés, comme pour le braver. Au premier regard il avait reconnu la femme ; nulle autre n’avait cette nuque ferme, cette couronne de cheveux, couleur de miel ; et une épouvante lâche le tenaillait. Maudite rencontre ! qui mettait son riche mariage en péril.

Il tira violemment Rose-Lise par le bras :

— Mais vous êtes folle, laissez ces gens qui ne nous regardent pas… on sonne déjà la messe, nous serons en retard.

Ses paroles tremblaient, fouettées par la pusillanimité de l’homme.

Rose-Lise le regarda, étonnée. Elle vit un Thaddée Carol inédit : la bouche oblique, les traits démolis par l’effroi.

— Mais qu’avez-vous donc à vous agiter ainsi ? rien ne presse, on ne nous attend qu’à midi chez les parents.

— Je n’ai rien du tout, mais c’est insensé de parler à toutes les mendiantes que l’on rencontre.

— Eh ! Thaddée, nous en avons bien croisé trois en chemin, et vous m’avez offert votre bourse. Est-ce que vous connaîtriez celle-ci ! fit-elle, soupçonneuse soudain, en indiquant Christiane.

Un coq chanta dans une ferme voisine.

Il mit une hâte maladroite à la renier et se rebiffa :

— Ma foi, non ! pourquoi devrais-je la connaître ?

Rose-Lise était innocente, elle n’était pas niaise. Une inquiétude surgit en elle. De vagues bruits qui avaient couru lors de ses accordailles se précisèrent, prirent dans son esprit une netteté extraordinaire.

Le beau Carol ait pour un garçon à bonnes fortunes.

À cette minute, devant cette femme d’une inquiétante immobilité, tombée au pied de ce Calvaire, avec son enfant, et devant le trouble et l’angoisse visibles de Carol, Rose-Lise entrevit une face nouvelle et tragique des bonnes fortunes.

Tout son honnête cœur se révolta.

Elle marcha sur Christiane et lui toucha l’épaule :

— Dites, pauvre femme, avez-vous mal ?

— Je suis bien, laissez-moi, je prie.

Rose-Lise s’émut au son de cette voix qui tremblait, comme au seuil d’un mystère.

Un violent désir de voir le visage de cette femme l’assaillit. Était-elle jeune ou belle ? Cette fervente dévotion devant des ants étrangers était pour le moins singulière.

Thaddée Carol fit une dernière tentative. Il souffla à l’oreille de sa promise :

— Si vous m’aimez, venez, entendez-vous ! et il l’attira de force.

À cet acte de violence la jeune fille s’empourpra et tout son être se cabra dans la résistance. Cet homme était fou ou coupable, pour être bouleversé au point d’être jeté hors de sa nature habituelle.

Elle lui échappa et revint à Christiane, se penchant très bas sur elle :

— Connaissez-vous Thaddée Carol ? interrogea-t-elle brusquement ; dites, le connaissez-vous ?

La femme demeura silencieuse.

— Dites, insista-t-elle, je ne veux pas vous faire de mal, je suis Rose-Lise Pierron, des Martels.

L’agenouillée ne répondit pas.

Rose-Lise tremblait. Quel motif pouvait empêcher cette étrangère de répondre. Elle regarda son fiancé.

Il était blême de rage impuissante et regardait autour de lui, effaré, comme si un loup allait sortir du hallier et lui sauter à la gorge.

Brave, elle résolut d’en avoir le cœur net, dût-elle tuer son bonheur d’amoureuse.

— Écoutez, Thaddée, il se e quelque chose que vous me cachez, je ne sais rien de votre vie ée, mais si vous avez fait du mal à cette femme devant laquelle vous tremblez, je vous jure que j’irai le dire à M. le curé, et c’est elle que vous époez et non pas moi.

Elle avait parlé à voix haute, intelligible pour les deux acteurs muets de ce drame, résolue à les faire sortir de leurs énigmatiques attitudes.

L’homme resta frappé de saisissement à l’ouïe de ces paroles et darda son regard sur Christiane.

Sans doute elle allait parler. Il attendit, vaincu.

En effet, Christiane se levait lentement, affermissant ses genoux chancelants ; lentement elle se dressa de toute sa hauteur, et tourna vers eux son visage d’une pâleur de détresse. Elle était si belle à voir que cette certitude : « Il a dû l’aimer ! » traversa comme un dard le cœur de Rose-Lise.

Christiane avait compris : la peur bête avait trahi Carol, des soupçons s’étaient éveillés dans l’esprit de sa fiancée, qui, brusquement, tranchait dans le vif, offrant de céder le pas devant elle.

Elle sentit qu’il fallait agir.

Elle regarda un instant en silence, très calme. Rose-Lise était suspendue à ses lèvres, Thaddée courbait la tête. Il lui sembla qu’elle n’avait jamais vu cet homme, piètre héros à l’attitude de chien battu, et qui la reniait en l’appelant vagabonde et mendiante.

Non, elle ne mendiait pas.

En une minute, elle envisagea la vie près de lui qui la considérerait toujours comme un sabot à la roue de sa fortune.

Elle frémit d’horreur et de dégoût.

Et le monde appellerait cela être réhabilitée. Ô ! la déchéance de partager la vie de cet homme après avoir sondé sa bassesse et sa vilenie. Non ! cent fois non ! tout en elle protestait, s’insurgeait. Elle avait aimé un homme… mais pas celui-là… elle avait connu un Thaddée Carol… mort dès longtemps.

Calme, dans sa virile résolution, elle parla :

— Je ne sais pas ce que vous voulez de moi. Je viens du couvent des Bénédictines, et je descends à la ville.

Et très naturellement elle ramassa ses hardes et prit sur ses bras l’enfant réveillé.

Un ahurissement stupide fit lever les yeux à Carol.

Rose-Lise crut sortir d’un cauchemar :

— Vous ne connaissez pas cet homme, vrai ? interrogea-t-elle.

Très simplement, par-dessus l’enfant, elle le toisa, le jugea, et dit sereine :

— Non, je ne connaissais pas celui-là, et agita la tête, comme surprise de ces questions.

Puis, elle se pencha sur l’enfant et sa voix se fit câline :

— Mon petit Boubi, comme il a bien dormi, mon brave petit gars ! et elle parut oublier les deux autres.

Le petit rit.

Ce rire insoucieux changea toute la scène.

Il n’y avait plus là qu’une mère heureuse qui lutinait son enfant.

Thaddée Carol, cloué au sol, le visage détendu, les yeux incrédules, regardait le groupe rieur de la mère et de l’enfant, et ne comprenait pas.

Rose-Lise vit qu’il irait la beauté de cette femme inconnue, et elle fut jalouse, soudain, de cette ante.

À son tour, elle eut hâte de l’entraîner. Elle saisit la main de Thaddée :

— Venez, nous nous sommes trompés.

Et en elle, tout bas, elle entendit une voix conseillère murmurer : « Rose-Lise, tu t’es trompée, ce Thaddée n’est pas celui dont tu te croyais amoureuse. »

Cette scène l’avait détachée de lui.

Il la suivit.

— En effet, vous vous êtes trompée, répéta-t-il, machinalement.

Et sans se retourner, il marcha vers les champs des Martels, soulagé, comme au sortir d’un grand danger, et honteux comme s’il venait d’être moralement souffleté.

Christiane le vit s’éloigner, disparaître comme son é. Elle regarda la croix ; il lui sembla qu’elle aussi venait de se crucifier un peu ; pourtant, elle ne souffrait pas.

Cet acte avait été sa rédemption ; elle avait reconquis sa dignité de femme. Elle respirait librement.

Elle sentait en elle la paix des miraculées.

À l’horizon, elle vit le sourire bleu de la mer.

Le vent du large soufflait plein de promesses de vie nouvelle dans un pays nouveau.

Elle éleva l’enfant dans ses bras :

— Regarde là-bas… c’est l’Amérique… avec l’aide de Dieu, tu y deviendras un homme, mon petit,… mais un vrai !

VI SOUS LES RUINES a5b5i

— Sortez-vous ce soir, Daniel ?

M. du Breuille leva les yeux de son journal et jeta sa cigarette.

— Mais certainement. Pourquoi demandez-vous cela, Eli ?

La jeune femme tressaillit nerveusement :

— C’est vrai, vous sortez chaque soir ; mais il y a des menaces dans l’air, le temps semble tourner au drame.

Il la suivit sur la terrasse, où elle vint s’accouder à la balustrade.

— Vous êtes une sensitive, Elisabeth.

Mais il se tut, saisi par l’aspect insolite du paysage qu’ils dominaient. Un souffle chaud montait vers eux des golfes qui chantaient sous la rame. La Méditerranée, d’un azur opaque, semblait figée dans une redoutable attente ; le soleil croulait à l’horizon dans une fournaise ; pas un nuage au ciel ; les vents marins dormaient et l’âme de toutes les fleurs du parc, citronniers, eucalyptus, lauriers-roses et roses du couchant, s’exhalait avec une suavité ionnée dans l’ardente atmosphère.

— C’est effrayant de beauté, dit-elle, oppressée. On dirait qu’une trahison se prépare.

Son mari la regarda à la dérobée. Sur le fond d’or son profil se détachait avec une impérieuse netteté. Sous les bandeaux, c’était un visage de sainte, au front haut, aux yeux déconcertants d’impénétrable profondeur. Le caractère mystique de sa beauté déroutait l’esprit de l’homme mondain, et exerçait sur lui une attirance secrète, mêlée d’une jalousie irraisonnée à l’égard du Dieu inconnu, ou de la puissance, qui lui disputait la suzeraineté de cette âme.

Comme toutes les natures profondes, elle portait en elle un mystère qu’il n’avait jamais pu pénétrer.

Il enlaça sa taille, mais, pâlissante, elle se cabra sous une sensation trop forte.

— On suffoque, ce soir.

Elle s’éloigna un peu, arracha quelques roses safranées qui escaladaient le balcon, et les rangea dans une poterie Vallauris. Puis soudain :

— Si vous sortez Daniel, ne tardez pas… avant que l’orage n’éclate.

Il fronça les sourcils. Elle semblait impatiente de le voir partir.

— Et si vous m’accompagniez, Eli ?

Elle s’étonna :

— Vous n’y songez pas, mon ami ! Une mère qui nourrit son enfant… Que dirait notre petit Gabriel ?

— C’est vrai… Pardon !

Dans le coup de ion, soufflé par la volupté latente de ce soir frémissant, il avait oublié. Un attendrissement l’envahit.

— J’ai donné rendez-vous à Jean Rodier au Café Anglais… mais si vous préférez…

— Non, mon ami ; d’ailleurs je ne pourrais pas vous consacrer ma soirée… D’autres devoirs m’appellent.

— Que ferez-vous ?

— Oh ! ne vous inquiétez pas de moi, Daniel… J’irai chez le petit, comme tous ces derniers soirs.

— Ne veillez pas jusqu’à mon retour, ma chérie ; j’ai promis aux Devrainne de er au Bal du Casino, pour rendre mes hommages à Prince Carnaval. N’aurez-vous pas peur de l’ouragan ?

— Moi ! peur ! fit-elle avec vaillance.

Non ! certes ! elle aimait les saintes colères de la mer, et le vent justicier qui balayait la frivolité de cette ville de plaisir. Mais lui ne comprenait pas ces choses. Pourquoi ?… Elle agrafa ses mains aux épaules de son mari et interrogea le beau visage désabusé, aux yeux métalliques, dont le hautain regard s’arrêtait à la superficie des choses. Ne saisirait-il jamais le sens de la vie, la révélation des vérités supérieures n’effacerait-elle jamais le pli sceptique de cette bouche, n’écarterait-elle pas l’obstacle qui empêchait la fusion complète de leurs deux êtres ?

Une grande douleur peut-être…

Elle ne parlait pas, mais, sous la muette injonction de ses yeux de voyante, il se détourna.

Quand il revint pour prendre congé d’elle, il vit qu’elle pleurait, debout et silencieusement.

— Je ne sais pas ce que j’ai ce soir, dit-elle souriante.

Et mouillant son doigt aux larmes de ses cils, moitié mutine et moitié grave, elle esquissa un léger signe de croix sur le front de l’homme.

Il haussa les épaules.

— On dirait vraiment que je pars en mer !

— Sait-on jamais ! Daniel, le soleil, après tout, pourrait bien ne pas reparaître un matin.

Elle le suivit des yeux quand il a sous les ogives des hauts chamærops, de son pas de conquérant lassé ; elle le vit écarter de sa main qui ne travaillait pas les branches du tamarin qui voilait le portique, du geste qui soulèverait une voilette de femme ou jetterait de l’or sur une table de jeu.

Un frisson a sur son cœur.

Et quand elle le vit disparaître, ombre étrangère, sans qu’il se retournât pour la saluer des yeux, sa contenance changea soudain. Une vivacité presque enfantine troubla la gravité de son attitude précédente.

« Tu cours à ton plaisir et je vais à ma joie », se dit-elle intérieurement.

Elle interrogea le ciel. Quelques étoiles ouvraient leurs pupilles bleues. Une tartane à voile déployée se hâtait vers les baies hospitalières.

L’ombre prenait la terre comme un larron qui médite un forfait. Et, dans les rues proches, on entendait tinter les grelots de la folie humaine : le Carnaval du Midi, au rire sonore, aux audaces en coup de soleil.

— J’irai quand même ! décida-t-elle.

Elle rentra dans la villa et sonna.

— Je n’y suis pour personne, dit-elle au valet.

Dans sa chambre, à la hâte, elle mit des vêtements sombres, prépara sa houppelande à capuce, son voile gris. Puis elle a dans la chambre de l’enfant.

Quand Daniel du Breuille sortit, quelques heures plus tard du Cercle avec son ami Rodier, un souffle de flamme le frappa au visage. De lourdes nuées noires muraient le firmament, et un tressaillement courait sur la nature pantelante.

Il voulut parler. « Ma femme avait raison… un temps de fin de monde ! » mais un formidable coup de vent lui coupa la respiration, une haleine sulfureuse sortant d’un gouffre d’enfer a avec une soudaineté d’éclair, la mer bouleversée entrechoqua ses flots, et les entrailles de la terre, travaillées par une armée de Titans, se tordirent, roulèrent leurs foudres, éclatèrent…

Daniel du Breuille sentit le sol tanguer comme un navire qui coule ; il chancela, cramponné au bras de son ami. L’idée de Dieu, du Dieu d’Elisabeth, et de ses châtiments, sillonna son esprit dans une seconde de lucidité suprême ; puis, renversés par une mystérieuse main d’ombre, les deux hommes s’abattirent, la face en avant…

Quand il revint à lui et voulut se soulever, il vit au-dessus de lui les étoiles innocentes sourire dans la transparence de l’air. Il n’eut pas conscience de ce qui venait de se er. Ses membres étaient intacts. Il crut sortir d’un cauchemar. Mais son ami, debout près de lui, parlait d’une voix de terreur :

— Du Breuille… levez-vous… c’est un tremblement de terre ; il peut y avoir d’autres secousses ; réfugions-nous quelque part.

Daniel fut debout d’un bond. La nouvelle le frappait comme une balle au cœur. Tremblement de terre !… les maisons croulantes, les foyers dévastés, les femmes ensevelies ! Se réfugier quelque part ! Oui certes, il n’y avait qu’un refuge pour lui : dans la demeure blottie sous les tamariniers, là-bas, près de l’épouse et du berceau.

Et lui, fou, qui courait au plaisir… Et l’enfer avait crié : Halte ! La pensée de ce bal où il se rendait lui parut monstrueuse, et macabres les masques affolés qui surgissaient des rues d’ombre. Il regarda la ville : elle était debout, mais la clameur grandissante qui sortait de cet amas de pierres, les ululations de troupeau qu’on égorge qui retentissaient sur les places, criaient le triomphe du sinistre et ses ravages.

Rien n’arrêta du Breuille dans sa course en avant. Des visions l’affolaient : la chère maison en ruines, et l’appel au secours sortant des gorges brisées. De grosses larmes coulaient de ses yeux. Ce n’était plus le même homme, qui marchait, il y a quelques heures, conscient de son élégance, ce dilettante de la vie dont l’existence n’était que vanité et que pâture du vent.

Le danger était survenu comme un torrent, et avait emporté les futilités. L’âme nue saignait, dépourvue de tout appui, à l’heure où la foi inspire à d’autres l’héroïsme.

Devant la grille, il dut s’appuyer, défaillant : la demeure était là, pierre sur pierre, ensommeillée… Seule une lumière brillait dans sa façade. Un arôme de miel montait du jardin. Les roses ne savaient rien du désastre.

Il entra. Les domestiques en désarroi s’effarèrent en le voyant seul. Déjà il gravissait l’escalier. Dans la chambre, où la veilleuse brûlait, l’enfant abandonné par la bonne pleurait. Elisabeth n’était pas à son chevet. Il courut vers sa couche : elle était intacte. Il appela, traversa les chambres vides où le malheur rôdait… Rien ne répondit.

— Où est Madame ? demanda-t-il aux servantes.

Elles hésitèrent à répondre.

Il réitéra impérieusement sa demande.

L’heure de péril emporta leurs scrupules. La femme de chambre avoua :

— Madame est sortie… comme chaque soir… après Monsieur.

— Elle… est… sortie.

Une telle stupéfaction se peignit sur la face de leur maître que les gens demeurèrent interdits.

Mais lui se ressaisit, prévenant l’interprétation des mercenaires :

— C’est bien. Parfaitement. Je le savais… Et… Madame n’a pas dit quand elle rentrerait ?

— Non, monsieur.

— Ah !… À quelle heure est-elle rentrée hier ?

— Madame rentrait toujours après dix heures.

— Mais, il est plus de minuit !

— Madame aura été retenue à cause du tremblement de terre.

— C’est bien, retirez-vous ; mais veillez jusqu’au retour de Madame. Elle pourrait avoir besoin de vous. Jenny, Madame rentrait-elle seule ?

— Non, monsieur, elle était accompagnée.

— Par qui ?

— Un homme… Je ne pourrais pas dire qui… Il n’est jamais entré dans la maison.

Daniel du Breuille ressortit dans la nuit… au-devant d’elle. Sans doute il allait la rencontrer. Mais il sentit er sur sa face les affres de l’inquiétude. Il lui semblait que le désastre venait de bouleverser son âme par contre-coup. L’horizon de sa vie s’était modifié. Quelque chose en lui avait croulé.

Sa femme ! celle qu’il considérait comme une personnification de vérité, lui célait une part de sa vie ! Avec une énergie intérieure surprenante chez cet homme, il étouffa, à cette heure trouble, la flamme de soupçon qui voulait jaillir de son sein. Il chercha des motifs plausibles pour expliquer les sorties nocturnes de sa femme.

Des visites à des amis ? Non ! elle n’en avait pas dans cette ville de villégiature ; elle ne voyait personne. Et d’ailleurs quelle raison aurait-elle eu de les lui cacher ?

Ainsi, tandis qu’il la croyait à son piano, en communion d’art avec Beethoven qu’elle aimait entre tous, tandis qu’il la voyait penchée sur quelque page de poète, ou près de l’enfant dans l’attitude des madones nourricières, elle courait dans la nuit… Sans doute vers les églises… Mais pourquoi en secret, le soir ? Il est vrai qu’il ne la quittait guère, et que, sceptique et mondain, il avait l’instinctif mépris des cultes divins et de la misère humaine, c’est-à-dire des sommets auxquels il ne pouvait atteindre et des abîmes vers lesquels il lui répugnait de se pencher.

Cette supposition l’apaisa. Il marcha par la ville, pleine d’insomnie cette nuit-là. Il s’informa. Aucune église ne s’était écroulée, mais, dans la vieille ville, quelques bâtisses s’étaient effondrées, ensevelissant leurs habitants.

Il erra des heures à l’aventure, et rentra à la villa, lassé comme s’il avait marché par le désert.

Elisabeth n’était pas revenue…

Il a cette nuit par toutes les angoisses de l’attente.

Au fond de lui, une brisure imperceptible s’élargissait à mesure que le temps ait, causait d’invisibles ravages. Il avait beau s’en défendre, il y avait une brèche dans sa pensée où la vipère du doute rampait. Il était trop imbu des préjugés et des jugements qui étaient la monnaie courante du monde qu’il fréquentait, il avait l’esprit trop défloré par les vilenies quotidiennes, les racontars du Cercle et les potins de ses compagnons de plaisir, pour avoir la force morale de résister aux pires suppositions devant un fait aussi évident : la femme quittant de nuit, clandestinement, le logis conjugal, en l’absence du mari.

La femme… peut-être… mais sa femme ! Jamais.

Mais alors ? devant cette énigme, l’avilissante torture recommençait et la pure image de l’absente se ternissait.

À l’aube, il interrogea encore la femme de chambre. N’avait-elle rien remarqué ? personne n’était-il venu dans la journée précédente ?

Si, un enfant avait porté un billet pour Madame. C’était un va-nu-pieds italien.

N’avait-elle aucun indice qui pût l’éclairer dans ses recherches ?

Si, Madame se dirigeait toujours du côté de la montagne vers la vieille ville. Même le premier soir, il y avait une semaine, elle avait dû l’accompagner jusqu’au seuil d’une maison.

— Venez avec moi !

Ils sortirent. La fille marchait la première, très sûre, connaissant le pays. Quand ils voulurent s’engager dans une des rues de la vieille ville, un brigadier les arrêta. Un cordon de surveillance était établi. Des soldats montaient la garde.

Du Breuille se nomma, déclara que sa femme avait disparu, et qu’il avait tout lieu de croire qu’elle était venue ici la veille au soir. On les laissa er.

Blême, la fille s’arrêta devant une maison dont un pan de mur subsistait seul avec trois croisées ouvertes dans le vide.

— C’était là, monsieur.

Il recula comme si un pavé l’atteignait au front. Là… là… dans ce tombeau comblé. Non ! non ! cette fille se trompait !

Il se tourna vers des voisins. Qui habitait là ? Des pauvres, sans doute ?

Non, c’était l’atelier de Giuliano Marini, le peintre bien connu. Il ne se ait pas de jour sans que des étrangers ne vinssent lui rendre visite. On craignait qu’il ne fût enseveli, avec tous ses tableaux, sous les décombres.

Du Breuille pâlit comme si on lui eût donné en pleine rue le soufflet de l’adultère.

Le chef des troupes le voyant s’éloigner, lui communiqua que le déblaiement continuait, et que si l’on trouvait une trace de Mme du Breuille, bien connue dans le quartier, on l’avertirait aussitôt.

Machinalement, il salua ; machinalement, il reprit le chemin de sa demeure, espérant contre toute espérance.

Mais Elisabeth n’était pas revenue.

Dans le cyclone de rage qui s’abattit soudain sur son cœur, le bel édifice de confiance, que de longues années d’amitié avant le mariage et trente mois d’étroite union avait élevé si haut, croula. Le torrent du doute a, dévastant un é sans reproche, et l’image de la femme aimée se déchira comme le radeau du temple.

Tout lui devint motif de soupçon. Sa foi était de l’hypocrisie, sa charité un moyen de pallier ses péchés, son visage de sainte exaucée un masque jeté sur une face d’imposture, sa récente maternité même un outrage !

Le soupçon entra dans cette âme comme un conquérant dans une ville préparée pour le recevoir.

Il resta prostré sous le poids de ses pensées, frissonnant à l’idée d’un message du dehors, ballotté entre l’instinctif désir de la retrouver, morte ou vive, et l’horrible appréhension de la certitude et de sa honte publiquement étalée…

Sa femme ! sa pure Elisabeth !

Car, au moment même où il l’accablait de plus de mépris, une voix, la voix de son être subconscient, murmurait : « Homme de peu de foi ! » et quand son poing se crispait, pris de folie vengeresse, une main de fantôme détendait ses muscles raidis, et le forçait à lever les yeux vers les étoiles immaculées, dont nous voyons l’éclat sans pouvoir le comprendre et qui disparaissent sans que nous sachions pourquoi ?

Dans le cours de la journée, un enfant, le va-nu-pieds italien de la veille, vint sonner à la villa.

— Perché la Madonna non è venuta ieri sera, la Madre è sempre malata ?

On appela M. du Breuille, qui écoutait les mots sans en saisir le sens. L’enfant déclara que « Madonna » avait promis de revenir. Il s’apprêtait à suivre l’enfant, espérant trouver une trace de la disparue, quand un agent de la Sûreté vint au-devant d’eux.

— M. du Breuille… armez-vous de courage. On vient de retrouver Madame. Venez vite, on a donné ordre de rien toucher avant que Monsieur soit là.

Il eut envie de crier :

« Non, ensevelissez votre morte, j’ai enseveli la mienne. »

Mais le regard de l’enfant pauvre dardé sur lui, lui fit honte dans sa lâcheté :

— Andiamo, Signor… a cercare la Madonna !

Ils allèrent.

Devant eux, le soleil se mourait, glorieusement, dans un éclat de joie, sachant qu’il ressusciterait le lendemain.

Devant l’atelier Marini, du Breuille s’arrêta, les pieds rivés au sol.

— C’est plus loin, monsieur. Ici il n’y a pas de victimes. L’atelier était vide au moment de la catastrophe.

Ils traversèrent l’allée. Elle aboutissait à une cour humide où se dressait une masure. Le tremblement de terre l’avait engloutie. Le toit seul surgissait encore, à ras du sol. La pioche des déblayeurs l’avait écarté avec d’infinies précautions, et la vue plongeait librement dans ce misérable intérieur, où un groupe d’êtres, frappés par les poutres croulantes, étaient morts foudroyés, gardant leurs attitudes vivantes et révélatrices…

— Veuillez vous pencher, monsieur. N’est-ce pas là Mme du Breuille ?

Il obéit, cramponné aux pierres.

Ce qu’il vit… Il crut mourir.

Cette morte lui révélait la Vie… Et sa femme ressuscita en lui.

Sur un lit de pauvresse une pâle accouchée aux joues creuses gisait. À terre, quatre enfants dont l’un avait le crâne ouvert et dont l’autre mordait encore à belles dents dans une miche de pain, étaient étendus aux pieds d’une femme, au corps écrasé. Son visage de sainte exaucée était intact, et se penchait encore, rayonnante de charité infinie, sur le nouveau-né qu’elle tenait dans ses bras, et qui buvait la vie sur son sein demi-nu…

DANS LES MONTAGNES DE NIDWALDEN 2f3t12

I UN POMMIER EN FLEURS 3byl

Un pommier tout rose fleurissait devant leur hutte. C’était tout ce que ces gens-là possédaient de beauté et de fraîcheur innocente. Car ils n’avaient ni bien ni conscience et vivaient au jour le jour comme des gueux indigents.

L’homme s’engageait comme journalier quand l’envie le prenait, et que le gousset était vide. Il ramait les barques pesamment chargées, abattait le bois dans les forêts du Tossen ; besognait la poitrine au vent et les pieds nus, et regardait les gens d’un oblique regard de ses yeux scélérats.

Le soir, il jetait sa casaque de coutil sur les épaules et gaspillait à l’auberge son meilleur gain.

Lorsqu’il escaladait l’échelle qui conduisait à sa demeure et trébuchait en jurant dans la chambre, la Fränzi jetait un regard affamé vers ses mains vides et maugréait contre le vaurien. Alors les bûches volaient à la tête de sa femme, qui, son nourrisson entre les bras, se garait peureusement, dès longtemps habituée aux coups comme à un rude pain quotidien.

Non, il ne faisait pas bon vivre avec le Hundlimattsepp, il avait la colère dans le sang et la rébellion ancrée dans le cerveau.

Quand les misérables enfants poussaient leurs cris glapissants au sein des disputes, sa fureur grandissait jusqu’à la frénésie, et les injures et les outrages tombaient dru comme grêle sur la malheureuse.

Dans chaque coin de la chambre, un petit être chétif et nu gisait. Seppli seul se tenait sur ses jambes, ayant quatre ans. Mareili s’amoindrissait chaque jour, les jambes violacées et tordues ; mais les yeux de l’infirme regardaient la vie avec un immense reproche et semblaient sonder quelque chose de cruel et d’insaisissable. Ce regard de trois ans était vieux comme la misère du monde. Deux tout petits dormaient couchés sur des haillons, dans une vieille manne d’osier.

La Fränzi, une jeune créature aigrie par les mauvais traitements, tressait des chapeaux de paille commune et gagnait trente sous par semaine, si l’ouvrage rendait bien. On médisait sur sa vertu. Quand elle avait faim et rien à se mettre sous la dent, elle prenait la bouteille d’eau-de-vie cachée sous le matelas de feuilles sèches.

Dans les deux chambres à l’atmosphère viciée, l’âcre odeur poivrée de la misère régnait, et les langes suspendus au plafond s’égouttaient sur le plancher de sapin maculé…

Mais, par les croisées, la beauté du pommier en fleurs rayonnait, semblait dire :

— La terre est belle qui fait éclore de pareilles floraisons !

Et quand le vent descendait sur la vallée il soulevait les pétales roses, qui voletaient comme de délicates pensées autour de la maison de la Misère.

Le plain-pied de la hutte était occupé par la famille de l’Italien Sandro Bonaventuri, riche d’enfants, dépourvue de biens, mais de race plus saine et taillée dans un bois plus honnête que celle du Hundlimatter.

Sandro, un robuste gaillard, laborieux comme tous les Piémontais, était terrassier de son état. Sa femme, « Joller’s Regini », au bénévole visage de brebis nourricière, aimait son Bonaventuri et lui avait donné, comme il convient, sept enfants au cours de huit années de mariage.

Sandro parlait l’italien et Regini le dialecte allemand du pays, mais ils se comprenaient pour les besoins de la vie journalière et diapraient leurs dialogues de quelques « Santo Dio ! » et « Maria und Josef ! » pour les rendre plus expressifs.

Devant leur porte se dressait le pommier qui leur dérobait chaque jour une petite part de soleil et ne leur donnait jamais de fruits. Mais les enfants tendaient parfois leurs mains pleines de convoitise vers le grand bouquet de neige rose. C’est de leur cuisine que partait l’échelle-escalier qui conduisait à l’étage habité par le Hundlimattsepp, et quand les hommes se croisaient, leur salut était un juron, et celui des femmes une injure, un hostile silence.

Ils se haïssaient sans savoir pourquoi. Le Hundlimattsepp traitait Bonaventuri de « chien étranger » et la Fränzi voyait d’un œil de dépit les enfants sains et dégourdis de Regini. Ils n’étaient ni malingres, ni difformes et n’étaient pas suspendus tout le jour comme des meules à ses bras. Kobeli et Peterli étaient deux gosses bons à voir et Ageli et Censeli regardaient la vie avec des yeux si fripons et babillaient si gentiment qu’on eût dit des oiseaux dans un champ d’avoine, lorsque le vent jouait dans leurs boucles blondes…

Regini racontait aux commères du voisinage qu’elle ne donnait à ses enfants que du bon lait de vache, dût-elle tisser jusqu’à en avoir les jambes percluses, tandis que la Fränzi buvait de l’eau-de-vie et ne mettait au monde que de misérables vermisseaux.

… Et devant cette hutte, le pommier s’épanouissait dans la pureté printanière de sa gloire souveraine…

 

*     *     *

 

Un matin, à l’aube, il gisait à terre, lamentablement mutilé. Ce n’était pas le föhn, dont l’haleine purifiante descend des Alpes, qui avait brisé sa couronne, mais des coups de hache haineux assénés par des mains d’homme. Il gisait, baignant dans la neige de ses corolles, encore scintillantes sous la rosée de mai, couvert de plaies béantes, comme assassiné.

Quand le Hundlimattsepp sortit au point du jour, l’aspect de l’arbre blessé à mort lui transperça le cœur. Le visage exsangue, les lèvres agitées d’un tremblement convulsif, il exhala d’affreuses menaces, puis, saisissant sa cognée, il frappa l’arbre avec une rage si aveugle que des éclats d’écorce volèrent autour de sa tête, comme s’il tenait déjà l’ennemi sons son arme. Il escalada l’échelle et dans le coup de vent de sa fureur, réveilla la Fränzi :

— Les satanés chiens m’ont abîmé l’arbre, il gît à terre comme une vieille bûche et ne portera plus de pommes jusqu’en éternité… Mais ils me le paieront cher. Je les traiterai comme ils ont traité l’arbre, tu entends Fränzi ? et maintenant « adjes ! »

Quand la femme poussa la croisée et vit l’arbre tué, elle ne regretta pas la vision de beauté évanouie, mais le gain automnal détruit. Bien des semaines ées à tresser la paille ne rapporteraient pas autant que la vente des pommes « Kaiser Alexander », à la chair rose, qui attiraient les étrangers.

Elle ouvrit la porte et, rageuse, cria à la femme de Bonaventuri, occupée à attiser le feu :

— Mon homme le taillera en pièces, ton Bonaventuri… prends garde !

Et la cloison trembla, violemment repoussée.

Dans la chambre basse, les enfants alignés derrière la table récitaient le salut angélique…

— Prends garde, au nom du ciel, dit Regini, quand son mari prit sa vareuse de travail. Le gueux te guettera… reste à la maison !

Sandro haussa dédaigneusement les épaules :

— No, bisogna far’oggi canalisazione nella cantina di Fahrli, per Dio ! non ho paura, la polizia li meterà in prigione, Diavolo !

— Le Seigneur est avec toi ! disait Ageli égrenant la monotone cantilène du rosaire.

Puis ce fut un branle-bas de petits pieds nus, et la bande enfantine prit le chemin de l’école entre les haies d’épine noire fleurie.

— Va donc ! dit Regini avec son calme imible.

L’homme sortit.

Comme Bonaventuri tardait à rentrer le soir, sa femme s’inquiéta et fit prier aux petits la Litanie de Marie.

Le Hundlimattsepp montait la garde derrière le tas de fagots de sapin, guettant le retour de l’Italien. Il avait exalté son courage à l’auberge et cuvait son vin et sa fureur de justicier en monologuant : « Je suis un pauvre diable… je n’ai rien de rien… mais j’avais cet arbre… il me l’a pris… il me le paiera… c’est mon droit !… Ah !… je ne suis qu’un gueux… mes enfants sont mal venus, mais cet arbre portait de beaux fruits… il était d’un bon rapport… il me l’a détruit… je suis volé… il me le rendra… et paiera de sa personne… c’est mon droit… Hardi ! l’arme au poing… et qu’il vienne ! »

Bientôt la silhouette trapue du terrassier se détacha de l’ombre du chemin champêtre.

Avec un bond de chat sauvage, le Hundlimattsepp se dressa devant lui, et le saisissant à la gorge lui souffla haineusement à la face :

— Maintenant, c’est ton tour, chien d’Italien, mutilateur d’arbres !

La colère l’étranglait si fort que ses menaces sonnaient comme un râle.

L’éclair d’un coutelas luit dans sa main libre.

— Maladetto ! cria Bonaventuri en se dégageant violemment de la poigne d’acier de l’agresseur, et il chercha une arme cachée sous sa veste.

La Regini avait eu raison.

Ils se prirent corps à corps et une lutte ardente s’engagea. La respiration haletante des adversaires sifflait entre les dents serrées. Avec un son mat les corps entrelacés rebondirent, violemment jetés contre la porte de la hutte, qui gémit sous l’assaut. Ceux qui priaient à l’intérieur, ignorants de la scène brutale, s’effarouchèrent.

— Épargnez-nous, Seigneur ! psalmodiait Censeli, et les petites répétaient en chœur : « Priez pour nous ! »

Seule la Regini se dressa et la maigre Fränzi, penchée sur la rampe de l’escalier, s’écriait, pantelante :

— Jésus ! Maria ! il y aura un malheur !

La femme de Bonaventuri ouvrit la porte et les lutteurs roulèrent comme une masse sur le carrelage de la cuisine, et furent debout d’un bond, se guettant d’un œil fauve, comme deux bêtes à l’affût. Le souple Hundlimatter rôdait traîtreusement autour du Piémontais.

— Eh ! je saurai bien te mater… toi… soufflait-il usant de ruse.

Soudain, il fonça, tête baissée, sur le cœur de l’adversaire, et le jeta au milieu des ramures de l’arbre décapité, d’un élan si sauvage que les branches se rompirent sous ses reins ; puis il mit son genou sur le corps de son ennemi et le frappa de son arme en pleine poitrine, furieusement… trois fois…

Puis il s’enfuit par l’échelle. Sa femme et ses enfants crièrent d’épouvante quand il a près d’eux, hagard, sans les voir. Il alla s’accroupir dans l’angle le plus obscur du grenier, prostré dans une morne hébétude.

Quand le gendarme du village vint dans la nuit, il dut l’arracher de force à sa cache. Il flageolait sur ses jambes et ses dents claquaient comme dans la fièvre. Il balbutiait sans cesse :

— Je n’ai fait que me défendre… il m’aurait tué comme un chien, le maudit Piémontais !… je me suis fait justice… l’arbre est à moi…

On lui mit des menottes et on l’emmena.

— Joseb ! Joseb ! cria sa femme du fond de sa misère.

Il ne se retourna pas, buté dans sa honte et dans son obstination farouche.

Dans la chambre basse, le prêtre disait la Litanie des agonisants… « Que vous habitiez dans le séjour de la paix… Requiem æternam dona eis… »

II LE TRAIN DE NUIT 2w661l

À pas lourds, la casquette de service très bas sur les yeux, Domini Selm rentre. Sa pipe s’est éteinte. Le föhn souffle en tempête des hauteurs du Rofaja.

— Quel temps de loup ! grogne-t-il dans sa barbe hérissée de glaçons.

Il aime à penser tout haut, comme en secret entretien avec un invisible camarade. Le reflet rouge de la lanterne danse sur la voie ferrée.

Jour après jour, depuis des années, il parcourt le même trajet de l’Axenstrasse, avec l’habitude hébétée d’un bœuf de labour. Il connaît chaque borne, chaque configuration des rochers, chaque tronc des futaies, et s’acquitte de son service avec une scrupuleuse et machinale exactitude. Ce Nidwaldien, à l’esprit obtus et d’humeur laconique et misanthrope, n’était bon qu’à poster devant sa guérite, le drapeau en main, quand aient les trains du Gothard.

Ils constituaient pour lui les minutes vivantes de son existence. Mais il ne se souciait ni d’où ils venaient, ni de leur lieu de destination, ni de la cargaison humaine qu’ils emportaient dans une fougue aveugle. Sa ligne, de Sisikon à Brunnen, représentait son univers. Veiller à ce qu’elle fût libre, c’était le service ; là se résumait toute sa sagesse.

Il traverse le pont de fer. Le Milchbach s’élance du ravin avec un mugissement de menace. Les arches métalliques frémissent sous l’assaut des ondes tumultueuses.

Selm courbe la nuque et se raidit contre la violence du vent qui l’assaille comme un ennemi.

Par-delà le lac houleux, le choral de la tempête s’élève du Dôme du Diable. L’homme ne bronche pas, la voie est libre, le service terminé pour aujourd’hui, il a hâte de regagner son logis, après la longue course sous les fouets de l’ouragan.

Il est près de minuit.

Là-bas, une petite lumière vacillante au bord de la voie, c’est le repos près de la femme et des enfants.

Les petits dorment, mais Bethli attend son retour, et quand le dernier train a fui, un lourd sommeil sans rêves plane pour quelques heures sur la maisonnette du garde-voie.

Dans une ferme voisine un chien hurle.

C’est l’accalmie. Un sourd grondement descend de l’Axenberg, pareil au gémissement hurleur d’une meute de pierres affolées.

L’homme s’arrête net et dresse la tête, cherchant à reconnaître à travers les ténèbres la nature du péril qui s’élance, menaçant, du haut de la gorge escarpée. Il connaît ces signes précurseurs. Il y a quelques années, la ravine du torrent avait emporté la route…

Une réponse éclatante tonne dans la vallée et le sol ébranlé frémit.

Dans l’inquiétant silence qui suit, on ne perçoit que la rumeur des ondes grossies…

Domini Selm rebrousse chemin brusquement.

La lumière vacillante du foyer est oubliée. La voie est-elle encore libre ?

Près du pont, il hésite, ne reconnaissant plus la route familière. La contrée lui semble étrangère et dévastée. Ni les rails, ni la digue ne sont visibles. Un éboulis de bourbe et de roches se dresse comme un mur.

— Jésus Maria ! gémit l’homme, raidi par l’épouvante.

Une sensation inconnue l’étreint à la gorge ; comme un éclair cette pensée sillonne son cerveau ; le train de nuit est en route et la voie de Domini Selm est obstruée !

Comme une bête atteinte, il escalade le talus pour atteindre la route des piétons. Il n’y a pas d’autre moyen de redre la voie par-delà l’éboulement.

Sur l’Axenstrasse il respire plus librement. Le vent hostile qui avait entravé sa course le pousse en avant de sa poigne rude, la tempête même l’incite à la hâte, tout s’élance avec lui au-devant du train en péril. Il se laisse glisser le long du talus, s’accrochant aux taillis épineux, aux branches tombantes des saules, perdant pied sur le gravois croulant, et atteint la voie.

Il court à grandes enjambées, avec une telle violence que la respiration halète entre ses lèvres closes.

En courant, il fouille la poche de sa vareuse : les explosifs sont là. Une rage froide le saisit à la pensée de l’aveugle désastre qui se précipite à toute vapeur à travers la nuit.

Il ne lui reste qu’à courir aussi loin que possible au-devant du train, en semant des pétards sur les rails, afin que le mécanicien, averti par les détonations, puisse ralentir la mortelle rapidité de sa locomotive.

Il pénètre dans le tunnel de l’Œlberg. Le föhn l’abandonne, mais un air sépulcral souffle sur son visage en feu. L’eau suinte des parois, et son ombre court comme un fantôme sous la voûte basse.

Il allume le fanal rouge, qui jette des reflets de sang sur le réseau des rails.

Il court, une flamme au visage, frissonnant intérieurement sous le poids de l’écrasante responsabilité. Une seconde il doit s’appuyer à la muraille, sa poitrine menaçant d’éclater.

La route s’allonge misérablement. Le martèlement de ses tempes est si rude qu’il s’affole ; est-ce le train de minuit qui brûle toutes les stations et ne s’arrête qu’à Erstfeld ? Ce soir il faut l’obliger à faire halte avant Sisikon, aussi vrai qu’il s’appelle Domini Selm, sinon !

Un frisson glacial parcourt les membres. Si le train déraille, les wagons projetés en avant s’engouffreront dans le lac, d’un irrésistible élan, et les vagues se refermeront muettes sur l’immense tombeau.

Le tunnel lui paraît démesurément long et peuplé de spectres. Il a hâte d’atteindre la sortie où le vent l’accueillera de son haleine vivante, le vent qui souffle et qui rudoie comme les hommes.

L’air frais court sur son front. Quelques étoiles tremblent dans le ciel dévoilé.

Il se courbe pour placer les explosifs. Ses genoux vacillent. Épuisé, il s’appuie à une borne, le corps en avant, aux aguets…

Rien que les coups sourds dans sa poitrine et le mugissement de fleuve dans ses oreilles !…

Il tire sa montre, une buée voile le cadran, il l’essuie du revers de sa manche et élève sa lanterne qui cliquète entre ses mains… Minuit moins un quart !… Un roulement lointain, répercuté par les parois du Seelisberg, frémit dans le silence. Un bruit bien connu, mais éclatant ce soir comme l’annonciation mortelle d’un inévitable destin.

Cela lui insuffle des forces nouvelles.

— Il vient ! il vient ! et dans une hâte effrénée il s’engage de nouveau dans le tunnel, chassé en avant par cette réflexion :

— Si les explosifs ratent, si les signaux ent inaperçus, je serai là pour brandir ma lanterne.

Les fantômes le poursuivent, le harcèlent, le pavé brûle sous ses pieds, il court, fouetté par d’invisibles lanières brandies dans les ténèbres. Pour rien au monde il ne regarderait derrière lui, affolé à l’idée que deux formidables yeux de flamme le fixeraient diaboliquement. Jésus ! Maria !

Il halète comme une bête traquée, avec de rauques plaintes.

Comme il atteint la sortie, un sifflement strident déchire l’espace : le train de nuit s’engouffre dans le tunnel de l’Œlberg ; encore quelques minutes et, s’élançant hors de la prison souterraine, il se précipitera avec une trépidation d’allégresse au-devant de sa perte.

Un silence soudain règne. On dirait que la montagne vient d’écraser sous le poids de ses rochers le monstre impétueux qui viole brutalement sa paix sacrée.

Domini fixe d’un œil hagard ce trou d’ombre. Le scintillement d’innombrables cierges mortuaires éblouit ses yeux, et il éprouve une sensation de vertige comme si le sol qui le porte n’était qu’une barque ballottée au gré du föhn.

Dans un état presque visionnaire, il « voit » le train qu’il suivait chaque jour d’un regard hébété, il le « voit » en esprit comme si les parois des wagons étaient de cristal transparent, et que tous les voyageurs y étaient assis dans une rayonnante clarté.

La plupart sont étendus, les membres las, secoués par l’incessante trépidation, les traits apathiques. Quelques femmes voilent leur visage de leur main, comme effrayées par la lumière ou l’inconnu. D’autres regardent dans la nuit, le front aux vitres, et des visions et des espérances se lèvent dans les ténèbres fantastiques, comme les lumières rapides des hameaux perdus…

Dans le wagon restaurant, ils ent la nuit à boire, le visage excité, les lèvres humides et rieuses, ou les yeux noyés de souci.

Sur les dures banquettes des troisièmes, des êtres sont parqués comme du bétail, la tête de l’un renversée sur la tête du camarade étranger, tous abrutis de fatigue.

Des ouvriers, des émigrants, avec leur avoir noué dans un vieux mouchoir. Entre eux, des enfants gémissent et ne peuvent dormir sous les rudes secousses de l’inflexible berceuse.

Et tous, ceux qui dorment et ceux qui rêvent, les riches et les prolétaires que le colosse emporte vers une destinée incertaine, ils tiennent à la vie avec une avidité ardente ; ils se cramponnent à la triste existence avec toutes les fibres de leur être, et ne sont pas prêts pour la mort qui les guette comme un larron dans la nuit. S’ils pressentaient sa venue, ils clameraient vers le secours, si haut que leurs cris de détresse et leurs lamentations empliraient la vallée d’épouvante, depuis le Buggisgrat jusqu’au Rotstock…

Domini voit tout cela sans se rendre compte pourquoi il évoque toutes ces choses comme des accusateurs à l’heure de l’angoisse. Son corps est paralysé par l’effroi, mais dans son cerveau de simple, la brume se dissipe, frappée par l’éblouissant éclair du danger. Il tressaille ; un soubresaut l’agite, comme si une main le poussait en avant.

Le grondement souterrain se réveille, grossit, s’approche triomphant, roulant comme une charge d’artillerie le long des roches sonores et, haletant, avec un sifflement de délivrance, l’express sort du tunnel dans une gloire flamboyante.

Un second coup de sifflet aigu monte comme un appel anxieux… on dirait que le train hésite devant un obstacle imprévu et les deux yeux jaunes interrogent ardemment Domini Selm : la voie est-elle libre ?

Le garde court au-devant du train en agitant sa lanterne… Au nom du ciel ! il roule encore à toute vapeur ! Il veut crier, fulminer, sa gorge épuisée s’y refuse, inerte d’horreur.

Et les grands yeux fulgurants de la locomotive se rapprochent.

L’homme harassé voit que le train e devant lui avec une vitesse telle que la pression de l’air fait courir dans ses cheveux un froid de mort.

Une odeur de vapeurs brûlantes, un fracas de roues gémissantes, une pluie d’étincelles dans un nuage de fumée… Le train fuit.

Selm virevolte et court le long des wagons, rivalisant avec eux dans un effort forcené, une flamme au visage, les veines gonflées, l’esprit si tendu qu’il ne voit pas que le colosse, refoulant sa vapeur, interroge la nuit et ralentit sa marche.

Domini court toujours, faisant tournoyer sa lanterne autour de sa tête. Il atteint la locomotive :

— Halte ! halte ! crie-t-il dans un râle et, d’un geste affolé, il jette sa lanterne qui sillonne la nuit d’un éclair…

Ses bras battent l’air, cherchent un appui, puis il s’abat lourdement, sans résistance, l’œil vitreux fixé sur le train fugitif…

Une secousse ébranle la chaîne des wagons, la vapeur s’échappe sifflante des flancs de la machine, le frein enraie l’élan, et, à vingt mètres de l’éboulement, au seuil de l’abîme, le train de nuit stoppa…

Les hommes d’équipe et le chef de train s’élancent sur la voie. Des appels agités s’entrecroisent. Les lanternes luisent dans les ténèbres. La situation est rapidement reconnue.

Des frissons d’épouvante ent sur les nuques baissées.

Des messagers sont envoyés à la prochaine station.

Dans le cadre de lumière des fenêtres qui s’ouvrent, des faces inquiètes se dessinent.

Sur le balcon des premières, de maussades voyageurs paraissent. Ils interrogent avec arrogance :

— Hé ! conducteur, que signifie cet arrêt ? encore un retard !

Un employé vient annoncer qu’on a trouvé le garde-voie Selm mort sur le talus !

— Ah !… so ! mais que nous importe cet homme ! nous allons manquer la correspondance avec l’express de Gênes… quel fâcheux contre-temps !…

III LA FEMME DE LORE MIGI 6g4w1x

Mme Scott suivait le sentier montagnard qui conduit à l’Oberdorf. Une sensation de joie inconnue l’animait : sa décision était prise.

L’été tendait ses fils de vierge aux ronces des haies, mais l’haleine automnale montait déjà des champs fauchés où l’on brûlait les chaumes, et les branches des noyers s’inclinaient, lourdes de fruits. Une lumière de rêve baignait le paysage.

L’étrangère aux traits empreints de bonté sereine sous les bandeaux de cheveux grisonnants, portait l’habit des veuves.

À mi-côte, elle s’arrêta pour contempler le lac. Il rayonnait dans la splendeur du couchant.

Songeuse, elle enveloppa d’un lent regard tout le paysage à ses pieds, le village de Beggenried nimbé de soleil se blottissait au creux de la montagne comme une brebis brune dans le sein du pâtre.

Depuis qu’elle était en séjour dans cette contrée, elle avait quotidiennement éprouvé ce que ce paysage ineffable et grave, plein de ferveur et de paix, dégageait de force secourable et protectrice : comme une mystérieuse maternité.

L’eau bleue « berçait » le glissement des lourds voiliers ; l’autour regagnait à tire d’aile son « nid » dans les sapinières du Nierderholz. Le gloussement béat des « couveuses » montait des fermes avoisinantes, le Lieli jaillissait des roches et « fécondait » les terres, et partout les troupeaux broutaient, placides, dans un tintement de clochettes… Un souffle de tendresse infinie planait sur ce sol, un souffle qui réveilla dans le cœur de la femme solitaire la nostalgie de l’enfant. Elle n’avait jamais connu le bonheur de la maternité, et s’angoissait à la pensée de rentrer dans la grande ville, où nul ne l’attendait au foyer où elle vivait seule avec sa stérile richesse.

Et l’idée lui vint comme une flèche de lumière d’emmener avec elle l’un de ces enfants, qui la saluaient si gentiment sur la route, et qui poussaient, nu-pieds, une « youlée » aux lèvres comme l’herbe sauvage au creux des rochers, et de l’adopter.

Son âme se rafraîchirait au de la fruste et naïve ingénuité de l’enfant, et quelle perspective attrayante que celle d’ouvrir cette intelligence intacte à toutes les clartés…

Elle s’adressa au curé du village.

Il lui dit que la commune ne manquait pas d’enfants, et que les plus pauvres habitants en étaient le plus richement dotés. Il y avait des familles de douze têtes qui s’efforçaient de nouer honnêtement les deux bouts, avec l’aide de Dieu, et le maigre salaire d’un journalier.

C’est là qu’elle devait s’adresser.

Et Mme Scott se rendait auprès de la femme de Lore Migi qu’on lui avait citée parmi les plus indigentes.

Sur le pont du Lieli, une fillette, qui portait une miche de pain entre ses bras, la devança à petits pas menus.

— Bonjour, petite !

— Bonjour !

L’enfant leva timidement des yeux voilés d’un charme séraphique.

— Qui es-tu ?

— La Fränzili de Lore Migi…

— Ah ! Que fait ton père ?

— Il travaille.

— Et ta mère ?

— Elle est à la maison.

— As-tu des frères ?

— Oui, cinq frères, quatre sœurs et encore un tout petit.

— Veux-tu me conduire chez vous ?

La pelite la devança, le visage sérieux et ne se départit plus de son silence ; ses traits avaient pris une expression lointaine de piété concentrée.

— Fränzili, voudrais-tu venir avec moi dans une belle ville ?

— Nähä ! Elle secoua la tête si énergiquement que sa tresse, nouée d’un cordon rouge, trembla sur sa nuque.

À l’Oberdorf les chaumières se pressaient l’une contre l’autre comme les bêtes d’un troupeau frissonnant.

La misère s’était hissée à califourchon sur les poutres vermoulues des auvents. Les vitres étaient sans rideaux, l’indigence regardait paisiblement par les croisillons brisés et la mousse et les pariétaires rampaient par toutes les crevasses.

Un escalier de bois aux marches délabrées conduisait dans une pièce noircie par la suie. Une faible clarté tombait d’en haut par la cheminée ouverte et le vent de la vallée refoulait des nuages de fumée.

Une femme, son nourrisson entre les bras, attisait le feu, penchée sur l’âtre de pierre.

Elle se redressa, avec une salutation amicale quand elle vit entrer Fränzili avec une « étrangère » et la conduisit dans la chambre. Il y avait un poêle vert, des escabeaux, une table de bois brut luisante de propreté, et beaucoup d’enfants. Rien d’autre.

Un « cœur de Jésus » naïvement enluminé et une Vierge aux sept glaives, étaient suspendus à la paroi. Au-dessous, l’inscription latine : Gloria in excelsis Deo !

Par la fenêtre ouverte un pré ondulait et la montagne proche y projetait sa grande ombre veloutée…

Les enfants, les yeux fixés sur l’étrangère, semblaient attendre l’éclosion d’un miracle…

Mme Scott hésitait. Ils se pressaient tous autour de la mère comme des poussins autour de la poule. Sa sollicitation lui parut difficile à exposer en face de cette étroite intimité.

— Quelle jolie bande ! fit-elle doucement. Le curé m’envoie… Je voudrais vous demander si vous consentiriez à me donner l’un de vos enfants pour m’accompagner à Berlin.

— Oui… mais… Les enfants sont encore trop jeunes pour entrer en service.

— Non, ce n’est pas cela, je voudrais en adopter un…

— Ah ! bien… faut voir ! car ils coûtent gros, tous ensemble et pas un n’est encore en état de gagner.

— Il va sans dire que je vous céderai une somme à titre d’indemnité. Je ne regarde pas à quelques milliers de francs… qui vous seraient d’un grand secours.

Un étonnement effaré a sur les traits fatigués de la mère et ses yeux s’allumèrent de convoitise.

— Jésus ! Marie ! certes, ce serait là une aubaine pour nous autres, nous pourrions acheter un lopin de terre, et bâtir une grange pour le bétail. Ça ferait l’affaire de mon homme !

— Et l’enfant serait bien gardé près de moi… il ne manquerait de rien…

— Je serais bien aise pour le gosse… il serait mieux près de « Madame ». Ils n’ont plus même d’habits, et je ne les nourris que de café, nous n’avons pas de viande toute l’année.

Tandis qu’elle parlait, Mme Scott examinait les enfants.

Ils étaient tous taillés dans le même bois et d’après le même modèle : les membres frêles, le visage mince et long, le front étroit. Les yeux avaient la nuance gris bleu des fleurs de lin et les cheveux étaient blonds comme le chanvre mûr. Ils se tenaient là comme des gerbes inégales sur un champ de moisson. Et elle ne savait plus laquelle elle aimerait emporter entre ses bras.

Son regard s’arrêta sur l’aîné. Son sourire avait une fraîcheur de source ; il lui plut.

— Ça… c’est notre garçon… Joseb… dit la mère avec un secret orgueil.

Elle ordonna les plis de sa chemise déchirée et s’excusa :

— Il n’a plus de camisole et voudrait déjà une blouse de pâtre comme les grands.

— Me donneriez-vous Joseb… je veillerai à tout ?

La mère resta interdite.

— Mais… c’est que… pourquoi justement celui-là. Il est l’aîné et peut déjà gagner. Il est enfant de chœur, M. le curé ne le céderait pas volontiers, et il est déjà engagé comme valet chez Bergmelch pour la Saint-Martin.

— Ah !… que veux-tu donc devenir, Joseb ?

— Paysan ! fit-il avec une joyeuse assurance.

— Non… cela n’irait guère à Berlin… Eh ! bien, un autre enfant… Fränzili m’a déjà déclaré qu’elle ne voulait pas partir. Ou as-tu changé d’avis, Fränzili ? interrogea-t-elle, câline.

— Nähä ! répéta la fillette en baissant les yeux.

Et sa tresse nouée d’un cordon rouge, trembla sur sa nuque.

La mère sourit.

— C’est une petite dévote… Les cloches n’ont pas sonné matines qu’elle court vers l’église, le rosaire en mains. Le curé croit qu’elle deviendra « religieuse ».

Elle regarda autour d’elle.

— Ils se suivent de près comme des marches d’escalier, mais on ne pourrait pas séparer ces deux-là.

— Pourquoi ? fit Mme Scott, qui prenait plaisir aux deux petits bonshommes.

— Ce sont des « bessons » ! Ils se cramponnent l’un à l’autre comme des herbes de glouteron… Si l’on enlevait l’un, l’autre périrait. Quand je fouette Tenili, c’est Meiradi qui pleure.

— Non, il ne faut pas séparer des jumeaux… Mais la fillette aux yeux clairs qui rit sous cape là-bas.

— Ah ! la Pailineli ! une vraie malice et babillarde comme l’eau du Lieli. C’est la favorite du père. Elle lui porte soir et matin la soupe à la carrière de Rütenen et sait courir comme une petite roue et prier comme un Tell. Vrai, elle nous est utile, celle-là.

Alors l’étrangère s’adressa au petit gars qui, les mains dans les poches, tournait vers elle le sourire de ses dents éclatantes.

— Et toi, petit homme, tu m’as l’air bien entreprenant. Voudrais-tu t’en aller loin… loin ?

— Oh ! oui ! s’écria-t-il, et ses yeux brillèrent d’impatience.

— Ah ! notre Jakili, dit la femme, il se sauve à tout bout de champ… un vrai petit moineau !

— Eh ! bien, Jakili, irons-nous ensemble en bateau et en train ?

— Celui qui fait em-tschi-tschi ? interrogea-t-il… Oh ! oui !

— Où irons-nous, mon petit garçon !

— Sur l’Alpe !

— Oh !… qu’y ferions-nous !

— Eh !… garder les troupeaux.

— Non… c’est impossible… Allons ! Jakili puis-je t’envoyer quelque chose de Berlin quand le petit Jésus viendra ?

L’enfant se tut.

— Dis-le hardiment à la dame… encouragea la mère.

Alors, il la regarda, radieux de timide espérance :

— Des vaches !

La mère dit :

— Il sait déjà youler et faire voltiger le drapeau comme les pâtres, et cueillir des fraises pour les étrangers…

Mme Scott vit qu’une enfant se cachait peureusement derrière l’habit de sa mère et ne la regardait qu’à la dérobée.

— Viens donc… petit chiffon ! gronda la femme ; sans cela je le dirai au Vieux de la Montagne. C’est une poltronne, elle a peur du « Tokili » et du « Bélima » et pleure quand la pluie crépite sur les bardeaux du toit.

Quand l’étrangère se pencha vers la fillette de trois ans, les traits de celle-ci se convulsèrent et elle se mit à pleurer la bouche ouverte et les yeux clos. La chambre s’emplit de ses cris.

— Tais-toi… petite braillarde, sans cela les sauvages t’emporteront. Les visages nouveaux l’épouvantent… il n’y a rien à faire…

Elle ne cessa de pleurer que lorsque Joseb l’emporta.

Une frêle créature était couchée dans une vieille manne d’osier et les regardait avec des yeux emplis d’une angoisse énigmatique.

— Je ne sais ce qui manque à Paili… Le docteur dit qu’il y era. Il mange comme un oiseau… et c’était un si gros garçon… On dirait qu’un vent a soufflé sur lui.

L’étrangère se détourna, attristée.

Il ne restait plus que le nourrisson dans les bras de la mère.

Elle rit franchement :

— Le petiot… vrai ! il est, je crois, trop petit !

— Oui… certes, je ne saurais que faire d’une si fragile chose.

— Jésus ! Marie ! je n’en ai plus d’autre… voilà ! Si j’en avais onze, je vous donnerai bien le onzième… À la grâce de Dieu, on ne peut pas forcer ces choses.

Par la fenêtre ouverte on entendait tinter les cloches du soir à la chapelle du Riedli.

Fränzili aligna les enfants le long de la cloison, fit un signe de croix et psalmodia d’une voix monotone et grave :

Je te salue… Marie… pleine de grâces…

Mme Scott sortit de la chambre.

Était-elle vraiment aussi vide et aussi misérable qu’il lui avait paru en entrant ? La fumée assombrissait-elle encore la cuisine ? La flamme de l’âtre luisait dans la pénombre et ce qui chevauchait les poutres vermoulues, était-ce la vieille misère ou le jeune contentement qui se e de richesse ?

Elle enveloppa du regard l’humble demeure et la parole de la prière enfantine lui revint à l’esprit : « Je te salue… pleine de grâces »…

Quand la femme de Lore Migi l’accompagna poliment jusqu’au seuil, comme si elle avait quelque chose à se faire pardonner, l’étrangère, vit que la mère portait une espérance vivante sous son cœur.

— Adieu, madame… revenez une autre fois, et… sans rancune !

IV HOLI ! HO ! DIA HOU ! z5ts

Épisode de l’invasion des Français en Nidwalden, en 1798.

— Holi ho ! Dia hou !

Seppli youlait à gorge déployée, tout en se taillant un flageolet de ciguë.

Puis il explora la vallée du regard.

Ce qu’il vit n’incitait guère à youler, et son cœur ne chantait pas, mais il youlait quand même. Cela réjouissait ses vaches, et puis, le chef de la petite troupe de paysans désespérés qui venait de er l’Arvigrat pour chercher du renfort à Buochs, lui avait crié : – « Hé ! Duia ! youle aussi longtemps qu’aucun danger ne nous menace… »

Du danger ! ce mot était vide de sens pour le gars.

Il regarda vers le Stanserbon. La montagne ne s’écroulait pas…, nul orage n’assombrissait l’occident… le taureau noir n’avait pas escaladé les rochers… Eh ! bien alors… Dia ! hou ! ia ! hou !

Les bêtes soulevèrent la tête et leurs clochettes carillonnèrent, puis elles reniflèrent le pâturage semé des colchiques de septembre, et leurs naseaux fumèrent.

Seppli se jucha à califourchon sur une roche, balança ses jambes nues dans l’espace, et d’un air de stupidité béate et profonde, ses yeux clignotants fixèrent le soleil couchant.

— C’est beau ! fit-il, et M. le curé prétend que c’est le bon Dieu qui jette cette boule rouge dans le ciel… C’est à jouer aux quilles avec…

Et que le monde semblait grand !… Le monde de Seppli commençait à Stans et finissait aux montagnes d’Engelberg. C’était son horizon, et la terre s’arrêtait là.

À la maison, on le traitait d’idiot et de naïf, parce qu’il était sobre de paroles. Ben ! quoi ! il n’était pas bavard, mais sur l’Alpe, on n’avait pas besoin de ça.

Quand il avait le cœur en liesse, il youlait, et si quelque chose le taquinait, il sifflait un petit air jaune qui faisait mugir ses bœufs.

Mais il avait un œil largement ouvert sur la féconde splendeur de son pays. Rien qu’un ! l’autre avait été emporté par le coup de feu d’un petit camarade, qui maniait son arme si maladroitement que toute la charge vida l’œil du pauvre Seppli. Il resta très vivant en dépit de son œil mort, et ne s’affligea pas. Il pourrait devenir un bon tireur quand même, et n’aurait pas besoin de faire la grimace comme les autres qui fermaient toujours un œil pour viser.

Ah ! s’il avait seulement un fusil !

Il épaula sa houssine et visa la cible d’or du soleil, puis un arbre.

Certes, il toucherait cet arbre en plein cœur, si au lieu de sa robe d’écorce, il portait le pantalon blanc comme les hommes qui avaient mis hier à feu et à sang la ferme de son père, au Kniri, si bien qu’il avait dû chasser le bétail affolé et fuir vers les pâturages.

Et tous avaient crié : Furio ! Furio ! Des femmes et des enfants dormaient dans les fossés, en des poses tragiques et figées, tous ceux qu’il croisait avaient l’air triste et partout le sang coulait comme si l’on avait assassiné le soleil.

Seppli ne s’était senti à l’aise que lorsqu’il atteignit l’alpage du Dürrenboden, dont la grande paix l’enveloppa.

Il réfléchit.

Depuis que les pantalons blancs pullulaient dans le pays, tous les paysans portaient l’arme aux mains et le désespoir empreint sur le visage… Derrière toutes les haies, ils s’embusquaient guetteurs : Husch ! husch !… et de tous les taillis retentissait un : Pif ! paf !… et personne ne youlait plus.

Rien que Seppli : Dia hou ! ia hou !… parce qu’il ne savait rien de la guerre, de cette guerre que Dieu n’avait pas créée et que les diables blancs venaient d’importer dans leur pays.

Pourquoi venaient-ils ? N’avaient-ils pas de patrie par-delà les montagnes, des prés à faucher, des troupeaux à paître… et un Dieu ? Le curé avait dit au prêche qu’ils venaient leur voler leur Dieu. Voler Dieu ! Seppli ricana dans son poing fermé… En v’là une de besogne ! Car Dieu n’était pas seulement dans l’église. Seppli l’avait souvent rencontré sur le pâturage, dans une houppelande de brume, sous un voile de neige et dans la gloire du soleil… alors il était tombé à genoux dans l’herbe, en mouillant ses doigts dans la rosée pour faire le signe de croix.

— Holi ho ! ia hou !

Il interrogea la vallée. La troupe paysanne avait disparu… Soudain il interrompit net sa youlée et resta interloqué, les poings au fond des poches.

Une petite colonne de Français venait de déboucher sur le pacage et s’avançait prudemment, les yeux aux aguets.

C’était une avant-garde du général Schauenbourg, envoyée en reconnaissance.

« Les blancs ! » songea Seppli, et un soupçon lui sillonna le cœur.

Le danger !… c’était cela !

Alors il leur tourna le dos, et s’occupa de ses vaches.

Qu’avaient-ils à « pantalonner » par ici !

— Hé ! petit, youle encore, nous aimons ça, lui cria-t-on.

Le gars fit la sourde oreille.

À la seconde invite, très nettement formulée, il se retourna, mutin, et déclara :

— Je veux plus.

— Ma foi, tant pis ! As-tu vu er quelqu’un ?

— Hein ?

Le gros major bedonnant, qui suant et soufflant, suivait avec peine sa compagnie, et se vantait de connaître l’allemand de ces paysans, l’interpella d’une voix de tonnerre.

— Bub ! as-tu vu er quelqu’un ?

— Oh ! oui.

— Quoi ?

— Toute une troupe.

— Combien d’hommes ?

— Vingt bœufs et quatre chèvres.

— Imbécile ! Puis il fit un geste vers la vallée où l’Aa bouillonnait et demanda :

— Par ici, personne n’est-il descendu ?

— À droite, je ne vois rien, fit Seppli innocemment, en montrant au major son œil mort.

— Ha ! ha ! ha ! charmant ! il se tenait le ventre et riait aux éclats. Et tous ses soldats de rire avec lui : Ha ! ha ! ha ! ô la ! la !

— C’est un idiot, nous n’en tirerons rien… quelle race !

— Comment s’appelle-t-il ?

— Kniriseppli, dit-il avec douceur.

— Eh ! bien Seppli… connais-tu le chemin de Buochs ?

— Oh ! oui ! dit le gars, en redressant sa petite taille d’un air d’importance. Je connais tout par-ci et par-là…

Et son geste embrassait le monde.

— Ah ! tant mieux. C’est par là qu’on descend ?

Seppli regarda la vallée. Les paysans s’étaient dirigés là-bas… les Blancs ne devaient pas y aller. N’étaient-ils pas « le danger », la menace !

Là-bas où le lac commençait à bleuir, c’était Buochs.

— Nä ! hä ! dit le petit énergiquement, et désignant la direction opposée : C’est par là qu’on monte…

Tous levèrent les yeux, déçus, vers le défilé montagnard qui se perdait dans les nues… Encore grimper ! Dans ce maudit pays, on ne savait jamais à quoi s’en tenir.

Seppli les regarda avec candeur et assura que cela montait tout doucement, ses vaches y aient bien…

— Alors, marche ! en avant… tu seras le guide des Français… Mais malheur à toi gamin, si tu te trompes, nous te ferons er l’arme à gauche.

Seppli ne comprit pas le sens des paroles, mais le ton ne prédisait rien de bon. Ainsi parlait « l’ätti » (le père) à la maison, quand les coups allaient pleuvoir.

Mais Seppli était un vaillant garçon. Il lui semblait qu’une voix intérieure lui ordonnait d’égarer les pantalons blancs loin de leur but, et qu’une main d’ombre le guidait vers les hauteurs solitaires, bien loin des hommes.

Il rassembla son troupeau avec de gutturaux appels : « Sa ! Sa ! hü ! ot… lo ! bé ! » et le poussa devant lui.

Soudain, une joie si puissante l’envahit à la pensée que les paysans atteindraient Buochs sans encombre et y trouveraient des renforts, qu’il se mit à entonner de tout son cœur le vieux chant du pays, dans la lumière agonisante du soir automnal :

Der Ustig wot cho !

Der Schnee vergaiht scho…

Et les cloches brimballées par le troupeau carillonnèrent si allègrement que quelques joyeux soldats chantèrent le refrain :

« Holi ho ! holi ho ! »

Et tout en youlant, Sepp, le petit vacher de Nidwalden, menait perdre une colonne française…

Clopin-clopant, le major poussif s’essoufflait à l’arrière-garde. La sueur coulait sur ses joues.

Le canon fut hissé de hue et de dia, sur la pente gazonnée, où il s’embourba si piteusement dans un terrain marécageux que tous les efforts réunis ne suffirent pas à le tirer de l’ornière.

Seppli les aida bravement, mais dans son for intérieur, son cœur faisait des cabrioles… Ce monstre noir, à la gueule enflammée, était une œuvre de Satan.

Elle resta embourbée.

Les canonniers soulagés ascensionnèrent avec entrain.

À toutes les demandes : – Si c’était encore loin ? Seppli répondait laconiquement : Nä ! hä ! en secouant la tête.

La vallée s’abaissait, le crépuscule envahissait la terre, seules les cimes de neiges rayonnaient encore d’une splendeur d’annonciation.

Seppli marchait, infatigable, poussé par une force supérieure, il ne savait ni où, ni pourquoi : il allait simplement, parce qu’il devait marcher, et se sentait aussi heureux que si on l’avait institué soudain berger d’un autre, d’un meilleur troupeau.

L’ombre envahit la vallée…

Heure après heure s’écoula dans une rude montée.

L’horizon s’ouvrait, dispensateur de merveilles… des bataillons de cimes suisses cernaient la petite armée de , opposant à ses armes des boucliers de glaciers.

Alors Seppli prit pitié de son armée exténuée, et s’arrêta sur un plateau, dressé comme une citadelle.

— Là ! dit-il, on ne va pas plus loin, et il se campa d’un air d’importance.

Il n’y avait alentour que de l’herbe drue et d’arides parois de roches.

Une longue exclamation de surprise s’échappa des lèvres du major ahuri :

— Qu… oi ? où est le village ? Buochs !

Le petit fit tranquillement le geste vers le sud :

— Là-bas… loin… loin.

— Ventre saint gris ! fit le major, en éclatant de rage, pourquoi nous as-tu conduits ici, maudit garnement ?

Seppli haussa les épaules, cligna de l’œil gauche, d’un air imbécile et rusé, et dit :

— Nu so, pour rien du tout !

Un soufflet retentissant le récompensa de sa boutade.

Avec cet animal-là on ne raisonnait pas.

Aussi pourquoi s’étaient-ils confiés à un idiot ? Ils étaient dupés, pitoyablement dupés.

Que faire ? bivouaquer ici pour la nuit était impossible, ils n’avaient pas de vivres et devaient être ce soir à Buochs pour se ravitailler.

Ils saisirent le pâtre par les oreilles :

— Écoute, connais-tu le plus court chemin pour gagner la vallée ?

— Jo, bien sûr !

— Tu vas nous le montrer, et subito !

— Non !

— Que dis-tu ?

— Je dis non !

Il se campa fièrement, les jambes écarquillées, et regarda le major d’un œil provocant, l’air de dire : Je suis chez moi, qu’il y vienne, je voudrais bien voir.

Le gros major eut un recul d’étonnement devant l’éclair d’intelligence sillonnant l’unique prunelle de l’enfant.

Quoi ! ce petit drôle s’avisait d’avoir une volonté !

Il saurait bien le mater.

— Tu vas marcher devant, dare dare, ou nous te fusillons comme une bête rétive… chien de paysan !

— Mira ! fit Seppli dédaigneusement. Tirez !

Alors ces soldats le tentèrent par des promesses quand les menaces échouèrent.

— Nous te donnerons des « batzeli »[6], beaucoup de batzeli… pour acheter de belles choses.

Une ride profonde se creusa sur le front de Seppli…, mais il secoua rageusement la tête. Maintenant, il savait que pour rien au monde, il ne conduirait les pantalons blancs dans la vallée, où ils brûleraient les fermes comme ils l’avaient fait à son père…, il ne le ferait pas pour un pantalon neuf… ni pour un pain d’épice, ni même pour un de ces traîneaux, un « fuonx » qu’il désirait de toutes ses forces pour se luger.

Accepter un cadeau de ces gens-là… Fi donc !

Sans lui, ils n’atteindraient pas Buochs avant le matin, ils erreraient en tous sens dans cette solitude isolée, s’égarant comme un troupeau sans pâtre…

Il regarda vers ses bêtes… elles étaient accroupies dans l’herbe… il désira s’étendre sur la toison de ses brebis, comme chaque soir… et dormir.

Mais les soldats l’entraînèrent de vive force, menaçant de le mener tambour battant.

Il se jeta par terre, se laissa traîner comme une botte de foin, et battit l’air, des pieds et des mains, comme un possédé.

On fustigea le récalcitrant… il rendit les coups avec ses petits poings furieux.

Le major mit fin à la mêlée :

— Satané gamin, marche ou… crève !

— Je ne marcherai pas !

Un commandement bref retentit :

— Assez, attachez-le et qu’on en finisse ! Le drôle nous a déjà coûté assez de temps.

— Pas de ça… je me tiendrai tranquille tout seul…, dit Seppli quand on voulut l’attacher.

Il s’appuya contre un rocher et crispa ses mains dans ses poches, convulsivement.

À travers la chemise entrouverte, la poitrine de l’enfant s’offrait.

« Qui traira mes vaches demain… songea-t-il, inquiet… Bah ! le Kniriwisi montera bien pour voir !… Adé, mes vaches ! »

— Allons petit… ça y est ?

Nul ne vit la lueur de triomphe dans l’œil du petit patriote.

— Ho liho ! dia hou ! dia hou ! s’écria-t-il, d’une voix enrouée.

La vie était pourtant belle !

— Dia hou ! dia…

Une courte salve retentit… ébranlant tous les échos de la ronde. Un sourd grondement courut le long des montagnes… les géants enchaînés protestaient… puis le silence se fit, religieux…

… Et honteuse, la colonne s’éloigna furtivement, et erra toute la nuit à l’aventure, dans ce pays complice des pâtres rebelles…

… Un vieux soudard essaya de youler en route… mais se tut soudain.

La troupe interdite, entendit descendre jusqu’à elle, des sommets, un surnaturel : Dia hou !… comme si Seppli youlait encore sur les Alpes d’un autre monde… Dia hou… ia hou !

 


Ce livre numérique sd3t

a été édité par la

bibliothèque numérique romande

 

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en mai 2025.

 

– Élaboration :

Ont participé à l’élaboration de ce livre numérique : Isa, Yves, Maria Laura, Françoise.

– Sources :

Ce livre numérique est réalisé principalement d’après : Kaiser, I. (1907). L’éclair dans la voile : Payot. D’autres éditions ont pu être consultées en vue de l’établissement du présent texte. L’illustration de première page reprend le détail de Hodler, F. (1904). Le Lac de Thoune depuis Lessigen (musée des Beaux-Arts de Berne).

– Dispositions :

Ce livre numérique – basé sur un texte libre de droit – est à votre disposition. Vous pouvez l’utiliser librement, sans le modifier, mais vous ne pouvez en utiliser la partie d’édition spécifique (notes de la BNR, présentation éditeur, photos et maquettes, etc.) à des fins commerciales et professionnelles sans l’autorisation de la Bibliothèque numérique romande. Merci d’en indiquer la source en cas de reproduction. Tout lien vers notre site est bienvenu…

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[1] Et la voix semblait celle du soldat qui tomba

Dans la bataille, au fond du Val

Et qui est heureux désormais…

[2] Qu’était cela ?

[3] Nos soldats morts, en vérité, petite Miss…

[4] Ô Kitty, toi ! heureux Noël !

[5] C’est mon amoureux, tu sais, il part pour le Transvaal…

[6] Des sous.


 [Isa1]Dans tout le début du texte elle est nommée Mary, j’ai donc harmonisé la fin de même !