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François Poncetton
LES FANTÔMES D’ARDENTES
1936
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Table des matières
CHAPITRE II PREMIÈRES DÉCOUVERTES
CHAPITRE III AU « LAPIN TRICOLORE »
CHAPITRE VII PREMIER RAPPORT DE VANDOISE
CHAPITRE VIII PREMIER RAPPORT DE BAL-BALICAN
CHAPITRE IX JOURNAL ÉCRIT LE 2 SEPTEMBRE
CHAPITRE X SECOND RAPPORT DE BAL-BALICAN
CHAPITRE XI DEUXIÈME RAPPORT DE VANDOISE
CHAPITRE XII SUITE DU RÉCIT DE BERNARD
CHAPITRE XIII LA BATAILLE AU VIEUX MARAIS
CHAPITRE XV DERNIERS INTERROGATOIRES
CHAPITRE XVI CONTRIBUTION À L’ÉTUDE DE LA MÉTEMPSYCHOSE
Je ne puis pas dire que Siclamor m’ait encouragé à écrire le récit. Siclamor prétend que toute histoire écrite est un thème d’erreurs et le plus souvent volontaires. C’est une opinion de chartiste. Moi, qui ne suis que médecin, j’imagine que cette confusion calmera l’épouvante qui me reprend par accès, au crépuscule ; le papier est un bon rempart contre les mauvais génies.
C’est au crépuscule aussi que cette épouvante a commencé. J’ai tort de dire « épouvante ». Au début, ce fut une petite surprise, puis une petite inquiétude, puis une grande inquiétude. Après commença à germer un fruit amer… déjà la crainte… ensuite l’angoisse… enfin l’épouvante. Et maintenant, maintenant, je ne sais… peut-être un regret. Qui sait ? L’esprit de l’homme, quand il a été hanté par certains rêves, plie sous l’ennui. Il y a des vues, soudain ouvertes, soudain refermées sur les mystères qui laissent une sorte de nostalgie…
Donc, nous étions là, chez moi, mon vieil ami Jean Rorqual de Siclamor, André Vandoise et moi, attentifs à boire du porto et à échanger des paradoxes en attendant l’heure bénie du dîner. Quand je dis mon vieil ami en parlant de Siclamor, il faut préciser : il a dix ans de moins que moi, soit trente-quatre ans. Vandoise aussi. Mais je les ai soignés tous les deux quand ils furent évacués des Éparges, en chair à pâté. Cela laisse des souvenirs. Ils se montrent reconnaissants de mes bons soins, encore qu’insolents depuis qu’ils ont retrouvé leur bonne santé. Et moi, dès que j’ai du loisir, je les aime avec un attendrissement de poule qui a couvé des canards. Siclamor est chartiste, je l’ai dit. Il a cent mille francs de rente, ou plus, et c’est un drôle de type. Il faudra que je reparle de lui. Vandoise est peintre. Sa peinture étonne les contemporains, dont moi. Mais c’est le meilleur garçon du monde. Il est riche, lui aussi, Dieu merci. Il n’y a que moi qui ai de la peine à boucler mon budget. Tant pis.
Mais là n’est pas l’affaire.
L’affaire, le commencement de l’affaire, ce fut un appel au téléphone. Bien. Je décrochai l’appareil. Allô ! Qui diable parlait d’une voix grêle, mais si émue qu’elle tremblait ? Le téléphone est une machine à miracle… Je reconnus la voix de mon ami Harbajan, le docteur Paul Harbajan.
— Allô ! Allô !…
J’étais là, aussi empêtré qu’une fille de ferme. Il y a vingt ans qu’Harbajan est mon frère. Je bâillais aux nuées. Et l’autre qui s’époumonnait au bout du fil… j’ai bien dû mettre vingt secondes à « réaliser », comme on dit. Bon.
— Allô ! Allô !…
— C’est toi, Harbajan ?
— Eh oui, eh oui…
— Comment va ?
J’étais idiot, décidément.
— Il faut venir…
— Venir ?…
— Oui ! oui !
— Quoi ?
— Tu te souviens de ce que je t’avais dit ?
— Ah ! oui… la comtesse de Pailles ?
— Pas de nom, pas de nom !
— Très bien !
— Peux-tu venir ?
— Bien sûr !
— Alors, viens, viens !
— Entendu.
— Tout de suite !
— Je saute dans le train.
— Cet ami, dont tu m’as parlé…
— Oui.
— Amène-le !…
— C’est cela.
— Tu viens ?
— Je viens.
Je raccrochai.
— Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? demanda d’une voix molle Siclamor en se versant du porto.
— Et qu’est-ce que c’est que cette comtesse de Pailles ? demanda Vandoise.
— Est-elle belle ?
— Est-elle blonde ?
— Taisez-vous, bande d’idiots, et au trot !
— Au trot ? demanda Siclamor.
Je feuilletais un annuaire périmé.
— Tant pis pour elle, dit Siclamor. J’aime mieux Paname et ses plaisirs.
— Pourquoi pas ? dit Vandoise. Mais est-elle blonde ?
Ce fut la Pouchka qui décida.
Elle s’assit sur ses petites fesses pointues, le mufle tendu, et commença un chant de guerre qui horripilait, en louchant sur la cent bougies.
La Pouchka est un bull français, bringé à souhait, et, sauf un rien trop long dans le flanc, parfaite. Le cœur en plus, qui est d’or. Ma Pouchka enfin.
— La Pouchka a décidé, dit Siclamor en se dressant. Vandoise, c’est la guerre ! Mais où est le sentier ? Dis-le-nous, enfant de la Science, ô médecin !
— À la gare d’Orsay, dis-je.
Il faut préciser ici que la minute d’avant, Siclamor se plaignait de vivre dans un monde monotone et pleurait pour qu’une âme charitable lui trouvât une occupation. Il hésitait entre une expédition au Kamtchatka ou une navigation vers l’île de Pâques, histoire de er le temps.
Siclamor n’est pas un garçon ordinaire. Tout l’intéresse et il n’a jamais trouvé l’occasion de rien faire hormis lire de vieux papiers, des jeunes aussi. C’est un gaillard, grand, maigre et sec, les cheveux couleur aile de corbeau collés sur une petite tête, et des yeux gris. Il a le ridicule d’être beau, et l’air indolent. Mais c’est un impatient, un inquiet. Depuis deux ans il est devenu spirite, un spirite décevant. Ses collègues irent sa merveilleuse érudition, sa foi et son courage. Mais il a trop de santé et de bon sens. Les ectoplasmes fuient devant lui. À peine il entre dans une chaîne, les tables sont muettes. Les vieilles dames en mal de curiosité et les vieux messieurs en mal de peur le regardent de travers. Lui s’en tient ferme à la vérité. À chaque prémonition fausse, il rigole cyniquement et annonce que ce sera pour la prochaine fois. Je donnerais mon âme pour qu’il ait une apparition. Il se ronge.
Vandoise le calme beaucoup, parce que Vandoise, n’ayant pas d’âme, ne saurait avoir de double ou rien d’approchant. C’est un grand corps, avec une tête à longs poils blonds. L’agrément de Vandoise vient de ce qu’il est un phénomène de la nature, rien de plus. Il a un instinct : peindre, mais qui s’exerce dans un temps et un espace qui le séparent des hommes. Il est de l’école mathématiste, le seul maître et le seul élève. Comme équation, qu’il peigne un navet, une dame, le Sahara ou quelque autre beauté naturelle, sa peinture est vraiment abstraite. Elle repose. Elle se vend très bien. Elle a l’avantage de er l’ombre aussi bien que la lumière.
— Où allons-nous ? demanda Vandoise.
— À Ardentes, d’abord.
— Ardentes ? Jamais peint ça.
— En Amérique ou en Afrique ? demanda Siclamor.
— Dans l’Indre.
— C’est bien près.
— Partons…
— Et les bagages ? demanda Vandoise.
— Une canne suffira, dit Siclamor.
— Peut-être un chapeau ?
Il était huit heures quand le train démarra et nous avions eu le temps, rue de Rennes, d’acheter une valise, des chemises, des cols, des brosses à dents et une collection de journaux du soir. Nous avions une belle et longue nuit pour méditer. Mais d’abord il fallait dîner. À table, dans le wagon-restaurant, Siclamor et Vandoise furent magnifiques.
Vandoise mange comme il peint. Son appétit échappe à la norme. Il construit des nouveautés avec tous les comestibles qu’un steward imprudent place devant lui. Son triomphe, je m’en souviens, fut, ce soir-là, un sorbet à la moutarde, additionné de poivre, de sel et de cumin – il n’avait que cela sous la main, le pauvre ! – et qu’il proclama une nourriture convenable à un honnête homme.
Siclamor goûta ce chef-d’œuvre et le déclara bon, sans en redemander. Siclamor se nourrit d’un café-crème, dans l’ordinaire. Mais, s’il est éveillé de son ennui, c’est un monstre dévorant. Il reprit d’un rosbif, saignant à dégoûter. Je n’avais pas faim. Pourquoi Paul Harbajan m’appelait-il ?
— Était-ce à propos ?… Évidemment !…
Ce ne pouvait être, comme il me l’avait dit, qu’à propos de la comtesse de Pailles, Cécile de Pailles. Oui. Je la revoyais, si fine, si fière, si douce, si lasse dans ses gestes lents, si accablée. Je ne l’avais rencontrée qu’une fois. Cela suffisait. Il y avait aussi les confidences d’Harbajan… Paul Harbajan, son médecin, mon vieil ami. Évidemment.
Maintenant, nous étions rentrés dans notre wagon. Et le train courait dans l’ombre de la nuit, lampes allumées. Vandoise dormait comme un serpent bouffi par les viandes. Il n’y a pas deux sous de curiosité dans ce grand corps. Et l’on ne peut pas peindre la nuit. Siclamor est plus méticuleux.
— Écoute, mon vieux…
Ainsi avais-je débuté.
— Non, dit résolument Siclamor. À quelle heure arrivons-nous là-bas ?
— À Ardentes ?
— Si tu veux.
— Demain, à six heures du matin.
— Parfait. À quatre heures, je me réveillerai et tu auras deux heures pour me raconter tout cela.
— Vraiment ?
— Oui. Je veux être frais au soleil levant. Crois-tu que je vais me tortiller la cervelle à écouter tes bobards à cette heure ? Non, cher. Bonsoir, lis tes journaux, enfant de la Science, ô médecin !…
— Fou !
— Combien sage, au contraire. Dis-moi cependant, avant que je m’endorme, et pour que les démons cachés qui m’habitent s’excitent dans mon âme, durant que je reposerai, – dis-moi cependant, cher, est-ce un assassinat qui te rend inquiet ?
— Un assassinat ? Pire, peut-être.
— Serait-ce vrai ? Ce monde est un monde épouvantable, mais si beau ! Bonsoir !
Là-dessus, il me laissa ruminer mon inquiétude. À Tours, il fallut changer de train, prendre une correspondance pour Châteauroux. Réinstallés, Siclamor et Vandoise se rendormaient. Je n’avais pas encore osé ouvrir les journaux du soir. J’osai. En dernière heure, je tombai en arrêt sur une dépêche de province. Je lus, la gorge serrée :
DRAME DE FAMILLE
AU CHÂTEAU DE PAILLES
Une suite d’événements tragiques vient de jeter le trouble parmi les habitants du beau château de Pailles, dans la commune d’Ardentes. Cette demeure historique appartient au comte Philippe de Pailles, qui l’habite l’été, avec sa famille.
Le comte et la comtesse Cécile étaient allés hier au crépuscule se promener dans le parc. À la nuit, les serviteurs virent rentrer en courant la comtesse, qui semblait affolée. Elle s’abattit évanouie sur les marches du perron. Les domestiques armés de lanternes trouvèrent, une heure plus tard, couché sur les fougères dans un bois de sapins qui borde le parc, le corps du comte de Pailles. Il respirait encore.
Durant toute la nuit, le docteur Paul Harbajan, d’Ardentes, a prodigué ses soins au comte et à la comtesse de Pailles. Le comte a repris connaissance, mais il demeure paralysé. La comtesse délire et ne reconnaît personne. On se perd en conjectures sur les causes de ce drame de famille. Une enquête est ouverte.
J’éveillai Siclamor et il vit bien à ma grimace que l’affaire était sérieuse. Sorti de ses lubies, c’est l’âme la plus audacieuse et l’esprit le plus fin.
— Que le diable t’emporte ! dit-il en manière de souhait après avoir lu ce fait divers. Était-il besoin de nous perdre en conjectures jusqu’au matin, comme dit cet autre ? Enfin, voilà, une enquête est ouverte. Ce correspondant de l’Époque est bien malin.
— Il ne sait pas le commencement.
— J’écoute, dit Siclamor en suçant une pipe éteinte.
— Voici.
Siclamor avait éveillé Vandoise de quelques coups de talon dans les tibias. Et je leur expliquai toute l’affaire.
Elle commençait et elle finissait, il y a un an, avec les confidences de Paul Harbajan. Paul Harbajan est un vieux camarade du Quartier Latin, plus qu’un ami. Nous avions traîné dix ans ensemble les bons et les mauvais lieux. Qu’importe ! Dix ans sont vite és et la vie aussi. Mais soudain, Harbajan m’avait quitté, avait quitté Paris pour aller s’établir dans son patelin natal, là-bas, à Ardentes, dans l’Indre. Pourquoi ? Qui le sait ?
Mais soyons précis. Je racontai tout cela à Siclamor et à Vandoise, qui m’écoutaient en s’épaulant. Cette nuit-là, une petite fièvre me soutenait, aiguisant ma mémoire. Je voudrais la retrouver pour ne rien oublier. Oui, c’est bien cela, exactement cela.
Harbajan, là-bas, à Ardentes, était devenu une manière de médecin de campagne. Non, un vrai médecin de campagne. Il a grossi, il a la figure large et les joues rouges, avec un collier de barbe grise qui l’encadre. À ma première visite, elle était noire. Je l’ai vue blanchir d’année en année. Car chaque année, j’allais rendre visite à Harbajan. Huit jours à Pâques. Pourquoi ? L’habitude, peut-être. Et les souvenirs. Et sans doute, nous nous aimons. Il y avait aussi les bécasses qu’il me faisait tirer au age, l’odeur des sous-bois où pointent les premières poussées. Et les écrevisses enfin, pêchées au crépuscule dans les eaux noires et froides, et joyeusement mangées sous la lampe, le dos à la belle flambée des bûches de hêtres…
Joyeusement ?… Pas toujours. Soudain, Harbajan tombait dans une tristesse lourde… Alors, un verre d’eau-de-vie après l’autre, il regardait la flamme. Je sifflais, debout contre les vitres, irant l’ombre des arbres sous la lune. La Pouchka elle-même, dans ces heures-là, ne l’apaisait pas. Elle était lovée dans son giron comme une tendre chose, la mandibule appuyée contre les boutons de son gilet de chasse, tantôt fermant les yeux, tantôt le regardant avec une mine ardente. Car la Pouchka est une femme. Elle n’aime que moi, mais elle réserve toute sa tendresse pour mes amis, hormis Vandoise, qu’elle déteste parce qu’il est blond.
Tout cela ne servait de rien. Harbajan ne revenait à la saine vie que soudain, quand il plaisait aux ombres qui rôdent de l’abandonner. Alors, il riait et buvait un grand verre d’eau fraîche. Mais l’année dernière, à Pâques dernières, oui, ces malaises, ces absences-là avaient été nombreuses, elles m’avaient effrayé. Je l’avais trouvé plus confiant aussi, plus abandonné, moins enfermé dans ses secrets. Pourquoi ?
J’en viens, – Siclamor et Vandoise m’écoutaient toujours muets et immobiles comme des augures tristes, et la Pouchka dormait tranquille, parce qu’elle avait depuis longtemps démêlé toutes les choses, – j’en viens à ce soir où Harbajan me parla de la comtesse de Pailles, Cécile de Pailles…
Depuis deux jours et deux nuits, il était sombre et taciturne. Il m’abandonnait seul aux bécasses et aux écrevisses. La Pouchka geignait misérablement. Elle déposait une offrande à ses pieds, un beau petit caillou, un rat crevé, son propre chapeau, – en vain. Il s’excusait : sa clientèle l’accablait. Il mentait.
Je compris ce soir-là que sa clientèle c’était Cécile de Pailles.
— Je suis un homme simple, dit-il simplement.
Il grattait sa barbe grise, sous les oreilles.
— Qu’as-tu ?
— Je ne comprends pas.
— Voyons cela.
Ici l’histoire de la comtesse Philippe de Pailles, née Cécile de Tourmailles.
— Allons doucement, dit Siclamor, qui ralluma sa pipe.
Vandoise s’était endormi. La Pouchka poussa un long soupir, à la mesure de ses pauvres petits trous de nez.
— Es-tu bon historien ?
— Aujourd’hui, oui. Voici !
— Sois bref. Plus on résume, plus on serre la vérité humaine, cela va de soi.
— Très bref : elle est née Cécile de Tourmailles. Jusqu’à dix-huit ans, rien, rien à la connaissance d’Harbajan. Enfant unique. Elle vivait avec ses parents à la Closerie des Cailles, grande maison bourgeoise, sur les bords de l’Indre. L’hiver à Châteauroux, dans un vieil hôtel de famille. À dix-huit ans, elle est demandée en mariage par le comte Philippe de Pailles. Elle refuse. Philippe de Pailles était fort riche, beau et jeune. Enfin, elle refuse. Au bout du compte, elle aimait un vague cousin, Guillaume d’Organo, lieutenant de dragons, de réputation détestable.
— C’est une femme intéressante, dit froidement Siclamor.
— Je te croyais moins sentimental.
— Imbécile, n’est-elle pas comtesse de Pailles aujourd’hui ?
— Oui.
— Donc, elle avait sacrifié la réalité à un rêve. C’est une femme, c’était une femme qui ne voulait pas croupir dans le refoulement psychique et probablement sensuel. Un être sain. Continue.
— Hum ! hum ! sain ? Tu vas voir ! Elle épouse, après un an de bataille avec les parents, le d’Organo. C’était un homme taré, ruiné, une brute froide et mauvaise. Je parle d’après Harbajan. Harbajan m’a affirmé qu’elle est sortie de sa nuit de noce truffée de coups, pleurant comme une Madeleine, pâle à faire peur. Il fallait voir Harbajan me faire cette confidence. Il avait les joues couleur brique et des yeux de braconnier.
— Ça va, ça va, dit Siclamor. Au fait !
— Cela dura six mois. Les vieux parents pleuraient. Les domestiques s’indignaient. Le pays faisait des ragots. Elle, elle se mourait. Mais l’autre l’aurait fait er par le trou d’une aiguille. « Je pensais à le tuer », m’a dit Harbajan. « Et pourquoi ? Ce n’était qu’une cliente, enfin. » « C’est vrai », a dit Harbajan, et de brique il est devenu vert.
— Quand cela ? demanda Siclamor.
— En 1914. Six mois après le mariage, éclatait la guerre. Le 7 août, d’Organo était tué à la tête de son escadron.
— Bien, dit Siclamor. Cela limite le problème. Ensuite.
— Si je comprends bien Harbajan, Cécile de Tourmailles, malgré les coups et les bleus dont son beau corps était truffé, oui, elle aimait son mari, elle l’aimait encore. Appelons ça comme tu voudras.
— Cela va de soi, dit Siclamor. Elles sont obstinées. Je parle des meilleures. Donc, elle pleura ?
— Non.
— Et que fit-elle donc ?
— Pour la première fois elle le détesta.
— Perfide comme l’onde, dit Siclamor.
— Peut-être.
— Elle le détesta longtemps ?
— Un an.
— Ensuite ?
— Elle se remaria.
— Très bien. C’était prévu, puisqu’elle s’appelle aujourd’hui comtesse Philippe de Pailles, si j’ai bonne mémoire.
— Oui.
— Et qu’en pense Harbajan ?
— C’est là que l’histoire devient singulière. Et tu vas voir comme Harbajan est mêlé à l’histoire. D’Organo, la brute, le mari, a été tué le 7 août, raide, d’une balle en plein front. Très bien. C’est le 16 août seulement que le Préfet de Châteauroux, en grand tralala, est venu annoncer cette fâcheuse nouvelle à la veuve.
— Or, elle le savait déjà par une prémonition, dit Siclamor. Banal ! banal ! mon vieux.
— Banal ? Peut-être pas. Appelles-tu ça une prémonition ? Le 7, elle a été tranquille, simple et douce comme à l’habitude. Le 8 de même et le 9 et le lendemain. C’est le 11 au soir qu’elle a été prise d’un grand frisson… Elle grelottait… Elle délirait. Ici commence le rôle médical d’Harbajan.
— Bref ?
— Bref, elle avait une pneumonie.
Siclamor fit la moue. Cela le replongeait dans le monde réel.
— Tant pis, dit-il. Quel était son délire ?
— Ah ! voilà. Tout tournait autour d’Organo. La mère était là qui pleurnichait, le père aussi, mais avec plus de dignité, la famille, les amis. Mais il n’y avait qu’un personnage qui comptât, qui vivait dans la pièce, qui allait du fauteuil au coin du feu, au chevet du lit. Oui, toujours Organo, Organo lui-même, mort en Lorraine huit jours avant, d’une balle en plein front.
— Elle ne voyait que lui ?
— Elle ne voyait que lui, mais – et je te rapporte la confession d’Harbajan, qui n’est pas un imbécile, loin de là…
— Un témoin douteux, tu me comprends ?
— Certes, mais d’autant plus lucide. Donc, elle ne voyait que lui, mais comment dirai-je ?… son pôle psychique avait basculé, é du positif au négatif. Plus que cela encore. Elle avait adoré cette brute.
— Elle la détestait ?
— Mieux, elle la craignait…
— Simple ! dit Siclamor.
— Je veux bien. Mais tous les autres en étaient affolés. Imaginez cette chambre de malade, la femme qui claquait des dents, dans son lit, qui hurlait, qui appelait au secours, qui se débattait comme pour échapper aux coups d’un furieux invisible…
Il me fallut longtemps pour convaincre Siclamor de la métamorphose spirituelle de Cécile Tourmailles. Dans son délire, elle redoutait Organo, dit Harbajan. Mais ne l’avait-elle pas toujours redouté ? Elle avait aimé une brute. Pourquoi aurait-elle cessé d’aimer le souvenir de cette brute ? J’avais trop présentes à ma mémoire les confidences d’Harbajan, trop visible dans ma mémoire son visage pâle d’horreur pour me laisser entamer.
— Non, non, dis-je, j’ai dit et je maintiens, d’après Harbajan, que son pôle psychique avait basculé.
— Et pourquoi, enfin ?
— Pour deux raisons, pour trois raisons.
— Voyons.
— Premièrement, son délire avait quelque chose de lucide. Elle savait, dans le moment même où elle fuyait une image visible d’elle seule, qu’Organo était mort.
— Soit.
— Deuxièmement : quand son délire se fut calmé, il resta la peur, entends-tu, la peur, une peur épouvantable, qui allait du matin au soir en grandissant, que rien ne calmait et pas même la présence de ses amis, de ses parents, d’Harbajan lui-même, son médecin… une peur épouvantable qui était au-delà du monde sensible, mais qui marquait sur son pauvre être physique, sur son pauvre cœur qui battait à cent cinquante, qui la tenait éveillée comme une bête traquée, les heures après les heures, jusqu’au matin.
— Peur de quoi ?
— Harbajan dit qu’elle ne lui a jamais rien avoué.
— Alors, que disait-elle ?
— Elle parlait d’une angoisse, d’une angoisse qui la jetait aux abîmes… Toutefois, Harbajan l’a surprise un soir qu’elle se croyait seule repoussant de ses deux mains tendues, l’air devant elle…
— La troisième raison ?
— C’est qu’elle s’est remariée, et avec Philippe de Pailles.
— Oui, dit Siclamor, qui semblait perdu dans une rêverie, celui-là la protégeait.
— Eh mon Dieu, contre qui avait-elle besoin d’être protégée ?
— Tu n’y entends rien, dit Siclamor. Il faut une certaine sécurité spirituelle pour s’abandonner aux délectations secrètes. ons. Comment marcha le nouveau ménage ?
— Bien. Harbajan dit très bien aux yeux du monde.
— Des enfants ?
— Une fille et un fils.
— Quel âge ?
— La fille seize ans, le fils douze ans.
— Et cette épouvante… depuis ?
— C’est là ce qui étonne Harbajan… Je te dis ce qu’Harbajan lui-même m’a dit en confidence… Jamais, jamais, depuis l’heure des fiançailles, la comtesse de Pailles n’a connu d’angoisse. Ce n’est pas assez dire. Voici les détails. Écoute… Les fiançailles ont eu lieu à la Noël 1915. Tu me suis ? Un an après la mort du mari, de d’Organo. Pendant cette année, son état avait empiré. Elle était une sorte de demi-folle, ne mangeant pas, ne dormant plus. Harbajan y perdait son latin et son temps, le pauvre vieux. Il la droguait, il la consolait, il l’encourageait. En vain. Un soir, quelques jours avant Noël, – c’est lui qui parle, – il prit une décision. Il faut noter ici que Philippe de Pailles était toujours là, fidèle et sans espoir. C’est un type échappé d’un roman de chevalerie. Et sensible avec cela. Il avait pleuré sur Organo vivant, il pleurait sur sa mort. Il pleurait depuis l’adolescence sur Cécile de Tourmailles. Il ne pleure pas toujours pour les mêmes raisons. Mais il pleure toujours. Avec cela, un gaillard obstiné. Il attendait, il espérait. Il acceptait le souvenir du d’Organo. Il s’offrait à prendre la suite, puisqu’il n’avait pas pu avoir le commencement. La vieille mère de Tourmailles l’embrassait dans les coins, en pleurant elle aussi. Bref, Harbajan avait pris une décision. Est-ce d’accord avec de Pailles ? Je ne sais pas. Il arriva un soir à la Closerie des Cailles, posa son chapeau, engueula le père, engueula la mère, engueula tout le monde. Puis, il monta à la chambre de la malade. Ce qui se a ? Harbajan ne me l’a pas dit. « Je la persuadai d’accepter. » Voilà toute son explication. Et vraiment elle accepta. Toute la maison sanglotait. Philippe de Pailles se trouvait là, comme par hasard, qui grelottait dans le salon.
— Très bien, dit Siclamor. Tout cela est parfait. Mais je ne vois rien là-dedans qui méritât d’étonner ton ami le docteur Harbajan.
— Vraiment ? Attends un peu. Sais-tu que c’est de ce moment-là que date le retour à la santé de Cécile de Tourmailles ?
— Bah ! simple coïncidence.
— Crois-tu ? Quand je dis, quand Harbajan dit de ce moment-là, il faut comprendre : de cette minute-là.
— Ah ! oui ?
— Oui. C’était une moribonde étendue, la seconde d’avant. Alors, elle accepta la main que lui tendait Philippe de Pailles, elle sembla faire un effort désespéré et elle dit : « J’accepte votre amour, Philippe, et je suis à vous pour le bien et le mal, à jamais. » Là-dessus, le sang monta à ses joues, elle parut renaître, elle se dressa sur sa chaise longue, elle se tint debout, elle qui ne se levait plus depuis des mois. Harbajan m’a juré en riant de son mauvais rire de braconnier qu’elle poussa l’esprit d’initiative jusqu’à embrasser tendrement son fiancé devant toute la famille et les serviteurs accourus au miracle. Je crois que j’ai tout dit.
— Il ne s’est rien é d’autre, alors ? demanda Siclamor.
— Pas que je sache.
— Cherche dans ta mémoire.
— Non.
— Rien dans cette pièce où la femme agonisait et où elle sembla ressusciter ?
— Je ne vois rien.
— Aucun phénomène physique qui marqua, qui accompagna en quelque sorte cette sorte de délivrance ?
Soudain, je me souvins.
— C’est vrai, et Harbajan l’a noté. Une vitre de la fenêtre se brisa, et il entra dans la chambre un souffle de glace. C’était une nuit d’hiver d’un froid noir.
— Cet Harbajan est un bon témoin, dit Siclamor. Mais où sommes-nous ?
Il était cinq heures du matin. Le train stoppait en gare d’Ardentes. Siclamor, nonchalant, descendit, portant la Pouchka, sa favorite. Vandoise se heurta aux hommes d’équipe. Mais un gaillard carré sortit du brouillard et se dressa devant nous.
— Colletin, mon vieux Colletin, est-ce toi ?
— À vos ordres, monsieur Bernard.
C’était le chauffeur, l’homme de confiance, le jardinier, l’aide et l’ami du docteur Paul Harbajan.
— Le docteur m’aurait envoyé vous souhaiter le bonjour, dit-il.
Il leva le bras et le laissa retomber comme accablé.
— Que veux-tu dire ?
— Il m’avait donné ses ordres.
— Oui ?
— Il riait et il se frottait les mains… Il était presque joyeux sachant que M. Bernard allait arriver, allait arriver avec son ami.
Il ait sa main rude sur la nuque de la Pouchka, toujours aux bras de Siclamor, et qui râla de plaisir.
— Et puis ?
J’avais froid jusqu’aux os, dans le brouillard du matin.
— Mme Cécile allait mieux aussi…
— Enfin…
— Et puis il a disparu.
— Disparu ?
— C’est cela même… Ne nous abandonnez pas, monsieur Bernard !
L’homme avait une voix lamentable. C’est une sorte de paysan, bas sur jambes, bâti tout en os et en tendons, la peau recuite et ravinée de rides, couleur ocre, avec une truffe violette en place du nez et des yeux bleu clair.
— Mais quoi, quoi, Colletin ? Parle !…
— Voilà l’affaire, dit-il. Quand Monsieur a eu téléphoné à M. Bernard, – il avait téléphoné du château probablement. Oui ! Deux fois qu’il était allé dans la journée, à dix heures et à trois heures ! Il est rentré à sept heures, plus gai. Il a mangé. Comme je disais à M. Bernard… il riait, il se frottait les mains… « Mme Cécile va mieux », qu’il m’a dit… Une autre fois : « M. Bernard arrive, qu’il m’a dit. Allons, allons, espérons. » Il a bu un verre d’eau-de-vie, puis un autre, à son habitude, quand il a ses chagrins, comme Monsieur sait. Oui… Mais ensuite il a bu un grand verre d’eau fraîche… Bon ! « Je vais me coucher », qu’il m’a dit. Alors arrive le grand Tallaret, François Tallaret que Monsieur Bernard connaît bien, l’homme de confiance de Mme Cécile. « Madame vous demande, et d’urgence », qu’il dit. Je n’aime pas ce chrétien-là. Enfin je lui faisais bonne mine, rapport à Mme Cécile et à M. Harbajan qui l’estiment. « J’y vais », que dit le docteur. Le voilà qui reprend mauvaise mine et il boit encore un coup de gniole. Après ? Après, nous attendons, la Catherine et moi. Monsieur sait qu’il n’y a pas plus d’un quart d’heure à pied, pour un bon marcheur, du château de Pailles à notre maison du bord de l’eau. Une heure e ; nous attendions avec la Catherine, nous ne serions pas allés nous coucher pour un royaume, bien sûr… Il faut dire que j’avais proposé à M. Harbajan de l’accompagner. « Non, non », qu’il m’avait dit. Une autre heure e… Nous avions fermé les volets de la cuisine, rapport aux moustiques qui montent de l’Indre. Et, tout à coup, voilà qu’on frappe à la fenêtre… Je me dresse… « Qui est là ? » que je demande. « C’est Hippolyte Landon », que dit la voix. Vous le connaissez, c’est le gendarme que M. Harbajan a soigné quand il s’est cassé la jambe en poursuivant Béchu. Béchu qui posait des collets. Bien sûr que j’ouvre. J’avais la lampe à la main. Je vois Hippolyte tout pâle. Ça me serre la gorge. « Qu’est-ce qu’il y a ? » que je demande. « Tu ne sais pas les nouvelles ? » qu’il dit. « Non », que je dis. « Seigneur Jésus ! » dit la Catherine, et la voilà qui commence à sangloter. « C’est des histoires de l’Enfer, qu’elle dit. Ils nous le tueront notre pauvre bon monsieur le docteur. » Vous savez ce que c’est, les femmes… « Quelles nouvelles ? » que je demande. « Au château, qu’il dit… M. Robert a été assassiné. » J’étais là, aussi droit qu’une statue et bien tranquille, seulement le dos un peu raide. C’était comme si on m’avait raconté des histoires d’un autre monde. Ah oui ! ah oui ! Mais voilà la Catherine qui se met à crier et Hippolyte, toujours pâle, qui disait : « Bon sang de malheur, bon sang de malheur ! » Là-dessus, je reviens à la vie. — Et le docteur ? que je demande. — Savons pas où il est, dit Hippolyte. Disparu… Il n’est pas rentré ?… — Non. — C’est bon, qu’il dit. — Et qui a fait cet attentat ? que je demande. — Sais pas, dit Hippolyte. — Bonsoir la compagnie, qu’il dit, « j’ai pas le temps de m’éterniser ici. » Et il s’en va. Voilà, monsieur Bernard, toute la chose.
Nous étions là à grelotter au soleil levant, autour de l’homme.
— Du café chaud, dit Siclamor.
— À manger, dit Vandoise.
— Allons, dis-je.
La Pouchka, enfouie dans le sein de Siclamor, se désintéressait de l’affaire.
— Venez, messieurs, dit Colletin.
Le premier conseil de guerre se tint à sept heures du matin dans la salle à manger d’Harbajan, autour des tasses de café au lait et du beurrier. Vandoise avait tiré un carnet de sa poche et mettait en équations la Catherine, effondrée dans un fauteuil, près de la fenêtre. C’est une vieille et pauvre femme, toute en dévouement et en recettes de cuisine, sa grosse face bouffie serrée par les lacets de son bonnet. Siclamor sifflotait et la Pouchka s’était installée dans son coin favori, sur la cheminée, au parfum des bûches. De minute en minute, on entendait des gémissements, parfois appuyés de brefs aboiements. C’étaient les chiens qui pleuraient, des amis à moi, un braque blanc et bleu, et un setter à demi-aveugle, mais qui courrait au nez dans le maquis le plus épais.
Dès notre entrée dans la maison, il fut is que j’abdiquais et que Siclamor prenait le commandement.
— Maintenant, des précisions, dit Siclamor en relevant la tête.
Je vis bien que les tables tournantes et les prémonitions étaient à cent lieues. Le gaillard avait une figure froide et pâle ; l’air tout fait à son affaire.
— Faisons le point, continua Siclamor. Donc, monsieur Colletin, c’est avant-hier soir, 29 août, que M. le comte de Pailles a eu son attaque et Mme la comtesse de Pailles son évanouissement ? Ce que disent les journaux est-il vrai ?
— Je le crois, monsieur.
— Bien. Votre maître, M. le docteur Harbajan, a été appelé aussitôt ?
— Oui, monsieur. Il est parti en courant.
— Quand est-il rentré ici ?
— Au matin.
— Il a donc é toute la nuit au château de Pailles ?
— Bien sûr.
— Vous a-t-il dit quelque chose en rentrant ?
— Il a dit que M. le comte n’avait pas repris connaissance, qu’il était bien malade.
— Et la comtesse ?
— Seulement ceci : qu’elle délirait toujours.
— Bon. Avait-il l’air triste ?
— Bien sûr.
— Et qu’a-t-il fait ?
— Il n’a pas voulu déjeuner. Mais il a bu plusieurs verres d’eau-de-vie. Après, il a dormi dans son fauteuil, ici.
— Ensuite ?
— Ensuite, à dix heures, il s’est éveillé, il est reparti au château.
— Précisons encore, dit Siclamor. Dans la journée du 30 août, hier, le docteur Harbajan est donc allé trois fois au château ?
— Oui, monsieur.
— Une première fois à 10 heures, sans avoir déjeuné ?
— Oui, monsieur.
— Puis, il est rentré. À quelle heure ?
— À midi.
— Bien. A-t-il mangé ?
— Autant dire rien.
— Puis, il est retourné au château ? Était-on venu le chercher ?
— Non, monsieur.
— À quelle heure est-il allé au château, cette seconde fois ?
— À trois heures.
— Et il n’est rentré qu’à sept heures. Mais est-il allé visiter d’autres malades que la comtesse de Pailles, avant ou après cette seconde visite au château ?
— Je ne sais, monsieur, dit Colletin. Il est sorti seul et à pied.
— Bon. Et c’est après cette seconde visite qu’il est rentré ici à sept heures, plus joyeux que de coutume ?
— Oui, monsieur. Et c’est en dînant qu’il m’a dit que M. Bernard allait arriver, qu’il lui avait téléphoné et aussi que Mme la comtesse allait mieux.
— Très bien. C’est à nous de deviner si notre arrivée était pour quelque chose dans l’amélioration de la santé de la comtesse de Pailles et dans la bonne humeur du docteur Harbajan… Autre chose : c’est à huit heures et demie que le grand Tallaret, François Tallaret, l’homme de confiance du château, est venu le chercher. Ce Tallaret semblait-il ému ?
— Pas remarqué. C’est un chrétien bien cachottier.
— À quelle heure Robert de Pailles a-t-il été assassiné ?
— Peux pas dire, monsieur… les portes du château sont fermées. On dit dans le pays qu’il a été attaqué à la nuit. Les magistrats de Châteauroux et la police sont arrivés par le même train que vous. Cette nuit, c’est la gendarmerie qui veillait.
Je demandai avec impatience :
— Robert est-il mort ?
— Non, monsieur, pas encore. Une ambulance automobile l’a emporté dans la nuit.
— Quelle blessure ?
— Un coup de couteau dans le dos qui a percé le poumon. J’ai appris ça à la gare, ce matin, en vous attendant. C’est Jumot, le mécanicien, qui m’a tout raconté. L’auto qui emportait le blessé à Châteauroux avait eu une panne à cent mètres, sortie d’Ardentes. Il a vu Robert sur son brancard.
— Et cette blessure ?… Il n’y avait que cette blessure ? demanda Siclamor en regardant fixement Colletin.
Je vis pâlir Pierre Colletin, et la Catherine, éclatant en sanglots, quitta le salon.
— Allons, Colletin, dis-je, il faut nous dire toute la vérité. Il y va de la vie des honnêtes gens.
— Ah ! monsieur, dit Colletin, non, je n’en peux pas savoir plus… Jumot n’a rien dit d’autre… Peut-être il avait des ordres.
— Peut-être, dit froidement Siclamor.
Les coudes aux genoux, penché en avant, la tête inclinée comme une pie qui a trouvé une rareté, il ne quittait pas des yeux le pauvre Colletin, assez hagard.
— Donc, reprit-il, le docteur Harbajan est reparti une troisième fois au château, accompagné du grand Talleret, à huit heures. Car je pense qu’il est parti au premier mot ?
— Bien sûr, après avoir bu un nouveau coup de gniole.
— Donc, il était ému. Ensuite, il s’est é deux heures avant que le gendarme Hippolyte Landon, qui jadis se cassa la jambe en poursuivant Béchu, que ce gendarme-là vînt frapper à la fenêtre ?
— Pour sûr.
— Ce qu’il y a de plus singulier, dit Siclamor en s’adressant à moi, c’est que ce gendarme estimait le docteur Harbajan « disparu ». En vérité, il a donné ici des nouvelles. Mais il semble être venu ici pour, premièrement, savoir si le docteur Harbajan n’était pas rentré chez lui…
— Qu’en déduis-tu ?
— Il me semble – si nous savons tout et si tout ce que nous savons est exact – que le docteur Harbajan, par ses actes, ses paroles ou son attitude, a dû intriguer la gendarmerie, entre huit heures et dix heures. À quelle heure l’ambulance de Châteauroux était-elle au château ?
— À la minuit, dit Colletin.
— Alors, que penses-tu de ce médecin, ami de la famille, qui abandonne un blessé à mort, le fils du comte et de la comtesse de Pailles, le laisse trois heures privé de soins et disparaît ?
— Je n’en pense rien. Mais nous sommes bien mal instruits sur les conditions de cette disparition.
— Très vrai, dit Siclamor.
Et il se dressa soudain, marcha de long en large, puis s’arrêta devant Colletin.
— Le docteur Harbajan était-il armé ? demanda-t-il.
— Pas que je sache, dit le domestique.
— Avait-il l’habitude de porter une arme sur lui ?
— Pas à l’ordinaire, monsieur.
— Quelles armes possédait-il, Bernard ?
— Mais, à ma connaissance, dis-je, un 12 hammerless de chasse, une carabine à corbeaux, Flack et Westreling, dont il se servait pour chasser à l’étang – c’est un tireur épatant – et un revolver d’ordonnance.
— Pas de browning ?
— Ah si ! un pistolet automatique belge.
— Où sont ses armes ?
— Dans sa chambre, à l’ordinaire.
— Où est sa chambre ? demanda Siclamor en marchant vers une porte qui donnait sur la salle à manger, entre deux armoires.
— Mais monsieur, mais monsieur, gémit Colletin, tout est en désordre à cette heure, et il faut vous dire que la carabine et le pistolet sont à la réparation.
— C’est possible, dit Siclamor, mais voyons cette chambre.
La chambre d’Harbajan a une fenêtre sur le jardin. Elle est séparée de son cabinet par la salle à manger. Ce jardin sur lequel elle donne est merveilleux. Il y pousse, et sans ordre, des arbres et des fleurs. C’est un paradis, qui semble abandonné, mais qui m’a toujours enchanté. Il descend en pente jusqu’à l’Indre, dont il est séparé par un mur. Entre ce mur et la berge, court dans les herbes hautes un sentier.
Siclamor ouvrit la fenêtre et les chiens aboyèrent.
— Lequel a le meilleur nez ? demanda-t-il.
— Black, bien sûr, dit Colletin.
Nous entrâmes au salon, sans que Siclamor se fût soucié d’examiner le hammerless et le revolver d’ordonnance.
— Il faut d’abord jouer franc jeu, dit Siclamor… Bernard, veux-tu aller au château ? Tu es connu ?
— Peu. Je ne venais pas à Ardentes pour rendre des visites. J’ai vu une fois Cécile de Pailles, jamais le comte.
— Et la fille ?
— Chantal de Pailles ? Celle-là, je l’ai connue toute gosse. Elle venait souvent voir le docteur Harbajan.
— Va donc aux nouvelles officielles, enfant de la Science, ô médecin ! Interroge la maréchaussée, les habitants du château, les juges, les policiers, les domestiques, et vois si nous pouvons compter sur quelque alliance ou si nous devons nous fier à notre propre et seul génie.
Il fut décidé que Colletin, Vandoise et la Pouchka garderaient la maison, la Catherine ayant des commérages à engager dans le pays.
— Et toi ? demanda Vandoise à Siclamor.
— Amenez-moi ce setter-là, demanda Siclamor.
La bête me fit mille caresses.
— Une laisse, dit Siclamor. Bien. Nous allons nous promener. Bonsoir !
Ils rentrèrent à onze heures, crottés, mouillés, sales à faire peur et constellés de chardons.
Je retrouvai Siclamor au coin du feu, jouant avec la Pouchka. Mais Siclamor est comme tous les grands capitaines, il ne parle qu’après le combat. Il regardait la flamme, toujours à la manière des pies, et la Pouchka dansait sur son dos et lui mordillait la nuque. Vandoise avait abandonné les beaux-arts et découvert un bilboquet.
— Bonne chasse ?
— Si tu veux, dit Siclamor. Et toi ?
— Ici mon rapport.
J’avais perdu deux heures en tentatives toujours vaines.
— Les gendarmes ? demanda Siclamor.
— D’une politesse exacte, sans plus. Il y avait un brigadier à la porte qui vous laissait sans espoir. J’avais toutefois réussi à faire er ma carte avec un mot d’explication aux magistrats.
— Les magistrats ?
— Réponse verbale d’un planton : la justice étant saisie, il ne pouvait être donné de réponse favorable à ma requête. Sous-entendu, de me mêler de ce qui me regardait.
— Parfait… Les policiers ?
— Que j’eusse à m’occuper de mes propres affaires, et en vitesse !
— De mieux en mieux !… Les domestiques ?
— Rien à faire. Ils ont peur, peur de tout et de tous. J’ai vu le grand Tallaret. Je suis depuis toujours de l’avis de Colletin. C’est un chrétien bien cachottier. Il a haussé les sourcils et n’a rien dit, puis a tourné le dos. Il a une sale mine.
— Tant pis… Et la famille ?
— La famille est assez réduite, comme tu le sais. J’ai su par un garçon laitier, à qui j’ai reé vingt francs, que le père est paralysé, au lit, et la comtesse folle, au lit également. Le fils dans une clinique, il ne reste que la fille, Chantal de Pailles. Mais impossible de lui faire er ma carte. C’est une enfant qui n’a guère plus de seize ans. Il y a aussi, – il doit y avoir aussi, – je m’en souviens, une vieille demoiselle de compagnie qui a élevé la petite et qu’on appelle tante Marie-Christine. Mais elle ne me connaît pas. Et elle doit être en prière depuis quarante-huit heures.
— Tout va de mieux en mieux, dit Siclamor. Et maintenant, dînons. Que les femmes servent les guerriers.
Peut-être la Catherine n’attendait-elle que cet ordre. Tandis que Colletin rentrait dans l’ombre, elle nous présenta, avec des mines d’une arrogance très humble un menu à tout casser, escargots parfumés à l’ail croisé d’estragon, perdreaux d’avant l’ouverture, ris de veau à la bonne femme, chabichou de la cave, salade de fraises et marc de derrière les fagots. Les plus vives agitations de l’âme ne sauraient entraîner la Catherine hors de son instinct, qui est de cuisiner.
— Ce n’est pas mauvais, disait Siclamor.
— Un peu classique, notait Vandoise, qui saupoudrait ces chefs-d’œuvre d’un poivre inquiet.
Tout cela fraternellement partagé avec le setter crotté, le braque et la Pouchka, cette dernière le derrière sur la nappe et roulant des yeux amoureux, tour à tour sur le perdreau et sur Siclamor. Moi, je ne compte pas, puisqu’elle m’aime.
Quand la gniole fut servie, la Catherine nous abandonna à nos méditations, serrés comme des cancrelats frileux autour du feu.
— Si cette femme ne nous a pas empoisonnés, dit tranquillement Siclamor en allumant sa pipe, tout va bien.
— Empoisonnés ?
— Pourquoi pas ? Elle nous a bien trahis !…
Vandoise lui-même marqua de la surprise. Et la Pouchka souleva une paupière pour nous examiner du haut de son trône.
— Mettons, trompés, dit Siclamor. Et semblablement Colletin.
— Comment cela ?
— Donc, dit Siclamor, en vertu des pouvoirs qui me sont conférés par moi-même, je proclame l’état de siège et je me déclare dictateur.
— Cela te plaît-il, Vandoise.
— Si tu veux, dit notre peintre qui irait le jeu des flammes échappées des bûches.
— Te voilà seul, enfant de la Science, ô médecin. Rends-toi.
— Parleras-tu ?
— Voici. Sachez donc que le docteur Harbajan est rentré chez lui cette nuit… Oui, cette nuit, après avoir quitté le château de Pailles… Était-ce avant ou après la visite du gendarme Hippolyte Landon ?… Je ne sais. C’est le secret de la Catherine et de Colletin. Mais il est rentré chez lui, rentré ici, rentré pour prendre son browning et sa carabine à corbeaux.
— Ceux qui manquent dans sa chambre à coucher ?
— Oui, continua Siclamor, il est rentré et il s’est armé avant de ressortir. Mais il est ressorti prudemment… Il est ressorti en se cachant.
— Comment cela ?
— Il est entré dans sa chambre pour s’armer, et il est ressorti en enjambant la fenêtre qui ouvre sur son jardin… Il a traversé ce jardin et il a gagné la campagne en ant par la petite porte qui donne au bas du jardin sur un sentier, au long de l’Indre. Voilà ce que j’ai découvert ce matin en compagnie du setter aveugle Black, qui a retrouvé la trace fraîche de son maître et bondi de joie.
— Et cette piste ?
— Cette piste m’a mené dans les terres… la piste était fraîche, je l’ai dit. Elle suivait des sentiers entre les moissons. Elle déboucha sur la lande, elle me conduisit aux étangs.
— Aux étangs ?
— À un étang… C’est un drôle de pays, à une heure de marche d’ici.
— Je sais.
— Un drôle de pays, continua Siclamor, enfoui dans son fauteuil et enveloppé de la fumée de sa pipe… Des joncs, des chardons, des ronces, des genêts, dans des marécages où l’on barbotte, coupé de landes lugubres aux herbes courbées. Et tout soudain, l’eau noire et immobile d’un étang.
— Je vois cela, dit Vandoise.
— Un étang, cet étang, dit Siclamor. Ici finissait la piste.
— Bon Dieu, dis-je, Harbajan se serait-il noyé ?
— On ne s’arme pas pour aller se noyer, dit froidement Siclamor. Et il y avait un anneau de fer dans la souche d’un saule. Cet anneau servait à retenir une barque. Harbajan se promène aujourd’hui sur l’eau ou bien ailleurs. Mais où ? C’est son secret et peut-être encore celui de la Catherine et de Colletin.
Tout cela était plus que vraisemblable.
Allions-nous interroger sur un mode menaçant la Catherine et Colletin dont je doutais moi-même, maintenant ? Cette politique ne plut pas à Siclamor.
— Laissons-les mariner, dit-il. Vandoise va faire le portrait de la femme et la confesser l’après-midi durant. Quelle est l’auberge la plus fréquentée d’Ardentes ?
— Chez la mère Toinon, dit Colletin, qui apportait des bûches, à l’enseigne du Lapin tricolore.
— C’est l’auberge qui nous convient, dit Siclamor.
Et il m’entraîna.
La mère Toinon est une vieille amie à moi. Après la Catherine, c’est la meilleure cuisinière du pays. Elle a épousé un homme de Carpentras qui est mort, lui laissant des dettes et son accent du Midi. Mais elle a su relever la maison et gouverne son empire avec une douceur sans faiblesse.
C’est une commère bien en chair, dont l’âge canonique ne décourage pas toujours ses irateurs. Elle a de naissantes bajoues, mais une assez belle moustache, la bouche bonne et des yeux pleins de feu. Elle est célèbre à vingt lieues à la ronde pour son vin clair, son pâté de lièvre et la vigueur de son bras. Elle ne pardonne pas la paresse à boire ou à manger et sait ce qu’il faut à chacun. C’est une femme reposante. Il n’était que quatre heures. Elle nous servit des châtaignes et du vin blanc.
— Et comment va, le petit ? dit-elle en me caressant de quelques coups de poing dans le dos.
Mais l’on voyait assez qu’elle n’était pas à son affaire, encore que je n’eusse jamais vu le Lapin tricolore si bien achalandé.
Étais-je moi-même bien à mon affaire ?
J’avais le cœur glacé depuis la confession de Siclamor.
Mon pauvre Harbajan. Une sorte de désolation morne m’accablait. Se promenait-il, comme disait son historien, à cette heure, seul sur les étangs ? Ou bien ne s’était-il pas vraisemblablement noyé, noyé dans son désespoir, au plus épais de la vase ?
Et pourquoi ?
Et soudain, je reconnus que cette même désolation inquiète qui m’accablait, accablait semblablement tous ces gens réunis au Lapin tricolore.
C’était jour de foire. Mais que ces paysans-là, attablés, étaient étranges ! Silencieux ? Non pas. Ils causaient avec une âpre et secrète animation. Le fouet entre les jambes, la visière de la casquette abaissée sur le front, ils humaient le parfum du vin sans le boire. Cette salle sonore, à l’ordinaire emplie du fracas des jurons, des défis et des plaisanteries grasses, semblait silencieuse. Les mots sifflés aient de bouche à oreille. Une angoisse pesait. J’entendis le nom d’Harbajan murmuré à ma gauche comme à ma droite.
Ils adoraient Harbajan, qui les avait tous plus ou moins requinqués depuis vingt ans.
— Entends-tu ? demanda Siclamor.
— Harbajan ?
— Non, autre chose…
Je voulais douter. Mais les mêmes syllabes, toujours les mêmes syllabes, qui venaient d’une table voisine.
— Le fantôme blanc… le fantôme blanc…
— Qu’est ceci ? demanda Siclamor.
— Qui peut savoir ?
La mère Toinon revenait à nous. Elle était allée gourmander les gendarmes, trio sans courage que commandait Hippolyte Landon, victime du braconnier Béchu, – exhorté ce même Béchu qui savourait un fromage de chèvre, à deux pieds de sa victime ancienne, – échangé des propos gaillards, avec trois riches fermiers des environs, et invectivé un commis-voyageur dont la dernière livraison sentait la fraude.
Je présentai Siclamor comme un cousin-germain d’Harbajan.
La mère Toinon renifla. Avec ses cheveux noirs plaqués et sa mine insolente, Siclamor ne ressemble pas pour deux sous au pauvre Harbajan. La mère Toinon ne connaît rien aux lois de Mendel.
— Et ma Pouchka ? demanda-t-elle en apportant une autre bouteille.
— C’est une femme, dit Siclamor… Qu’est-ce que ce Fantôme Blanc ?
— Des bêtises, dit la mère Toinon.
Mais les bajoues de sa figure étaient blanches.
Autour d’une table, dans un angle obscur, il y avait un groupe singulier qui buvait en silence, sans perdre de la vue ou de l’ouïe aucun des assistants. Nous les intéressions beaucoup.
— Les journalistes de Châteauroux et de Paris, dit Siclamor.
— Ils n’ont pas l’air plus malins que nous.
— Malins ? ô médecin, enfant de la Science, jamais nous ne fûmes plus malins.
Un murmure emplit la salle.
— Quel est celui-ci ? demanda Siclamor.
C’était François Tallaret que Pierre Colletin avait peint comme un chrétien bien cachottier. Opinion que j’avais depuis longtemps homologuée. C’est un bel homme, mais il a une sale mine, la mine plus sale que jamais.
— Une mine de bagne, dit Siclamor.
— Sait-on ? Hippolyte Landon ne me plaît pas mieux.
— Peut-être.
La mère Toinon faisait au nouvel arrivant mille grâces. Cent paires d’yeux étaient braquées sur lui, qui buvait, l’air avantageux.
Les habitudes de la gravitation commerciale ramenèrent la mère Toinon près de nous. C’était le moment d’attaquer.
— Et quoi de neuf au château ?
— Ce pauvre docteur, aujourd’hui ! larmoya la mère Toinon.
— Mais le comte et la comtesse ?
— Pire que des fous, à ce qu’on dit.
— À cause du Fantôme Blanc ?
Dieu sait ce que je pouvais vouloir dire. Siclamor me regardait avec iration. Tout cela, dans un lourd silence, les paysans qui buvaient la mine fermée et sans trinquer, nous examinant du coin de l’œil, sous le regard plombé des gendarmes, de Béchu et des journalistes, et aussi de François Tallaret.
— Le Fantôme Blanc, gémit à voix basse la mère Toinon, c’est encore des histoires de Parisiens. À cette heure…
— À cette heure ?…
— C’est pas des hommes, tous à trembler.
Mais elle se mordit les lèvres, considérant la mauvaise figure que faisait l’intendant du château.
— Enfin, ça suffit. Et avec ça, mon petit ?
— Avec ça, comment va Chantal ? Chantal de Pailles ?
— Ah ! le joli colibri ! s’écria la mère Toinon, levant ses mains en battoir vers le ciel. Être mêlée à des histoires, comme ça, si c’est pas malheureux ! Et bonne comme le bon pain !
— Elle n’est pas malade ?
— Malade ? Ah ! que non ! Pas plus tard que tout à l’heure, elle est partie voir son frère à Châteauroux.
— Partie voir son frère ? demanda Siclamor, qui semblait à cent lieues.
— Oui, mon bon monsieur. Partie en automobile avec la tante Marie-Christine, la pauvre !
— Ah ! ah ! dit Siclamor, elle abandonne ses parents pour soigner son frère.
— Pouvez-vous le dire, monsieur ? dit la mère Toinon en haussant le col d’un air très digne. Elle est bien trop sage et respectueuse. Elle rentrera ce soir.
— Quand ? demanda Siclamor.
— Sait-on ? Dans la nuit, probable.
— Tant pis !
— Pourquoi ?
— J’aurais voulu la voir.
— Elle reçoit personne, dit la mère Toinon, ant à une autre table.
— Tout s’arrange, dit Siclamor.
— Vraiment ?
— Mon cher, le plus sage sera de dîner ici.
— Et Vandoise, dis-je ?
— Tu connais mal Vandoise. C’est une manière de sourcier pour découvrir le meilleur cabaret à l’heure de l’apéritif. Et le voilà.
Vandoise entrait, la Pouchka sous le bras.
— Salut à la compagnie, dit-il fort poliment en soulevant son feutre et considérant d’un œil iratif l’assemblée silencieuse.
La Pouchka fit sensation.
Elle s’élança des bras de Vandoise, courut à la mère Toinon, commença à frétiller en mordillant le bas de sa jupe et puis, soudain, reniflant l’angoisse qui pesait là, elle pivota sur ses fesses pelées et commença de hurler au plafond.
Tout ceci assez lamentable.
Vandoise s’assit.
— Quoi de nouveau ? demanda Siclamor.
— Oh ! dit Vandoise, j’ai fait le portrait de la Catherine.
— Ah ! ah ! dit Siclamor, – nous parlions bas, mais dans un silence de plomb et les mots semblaient porter à travers la salle, – ah ! ah ! et à quoi ressemble-t-il ?
— C’est une affaire décevante, mais il faut reconnaître que tous les portraits de Vandoise ressemblent à des natures-mortes.
— À la Catherine ! dit candidement Vandoise.
On le présenta à la mère Toinon comme un cousin du pauvre Harbajan, un autre cousin, un cousin par les femmes.
— Oui, mes enfants, dit la mère Toinon, qui n’est pas bête.
Elle devina d’un coup d’œil que le vin blanc et les marrons n’étaient pas l’affaire de Vandoise et elle le dota d’un épais mêlé-casse qui sentait l’anis et le chlore.
— Je sais des choses, dit Vandoise.
C’était un beau début.
— Colletin, ton Colletin est un salaud. Il est resté là, assis, à fumer, à renifler, à rouler ses sales petits yeux gris en boutons de culotte. La Catherine en tremblait. Mais il valait mieux être poli, n’est-ce pas ? Il m’ennuyait.
— L’as-tu tué ? demanda Siclamor.
— Non, non, dit Vandoise. Pris par la peau du cou et mis dans le jardin.
— Ensuite ?
— Il a un peu fumé dans le commencement. Mais enfin, il a pris la chose très agréablement. Il s’est en allé.
— Tant mieux.
— C’est ce que j’ai pensé. La Catherine pleurnichait, signe que tout allait bien.
— Elle s’est confessée ?
— Non, non, elle a bien trop peur. Elle a épilogué deux heures durant sur des idées générales, développant de vieux thèmes humains, à savoir que la vie est courte, qu’il faut mourir un jour, qu’on ne sait à qui se fier, et qu’il pourrait toujours arriver pire que ce qui est arrivé. Enfin, je lui ai prudemment arraché une vérité.
— À savoir ?
— Que ce chrétien bien cachottier de François Tallaret, le grand Tallaret, est présentement l’amant de la mère Toinon.
— Est-ce vraisemblable ?
— Ce qui est vrai est vraisemblable. À défaut d’aimer cette commère à moustache, Tallaret est un réaliste qui aime sa table et son auberge, plus des sous en quantité importante. Telle est l’opinion de Catherine.
— Et touchant Harbajan ?
— Rien.
— Et touchant les drames du château ?
— Rien.
— Parfait, dit Siclamor. Si nous dînions ?
— Ici ? demanda Vandoise. La Catherine nous maudira.
L’auberge s’était peu à peu vidée. Chaque groupe se levait de table, saluait la compagnie d’un air méfiant, ait la porte et se dispersait à petits pas dans l’ombre du soir. Et tour à tour, les trois gendarmes, le braconnier Béchu, le grand François Tallaret étaient partis silencieusement. Il ne restait que les trois journalistes à la table de la Presse. Six heures sonnèrent à la tour de la petite église.
La mère Toinon sortit de sa cuisine, où la Pouchka avait déjà établi ses quartiers, et nous fit connaître ses décisions.
— Vous allez vous am avec des écrevisses pour commencer, vous m’en direz des nouvelles. Ensuite, des perdrix aux choux qu’on dirait préparées pour vous et vous vous nettoierez les dents avec le pâté de lièvre et une salade à l’estragon. Le vin sera bon et, pour chaque plat, vous applaudirez la mère Toinon.
Il n’y avait qu’à obéir.
— Si nous invitions le Fantôme Blanc ? proposa Siclamor.
— Fada ! dit la mère Toinon.
Mais je vis qu’elle était émue et elle nous quitta, les lèvres serrées.
— Délibérons, dit Siclamor.
— Mais à voix basse.
Les trois journalistes étaient encore accoudés à leur table, fort attentifs à fumer leurs pipes. L’un d’eux ne nous quittait pas de l’œil. Je résumai la situation.
— Nous ne savons rien.
— Nous savons déjà beaucoup de choses, dit froidement Siclamor, et nous en saurons, d’ici quelques heures, beaucoup plus.
— Comment cela ? demanda Vandoise.
Deux des journalistes se levèrent. Il ne resta qu’un petit homme à front bombé et à figure fûtée, la mine pointue sous de grosses lunettes d’écaille brune, et qui continuait de nous examiner.
— Ce soir, dit Siclamor, nous nous mettons hors la loi.
— Diable !
— Dieu sait où ce kabbaliste nous entraînera, dit Vandoise, tout à ses écrevisses.
— Explique-toi.
— Voici, dit Siclamor. La piste de Harbajan nous est fermée, le château nous est interdit. Autre chose : tout le monde est contre nous : les magistrats, les policiers, les domestiques, les journalistes, cela va de soi. Il ne nous reste qu’une source de renseignements, il faut y aller.
— Quelle source ?
— Chantal de Pailles.
— Pourquoi pas ? dit Vandoise.
— Si la Pouchka n’était pas à manger des ordures dans la cuisine, continua Siclamor, elle m’approuverait. Ce que tu nous as dit, enfant de la Science, ô médecin, ce que la mère Toinon nous a révélé doit nous encourager. Cette petite Chantal, si sage et respectueuse, a seize ans ?
— Oui, tu peux te fier à la mémoire de Catherine ; elle est née le 16 septembre 1916, ce n’est qu’une enfant.
— On n’est pas une enfant à seize ans, dit Siclamor. Mettons que certaines filles ne sont pas des enfants à seize ans. Que dis-tu de celle-ci qui soigne seule, aidée d’une vieille dame, sa mère folle, son père paralysé et qui trouve l’énergie d’aller visiter son frère mourant, à Châteauroux ? Elle est peut-être sage et respectueuse, mais enfin elle doit être énergique.
— Où veux-tu en venir ?
— À ceci : je veux l’interroger.
Siclamor inclina la tête au-dessus des restes sans forme des écrevisses et nous déroula son plan. Attendre, et toute la nuit s’il le fallait, l’automobile qui ramènerait Chantal de Pailles, de Châteauroux au château.
— Votons, dit Siclamor.
Il y eut unanimité. Ce n’était pas le moment de s’attacher aux lois de la bienséance, ni aux autres. Et le pauvre Harbajan qui naviguait dans le brouillard !
— Peut-être en compagnie du Fantôme Blanc, proposa Vandoise.
Mais alors, et comme la mère Toinon avait déposé devant nous la perdrix aux choux qui embaumait, l’action sembla rebondir. Le journaliste à la mine pointue sous de grosses lunettes d’écaille brune se leva soudain, s’en vint tranquillement à notre table et, tirant son portefeuille de la poche intérieure de son veston, prit une carte de visite et la tendit modestement à Siclamor, nous considérant tour à tour d’un œil vif et remuant qui semblait prêt à s’échapper de sa prison de cristal.
Cette carte portait ces simples noms et titres :
Joseph BAL-BALICAN,
Rédacteur à la Galette de Paris
— Est-ce vrai ? demanda Siclamor.
— Moi-même, dit l’autre avec modestie, moi-même le grand Bal-Balican.
— Le seul ?
— L’unique, dit encore et toujours de la même voix modeste le même personnage.
Siclamor siffla de contentement.
C’était bien Bal-Balican, l’illustre journaliste qui depuis cinq ans avait mené tant d’enquêtes restées fameuses, avec une sorte de génie qui sentait l’instinct. Là-bas, à sa table, dans l’ombre, on le distinguait mal. À la lumière de la lampe qui pendait au-dessus de notre table, nous reconnaissions sa figure que mille illustrations de faits divers avaient rendue célèbre.
— Puis-je solliciter de vous un entretien ? demanda poliment le nouveau venu.
— Salut ! dit Siclamor. Asseyez-vous et entretenez-nous. Et soyez le bienvenu.
La mère Toinon, qui de la porte de sa cuisine contemplait cette palabre, authentifia notre invitation en apportant un couvert et la Pouchka vint renifler Bal-Balican, puis s’en retourna à ses ordures. La Pouchka n’aime pas les figures nouvelles et elle est assez sage pour préférer un os à moelle à des discours humains.
— Fameuse, cette perdrix, dit Bal-Balican, la bouche pleine d’un aileron du juteux volatile.
— Pas mauvais, les choux, dit Vandoise.
— Buvez, dit Siclamor en emplissant le verre de notre hôte.
— Je crois que nous menons la même chasse, dit négligemment Bal-Balican.
— Il se pourrait, dit prudemment Siclamor.
— Évidemment… évidemment, reprit Bal-Balican, c’est tout à fait extra-légal.
— Extra-légal ? demanda Siclamor, s’arrêtant tout net de mastiquer.
— Je dis extra-légal pour ne pas dire illégal. Illégal est un gros mot, ne trouvez-vous pas ?
— Mais quoi ? demanda Siclamor, la fourchette levée.
— Ce projet d’arrêter ce soir l’automobile de Mlle Chantal de Pailles.
— Quoi ? dit Siclamor, repoussant sa chaise et se dressant à demi.
— Rasseyez-vous, dit simplement Bal-Balican.
Et il reprit des choux.
— Êtes-vous sorcier ? demanda Siclamor d’un air rechigné.
— Pas que je sache, dit Bal-Balican.
Ses petits yeux, noirs comme des gouttelettes de jais, dansaient joyeusement derrière le cristal bombé des lunettes.
— Avez-vous des microphones dans les oreilles ?
— Non, sur l’honneur.
— Alors ?
— Voilà, dit ce singulier personnage. Le grand Bal-Balican, le seul, l’unique sera sincère. Savez-vous où j’ai é mes dernières vacances ?
— Jamais pensé à cela, dit Siclamor d’une voix de rogomme.
— Dans un asile de sourds-muets.
— Pas trop bruyant ?
— Non. J’ai travaillé, vous comprenez. J’ai pioché. J’ai pris des leçons publiques et particulières.
— Après ?
— Après, vous devriez renoncer à jouer les policiers, messieurs, si vous ne savez pas lire les paroles sur les lèvres. Moi-même, dans ma dernière affaire des Perles Bleues où j’ai fait condamner à mort la bonne du curé, j’avais compris dans un éclair de génie que je n’étais qu’un enfant, puisque j’ignorais cette science de la lecture labiale.
— Il a dit labiale, murmura Vandoise.
— Labiale, parfaitement, continua Bal-Balican. Et aujourd’hui, après cette retraite et tout ce secret labeur, je sais lire, monsieur, je sais lire et j’ai lu.
— Et vous lisez couramment ? demanda Siclamor, qui faisait contre fortune bon cœur.
— Hum ! couramment, c’est beaucoup dire, surtout quand on chuchote et marmotte des secrets. Tenez, votre ami – il me désigna de son nez pointu – n’est pas facile à lire, ni monsieur… monsieur Pampuse, je crois ?
— Vandoise, s’il vous plaît, dit le possesseur de ce nom honoré.
— Vous voyez qu’on se trompe parfois sur les noms propres.
— Mais moi-même ? demanda Siclamor.
— Assez lisible, monsieur, dit poliment Bal-Balican.
— C’est parce qu’il est kabbaliste, dit Vandoise.
— Enfin, continua Bal-Balican, cette méthode est d’un meilleur rapport quand on connaît le thème qui sert à l’entretien. Je crois avoir compris la moitié de ce que vous avez dit. C’est assez. Et revenons à notre entreprise. J’ai dit que l’action était extra-légale. Mais non pas impossible. On doit pouvoir la mener à bien et je crois qu’elle nous donnera les renseignements les plus précieux.
— Nous ? dit Siclamor.
Là-dessus Bal-Balican nous déballa le fond de sa pensée. C’était une offre de collaboration, sous menaces et avec promesses, au choix. La table avait été desservie et nous fumions en buvant de l’eau-de-vie de marc de la mère Toinon. C’est une très bonne eau-de-vie, qui a perdu son feu et gardé son parfum de bois. La mère Toinon fait semblant de la dédaigner et la traite de jeunesse parce qu’elle a son âge. Mais elle a tort. C’est assez pour une eau-de-vie et même pour une femme.
Bal-Balican enfin résuma le débat. Au cas d’un refus de collaboration, nous allions embrouiller nos pistes, nous opposer et donc, nuire à nos enquêtes. Nous serions moins forts contre les magistrats, les policiers, les journalistes et les propres à rien. Au cas de collaboration, nous nous soutenions, nous bénéficions des découvertes en commun.
Enfin, Bal-Balican arrêta la voltige de ses petits yeux noirs, pour prendre un air très digne. Et il déclara de nouveau qu’il était le grand Bal-Balican, le seul, l’unique, et qu’il n’était pas dans ses habitudes d’offrir sa collaboration et de la voir si longuement expertiser. Je l’irai, serré dans son veston à carreaux, sa tête, qu’embellissait une naissante calvitie, rejetée assez dédaigneusement en arrière.
— Soit, dit Siclamor, qui accepta pour nous trois.
Il fut entendu que nous formions une société unie jusqu’à la fin de l’enquête et que Bal-Balican s’engageait pour sa part à ne rien publier de nos communes découvertes sans une autorisation obtenue de la société, à la majorité des voix.
Ceci juré, Bal-Balican se métamorphosa et devint un personnage tout à fait cordial, jovial et débonnaire.
Il confessa qu’il connaissait la fuite d’Harbajan et il avoua que ce qui l’avait entraîné à nous parler, c’est qu’il avait formé le même projet que nous, mais qu’il se sentait impuissant à l’exécuter seul et qu’il ne pouvait s’adresser à aucun de ses confrères.
— J’ai fait une enquête sur vous, cet après-midi, conclut Bal-Balican. Elle a été favorable. Et vous en voyez la suite.
— Maintenant, décidons, dit Siclamor sortant de sa rêverie. À quelle heure ?
— La demoiselle est partie tout à l’heure, a dit cette matrone. Mettons cinq heures. Elle dînera à Châteauroux, je pense. Elle aura mille choses à dire ou entendre à l’hôpital. Tout pesé, elle doit rentrer après dix heures.
— C’est une déduction assez logique, dit Siclamor.
— Assurément. Plus tôt nous prendrons l’embuscade, mieux cela vaudra.
— La lune ? dit Vandoise.
— C’est la pleine lune, elle brillera toute la nuit. Tant pis pour nous. Espérons un ciel couvert.
Siclamor alla à la fenêtre.
— Peu probable.
— Tant pis. Espérons le brouillard.
— Et où ? demanda Siclamor.
— J’y ai pensé, dit Bal-Balican. J’ai déjà prospecté le pays. Il y a un endroit qui me semble excellent. C’est à cinq cents mètres d’Ardentes. Là s’embranche, sur la route nationale de Châteauroux à Ardentes, le chemin vicinal qui mène au château de Pailles et que l’automobile doit forcément prendre.
— Très bien.
— Et le carrefour est planté d’arbres.
— De mieux en mieux, dit Siclamor.
— Êtes-vous armés ? demanda Bal-Balican.
— Non, pour quoi faire ? L’affaire pourrait devenir plus mauvaise si nous échouons.
— Et qu’importe ! dit Bal-Balican assez impétueusement. Il faut réussir. Donc, nous réussirons. Et des armes peuvent nous aider.
— Deux femmes et un chauffeur, dit Siclamor.
— Le chauffeur peut être armé. Il peut y avoir un policier sur le siège.
Ici, j’intervins pour proposer de nous masquer.
— Et pourquoi ? demanda Bal-Balican.
— Parce que nous sommes déjà repérés dans le pays, moi-même depuis longtemps connu. Il est plus prudent pour la suite de l’enquête de pouvoir nier.
— Il a raison, dit Siclamor. Ils ont déjà un Fantôme Blanc, donnons-leur des Hommes Noirs.
— Vous connaissiez cette histoire de commère ? dit Bal-Balican.
— Tout le monde en parle.
— Il est vrai.
— Mais nous ne pouvons nous équiper que chez Harbajan, reprit Siclamor. Je n’ai pas assez confiance dans la bien-aimée du grand Tallaret.
— Ah ! ah ! dit Bal-Balican, croyez-vous ? Mais sa perdrix aux choux était très bonne. Soyons prudents.
Siclamor, la Pouchka dans son giron, prit la tête de notre petite troupe. La lune pleine éclairait l’église, la place et les vieilles maisons d’Ardentes d’une lueur éblouissante. Pas un nuage au ciel.
Bal-Balican renifla.
— Dans deux heures, il y aura du brouillard blanc, dit Siclamor.
Je ne connaissais pas à mon ami une science préventive du temps aussi fine. Au demeurant, c’était aussi mon avis. L’air était froid et humide et l’Indre coulait à cent mètres.
La Catherine nous accueillit avec un air pincé qu’excusait assez un merveilleux dîner dont le parfum flottait encore dans la maison.
— Nous souperons, lui dis-je en manière de consolation, et nous aurons très faim, car nous avons une promenade à faire.
— À cette heure, saints du ciel ! gémit la Catherine.
Les joues flasques tremblotaient. Mais elle n’osa rien dire du Fantôme Blanc.
Pierre Colletin fumait au coin du feu de la cuisine, l’air assez maussade à cause de la politesse de Vandoise.
— Qu’en penses-tu ? me demanda Siclamor.
— Je suis d’avis de l’emmener.
— C’est un traître, dit Vandoise. Il n’y a qu’à regarder ses yeux en boutons de pantalon. Il terrorise cette femme.
— Voilà, dit Bal-Balican. Nous ne pouvons faire nos préparatifs sans éveiller son attention. Et il sait, il saura que nous ons la nuit dehors. Donc, il vaut mieux en faire un complice.
Je proposai d’aller lui porter les excuses de Vandoise.
Siclamor m’accompagna.
Nous mîmes toute l’affaire sur le compte d’un dérangement cérébral qui troublait Vandoise depuis la perte de sa fiancée, morte dans un incendie. Autrement, le meilleur homme du monde. C’était depuis ce chagrin qu’il salissait du papier à journée faite. Vandoise en aurait pleuré. Colletin accepta cette version en toussant discrètement.
Alors, Siclamor le mit au pied du mur. Cela, rudement. Il fallait jouer le tout pour le tout.
— Aimez-vous votre maître, le docteur Paul Harbajan ?
— C’est pas des questions à poser, râla Colletin, le dos collé à la bibliothèque.
— Pourquoi avez-vous menti ? demanda Siclamor, implacable.
— De quoi ? dit Colletin.
— Oui, vous nous avez dit qu’après sa fuite du château, il n’était pas rentré ici. Il était rentré ici.
— Des fois, dit l’homme.
— Vous nous avez dit qu’il n’était pas armé. Il est venu s’armer ici. Il a pris son browning et sa carabine à corbeaux, la Flack et Westerling.
— Des fois, dit encore Colletin.
— Enfin, il est sorti par la fenêtre de sa chambre à coucher et il est parti par le jardin. Vous savez tout cela, Colletin. Pourquoi avez-vous menti ?
— J’ai cru bien faire, dit tristement l’homme de confiance d’Harbajan s’adressant à moi.
— Si vous voulez, continua Siclamor. Mais vous voyez qu’il ne sert à rien de nous mentir. Comprenez-vous maintenant que nous ne sommes ici que pour sauver votre maître ? Voulez-vous être fidèle, et obéissant et ne plus mentir ?
— Bien sûr, dit Colletin. Sait-on jamais. Ces messieurs comprendront.
C’était un homme qui se rendait.
— Voici, dit Siclamor. Voulez-vous nous accompagner cette nuit ?
Colletin me regarda.
— Où vous voudrez, messieurs.
Alors commencèrent les préparatifs. La Catherine avait mis sa mauvaise humeur de côté.
Elle tailla cinq masques dans de la serge noire. Moitié dans l’enveloppe d’un appareil photographique, moitié dans un tablier ancien.
Colletin découvrit une vieille lanterne d’écurie.
Bal-Balican et moi étions armés.
Siclamor prit le revolver d’ordonnance d’Harbajan et Vandoise a le hammerless en bandoulière, Colletin avait un bâton ferré. C’était l’arme la plus redoutable entre ses mains. On abandonna la Catherine qui suait de peur en nous entortillant dans nos masques. Après délibération de la société, par trois voix contre Siclamor, on laissa la Pouchka, parce qu’elle a les bronches fragiles.
Nous dévalâmes dans le jardin, puis, à la file indienne, au long du mur, sur la berge de l’Indre, notre petite troupe s’enfonça dans l’aventure.
La campagne brillait toujours sous une lune éclatante. Mais, comme nous l’avions prévu, le brouillard montait du sol. Nous avions, jusqu’à la ceinture, une sorte d’ouate blanche qui ondulait, s’accrochait aux arbres, enveloppait les champs. Ardentes, portes et volets clos, flottait sur ce coton, engourdie de peur, chaque âme cachée au plus secret de l’âtre ou sous l’édredon.
— Beau temps pour un fantôme blanc, dit cet imbécile de Vandoise, qui ressemblait à Tartarin, avec son fusil de chasse en bandoulière.
Colletin se signa.
Il montait de la terre un parfum d’herbe et tantôt, selon les mouvements de l’air, venait de la campagne une odeur de chaume brûlé ou celle des marais qui donnait la nausée. L’Indre brillait comme une nappe d’argent immobile. Au loin, montait l’appel des chiens qui se répondaient en hurlant.
Pas un mot. Nous allions, suivant Bal-Balican qui semblait un farfadet de légende. Ardentes était maintenant derrière nous. Et nos pas sonnaient sur la route nationale de Châteauroux.
— Halte ! dit soudain Bal-Balican. C’est ici.
Le brouillard blanc sur le plateau était moins dense et moins épais. C’était tant mieux, l’ombre des arbres étant très suffisante pour nous dissimuler.
— Voilà, dit Bal-Balican, un fossé qui nous attend. Il ne era pas cette nuit des voitures à la douzaine.
Il regarda sa montre.
— Dix heures.
— Votre plan ? demanda Siclamor.
— Ceci, dit Bal-Balican : M. Vandoise, armé de la lanterne, avec Colletin, va s’installer derrière ce gros orme.
— Oui, dit Vandoise.
Avec son masque sur la figure et sa lanterne enveloppée de serge noire qu’il balançait à la main, il avait l’air d’une illustration romantique.
— Au premier bruit d’auto, continua Bal-Balican, vous sauterez sur la chaussée, la lanterne démasquée. Faites tous les signaux possibles. Il faut que le conducteur vous voie et s’arrête.
— Ensuite ? dit Vandoise, raide comme à la parade.
— Vous lui sauterez sur le poil et nous arriverons. Attention à ses pattes. Il est peut-être craintif, cet homme.
— Oui, oui, dit Vandoise.
Ils s’installèrent sur la mousse et nous-mêmes dans la boue du fossé. Il commençait à faire diablement froid.
— Jolie soirée ! dit Siclamor.
Une heure a. Nous fumions. Cela ne réchauffait pas les pieds. J’avais une barre de glace dans le dos.
Et, soudain, Bal-Balican siffla doucement. Il regardait à l’horizon. Avais-je dormi ? Il me sembla m’éveiller d’un rêve. Le visage de Siclamor était blanc de craie, sous la lumière de la lune. Et j’étais immobile, les dents serrées, dans une impatience de cauchemar, avec une sorte d’excitation de la curiosité qui n’allait pas sans intellectuelle volupté.
Là, là… le Fantôme Blanc.
À cent mètres devant nous, rasant le tronc des arbres, surgi du brouillard blanc qui lui montait jusqu’aux genoux, s’avançait une étrange apparition, une apparition géante, qui venait vers nous, Bal-Balican râla et j’entendis gémir Siclamor. J’étais en plomb.
Ce personnage de cauchemar semblait plus grand qu’un homme, et il avait les épaules d’un colosse.
Mais ce qui m’accablait, c’était l’étrange image de cette tête qui surmontait le personnage…
Une tête masquée de blanc, coiffée d’une cagoule, éclatant aux rayons de la lune.
Et je remarquai que le Fantôme Blanc avait d’immenses mains en battoir…
Des mains gantées de blanc.
Alors éclata un coup de feu.
— Malédiction ! dit Bal-Balican, il va ameuter le pays !
— Ils ont trop peur, dit Siclamor.
C’était Vandoise qui avait tiré, bien sûr.
Le Fantôme Blanc avait oscillé, s’était évanoui dans le brouillard blanc.
Nous retrouvâmes Vandoise, sa lanterne d’une main, son hammerless de l’autre, et Colletin, armé de son bâton ferré, qui cherchaient le gibier.
Mais il n’y avait pas de trace de gibier. Et Colletin était gris de peur.
Pas de trace du Fantôme Blanc.
— Ça se tue pas, ça se tue pas ! gémissait Colletin.
— Ça se manque, dit Bal-Balican qui reniflait sans grâce.
— Ça se trotte devant le petit plomb, dit Vandoise, qui me parut plein de bon sens, mais vexé.
— Acré ! dit Siclamor, et chacun à son poste, voici une automobile.
On apercevait là-bas une petite lueur qui flottait au-dessus de la ouate.
— Le gaillard qui conduit la bagnole est prudent, murmura Bal-Balican.
— Cet idiot de Vandoise est visible d’une lieue, dit Siclamor.
La voiture approchait à petite allure. À dix mètres, Vandoise bondit. Et il commença de balancer agréablement sa lanterne. L’autre freina. Je vis Colletin se dresser à son tour. Déjà nous courions dans le brouillard blanc. Et j’entendis des cris affreux. C’était la vieille dame qui hurlait de peur.
— Haut les pattes, camarade ! disait tranquillement le spectre noir qu’incarnait Vandoise, en menaçant des canons de son hammerless le conducteur épouvanté.
C’était un vieillard à cheveux blancs, qui semblait fou de terreur. Colletin l’attira doucement sur la route. Vandoise commença de lui tapoter dans le dos et le réconforta par de bonnes paroles.
Siclamor venait d’ouvrir la portière, quand une détonation éclata. Une balle rasa la tempe de Siclamor et m’écorcha la joue.
— Diable ! dit Siclamor.
D’un mouvement prompt mais doux, il saisit le poignet de la jeune fille. La seconde balle se perdit dans le plafond de la voiture.
— Elle est très crâne ! dit Siclamor.
— Lâches ! lâches ! criait une voix vibrante, croyez-vous me faire peur avec vos déguisements ?
— Mademoiselle, commença Siclamor…
Il avait désarmé Mlle de Pailles et mis le revolver dans sa poche, fort méthodiquement. Et il avait une façon de rejeter la tête en arrière qui donnait grand air à sa cagoule noire. Bal-Balican et moi l’encadrions comiquement.
— Lâches ! dit encore la voix.
Siclamor devina qu’il fallait serrer son style.
— Venus vous aider, simplement, dit-il.
— M’aider en m’arrêtant sur la route, la nuit, à cinq ?
— Nécessaire.
— Masqués ?
— Oui, oui, dit Siclamor. Autre chose : vous tirez vite, mais mal. Tant mieux, mais je vous montrerai un jour à régler votre tir. Oui, même la nuit. D’ailleurs, le clair de lune est éclatant. Vous n’auriez pas dû me manquer. Autre chose encore. Nous ne sommes que des amis. Il y a même parmi nous un de vos vieux amis.
— M’expliquerez-vous ?…
— Tout vous sera expliqué. Suivez-nous gentiment, jusqu’au pied de cet ormeau. Une fois assis dans l’herbe, la confiance renaîtra.
Il lui tendit galamment la main, l’aida à descendre. Dans le fond de l’auto, il y avait un tas de robes et de manteaux qui jouait sans doute, dans l’ordinaire de la vie, le rôle de tante Marie-Christine. Cette vieille dame étant évanouie, la tâche en était rendue plus facile. Siclamor l’abandonna, mais il poussa la délicatesse jusqu’à emporter un des coussins pour notre belle prisonnière.
Belle, certes. Et très belle. Et très femme.
En un an, l’enfant que j’avais continué de rencontrer durant mes séjours chez le pauvre Harbajan était devenue une femme et, si j’en jugeais par l’éclat des yeux noirs, une femme énergique.
Tandis que Siclamor l’entraînait :
— Seize ans ? dit Bal-Balican. Allons donc ! Dix-huit au moins !
— Non, seize !
— Soit, dit Bal-Balican. Il n’y a plus d’enfants. C’est miracle qu’elle nous ait ratés.
Vandoise nous rejoignit, ayant abandonné son prisonnier à Colletin.
Il avait rechargé son hammerless, rapport au Fantôme Blanc, sans doute.
Notre société, entourant Chantal de Pailles, s’assit dans le brouillard blanc. Seules nos têtes déaient. Et c’était un spectacle singulier que ces quatre cagoules noires qui sortaient de l’ouate, au clair de lune, et encadraient la belle tête blonde.
— Mademoiselle, dit Siclamor, veuillez exc ce déguisement. Vous en comprendrez la nécessité quand vous saurez qui nous sommes et ce que nous avons entrepris. Nous ne savions qui nous trouverions à vos côtés, quel serait votre chauffeur. Enfin, il fallait se mettre à l’abri de la curiosité des magistrats, des policiers, des journalistes et du petit peuple. Ici, et à cette heure, nous ne risquons plus rien. Bernard, démasque-toi.
J’obéis.
Chantal de Pailles poussa un gémissement et, s’élançant, elle vint s’agenouiller et se blottir près de moi.
— Monsieur Bernard, monsieur Bernard ! Vous ! vous !
Elle sanglotait maintenant, le danger é. Je vis que cette bravoure plaisait aux autres. Ils se démasquèrent.
— Ne perdons pas de temps, dit Bal-Balican.
Je demandai :
— Mon enfant, avez-vous confiance en moi, en nous ?
— Une confiance absolue. Mais comment êtes-vous ici, pourquoi êtes-vous ici ?
— Je suis venu, appelé, venu au secours d’Harbajan.
— Appelé ? Par qui ?
— Par lui.
— Avant sa fuite ?
— Oui.
— Et maintenant ?
— Maintenant, je cherche à le retrouver, à le sauver. Et je cherche, nous cherchons à vous aider.
— Je n’y comprends rien, gémit Chantal de Pailles.
— Mademoiselle, dit Siclamor en inclinant la tête, nous n’y comprenons rien non plus. C’est une sale affaire. Il faut nous aider à voir clair. C’est pourquoi nous nous sommes permis d’interrompre votre promenade. Il n’est pas utile que nos bonnes relations soient publiquement connues.
— Que faut-il faire ? demanda la jeune fille.
Je vis qu’elle avait retrouvé tout son courage.
— Il faut répondre à toutes nos questions, nous faire une confession franche et entière, Chantal, dis-je.
— Je le ferai, dit-elle. Interrogez.
— Parle, Siclamor, dis-je. Répondez-lui comme à moi, Chantal. Il est avec moi.
— Et les autres ?
— À la vie à la mort, dit le journaliste. Je suis Bal-Balican, le seul et l’unique.
Vandoise ne dit rien. Il bâtissait sans doute dans sa tête des équations nocturnes et lunaires, le hammerless en bandoulière.
— Mademoiselle, commença Siclamor, il nous faut d’abord un récit court, aussi court que possible, mais précis et objectif, des événements qui ont accablé avant-hier soir le comte de Pailles et la comtesse, votre père et votre mère. Il nous faut aussi le récit de l’attentat commis hier soir sur votre frère Robert de Pailles et sur vous-même, je crois.
Une seconde seulement, la belle tête blonde se pencha.
— Voici, dit Chantal de Pailles, la voix lasse, mais ferme. Il y a bien eu deux drames qui se sont déroulés presque à la même heure à un jour d’intervalle.
— Des faits, rien que des faits, dit Siclamor.
— Je vais donc vous dire simplement ce que j’ai vu ou éprouvé moi-même. Avant-hier soir, lundi, mon père et ma mère étaient sortis faire une promenade dans le parc, avant le dîner. C’est leur habitude en été.
— Quelle heure ? demanda Siclamor.
— Mon rôle de témoin commence à sept heures vingt. À quelle heure mon père et ma mère étaient-ils sortis ? Au témoignage des domestiques, à six heures trente. J’étais dans ma chambre. J’étais inquiète. Pourquoi ? Soudain, j’entendis une sorte de rumeur. Je sortis. Sur le perron, la femme de chambre de ma mère, le valet de chambre de mon père et Tallaret étaient immobiles. Ils regardaient. Je regardai. Et j’aperçus, au loin, qui venait au château et courait comme une folle, une femme. À sa robe, à son chapeau, je reconnus bientôt ma mère. Je courus moi-même au-devant d’elle. Mais elle avait l’air hagard. Elle me repoussa, elle s’élança encore et, soudain, s’abattit dans le sable. On la porta sur son lit. Elle délirait. Voilà, messieurs.
— Et votre père ? demanda Siclamor.
— J’avais envoyé chercher le docteur Harbajan. Les domestiques avaient porté ma mère sur son lit. Alors, j’ordonnai à Tallaret et au jardinier de me suivre, et je partis à la recherche de mon père.
— Vous avez mis un long temps à le retrouver ?
— Peu de temps. L’avenue centrale bifurque à deux cents mètres du château. L’une des voies secondaires mène à une petite porte qui permet de sortir du parc et de redre la forêt dans sa partie la plus belle. Je savais que mon père et ma mère, dans leur promenade du soir, choisissaient souvent ce coin de campagne. Mon père portait toujours, pendue à son trousseau, la clef qui ouvrait cette petite porte.
— La porte était-elle ouverte ?
— Oui, dit Chantal de Pailles, la porte était ouverte. Et c’est à quelques mètres de là que je découvris le corps de mon père, couché dans les fougères.
— Il était en dehors du parc ?
— Oui.
— Des détails, dit Siclamor, d’une voix assez rude.
— Des détails ? Il était couché sur le ventre, la face dans l’herbe, dans les fougères.
— Pas de blessure ?
— Aucune.
— Pas de marques de violences ?
— Non, Tallaret et le jardinier l’emportèrent. On le coucha. Je vivais dans une sorte de cauchemar. Mais tout cela s’est gravé dans ma mémoire. Si je ferme les yeux, je revois… je revois tout.
— Calmez-vous, Chantal, dis-je.
— Je suis très calme. Et maintenant ?
— Maintenant, dit Siclamor, que s’est-il é durant la nuit ?
— Rien.
— Comment, rien ?
— Rien. Le docteur Harbajan, accouru, avait examiné mon père, déclaré qu’il était frappé de congestion cérébrale. Il me rassura. Il se rendit auprès de ma mère et resta auprès d’elle à la soigner jusqu’au matin. Il déclara en s’en allant que ma mère venait d’éprouver – mais pourquoi ? – un choc nerveux épouvantable, qu’elle délirait. Il l’avait calmée avec des piqûres d’héroïne. Il promit de revenir à dix heures. J’avais réussi à faire coucher mon jeune frère qui ne s’inquiétait pas trop. Je l’avais trompé par des histoires.
— Et dans la journée du lendemain ? demanda Siclamor.
— Rien encore. À dix heures, le docteur Harbajan revint. Mon père était dans le même état. Ma mère aussi. Il revint à trois heures. Ma mère allait mieux. Il resta longtemps près d’elle. Il redescendit et demanda à téléphoner, mais je ne sais à qui.
— À moi, dis-je.
— Ah ! je comprends. Il ressortit, l’air assez satisfait. Cependant, mon pauvre père n’allait pas mieux. Mais ma mère semblait revenir à la raison. Elle me reçut, m’embrassa tendrement, puis s’endormit.
— Et maintenant, la suite, dit Siclamor : les événements de la seconde soirée, du mardi 30 août ?
Chantal de Pailles éclata en sanglots.
— Ne nous attendrissons pas, mademoiselle, dit froidement Siclamor.
Je l’aurais battu.
— Le reste, c’est le second drame, dit Chantal de Pailles, sourdement.
Elle séchait brutalement ses yeux, avec une sorte d’emportement désespéré.
— Voici : j’étais dans ma chambre. Je savais que mon frère Robert jouait dans le parc. Il avait tendu des pièges à oiseaux. Je regardai ma montre. Il était donc sept heures moins un quart. C’était l’heure du dîner et je voulais aller chercher mon frère, l’appeler tout au moins, car il ne pouvait pas être loin. Je savais que mon frère devait être dans la partie du parc qui borde le potager.
— Ensuite ? dit Siclamor.
— Je sortis. Au moment même j’entendis un cri de terreur, une sorte de hurlement aigu, aigu, et qui finit en râle. C’était sur ma droite. Je m’élançai.
— Vous étiez seule ?… Aucun domestique ?
— Ils ont tous été interrogés. Pas un seul n’était près de moi au moment où éclata ce cri. Aucun d’eux ne l’a entendu. Ils l’affirment.
— Peut-être, dit Siclamor.
— Je m’élançai, continua Chantal de Pailles, et je courus, je courus vers le cri, vers ce coin du parc, proche le potager, d’où m’avait semblé venir le cri, le cri aigu, aigu, le cri d’angoisse. Rien devant moi. Je m’enfonçai sous les arbres. Il faisait sombre, mais j’ai la vue perçante. Alors…
— Alors, dit Siclamor.
— Alors, je vis dans l’herbe, allongé, le corps de mon frère. Je tombai à genoux, mais deux mains me saisirent aux épaules, et je fus jetée à terre. Ce que je vis me glaça d’horreur.
— Alors ? dit encore Siclamor.
— C’était un homme, masqué de blanc, qui brandissait un couteau, en dansant devant moi comme un fou forcené.
— Le Fantôme Blanc, probable, dit Vandoise, qui avait sur le cœur son coup raté.
— Non, dit Chantal de Pailles. Cet homme masqué de blanc était petit. Et au moment où il s’élançait sur moi, – dans cette seconde, je devinai que ce couteau venait d’abattre mon pauvre frère, – à ce moment-là surgit un colosse, semblablement masqué de blanc. Et celui-là, si j’en juge par les légendes qui courent le pays, était bien le Fantôme Blanc.
— Comment fait ? demanda Bal-Balican.
— Je n’ai guère eu le temps de l’examiner. Il était très grand, très large d’épaules. Et il avait les mains gantées de blanc…
— Ah ! ah ! dit Siclamor. Ensuite ?
— Ensuite, il se jeta sur l’assassin, le désarma brutalement, l’enleva comme un enfant à bout de bras et, bondissant devant moi, disparut avec son fardeau dans la forêt. Je me relevai, j’appelai au secours, et je fus rete par François Tallaret et le jardinier. Mais mon pauvre frère, ah ! monsieur Bernard, monsieur Bernard…
Elle sanglota un moment contre mon épaule.
— Ensuite ? continua Siclamor, implacable.
— C’est tout, dit Chantal de Pailles. François Tallaret et le jardinier emportèrent mon pauvre frère, et je les suivis en pleurant.
— Non, non, dit Siclamor, vous ne nous avez pas tout dit touchant ce drame.
— Que voulez-vous de plus ?
— Votre frère était blessé. Excusez-moi, mais quelles blessures avait-il reçues ?
— Un coup de couteau dans le dos et qui a traversé le poumon droit, c’est ce que m’ont dit les médecins.
— Oui, oui, dit Siclamor. Nous savons cela. Mais quelles autres blessures ?
Je la vis si pâle que je tendis les bras pour la recevoir. Mais elle se raidit.
— Vous êtes donc un démon ?
— Si c’est nécessaire, dit Siclamor. Parlez.
— Soyez sincère, Chantal, dis-je. Il y va peut-être de notre vie à tous.
— Vous avez raison, dit Chantal de Pailles, en relevant sa belle tête au visage ravagé. Un peu plus de honte et d’horreur, qu’importe ! Voilà : Robert avait le visage haché de coups du tranchant du couteau. Il était défiguré, affreusement, atrocement, volontairement défiguré. Dix-sept coups de couteau, a constaté le docteur Harbajan, une heure après. Un œil crevé, le nez presque détaché. Vous faut-il des détails encore ?
— Merci, dit Siclamor qui était diablement pâle.
Nous aussi, je pense.
— Qu’ai-je encore à vous dire ? murmura Chantal de Pailles raidie dans sa douleur et regardant devant elle, comme une somnambule ? Ne le devinez-vous pas ?… Ce fut la venue de M. eloup, notre bon curé, qui allait de mon père à mon frère, à ma mère. Heureusement, mon père, qui avait repris toute sa connaissance dans l’après-midi, mais restait cloué par la paralysie sur son lit, ne se doutait pas du malheur qui le frappait dans son fils unique, ce fils qu’il adorait, dont il était si fier. Ensuite, les gendarmes, le maire, le juge de paix, dans la nuit la police de Châteauroux et le Parquet. Que sais-je ? Un cauchemar !
— Et votre mère, se doutait-elle ?
— Ah ! ce fut affreux. Et c’est là que commence un nouveau mystère.
— Parlez, Chantal.
— J’avais envoyé Tallaret en hâte chercher le docteur Harbajan, vous le devinez bien. Il arriva à huit heures et sa figure me fit peur. Il se précipita vers mon frère et le pansa avec tout son dévouement. Je l’aidais de mon mieux, mais c’était une chose horrible. Je crois que je claquais des dents. Mon frère était comme mort, épouvantable à voir. Quand le docteur Harbajan eut tout fini et fait des piqûres d’huile camphrée et de caféine, – je le vois encore, – il a sa main dans mes cheveux… Il dit simplement : « Pauvre petite !… », il monta voir ma mère. Il resta près d’elle une heure. Et il redescendit comme un forcené et, sans prendre son chapeau, il partit en courant.
— Sans vous dire adieu ?
— Sans me dire adieu.
— Et votre mère ?
— Elle descendait derrière le docteur Harbajan. Elle ne parut pas s’occuper de son brusque départ. Elle alla droit vers mon pauvre frère, enveloppé de bandelettes. J’ai oublié de vous dire qu’on l’avait couché sur un matelas recouvert d’un drap, sur le billard du petit salon, au rez-de-chaussée. Le docteur Harbajan n’avait pas voulu le laisser transporter dans sa chambre. Ma mère ne toucha pas l’enfant. Elle tomba à genoux et pria à voix haute, un long moment, des pater, des ave, d’autres prières… Elle semblait ne voir personne, la face comme un marbre blanc. Je vous assure qu’elle n’avait pas l’air d’une folle. Nous, les domestiques, Tallaret, les gendarmes, le curé, le maire, nous étions debout, immobiles. Alors, elle se releva et, sans un mot, sans un geste, elle sortit du salon, remonta, s’enferma. Je ne l’ai pas revue depuis. Et l’on n’a plus revu le docteur Harbajan. À minuit, une ambulance de Châteauroux emporta mon frère. Voilà, voilà la vérité.
Chantal de Pailles joignit les mains.
— Et maintenant ? demanda Bal-Balican, tapotant du doigt ses belles lunettes d’écaille et reniflant sans grâce.
Colletin, la tête enveloppée de sa cagoule noire, surgit près de nous. Il avait abandonné son prisonnier.
— C’est pas des histoires à faire, déclara-t-il, de bavarder toute la nuit dans le brouillard.
Mais quand il vit que nous étions démasqués, il arracha lui-même l’étoffe sous laquelle il étouffait.
— Colletin ! Colletin ! gémit la jeune fille.
— Bien le bonjour, mademoiselle Chantal, dit-il, c’est pour avoir l’honneur d’être votre serviteur.
Je pris les mains tremblantes de Chantal de Pailles dans les miennes.
— Que faut-il faire ? demanda-t-elle.
— Parle, Siclamor.
— Voilà, dit-il. Au château, votre vie tient à un fil.
— Qu’importe ? dit-elle.
— Il importe beaucoup. Pourriez-vous cacher l’un de nous auprès de vous ?
— Oui, dit-elle. Mais pourquoi ?
— Pour vous protéger. Aussi pour étudier l’affaire, du dedans.
— Si vous voulez.
— Mais pourrons-nous communiquer avec vous et avec lui ?
— Oui.
— Secrètement ?
— Oui.
— Comment ?
— Fiez-vous à moi, dit Chantal de Pailles. Ma femme de chambre, Rose Rabourdin, est la fiancée de Béchu le braconnier.
— Ah ! ah ! dit Siclamor, celui qui a cassé la jambe d’Hippolyte Landon, le gendarme ? Vous est-elle dévouée ?
— À la mort, dit la jeune fille. Nous pourrons correspondre chaque jour.
— Et nous pouvons nous fier au sire Béchu ?
— Oui, si Rose commande.
— Amour ! amour ! dit Siclamor. Tout va bien. Ce sera donc Vandoise.
— Pardon… commença Bal-Balican.
— Non, dit rudement Siclamor. À la majorité, ce sera donc Vandoise. Es-tu prêt, ô barbouilleur insigne ?
— Voilà, dit Vandoise, en se désarmant de son hammerless qu’il a à Colletin.
Vandoise n’a jamais peur. Il ne doute jamais, et il n’hésite jamais. Comment pourrait-il, n’ayant point d’imagination, puisqu’il est sans âme ?
Nous étions debout, maintenant. Je ai mon revolver à Vandoise. Nous lui serrions la main, nous lui tapions dans le dos pour le réchauffer, le pauvre vieux.
— Ça ira très bien, dit Vandoise.
Il se lova en boule, aux pieds de la vieille dame évanouie et de Chantal de Pailles. On jeta une couverture sur ce flibustier. Le vieux chauffeur, un peu requinqué par nos encouragements, remonta sur son siège et démarra.
— Sale affaire, dit Siclamor. Diablement sommeil, et vous ?
Nous reprîmes le chemin d’Ardentes, à petits pas, les mains dans nos poches. N’étions-nous pas maintenant, hormis Colletin qui cachait sous sa blouse son hammerless, de paisibles amis de la nature, qui se promenaient à la lune, pour respirer le brouillard ?
Nous étions rentrés sous le signe de la loi.
Mais à cinquante pas du village se dressa devant nous une singulière apparition.
— À cette heure, c’est Béchu, dit tranquillement Colletin dont les yeux en boutons de pantalon, mais perçants, avaient reconnu son compère.
— Bonsoir à la compagnie, dit Béchu en touchant sa casquette.
Nous l’entourions.
— Parleras-tu ? dit Colletin.
— C’est rapport aux histoires du château, dit prudemment Béchu.
— Est-ce Mlle Rose qui vous envoie, mon brave ? demanda Siclamor.
Béchu sursauta. Il a des yeux de rat et un menton en galoche, bleu de poil rasé, avec cela, maigre comme un coucou d’hiver.
— Des fois, dit-il.
Il nous examinait en dessous. Colletin hocha la tête. Et je devinai que l’amour seul ne guidait pas cet homme. La rancune d’un braconnier est tenace. Il ne pardonnait pas au gendarme les mille ennuis éprouvés pour cette bagatelle de lui avoir cassé la jambe, Béchu était contre Landon. Donc pour nous. C’était de la logique paysanne. J’intervins.
— Parlez, Béchu, qu’y a-t-il de nouveau ? Nous sommes tous des amis, ici.
— C’est peut-être pas prudent, à ce minuit, d’aller chez le docteur Harbajan comme vont ces messieurs, comme je pense, dit Béchu.
— Ah ? dit Siclamor, il y a du nouveau ?
— Les gendarmes ? proposa Colletin.
— Oui.
— Dans la maison ?
— Dedans et autour.
Siclamor acheva de confesser le braconnier Béchu.
Il fallait accepter, en dernier, que le brigadier Hippolyte Landon et deux de ses hommes occupaient la maison d’Harbajan ou les environs, que Catherine était prisonnière et aussi les chiens, et enfin la Pouchka.
— Tant pis pour Landon, dit Siclamor. Il répond de la Pouchka sur sa tête.
Ce n’était pas un endroit bien confortable pour délibérer.
— Déblayons, proposa Bal-Balican.
— Voici, dit Siclamor. Nous avons Vandoise au château. Il nous faut un homme dans Ardentes, en liaison. Et pour agir à l’occasion. Ce sera vous, monsieur Bal-Balican.
— Adopté à l’unanimité, dit Bal-Balican.
— Oui, dit Siclamor. Et vous ne pouvez pas disparaître. Ce serait un trop beau scandale. Mais soyez prudent, dans vos articles.
— Promis, dit Bal-Balican.
Et ses yeux brillaient comme des escarboucles derrière le cristal de ses lunettes, au clair de la lune.
— Donc, dit Siclamor, vous allez vous coucher bien sagement au Lion d’Argent, votre hôtel. C’est à vous que M. Béchu, braconnier, ici présent, transmettra les lettres de Vandoise que lui remettra Mlle Rose Rabourdin, et que vous nous ferez parvenir, après en avoir pris connaissance.
Béchu poussa un gémissement bas. Il n’y comprenait rien, le pauvre homme.
— Nous vous tiendrons nous-mêmes au courant de nos découvertes, comment dirai-je, de nos faits et gestes.
— Mais que décidez-vous ? demanda Bal-Balican.
— Comment le saurais-je ? dit Siclamor.
J’intervins.
— Nous ne pouvons pas rentrer chez Harbajan.
— Assurément non. Nous serions emboîtés, gardés et interrogés toute la nuit. Cela, jamais.
— Alors, que faire ?
— On pourrait « buter » les gendarmes, dit Colletin, ses petits yeux en boutons de pantalon plus mauvais que jamais.
— Pas de blagues, dit Siclamor, que je n’avais jamais vu si pacifique. L’affaire est assez mauvaise, ne la compliquons pas.
— Une supposition, dit Béchu en relevant assez hardiment son menton en galoche, une supposition que ces messieurs me suivraient.
— Alors ? dit Siclamor.
— Une supposition que je les cacherais dans les étangs.
— Voilà l’affaire, dit Siclamor. Il faut nous en remettre à Béchu et gagner le maquis. C’est la sagesse même. C’est ce que déciderait la Pouchka, qui a plus de génie prudent que nous tous réunis. Mais elle est prisonnière, et tant pis pour Landon. Allons !
Il fut décidé que Béchu se drait à nous pour nous cacher au plus secret de ses repaires de braconnier, au cœur des étangs. De là, nous observerions et nous gouvernerions. Béchu ferait notre liaison avec Bal-Balican. Colletin nous accompagnerait. Restait à résoudre le problème de l’approvisionnement.
— Je crève de faim, dit Siclamor.
— Une supposition… dit Béchu.
— Parlez, parlez, gémit Siclamor.
— J’ai mon fusil tout près d’ici, reprit Béchu. Une supposition que j’aille derrière le mur du jardin du docteur Harbajan, au long de l’Indre ?
— Ensuite ? dit Siclamor.
— Ensuite, je tire deux coups, et puis je gueule, je gueule.
— Très bien ! dit Siclamor.
— C’est malheureux si un ou deux des gendarmes courent pas pour voir ça que c’est. C’est paresseux, mais c’est curieux. Et puis, Landon les enverra. C’est malheureux aussi si j’ai pas le temps de recharger mon fusil. Alors, je tire encore deux coups et je gueule, je gueule.
— Parfait, dit Siclamor.
— Alors, une supposition, voilà aussi Colletin qui, de l’autre côté, sur la route de la Châtre, par exemple, tire deux coups de ce hammerless du docteur qu’il porte sur son dos. Et il gueule, il gueule aussi. C’est malheureux si le brigadier Landon se décide pas à aller voir. Alors, ces messieurs sautent dans la maison, ils ramassent la croûte et ils se trottent en vitesse.
Tout cela sentait la raison. Bal-Balican pleura si bien qu’il fut autorisé à nous accompagner, à titre de témoin muet qui regagnerait son lit dès qu’il aurait joui de l’aubade offerte à la maréchaussée.
Nous traversâmes Ardentes endormie dans le coton. J’ai dit que la maison d’Harbajan est la dernière du village, presque isolée dans le bled. Plus de cinq cents mètres à la file indienne. Béchu marchait en tête et Colletin vint donner du nez entre mes épaules.
— Vous voilà rendus, dit Béchu. Ces messieurs sont-ils prêts ?
— Allez, Béchu, dit Siclamor.
Le braconnier disparut.
Nous étions là debout, serrés comme des lapins malades, perdus dans la ouate, hors du monde réel.
— Deux minutes, dit Siclamor.
Il comptait sur son pouls. À ma mesure, il y avait déjà trois minutes.
Alors éclata un coup de fusil, suivi d’un autre. Et que suivirent des hurlements épouvantables. Béchu a du talent pour ce qui est de gueuler.
J’entendis des volets claquer, un bruit de bottes et de jurements. La maréchaussée devait hiverner autour du fourneau de la Catherine.
— Les voilà sur la piste, murmura Siclamor. À votre tour, Colletin. Où nous retrouverons-nous ?
— À la petite porte au bas du jardin, dit Colletin.
— Ça va.
L’autre disparut dans le brouillard.
Alors, éclatèrent deux nouveaux coups de fusil, suivis de hurlements plus mélodieux encore que les précédents. J’en avais des frissons qui m’horripilaient la peau.
— Béchu se sure, dit Siclamor. La Pouchka doit être folle.
Ce fut le tour de Colletin de commencer sa musique. Cela finissait par taper sur les nerfs. Mais rien ne remuait dans la maison d’Harbajan.
— Ce Landon du diable, dit Siclamor, que fait-il, le lâche ?
— Il a peut-être filé par le jardin.
— C’est possible. Nous ne pouvons pas rester là à attendre la fin du concert. Entrons. Tant pis pour le Landon.
Les volets étaient clos.
Je frappai du poing. Et la Catherine ouvrit.
— Sainte Vierge ! dit-elle en nous reconnaissant. Bal-Balican nous quitta, en reniflant terriblement.
Une fois dans le salon :
— Au galop ! dit Siclamor. Les gendarmes ?
— Deux sont partis par-là, dit la Catherine, – elle montrait la fenêtre qui donnait sur la route, – Landon par-là, – elle montrait la fenêtre qui donnait sur le jardin.
— Nous sommes de grands stratèges, dit Siclamor. Et maintenant, un sac et tout ce qui se mange et se boit. Est-ce toi, perle immaculée ?
Une chose tendre venait de bondir sur moi, en étouffant un hurlement humble. C’était la Pouchka, bien sûr. Et cette marque de fidélité prodiguée, elle bondit sur Siclamor, se logea entre son gilet et son veston, commença de râler une sorte de mélodie voluptueuse, et s’arrêta pour téter amoureusement la chaîne de montre de Siclamor. On aime ou on n’aime pas, n’est-ce pas ? D’ailleurs, la Pouchka n’aime que moi. Mais c’est une femme, je l’ai dit.
La Catherine, cependant, nous mettait au courant des injures qu’elle avait subies, avec une lucidité et un courage que je ne lui avais jamais connus et tout en s’empressant de satisfaire Siclamor. Elle avait découvert un sac à grain, entassé les pâtés pour nous préparés, les viandes maintenant froides, deux poulets et un foie gras ; des bouteilles de vin et d’eau-de-vie, que sais-je encore ? Elle confessait, en travaillant, que les gendarmes la terrorisaient depuis notre départ, car ils étaient apparus quand la place était encore chaude de Vandoise. Elle ne s’arrêtait que pour pleurnicher à la pensée du pauvre Harbajan.
— Allons, allons ! disait Siclamor.
Colletin mangeait un morceau, par prudence. Puis, il chargea le sac sur ses épaules.
— En route, dit Siclamor. À bientôt, la Catherine, et méfiance.
— Oui, oui, dit la pauvre vieille.
Hors de la maison, Colletin nous conduisit. Nous nous tenions par la main. Ce n’était pas le moment de se perdre. Après des marches et des contre-marches dans cette obscurité blanche, il s’arrêta et siffla doucement. Derrière nous, un autre sifflement répondit.
— C’est-y toi ? murmura une voix.
— Et toi-même ?
Béchu était là, le menton toujours menaçant.
— Bravo ! dit Siclamor.
— Je les ai amusés, dit Béchu.
Ce fut Béchu qui nous guida. Le brouillard, maintenant, déait nos têtes. Il fallait de l’instinct pour se débrouiller là-dedans.
— C’est comme une grande route, disait Béchu.
Il nous mena droit aux étangs, à une crique discrète où se balançait sur l’eau une barque de pêche.
— À qui c’est-y cette barque-là ? demanda Colletin.
— Au gros Mollard, dit Béchu. Y me la prête à l’occasion.
C’est une des vertus de Béchu que chacun lui prête ce qu’il possède. Cela vaut mieux ainsi. Béchu ne perd pas son temps à demander ce qu’on ne lui refait pas. À quoi bon perdre son temps ? Un lapin ou un brochet paie l’emprunt, s’il est nécessaire. Il vaut mieux ne pas penser à ce qui paierait un refus. Tout s’arrange. Siclamor siffla devant la barque parce qu’il ne connaît pas, comme moi, Béchu et les coutumes du pays d’Ardentes.
— Et où allons-nous comme cela ? demanda-t-il.
— À une cagna à moi, dit Béchu.
— Où cela ?
— Dans un îlot.
— En sécurité ?
— Le pape nous trouverait pas, dit Béchu.
C’était une assurance qui avait de quoi satisfaire.
— Embarquons.
Colletin, son sac et son hammerless, Siclamor et la Pouchka, moi enfin suivi de Béchu avec son fusil, nous installâmes dans la barque. Béchu prit les rames. Et alors commença un songe miraculeux.
Car si l’instinct de Béchu le conduit à terre, il est moins malin à la minuit, dans trois mètres de brouillard blanc, sur l’eau d’un étang. Il faisait un froid humide qui glaçait les os. L’odeur de vase donnait la nausée. Enfin, une sorte de vertige qui accablait. Nous fumions pour nous réchauffer. Et l’on entendait Béchu qui grommelait des imprécations, perdu à tourner en rond.
Colletin fut le plus prudent.
Il atteignit, dans le fond du sac, une bouteille de vieux marc du pauvre Harbajan et nous en versa d’abondantes rasades. Il fallait se mettre à deux pour boire, chacun tenant la tasse d’une main, tandis que l’échanson tapait du goulot sur le rebord pour ne pas verser à côté. Cela nous remit du courage au ventre. Après cette rasade, il parut nécessaire d’en prendre une seconde pour fortifier l’action de la première, puis une autre et une autre encore. Cela nous ranima tout à fait. Béchu s’endormit et le canot partit à la dérive. Colletin pleurait, car c’est un sentimental, malgré ses petits yeux en boutons de pantalon. Siclamor et moi commençâmes à chanter à voix basse des chansons gaies. Puis Siclamor commença à somnoler et je l’imitai, au grand étonnement de la Pouchka qui se mit à hurler de façon pathétique, mais en vain, la tête dressée hors du giron de Siclamor.
— Sale bête ! dit Siclamor.
Il se rendormit. Des heures èrent.
Je m’éveillai aux premiers rayons de soleil qui commençaient de percer le brouillard blanc et de le dissiper. Siclamor et la Pouchka s’éveillèrent aussi.
— Beau temps, dit Siclamor, j’ai faim.
Colletin commença de remuer, puis Béchu. Mais où étions-nous ?
— À table ! dit Siclamor.
Colletin comprit ce bref commandement. Il extirpa du sac une poularde truffée, le foie gras, du pain, des pommes, mille autres choses.
C’était le radeau de la Méduse, avec un sac de provisions en plus. Siclamor dévorait et la Pouchka et moi, et Colletin et Béchu lui-même.
— Ces messieurs sont bien honnêtes, disait Béchu, la bouche pleine.
— Je crois que nous nous sommes un peu noircis, dit Siclamor.
— C’est rapport au froid, dit Colletin.
— C’est le serein, dit Béchu.
Chacun son idée. Nous dévorions. Un vent frais courait sur l’étang, brassait les nuées basses, amoncelait le brouillard blanc, puis le laissait s’écrouler.
Parfois, la vue portait au loin, puis un rideau retombait.
C’était un paysage de commencement du monde.
— Eh ! dit Colletin.
Il s’était à demi-dressé et montrait du doigt une ombre singulière, là-bas, devant nous.
— Les gendarmes ? demanda Béchu avec un mauvais sourire, cherchant de la main son fusil.
Ce n’étaient pas les gendarmes. Peu à peu, sortie de l’irréel, se dessina une barque, et bientôt apparurent les silhouettes estompées de deux personnages qui montaient cette barque.
L’un d’eux était accroupi à l’arrière, roulé dans un manteau ou une couverture. L’autre se dressait à l’avant. Son ombre était singulière.
Il tenait à la main une rame dressée.
Un coup de vent a sur l’étang et durant des secondes, un soleil déjà vif balaya le paysage, au ras de l’horizon. L’ombre singulière fut éclairée en plein. Le coup de vent enleva comme une feuille morte le chapeau de feutre qui, rabattu sur les yeux, cachait sa figure.
Alors Colletin et Béchu gémirent.
Pourquoi étaient-ils blancs d’épouvante ?
Ce n’était pas une rame que tenait à deux mains le fantôme singulier, mais une carabine.
— C’est lui, dit Béchu sourdement.
— Le Maudit ! dit Colletin.
— Revenu !
Mais je poussai un cri. L’autre homme accroupi à l’arrière de la barque, venait de lever la tête et nous avait aperçus. Dans le moment où je le reconnaissais, où Colletin le reconnaissait, il s’était dressé, lui aussi.
Trop tard peut-être, car l’homme à la carabine nous avait mis en joue. Une balle siffla et vint s’incruster dans le fond de notre barque.
Mais un remous de vent nous enferma de nouveau dans une ouate épaisse.
Il ne fallait rien attendre de Béchu et de Colletin, et pas grand-chose de moi.
Siclamor prit les avirons et nagea au hasard, longtemps.
Quand le soleil perça la brume, nous n’étions pas beaux à voir.
— Est-ce que cette crise est terminée ? demanda tranquillement Siclamor.
— Pas que je sache. Mettons qu’elle commence.
— Colletin ?
— Monsieur !
— Quel est cet homme qui a tiré sur nous ? Le connaissez-vous ?
— Oui, monsieur.
— Et c’est ?
— Lui-même, monsieur, Dieu nous pardonne.
— Échappé de l’enfer, dit Béchu.
— Son nom ?
— Guillaume d’Organo. Devant Dieu, oui !
— Est-ce vrai, Béchu ?
— Pour sûr, Dieu nous damne !
— L’as-tu reconnu, Bernard ? me demanda Siclamor.
— L’avais-je jamais vu, dis-je.
— Alors pourquoi es-tu si pâle ?
Colletin éclata en sanglots. Des sanglots de paysan qui ressemblaient à une rigolade.
— C’est sans doute à cause de l’autre, dis-je.
— Et qui est-ce ? demanda Siclamor, toujours aussi froidement.
— Lui-même, monsieur, dit encore Colletin entre deux hoquets.
— C’est Harbajan ? me demanda Siclamor.
— Oui.
Aux citoyens Bernard et Siclamor, qui m’ont mêlé à ces histoires absurdes, salut !
Depuis trente-six heures, il s’est é des événements incroyables, mais vrais. Je commence par le commencement.
Embusqué aux pieds de la tante Marie-Christine, évanouie, et de Mlle Chantal de Pailles, une couverture sur la tête, j’ai heureusement accompli mon voyage nocturne. Je devinai, aux soubresauts de l’automobile que nous avions atteint la cour pavée du château. Le chauffeur sauta de son siège en vitesse et, sur un mot de Chantal de Pailles, me prit par la main et m’entraîna. Nous avions tourné l’angle du mur d’ouest, avant que personne ne fût encore accouru recevoir la jeune fille. Il m’abandonna au milieu d’un carré d’hortensias, sous une fenêtre. Au bout de dix minutes, cette fenêtre s’ouvrit. Chantal de Pailles m’appela doucement. Le rez-de-chaussée n’est élevé que de quelques marches. Un rétablissement et j’étais dans une pièce éclairée que je reconnus, comme on dit en style de police, pour un cabinet de toilette. Pourquoi ? Parce qu’il y avait une baignoire et d’autres ustensiles. J’ai du flair.
Chantal de Pailles tira un rideau. Nous étions chez nous. Il y avait auprès d’elle sa femme de chambre, cette fameuse Rose Rabourdin, qui est la bonne amie de Béchu, le braconnier, sa fiancée, qu’on dit. Ne soyons pas calomnieux. C’est une brune assez piquante. Heureux Béchu ! Il faudra que je fasse son portrait ; d’elle, pas de Béchu. Elle a la taille courte, les seins plantés haut. Ce n’est pas à la mode, mais j’aime cela. Siclamor, au contraire, prétend… mais il n’y comprend rien. ons.
Rose m’a prêté serment de fidélité. Il en va tout de même, paraît-il, du vieux cocher qui est un puits de dévouement et de silence. La tante Marie-Christine ne s’est aperçue de rien. On a tout mis sur le compte du Fantôme Blanc. Il a bon dos. Je ne me consolerai jamais de l’avoir raté avec mon petit plomb. Ce doit être un farfadet invulnérable. Nous verrons bien.
Après délibération, nous décidâmes que je m’installerais dans la salle de bain. J’ai des sorties de bain comme matelas, une couverture tirée du lit de Mlle de Pailles – elle n’est pas frileuse – et un coussin, volé au salon, comme oreiller. La chambre à coucher de Mlle Chantal n’est séparée de mon appartement que par un galandage et une porte. Au-delà de sa chambre, c’est une sorte de petit salon-entrée, éclairé par une fenêtre qui ouvre sur la façade du château. Rose Rabourdin couche là, sur un canapé.
Une porte, au verrou intérieur, sépare cette pièce d’un couloir qui commande toutes les pièces de façade du château, au rez-de-chaussée. J’oubliais de dire que la chambre de Chantal de Pailles a deux fenêtres sur cette façade ouest. Elle forme l’angle du rez-de-chaussée. Il va de soi que la baignoire et les ustensiles restent neutres jusqu’à nouvel ordre. Je ne prendrai pas de bain. Ma belle voisine non plus. Les convenances sont sauvées. Nous serons sales.
J’ai dormi comme un loir.
2 septembre, jeudi. – Réveil à huit heures. Rose m’a apporté mon déjeuner : pain, sardines à l’huile et l’eau du robinet. Excellent pour le salut. Je m’habille et je fais des croquis jusqu’à dix heures. Rose revient. Mlle de Pailles s’emploie dans le château, auprès de son père ou de sa mère, sait-on ? Tout cela ne me plaît pas. J’ai pleins pouvoirs. Je suis ici « in loco Siclamoris et Bal-Balicanis », Bernard me l’a dit. Il faut que je fasse sentir mon autorité. J’installe Rose Rabourdin, en qualité d’accusée, dans un fauteuil et je commence un interrogatoire serré.
Premièrement :
— Y a-t-il du nouveau ?
Réponse :
— Aucun nouveau.
— Le comte et la comtesse de Pailles ?
— Le comte est toujours paralysé et muet. Semble avoir repris ses esprits et reconnaître sa fille qui e de longues heures auprès de lui. La comtesse, toujours enfermée dans sa chambre et ne voulant recevoir personne.
— Pas même sa fille ?
— Pas même sa fille.
— Et la vieille dame ?
— La tante Marie-Christine ?
— Oui.
— Fraîche comme une rose fanée. Mais gémissant, gémissant.
Il paraît qu’elle a déjeuné en peignant aux domestiques assemblés le Fantôme Blanc sous des couleurs insensées.
— Et Robert de Pailles ?
— État toujours désespéré.
— Pauvre petit gosse. Mais il ne faut pas que sa sœur aille le voir. Je m’y oppose formellement. J’ai dit formellement.
— Pas de risque, dit Rose. Ces messieurs le lui ont interdit.
— Ces messieurs ?
Rose appelle « ces messieurs » le procureur de la République de Châteauroux, le juge d’instruction, le greffier et les policiers en civil. C’est un peu simple. Mais c’est une classification qui en vaut une autre : d’un côté la pensée noire, laide et respectée ; de l’autre, l’action représentée dans son esprit par les gendarmes, avantageuse, multicolore et détestée, ceci à cause de Béchu, sans doute.
— Ainsi, ces messieurs interdisent à Mlle Chantal de Pailles de voir son frère agonisant, à l’hôpital de Châteauroux ?
— Elle n’a pas eu le temps de vous le raconter. Mais hier, elle n’a même pas pu le voir. Impossible, qu’a dit le médecin. Il avait reçu des ordres, bien sûr.
— Bien sûr.
Mais pourquoi M. Massadussol, procureur, et M. Miteux, juge d’instruction à Châteauroux, ne souhaitent-ils pas que Mlle Chantal de Pailles visite son frère à l’agonie ? C’est Rose Rabourdin qui m’a appris ces noms propres, mais barbares.
Rose Rabourdin a-t-elle deviné ma muette interrogation ?
— Y se gonflent, dit-elle.
Après tout, c’est bien possible. Ce sera la grande affaire de leur petite vie. Mais serrons notre interrogatoire.
— Que savez-vous du Fantôme Blanc ?
— C’est un gars qui la fait à l’esbroufe, dit la jeune enfant.
Voilà donc l’opinion de Béchu le braconnier.
— Et pourquoi ?
Rose ne sait pas. Continuons.
— Savez-vous ou devinez-vous pourquoi quelqu’un a assassiné le jeune Robert ?
— Non.
— Pourquoi Mlle de Pailles a été brutalisée ?
— Non.
— Pourquoi M. et Mme de Pailles ont été affolés ?
— Non.
La voici qui éclate en sanglots. Il n’y aura rien à en tirer aujourd’hui. Que les femmes sont décevantes ! En conclusion, je remets en liberté provisoire Rose Rabourdin et je la console avec de bonnes paroles. C’est une enfant. Elle sourit. Elle a les seins bien placés. Je lui annonce que je ferai son portrait. Elle sourit de nouveau. Elle est charmante. Coquin de Béchu ! Elle m’apporte, en manière de tribut, une nouvelle ration de sardines à l’huile et de brioche. Je mange avec appétit. Excellente nourriture.
À deux heures, Mlle Chantal de Pailles vient me visiter. Assis sur mon coussin-oreiller, je la reçois avec une magnificence toute orientale. Elle me semble un peu affolée ! Mais les événements se précipitent, comme on dit.
— Monsieur Vandoise, monsieur Vandoise ?
Elle t les mains.
— Eh quoi ?
— Les magistrats…
— Oui.
— Ils vont venir ici.
— Vraiment. Et quoi faire ?
— Perquisitionner.
— C’est un beau mot. Et pourquoi ?
— Sait-on !
— Peut-être espèrent-ils trouver l’assassin de votre frère dans le tuyau de vidange de la baignoire, bien caché ?
Siclamor a peut-être raison, et Bernard ? Je n’ai pas d’âme… Je n’en ai probablement pas. Je n’arrive pas à être ému. Mais les sardines m’ont donné soif.
On frappe à la porte. Rose accourt tout émue. Les voilà. Je sens une petite flamme d’âme s’éveiller en mon sein. Si ces magistrats entrent, il va y avoir un grand dégât. C’est couru. Mais que faire ? Mlle de Pailles se tord les mains. Elle est bien pâle. Jamais elle n’a dû être aussi jolie. Il faudra que je fasse son portrait. Tout soudain, elle semble avoir retrouvé son sang-froid. Et les autres qui cognent toujours.
— Rose ?
— Madame ?
— Fais-leur prendre patience.
Rose s’en va leur parler à travers la porte de l’antichambre.
— Ne perdons pas de temps, dit Mlle de Pailles.
— Mais quoi ?
— Dans mon lit, dit tranquillement cette brave enfant.
J’ai compris. Je me glisse entre les draps. La couverture est rejetée sur ma tête, le coussin et les sorties de bain sont enfouies dans des placards. Chantal allume une cigarette et s’assied sur moi. C’est une situation infernale, et je ne vois rien, et j’étouffe. Rose a ouvert la porte. La police occupe les lieux.
La suite du récit ne vaut que par le témoignage de Mlle de Pailles et de Rose Rabourdin, ma seule oreille gauche, et à demi-étouffée, exerçant son contrôle.
Donc, M. de Massadussol, procureur, et M. Miteux, juge d’instruction, un greffier et trois gentlemen à godasses jaune clair, fine fleur de policiers expédiés de Paris et les contrôlant, entrèrent dans la chambre de la jeune fille. Chantal les salua sans cesser de fumer et de m’écraser.
— Mademoiselle… commença M. de Massadussol, son chapeau à la main.
— Ça va, ça va ! dit la jeune fille.
Ils commencèrent de prendre des grands airs, ouvrirent les fenêtres, puis les refermèrent, tripotèrent les bibelots. La baignoire sembla les intriguer beaucoup. Rose reniflait, moitié respect, moitié insolence. Ma pipe surtout m’inquiétait, que j’avais dû laisser en évidence quelque part. Je prévoyais la fin du monde. Il allait me falloir fracasser la tête de M. de Massadussol, noyer son juge d’instruction et réduire au néant le greffier et les gentlemen à bottines. Rose avait-elle eu l’esprit et le moyen de subtiliser les boîtes de sardines à l’huile ? Bal-Balican avait bien raison. C’était une affaire à tout casser. Et ce poids adorable qui m’écrasait.
Que faisaient les autres ?
— Allons, messieurs, disait Mlle Chantal de Pailles, êtes-vous donc bredouille aujourd’hui ? N’avez-vous rien trouvé ? N’ayez pas de souci de me déranger surtout. Je crois que vous avez oublié de perquisitionner sous mon lit ?
Je l’entendais assez pour juger que sa voix était stridente comme celles de toutes les femmes qui s’abandonnent à la colère, voire les plus douces. C’est un défaut du sexe, comme disait mon professeur de philosophie, homme pacifique, mais qui s’y connaissait, jouissant d’une mégère à son foyer.
M. de Massadussol, son chapeau haut de forme à la main, en râlait intérieurement.
— Mademoiselle, dit-il, soyez assurée que le souci d’exercer les lois de la justice dans leur plein et paternel effet, seul, m’a pu contraindre à une démarche que les apparences font scandaleuse, mais que les nécessités d’une exacte enquête rendaient nécessaire. C’est avec une respectueuse émotion que je vous salue, en m’excusant d’une liberté que nous avons prise et qui blessa peut-être votre virginale pudeur, mais que des contingences sacrées commandaient à un magistrat soumis aux méticuleuses exigences d’une conscience sans défaut.
— À tes souhaits ! dit Rose Rabourdin.
— Voulez-vous regarder dans mon lit ? demanda Mlle Chantal de Pailles, avec une amère délectation qui me fit froid dans le dos en rallumant une nouvelle cigarette.
— Au revoir, mademoiselle, dit froidement M. de Massadussol, l’air merveilleusement sévère.
Et il vida les lieux, suivi de M. Miteux, de son greffier et des argousins.
Je retrouvai mon hôtesse, maintenant tremblante d’indignation et les larmes aux yeux. Je la consolai et regagnai mes appartements.
M. de Massadussol et les autres èrent le reste de l’après-midi sur les pelouses à étudier les brins d’herbe, selon la formule scientifico-policière. En écartant délicatement un des stores, j’ai réussi, sans exciter leur méfiance, à faire l’exact portrait de ce magistrat et de son ombre, M. Miteux. Les autres ne sont pas objets de peinture, n’étant valables que par le symbole de leurs godasses jaune clair.
[Suivaient deux portraits de M. de Massadussol et de M. Miteux, peints à l’encre de Chine, et qui représentaient assez exactement dans leurs formes et leur volume, le premier, un compotier chargé de fruits, l’autre, un torpilleur par gros temps. Pièces versées au dossier à toutes fins utiles.]
Ces deux portraits serviront peut-être, au cours de cette enquête, et c’est pourquoi je les s à mon rapport. J’ai un peu exagéré le nez de M. de Massadussol qui n’est pas facile à attraper. Il est néanmoins d’une ressemblance parfaite.
Au demeurant, triste après-midi. Ni Mlle de Pailles, ni Rose n’ont voulu poser. Je me suis ennuyé seul jusqu’au soir. Encore des sardines. Je n’ai pas beaucoup d’appétit.
Rose Rabourdin est entrée dans mon salon-salle de bain, porteuse d’une courte lettre de Siclamor, transmise par le fidèle Béchu. Quelle histoire, grands dieux ! Une histoire à tout casser !
Ainsi Guillaume d’Organo n’est pas mort.
Ainsi, sous le nom de « le Maudit », il continue à se promener.
Voilà donc ce que voulait dire la mère Toinon, avec sa belle moustache et son accent du Midi, quand elle gonflait les bajoues sous le regard plombé du grand Tallaret.
Le Maudit ! Ce doit être l’ancien surnom de ce vieux gaillard ressuscité ? Et le voilà qui se ballade, qui terrifie la mère Toinon et Colletin, et Béchu lui-même ! Tout le pays. Personne ne parle et tout le monde tremble au coin du feu. Est-ce lui qui a frappé Robert de Pailles et brutalisé sa sœur ? Est-ce lui qui épouvante là-haut le comte Philippe dans son lit de paralytique ? Et la comtesse, est-ce lui qui la rend folle ? Diable ! Diable ! Avec le Fantôme Blanc, cela fait une campagne bien peuplée. Et pourquoi le Fantôme Blanc a-t-il délivré Chantal de Pailles quand l’autre la tenait à terre ?
La lettre de Siclamor se termine par des ordres de brigade très stricts : ouvrir l’œil et le bon.
Entendu.
Ici, commencent les événements de la nuit.
Il est neuf heures. La lune pleine éclaire un brouillard blanc à couper au couteau, qui couvre le parc à hauteur d’homme et d’où montent des arbres noirs. Épatant, comme blanc et noir. Je n’ai revu ni Rose ni Mlle Chantal. Rose doit être avec son Béchu, bien sûr. Quant à l’enfant, elle doit être auprès de son père. Je trouve qu’elle rôde beaucoup trop dans ce château. Il faudra que je la sermonne. J’ai tous pouvoirs de Siclamor. Je deviens un tuteur grognon. Mais, avec ce « Maudit-là », sait-on ? Je ne pense pas que ce sont les deux policiers qui dorment dans l’antichambre ou font la belotte à la cuisine qui seraient assez malins pour l’arrêter.
Je voudrais bien savoir ce que M. de Massadussol et son Miteux pensent du Fantôme Blanc et de la résurrection de Guillaume d’Organo. La connaissent-ils ? Peut-être, puisqu’ils font garder, ou croient faire garder le château.
Et soudain, comme j’ire le paysage à travers la vitre, électricité éteinte, je vois là-bas, juste en face de moi, une forme obscure qui semble surgir du brouillard.
Et, lentement, cette forme humaine grimpe à un sapin, un sapin en bordure du parc, à vingt mètres de moi. Elle disparaît dans le feuillage.
Une minute e et, à trois mètres environ au-dessus du brouillard blanc, une branche s’agite.
La forme doit ramper sur cette branche. Une tête apparaît hors du feuillage.
Elle est masquée de blanc.
J’entrevois les épaules étroites d’un adolescent.
Brusquement, le personnage perché sur la branche arrache son masque et je vois dans le détail son visage éclairé à la lumière éblouissante de la lune.
Un long moment, il se tient immobile – aussi immobile que moi.
Un bruit, là-haut… Quelqu’un a marché au-dessus de ma tête, une planche de parquet a craqué.
Le visage éclairé par la lune est toujours innocent. Le front bas et étroit, un nez petit et prodigieusement busqué en bec d’oiseau de proie, la bouche grande, presque sans lèvres, coupée en coup de sabre, et une mâchoire forte et large, avec un menton très en galoche. Il n’est pas beau et il y a dans les yeux, dont je ne peux distinguer la couleur, une expression de férocité froide et tendue qui ferait peur à l’occasion. Pas de trace de barbe ou de moustache, mais je ne peux voir à cette distance si la peau est rasée ou imberbe. Les cheveux sont coupés ras.
Un nouveau craquement, au-dessus de ma tête.
On – qui donc on ? – ouvre la fenêtre avec une extrême précaution, sans doute pour éviter de faire du bruit.
Le visage regarde droit devant lui, vers cette fenêtre qui doit maintenant être ouverte.
Tout à coup, il prend une expression de haine difficile à décrire. Une main apparaît hors du feuillage, et qui brandit un couteau.
J’entends un gémissement, comme des sanglots, au-dessus de ma tête.
Finissons-en. J’ai brusquement ouvert ma fenêtre et je bondis dans le brouillard, et je cours dans la direction du sapin. Siclamor prétend que je prends de la graisse et que je manque de souplesse. S’il était là, il m’irerait. J’étouffe dans ce coton, et je ne vois rien. Mais je débouche sous les arbres et, là, il n’y a plus qu’une faible brume.
Juste au pied du sapin mystérieux…
Et là, il y a un homme debout et qui semble hagard.
C’est un géant, les épaules d’un colosse.
À ses pieds, sur l’herbe, un grand voile blanc, qui sans doute lui entourait la tête tout à l’heure.
Il est vêtu de toile. Oui, et ganté de blanc. Je suis là à le regarder. Que dois-je faire ?
C’est évidemment le Fantôme Blanc.
Faut-il lui sauter dessus, ou crier au secours, ou entamer une conversation au clair de lune ?
Ce n’est pas cela qui me tient immobile et me fait hésiter.
Voilà : le Fantôme Blanc est un nègre !
C’est un nègre à cheveux gris, aux yeux tristes, bouche lippue.
Je dois avoir l’air idiot. Presque autant que lui.
Je lève la tête pour regarder le sapin.
— Parti, envolé, dit tristement le Nègre-Fantôme-Blanc.
À quoi bon essayer de parler. Je ne peux pas parler.
— Oui, oui, ma z’ami. Envolé !
Il ramasse son voile blanc. Il me salue bien poliment.
— Bonsoir, ma z’ami.
Il s’en va. Il s’évanouit dans la nuit.
— Bien sûr, bien sûr. Mais enfin. Siclamor, mon cher, que vouliez-vous que je fisse ? Étrangler ce vieillard noir et triste ? Sans compter qu’il doit être dix fois plus fort que moi, et je suis sans arme.
Enfin, j’ai grimpé dans le sapin pour soulager ma conscience, détendre mes nerfs. Naturellement, l’autre hibou est parti : « Envolé, ma z’ami. »
Je rentre. Pas fier. Je referme la vitre.
Personne dans mon salon-salle de bains, dans la chambre de Chantal de Pailles et dans l’antichambre de Rose Rabourdin. Je suis irrité. Là-haut, aucun bruit. Celle qui sanglotait est partie.
J’ai mangé des sardines à l’huile et du pain et de l’eau. Horrible !
À minuit, candide comme une vierge à l’aurore, est arrivée Rose. Je l’ai prise par la peau du cou et assise dans un fauteuil. Elle semble étonnée de ces mœurs brutales.
— Voulez-vous me dire un peu, je vous prie, qui est le Maudit ?
— M. Guillaume d’Organo, bien sûr.
— Il n’est donc pas mort ?
— Pensez-vous !
— Pensez-vous quoi ?
— Comme tout le monde quoi, et Béchu aussi.
Au diable Béchu !
— Il n’est pas mort, bon. Et que vient-il faire ici ?
— Y se venge, à cette heure, cet homme.
Je reconnais la morale de Béchu. Mon interrogatoire est absurde.
— Rose ?
— Monsieur ?
— C’est lui qui a assassiné Robert ?
— Pour sûr.
— C’est lui qui rôde, ici ?
— Pour sûr.
— Alors, Mlle Chantal ?
Elle éclate en sanglots.
Drôle de fille.
Mais Mlle de Pailles apparaît.
— Encore à pleurer, ma pauvre Rose ! Bonjour, monsieur.
— Bonsoir.
J’ai une drôle de sensation dans la gorge et dans les mollets. Je crois que je suis en colère. Tout cela est nouveau pour moi.
— Bonsoir, dit Mlle de Pailles, je tombe de sommeil.
— Très bien. Une dernière question. Y a-t-il ici, dans ce château, des portraits de M. Guillaume d’Organo ?
Elle rougit. Ma question est d’un mufle, mais il s’agit bien de cela !
— Je ne crois pas. Mais, attendez. Il y a trois ans encore, il y avait dans un placard de la chambre d’amis, au grenier, une peinture… un portrait d’homme. Je crois que c’était lui… Je suis sûre que c’était lui.
— Le front bas ?
— Oui.
— Le nez aquilin, très petit, très busqué ?
— Oui.
— La bouche ?
— Sans lèvres, coupée net.
— Le menton ?
— En galoche.
— L’air mauvais ?
— Méchant !
— Les yeux ?
— Bien cruels. Pauvre maman !
Elle aussi éclate en sanglots. Je m’en moque.
Rose Rabourdin lève le nez, elle renifle, elle s’en va prospecter un placard.
— Le voici, dit-elle.
C’est une photographie, en lieutenant de dragons.
C’est bien lui.
Mais cet homme-là a trente ans, et l’autre en a seize.
Quelle ressemblance !
— Bonsoir, Siclamor.
— Bonsoir, Bernard. Bonsoir, la Pouchka !
J’ai donc quitté mes nouveaux amis au bruit de la fusillade que menaient Béchu et Colletin, et parmi les clameurs nocturnes et l’émoi des gendarmes. J’avais le cœur brisé, soutenu seulement par l’idée du devoir accompli.
Je rentre à pas lents. Tout Ardentes sue la peur, caché sous les couvertures.
J’emploie vingt minutes, je décroche à moitié la sonnette, j’emplis la nuit de mes imprécations avant de réussir à me faire ouvrir la porte de l’hôtel du Lion d’Argent, où j’ai fixé mes pénates.
— À cette heure ! dit le garçon, blême.
Il a une tête de lapin.
— À cette heure, dis-je, froid comme un homme vacciné contre l’épouvante.
— Avez-vous entendu les coups de fusil ?
— C’est le Fantôme Blanc qui tue les gendarmes. À chacun son tour.
Mais le garçon blême à tête de lapin ne goûte pas ma plaisanterie. Il souffle la chandelle et disparaît dans un trou où il gîte. Je monte dans le noir et l’horreur en tenant la rampe.
Fumé, assis dans mon fauteuil, jusqu’au matin.
Puis, il faut bien dormir.
J’envoie un article de haute fantaisie à la Galette de Paris. Il n’est pas si mal que cela. J’ai peint Ardentes sous la terreur. C’était vrai hier soir. Au soleil de midi, c’est encore vrai. Ils ont tous des têtes de bêtes, le brigadier Landon, les gendarmes, le maire, le curé, M. de Massadussol, M. Miteux, les policiers, le garde-champêtre, la mère Toinon, les journalistes mes confrères, moi-même, peut-être.
Il faut soutenir ses esprits animaux. Je m’offre un déjeuner solitaire, mais à tout casser, chez la mère Toinon. La brave femme. Elle est bien pâle et ses bajoues tremblotent.
— Et ces messieurs ? demanda-t-elle.
J’ire ses moustaches.
— Partis à la promenade, sans doute.
— Jésus-Marie !
Elle se signerait, si je n’étais pas un païen de Paris. Mais elle sait vivre.
— Goûtez-moi ces truites, avé ce vin blanc.
Je goûte. Un délice. Une raison de vivre.
Mais voici Béchu.
Il n’a pas semblé me reconnaître, ne m’a pas salué. Il s’est assis près de moi.
En ant, il a jeté sur ma table une lettre. Je ne connais pas l’écriture, mais c’est d’eux. J’ai tiré de ma poche mon portefeuille. Je tripote des papiers. Enfin, je peux lire. Il n’y a que quelques paysans dans la salle. Ardentes se repose des affres de la nuit.
Donc voici les nouvelles, signées Siclamor.
Ainsi que je le prévoyais en imagination, Guillaume d’Organo n’est pas mort. Il se venge. C’est lui, à n’en pas douter, qui a frappé Robert de Pailles. Bon.
Que reste-t-il à démêler ? Ceci :
Pourquoi Guillaume d’Organo a-t-il attendu seize ans pour se montrer ?
Que veut-il ?
Pourquoi n’a-t-il pas frappé le comte de Pailles, celui, en vérité, qui lui a pris sa femme ?
En veut-il à sa femme, la poursuit-il ? Pourquoi a-t-elle si peur depuis sa réapparition ?
Enfin, que vient faire ici le Fantôme Blanc ? Si c’est Guillaume d’Organo qui a frappé Robert, pourquoi le Fantôme Blanc a-t-il délivré Chantal de Pailles ? Quel est ce fantôme philanthrope et pourquoi est-il philanthrope ?
En dernier, quel rôle joue et a joué le docteur Harbajan, qui se promène en barque dans le brouillard, en compagnie de Guillaume d’Organo ?
J’en suis là de mes réflexions quand je remarque une ligne écrite au crayon d’une écriture maladroite, sous la signature de Siclamor :
La mère Toinon a quelque, chose pour vous.
Très bien. Je regarde Béchu. Il vide son pot avec un air d’empereur romain. Il ne sourcille pas. Mais nous nous sommes compris. Il se lève, jette quelque monnaie sur la table et sort superbement. La mère Toinon n’est pas longue à ramasser le verre et les pièces. Elle essuie la table, elle en essuie une autre. Elle arrive vers moi. Elle frotte, elle frotte, la bonne vieille. Qui la soupçonnerait ? Ces culs-terreux ne connaissent pas l’art de lire sur les lèvres, je pense ? Elle rit encore en me parlant, pour les tromper mieux. Mais qui tromper ? Personne ne nous regarde. C’est bien assez de se réchauffer, d’avoir peur, en buvant.
— C’est pas des choses à faire, dit la mère Toinon, en me servant de la fine maintenant.
— Quelles choses ?
— Votre ami Béchu.
— Béchu n’est pas mon ami.
— Votre complice, alors ?
Je ris. J’allume ma pipe.
— J’ai pas envie d’être au procès, dit la mère Toinon.
— Enfin, quoi ?
— Ce braconnier de malheur est é par ma cuisine.
— Oui ?
— Oui. Par bonheur, il n’y avait personne.
— C’est qu’il est gourmand, dis-je.
— Malheur ! Il s’agit bien de cela.
— Quoi, alors ?
— Un chapeau.
— Un chapeau ?
— Oui, qu’il m’a laissé.
— Pourquoi ?
— Pour... vous.
— Bon Dieu ! Je comprends tout !
Il s’agit, de toute évidence, du chapeau dont parle Siclamor dans sa lettre, qui coiffait Guillaume d’Organo et qu’un coup de vent a enlevé au moment où ce triste ressuscité a tiré sur la barque montée par Siclamor et ses amis. Béchu, en revenant de la cagna où les autres se cachent, a dû le trouver, flottant sur l’étang, le ramasser, et il me l’apporte, comptant que cette pièce à conviction peut m’être utile. Le Béchu n’est pas bête. Il me semble même fort intelligent.
Je danse d’impatience.
La mère Toinon s’est retirée dans sa cuisine. Elle aussi n’est pas bête.
Je frappe avec ostentation sur la table pour régler l’addition et, comme personne ne vient, j’en suis réduit à me lever en prodiguant les signes de ma mauvaise humeur et gagner la cuisine pour payer enfin la mère Toinon avant de m’en aller. Le grand François Tallaret lui-même, le chrétien si cachottier, ne trouverait rien à soupçonner dans ma ruse irréprochable.
La porte refermée.
— Le voilà, dit la mère Toinon, l’air bourru.
— Merci.
C’est un triste chapeau de feutre de l’espèce la plus commune, vert chou, fabriqué en mauvaise laine imitant le feutrage de poil de lapin. Je m’y connais. C’est un chapeau de vingt-deux francs cinquante. Le Guillaume d’Organo n’est pas un élégant. Ou bien la mort l’a rendu modeste comme Lazare.
J’engloutis le couvre-chef dans mon veston. Je dis :
— Bonsoir, mère Toinon.
— Bonsoir.
— Voulez-vous des nouvelles du docteur Harbajan ?
— Jésus-Marie !
Elle commença d’essuyer ses yeux avec un tablier sale. C’est une brave femme, pas classique du tout, et dans une situation cornélienne.
— Le pauvre homme, à cette heure.
— Il est bien vivant.
— Je sais ! Je sais !
Elle en sait peut-être plus que moi, la bougresse. Déjà, elle semble se repentir de ses paroles. Rapport à François Tallaret, peut-être.
— Enfin, sait-on jamais ? conclut-elle. Ce n’est pas nos affaires.
— Vous avez bien raison. Saviez-vous que Guillaume d’Organo est encore vivant ?
Sa figure se ferme du coup.
— On dit des choses, répond-elle. Bonsoir.
Je m’en vais.
Dans ma chambre, je dissèque le chapeau.
Il y a une belle marque à l’intérieur, imprimée or sur cuir, une marque vraiment intéressante :
Joseph LAPETITE
Chapelier
3 bis, Grande-Rue
LA CHATRE
Une heure après, j’ai fait affaire avec Jumot, le mécanicien d’Ardentes. Et, dans une sorte de tapecul primitif, il m’emmène en vitesse à La Châtre. Jumot ressemble à un mouton. Et il n’est pas bavard. En plus, il a peur. Il retrouve un peu de bonhomie en s’éloignant d’Ardentes. Mais il est visible que, même au plein soleil, il pense au Fantôme Blanc et à l’Autre. À l’Autre, peut-être et surtout. C’est un brave homme.
La Grande-Rue de La Châtre n’est pas difficile à trouver, ni M. Joseph Lapetite, dont le nom est inscrit en blanc sur fond bleu, au fronton d’une boutique sordide. La façade a deux cannes de large. J’ai laissé Jumot assis à la terrasse du Café des Pèlerins, rassuré par l’animation de l’après-midi dans un riche chef-lieu de canton.
M. Joseph Lapetite est un petit homme. Tout est petit dans le microcosme qui forme son univers. Son magasin est petit, son intelligence, ses pieds, sa femme, son chien.
— Avec cela monsieur ? me demande-t-il d’un air mielleux, en cherchant à échauffer ses mains pâles par un lent et éternel frottement de l’une contre l’autre.
Je n’ai encore rien demandé qui justifie cette formule, mais soyons diplomate.
— Je voudrais deux choses : un chapeau et un renseignement.
À la faveur de mon premier désir, M. Joseph Lapetite sourit petitement.
— C’est facile, monsieur, facile.
M. Joseph Lapetite ouvre ses vitrines, comme si c’étaient de vieilles armoires pleines de souvenirs de famille. Sa petite femme est venue le redre. J’ai l’impression que je suis l’événement de la saison. Le quartier va jaser. Il n’a pas dû entrer un client dans la boutique depuis la guerre.
— Peut-être voudriez-vous une casquette, monsieur ? insinue M. Joseph Lapetite. C’est une coiffure bien commode.
— Ça se porte beaucoup aujourd’hui, murmure la femme pygmée.
Elle a l’air d’un de ces chiens phénomènes qu’on exhibe entre quatre glaces, sur un coussin, dans les expositions canines.
— Va pour une casquette.
Je la donnerai à Béchu.
M. Joseph Lapetite m’offre un modèle qui me rappelle mon jeune âge. Il ne me va pas. Mais je le prends. Il ira peut-être à Béchu. Jamais M. Joseph Lapetite et sa conte n’ont fait des affaires aussi brillantes et rapides. Ils prennent l’air américain.
Autre chose : mon renseignement.
J’exhibe mon trophée. Ils n’ont pas l’air inquiet. Tant mieux. La Châtre ne participe pas aux émois médiévaux d’Ardentes. Je parierais qu’ils n’ont jamais entendu parler du Fantôme Blanc ! Voilà bien la gloire ! Ils doivent lire seulement le Modéré de l’Indre, le dimanche après-midi. Et timidement encore.
M. Joseph Lapetite a pris le chapeau mou de l’Autre, le chapeau mou en laine verte, il le tourne et le retourne dans ses petites mains. Je demande :
— Ce chapeau vient de chez vous ?
— Bien sûr, monsieur, voyez la marque.
M. Joseph Lapetite continue à ne marquer aucune inquiétude. Mon interrogatoire et mon enquête lui semblent naturels, de la vie courante. Il doit lui falloir de longues heures et des conseils pour er de l’enregistrement d’un fait aux conséquences qu’on peut déduire de ce fait. Loués soient les dieux ! Il me répond aussi poliment que si je lui demandais l’adresse d’un perruquier.
— Avez-vous d’autres chapeaux verts, comme celui-ci ?
— Non, monsieur, non, ce n’est pas une collection que nous suivons.
Il a très bien dit cela. Il a dû travailler dans une bonne maison, au temps de sa jeunesse, avant d’épo la femme de Lilliput. Si j’avais le temps, je lui demanderais à voir les collections qu’il suit.
— Non, non, non, répète-t-il.
J’ai l’impression que M. Joseph Lapetite commence toujours par dire non. C’est une méthode de l’intellectuelle prudence qui doit, par un instinct secret, lui sembler favorable pour se mettre à l’abri de toute complicité éventuelle et responsabilité subséquente. Je reprends la parole.
— Tant pis, il me plaisait.
— Ce vert, c’est bien salissant, propose la femme pygmée.
— Pouvez-vous me dire s’il y a longtemps que vous avez vendu ce chapeau-là ?
— Bien sûr, dit Mme Joseph Lapetite, chargée de la comptabilité de mémoire dans le ménage. Bien sûr.
Elle réfléchit. M. Joseph Lapetite aussi. Tous deux terriblement.
Je les fatigue.
— Bien sûr, dit encore la femme, par politesse.
Et soudain :
— C’est le samedi avant la foire.
— Ah ! ah ! le samedi avant la foire.
— Oui, juste après la messe.
— On venait de se mettre à table.
Ça marche, ça marche. Je demande, la gorge sèche :
— Pouvez-vous me dire à qui vous l’avez vendu ?
— Bien sûr, bien sûr, monsieur, dit M. Joseph Lapetite, d’un air presque assuré.
Il a repris l’affaire en main, décidé à la mener rondement.
— À qui donc ?
— À M. Samba Djemil, oui.
— Comment dites-vous ?
— M. Samba Djemil.
— Un nègre ?
— C’est un sang mêlé, monsieur, oui, dit M. Joseph Lapetite en mettant sa petite main devant sa petite bouche, comme pour s’exc de dire et d’entendre des choses qui sortent de l’ordinaire, ou par secret mépris. Son grand-père était peut-être négrier.
— Enfin de quelle couleur est-il ?
— Noir, monsieur, noir.
— Il doit être chrétien, monsieur, puisqu’il va à la messe, propose Mme Joseph Lapetite.
Pourquoi pas ?
— Ainsi, c’est son chapeau, cela ?
— Pas à lui, monsieur, pas à lui.
— Bon Dieu, à qui alors ?
— À son fils, monsieur, à son fils. C’est pour son fils qu’il est venu l’acheter, avec son fils, qui l’a essayé, là, devant cette glace et l’a trouvé à son goût.
Bon. M. Samba Djemil a un négrillon. Mais quel rapport y a-t-il là avec l’Autre, M. Guillaume d’Organo, qui se promène à l’aube sur les étangs, armé d’une carabine, en la société de M. le docteur Harbajan. Pourquoi M. Guillaume d’Organo ajoute-t-il à cette coutume singulière d’être ressuscité, cette autre de se promener coiffé du galurin d’un négrillon, fils de M. Samba Djemil, de La Châtre ?
Une dernière question.
— Savez-vous où habite M. Samba Djemil ?
Les deux petits Lapetite se contemplent comme médusés. Ils n’ont jamais pensé à cela.
— Aux environs, bien sûr, dit la femme.
Je paye, je remporte mon trésor, plus la casquette pour Béchu, et je les quitte. Jamais plus je ne reverrai le couple de farfadets Lapetite. Je secoue sur le seuil la semelle de mes bottes.
Une rapide enquête dans La Châtre m’a apporté les renseignements suivants :
Premièrement, Samba Djemil, habite bien aux environs de La Châtre. Plus exactement, au village de Pouligny-Saint-Martin.
Deuxièmement, il a bien un fils unique. Sa femme, qui s’appelait Thérèse Reuilly, était du pays. Elle est morte. Personne n’a l’air de la plaindre ou la regretter. J’ai cru comprendre que c’était une pas grand-chose. Mais je crois que les citoyens de La Châtre ne ent que malaisément le souvenir du mariage d’une des leurs avec un Sénégalais.
— Cette guerre, m’a dit une commère. On aura tout vu !
Je l’ai rassurée. Il reste des choses à voir. Ne nous pressons pas.
Troisièmement. On n’a pas revu depuis longtemps Samba Djemil à La Châtre où il fréquentait, à l’ordinaire à raison de deux promenades par semaine.
Quatrièmement. Quand on parle du négrillon, fils de Samba Djemil, tout le monde change de conversation.
En route pour Pouligny-Saint-Martin. Jumot le mécanicien met son tacot en marche et m’emmène avec ma fortune, à soixante à l’heure, sur des chemins vicinaux.
Pouligny-Saint-Martin est un sale et triste petit village : 493 habitants, dit le guide, et une église romane. Samba Djemil et son négrillon doivent faire partie des 493. Les autochtones sont méfiants. Un cantonnier enfin m’a indiqué la maison de ce Sénégalais implanté dans notre Berry.
C’est une cagna plus que modeste, aux portes du village. Moitié maison d’agrément, moitié étable à cochons. Enfermée dans un jardinet où poussent des plantes d’agrément : choux, salades, pommes de terre, plus un soleil. Le toit touche presque la terre. Tout cela est barricadé. Aucune âme, si l’on ne compte pas les cochons, qui font un bruit d’enfer à ma voix.
— Ils sont en voyage, dit une voisine, à cent pas de là, qui nous examine de dessous l’auvent d’une main calleuse.
Je suis pris d’un souci zoophile.
— Et les cochons ?
— Ah ! les pauvres bestiaux, on leur jette des eaux sales par une lucarne.
C’est un mystère de ce monde mystérieux, que le cochon, animal succulent des talons au bout du groin, est la seule bête périssable donnée à l’homme sous la foi de la Bible et qui se nourrit d’eaux sales.
Il n’y a rien d’autre à tirer de cette vieille.
Le maire est aux champs.
Le curé habite une autre commune.
Le reste des habitants est muet. Ils semblent privés de la faculté de l’entendement. Bouches cousues, ils n’aiment pas parler, et d’abord de Samba Djemil. Pourquoi sont-ils si craintifs ? Je rêve peut-être. En route.
Lavé et changé, après avoir envoyé une autre dépêche de tout repos à la Galette de Paris, je vais dîner chez la mère Toinon. Je croyais ma journée finie, mais le meilleur était réservé pour la fin.
Comme j’achevais une tarte aux pêches, vraiment exquise et parfumée au marc de derrière les fagots, la Catherine est sortie de la cuisine et est venue s’asseoir à côté de moi. Je lui ai offert un petit quelque chose. J’ai déjà interviewé la Catherine. Nous sommes de vieux amis.
Elle a l’air épanoui. On dirait qu’elle respire mieux.
— Vous savez la nouvelle ? qu’elle dit.
— Quelle nouvelle ?
— M. Harbajan est vivant à cette heure.
— Je sais, je sais, mais qui vous l’a dit ?
La Catherine prend un air pincé. C’est Béchu, bien sûr, ou Rose Rabourdin, sa maîtresse, ou quelque autre. Les histoires courent le pays ici et cependant personne ne parle.
— Sait-on ? dit la Catherine.
Soit.
— Est-il en bonne santé ?
— C’est déjà bien beau d’être vivant, par le temps qui court, dit cette femme sage.
Un long silence.
— Catherine ?
— Voilà, monsieur.
— Vous êtes depuis longtemps dans le pays ?
— Quarante-cinq ans bientôt, monsieur. Je suis native…
— Bon, bon. Vous devez connaître tout le monde, ici ?
— On peut dire, oui !
— Les morts et les vivants ?
— Pour sûr.
— Connaissez-vous Thérèse Reuilly ?
— Si je la connaissais ! Dame oui, la pauvre enfant.
Tiens ! la Catherine est la première femme qui me parle de cette femme avec un accent favorable, pitoyable même.
— Elle est morte ?
— Oui, monsieur, sept ans és, la pauvre petite. Elle a eu son Enfer sur la terre, cette petite-là.
— Est-ce que le docteur Harbajan la connaissait ?
— Ça va de soi, il l’a soignée bien souvent donc, puisqu’elle a habité Ardentes jusqu’à ses dix-huit ans.
— Jusqu’à son mariage ?
— Oui.
— Son mariage avec Samba Djemil ?
— Avec le singe, oui.
— Un singe, Catherine ?
— Un nègre, enfin, c’est tout comme.
Chère bonne vieille province de !
— Catherine, nous avons tout le temps, racontez-moi l’histoire de Thérèse Reuilly qui vécut jusqu’à dix-huit ans à Ardentes et puis épousa, pour son malheur, Samba Djemil, fils du désert sénégalais. Je vous écoute.
— C’est pas une histoire gaie, monsieur, c’est pas une histoire à raconter.
— Je vous écoute.
Catherine médite quelques secondes, lampe son verre et commence :
— C’était une jolie fille blonde, monsieur, la fille unique de Théodore Reuilly, le menuisier. La mère était morte et puis le père. Elle était seule au monde. Alors, Mlle Cécile l’a prise à son service.
— La comtesse de Pailles ?
— Dans ce temps-là, c’était avant la guerre, et Mme Cécile s’appelait Mlle d’Organo.
— La femme de Guillaume d’Organo ?
— Oui.
— Celui qu’on appelait le Maudit ?
— Peut-être, monsieur, peut-être.
La Catherine croise les mains sur son giron et soupire. La mère Toinon, dont les plus profondes émotions ne troublent pas le sens secret du négoce, traverse la salle, lui verse une nouvelle rasade et s’en va.
— Alors ?
— Alors vint la guerre et M. Guillaume partit. Il fut tué.
— Le 7 août 1914 ?
— C’est cela.
— On ramena le corps ici ?
— Oui, le cercueil.
— On l’enterra ici ?
— Oui, dans le caveau de famille.
— Le caveau des d’Organo ?
— Oui, Guillaume était le dernier du nom.
— À Ardentes ?
— Non. À la chapelle Saint-Marc. C’est de là qu’était la famille depuis des siècles et des siècles. Autrefois, au temps des rois, il y avait là un château d’Organo. Ce n’est plus qu’un village. Il est là.
— Le Maudit ?
— Peut-être, monsieur, peut-être.
— Ensuite, Catherine, ensuite ?
— Il faut vous dire, monsieur… Mais à quoi bon ? Enfin, Mme Cécile n’était pas des plus heureuses, autant qu’on peut croire, avec son premier mari. Si elle l’aimait ? Sait-on jamais avec les femmes ?
Catherine parle avec la sagesse lunaire d’une vierge de cinquante ans sonnés.
— Mais c’était une bonne chrétienne, et elle le pleura. Ce qui se doit se doit. Dans ce temps, son père et sa mère vivaient encore, M. et Mme de Tourmailles. Ils habitaient tous ensemble à la Closerie des Cailles, là-bas, sur les bords de l’Indre. La maison est en ruine aujourd’hui. Mme Cécile y installa une ambulance. C’est M. et Mme de Tourmailles qui s’en occupaient, parce que Mme Cécile, alors, était un peu malade, bien sûr…
La Catherine toucha son front.
— Ensuite, ensuite, Catherine ?
— Ensuite, voilà ! Un des premiers qui vinrent dans cette ambulance, ce fut le grand François Tallaret, ce mauvais gueux.
— Ah ! oui.
— J’ai rien dit, remarqua précipitamment la Catherine. C’est façon de dire. Il avait une jambe écrasée. C’était l’ordonnance de M. Guillaume d’Organo. Pensez s’il fut soigné et gâté ! Quand il fut guéri, on l’embusqua. Et, après la guerre, M. Philippe de Pailles, M. le comte qui avait épousé Mme Cécile…
— Le 3 janvier 1916, Catherine.
— Ça se peut, monsieur, c’était dans ce temps-là pour sûr. Donc, M. le comte accepta de le prendre comme intendant au château de Pailles. J’ai jamais compris pourquoi. Rien que les souvenirs, ça m’en aurait empêché, qu’il me semble. Enfin, il fait très bien l’affaire depuis seize ans.
— Et Thérèse Reuilly, Catherine ?
— Voilà, monsieur. Il faut vous dire qu’elle était la femme de chambre de Mme Cécile. Comme une amie qu’elle était traitée. Et elle s’occupait des blessés, la pauvre petite. Enfin, voilà. Un matin débarquent du train des Sénégalais blessés. Et parmi ces singes-là…
— Catherine, ils se battaient avec nous, pour nous.
— Peut-être bien, monsieur, mais ce n’est pas une raison. Enfin, on les a soignés très bien. Mais, parmi eux, il y avait ce particulier qui s’appelait Samba Djemil. Il était d’Afrique.
— Naturellement.
— Oui. Mais ce qui n’est pas naturel, c’est qu’au premier coup d’œil, voilà Thérèse Reuilly qui se sent toute chose. C’était un grand gaillard de deux mètres de haut, avec des épaules comme ça. Un bel homme, ça c’est vrai, s’il avait été blanc comme ses dents. Et le voilà qui entortille cette jolie fille de chez nous. Si c’est pas malheureux ! Et ils sont fiancés.
— Et qu’a dit Mme Cécile ?
— Elle voulait pas. Elle a jamais voulu. Mais l’autre a tenu bon. Elle s’est mariée avec son moricaud et elle a quitté le château. Ils sont allés s’installer à Pouligny-Saint-Martin. C’est à ce moment que Mme Cécile, disait M. le docteur Harbajan, a guéri comme par miracle et qu’elle a épousé M. le comte de Pailles. Ça m’en fait souvenir, mais ça n’a pas de rapport. Enfin, tous les blessés sont partis guéris. On a été entre bonnes gens, comme avant. Il n’est resté que François Tallaret.
— Et Thérèse Reuilly a-t-elle été heureuse avec son nègre ?
— C’est pas à croire.
— Pourquoi ?
— Il faut pas marier le vinaigre et le lait.
— Il la battait ?
— Ça se pourrait.
— Que faisaient-ils à Pouligny ?
— Ils bricolaient.
— Elle est morte ?
— Il y a sept ans.
— Ils ont eu des enfants ?
— Oui, un fils.
— À qui ressemble-t-il ?
— À sa mère, qu’on dit..
— Vous ne l’avez jamais vu ?
— Jamais.
La Catherine se ferme de plus en plus. Inutile d’insister. Je vais me coucher.
Ici finit le premier rapport de Bal-Balican, le seul et l’unique, à M. Siclamor, président, avec ses compliments distingués aux divers membres du conseil d’istration, siégeant aux étangs de Berry. Fraternité et salut.
Nous voici installés dans la cagna de Béchu, au cœur des marécages. Béchu, au petit matin, après le coup de carabine de Guillaume d’Organo, nous y a conduits tout droit.
C’est sur un îlot de quelques mètres de diamètre, perdu entre le ciel et l’eau et qui ressemble aux centaines d’autres îlots semés sur les étangs. Mais Béchu, à la lueur de l’aurore, a reconnu son fief secret.
Quelques coups de rame et nous abordons. L’îlot est couvert d’extraordinaires broussailles qui montent à deux hauteurs d’hommes et dont les lianes retombantes baignent dans l’eau. Tout cela enchevêtré, fortifié de ronces piquantes. Impossible de débarquer ; mais telle n’est pas l’opinion de Béchu. Il pagaie lentement, tourne autour de l’îlot et, d’un brusque mouvement des avirons, arrête la barque.
Colletin est au courant de la manœuvre. Il relève un paquet d’herbes gluantes, vert pâle, qui tombent dans l’étang comme une cascade. Il les écarte. Il découvre une entaille profonde au flanc de la vase, large comme la barque. Béchu godille, nous glissons dans cet estuaire, l’herbe vert pâle, gluante, retombe derrière nous.
Le dernier des Mohicans est un citadin à côté de Béchu. La barque semble obéir à son désir. Elle s’enfonce dans cette entaille jusqu’au cœur de l’îlot.
Nous débarquons sur une mousse sèche. Nous voici chez nous. C’est une cagna magnifique.
Les arbustes, les herbes, les ronces forment une sorte de dôme. Le sol est sec et moelleux. C’est une cabane naturelle qui a bien vingt pieds de rayon. Ni amis ni ennemis ne pourraient nous retrouver. C’est l’opinion de la Pouchka. Elle fait un petit tour de propriétaire, chasse une grenouille et un mulot qui faisaient figure de locataires, essuie ses pattes en faisant voltiger l’herbe sèche et puis chante une petite mélodie à mi-voix pour proclamer les choses qu’elle prévoit. Après quoi, Siclamor s’étant couché à terre et endormi sans politesse, elle s’empresse à découvrir un petit caillou, me l’apporte en manière de salam, se tortille affectueusement, car je suis son seigneur et maître, et puis se glisse sous la veste de Siclamor et s’abandonne au néant.
Colletin ronfle déjà.
À cette heure, il n’y a plus que Béchu et moi de vivants ici.
— Eh bien, Béchu ?
— Oui, monsieur.
— Qu’en dites-vous ?
— Sait-on, monsieur ?
En effet, sait-on ?
— Alors, Béchu ?
— À cette heure, je m’en vais.
— Vous vous en allez ?
— Bien sûr, dit Béchu.
— Et pourquoi ?
— Il faut que je me montre au village. Si le Landon ne me voyait pas, il aurait de la méfiance. C’est un mauvais bougre.
— Oui ?
— Et aussi pour ca avec la Rose.
— C’est vrai.
— Et vous apporter des nouvelles.
— À merveille. Mais n’êtes-vous pas trop fatigué ?
— Jamais fatigué, dit Béchu en étirant ses muscles maigres comme ceux d’un coucou de printemps.
— Très bien, dis-je. Mais alors, je vais vous donner une lettre pour M. Bal-Balican.
— Ce Parisien avec des bésicles ?
— Lui-même.
— C’est un homme qui n’a pas froid aux yeux.
— Je le crois.
— Il me va.
— Tant mieux.
Je découvris un vieux calepin dans le fond de ma poche et j’écrivis une courte mais substantielle lettre à Bal-Balican pour le mettre au courant des péripéties de notre navigation. Ainsi, Bal-Balican connaîtra la résurrection de M. Guillaume d’Organo et les mœurs singulières de mon pauvre Harbajan, captif peut-être, mais vivant.
Béchu glisse la lettre dans une cachette secrète de ses vêtements, aussi introuvable sans doute que la cagna de cet îlot où nous reposons, me salue d’un mouvement de tête, saute dans la barque et disparaît sans un mot.
Drôle d’homme, mais j’ai confiance. Je m’y connais en braconniers. Je plains Landon. C’est une affaire qui n’est pas finie. J’ai confiance aussi en Rose Rabourdin que je sais toute dévouée à Mlle Chantal de Pailles, sa maîtresse.
Il ne me reste plus qu’à dormir.
C’est la partie la plus séduisante du programme. Je tombe de fatigue. Mais, chose extraordinaire, j’ai encore faim. Je doute. Réveillerai-je Siclamor ? Il dort de trop bon cœur. Et je le déteste à cause de la tendresse de la Pouchka. Réveillerai-je Colletin ? Non. Décidément, Vandoise a raison. Ses petits yeux en boutons de pantalon sont inables.
J’attrape un pâté et je mange, goulûment, seul, sans vergogne.
Ensuite, je dors.
Quelle heure est-il quand je me réveille ?
Siclamor est en conversation avec la Pouchka. Colletin dort encore.
Un rayon de soleil traverse le dôme de notre cagna et nous éclaire.
— Salut ! dit Siclamor. Salue, la Pouchka, ce noble seigneur, ce goinfre, les yeux encore bouffis de sommeil, mais sois humble, ma fille, car il est ton maître. Et que dis-tu, prince de la Science, ô médecin !
— Quelle heure est-il, Siclamor ?
— Quatre heures après-midi, si j’en crois ma montre et la hauteur du soleil à son déclin. Ceci sous réserve et par parabole littéraire. Car enfin, qu’est-ce que le temps ? Ce que nous appelons le temps ?
Je ne me sentais pas einsteinien pour un sou.
— Ferme ça, dis-je, sans grâce aucune. Il n’y a pas de table à faire tourner ici. Nous sommes sur les étangs.
Ma bonhomie semble lui plaire.
— Il n’y a rien à faire qu’à attendre Béchu, dit-il. Là-dessus, il s’étendit sur le dos et commença de méditer, je pense, la Pouchka assise sur son ventre, le museau tendu et bâillant à la minute.
Jamais je ne me suis si parfaitement ennuyé.
J’essayai de revivre et d’interpréter les événements qui s’étaient déroulés depuis trois jours. En vain. Mon esprit fuyait. Je crois que je dînai solitairement. Peut-être j’ai dormi quelques heures. Siclamor avait allumé une pipe et fumait comme un Sioux paradoxal, les pieds plus haut que la tête. Colletin était immobile, tel une pierre. Était-il mort ? La Pouchka alla le renifler soudain. Mais rassurée, elle revint s’installer dans ses délices. Pauvre Colletin ! Les émotions ne lui valent rien.
Les heures aient.
Il faisait nuit noire. L’eau clapotait au jeu des bêtes. Il faisait froid maintenant. Siclamor enveloppa la Pouchka dans un châle et elle râla de plaisir.
— Siclamor ?
— Quoi ?
— Rien.
— Bien.
Il avait rallumé sa pipe. Je maudis Harbajan et ses affaires sentimentales qui nous faisaient grelotter dans cette station lacustre, à la nuit.
Les heures aient encore, lentes, lentes.
Au matin, Colletin s’éveilla. Il était vert de froid, mais semblait requinqué.
— Avec mes excuses, dit-il.
Il prépara un grog froid à l’eau-de-vie de marc. Siclamor nous rejoignit.
— Béchu approche, dit Siclamor.
— À cette heure, oui, dit Colletin.
Il était dix heures maintenant.
Colletin rampa sous les herbes. Qu’avait-il entendu ? C’est un sauvage à sa manière.
— Ce doit être Béchu, dit Siclamor.
La Pouchka se hérissa. Ce ne pouvait être que Béchu ou un rat.
C’était Béchu.
Les deux hommes s’assirent près de nous.
— Bonjour, ces messieurs, dit poliment Béchu.
— Comment va ? dit Siclamor.
— Le serein est froid, dit Béchu.
Il but un grand coup de gniole, et nous tendit des lettres.
C’étaient les rapports de Vandoise et de Bal-Balican.
— Bonnes nouvelles de Mlle Rose ? demanda Siclamor.
— C’est une femme, dit Béchu.
Béchu est un sage.
— Et Landon va bien ?
— Encore bien, dit Béchu.
Siclamor est absurde.
Après lecture des deux rapports, nous nous regardâmes dans le blanc des yeux.
— Enfant de la Science, ô médecin, dit Siclamor, il nous faut tenir un conseil de guerre, ici, sur les étangs, et présentement. Est-ce pas ton avis ?
La Pouchka dit oui.
Je dis oui aussi.
Siclamor nous rassembla d’un geste.
Béchu, Colletin, Siclamor et moi, assis à terre, en cercle, nous formions, je pense, une assez belle illustration pour Le dernier des Mohicans. La Pouchka sur le bord de la lagune, chassait l’araignée d’eau d’une patte prudente.
Siclamor est un de ces aristocrates qui flattent le peuple par dédain. C’est pourquoi il avait convié les mercenaires au Conseil. Mais la Pouchka nous dédaignait parce qu’elle voit les choses, et déteste les palabres, et aime l’action, enfin préfère la saine agitation des femmes, d’où sortent des pâtées exquises, au bavardage des hommes qui n’enfantent que de la fumée de tabac, laquelle congestionne ses petits trous de nez et sent mauvais.
— Quelle est votre opinion, Béchu ? demanda Siclamor.
— C’est à n’y rien comprendre, ces messieurs, dit Béchu.
— Et vous, Colletin ?
— C’est des histoires de sorcier, dit Colletin en se signant, car il est pieux et sensible à la fièvre des marais.
— Nous tiendrons compte de vos suggestions, dit froidement Siclamor. Mais continuons.
Il ne s’adresse plus qu’à moi.
— Donc, dit Siclamor, commençons, par le commencement. C’est-à-dire, faisons un exact recensement du problème. Est-ce ton avis, Bernard ?
— Oui.
— Donc, le 30 août, il y a deux jours, un coup de téléphone du docteur Harbajan nous appelait d’urgence à Ardentes. Nous allions pour porter secours à Harbajan. À notre arrivée, il avait disparu. Ici, trois questions se posent ou se posaient.
« 1° Pourquoi Harbajan t’avait-il, nous avait-il appelés ?
« 2° Pourquoi avait-il disparu ?
« 3° Où était-il et comment était-il ?
« Étudions le premier problème. Ce que nous avons appris depuis notre arrivée ici nous permet de supposer, en toute vraisemblance, qu’Harbajan nous a appelés à l’occasion du premier drame du château de Pailles, de ce drame qui laissa le comte de Pailles frappé de congestion et paralysé, et sa femme, Cécile de Pailles, à demi-folle. Ce drame avait eu lieu entre six heures et sept heures et demie, le 29 août. Harbajan t’a téléphoné le lendemain seulement, vers six heures. Donc, la vue de ce premier drame, la confession de la comtesse de Pailles, si elles l’avaient inquiété, ne l’avaient pas affolé. Or, je note, d’après ta propre déposition, Bernard, en chemin de fer, d’après d’autres évidences, que le docteur Harbajan est amoureux de la comtesse de Pailles.
— Oh ! dis-je, c’est aller bien loin.
— Nous ne sommes pas ici pour couper des fils en quatre, dit Siclamor. Appelle cet amour du nom que tu voudras. C’est une relation d’homme à femme sur le plan du sentiment et sans doute dans le conscient et sûrement dans le subconscient, une agitation sensuelle. Je parle d’Harbajan. As-tu quelque idée des réactions de Mme Cécile de Pailles à cette ion de ton ami ?
— Aucune idée. Elle avait une absolue confiance en lui.
— Il est donc probable qu’elle ne l’aimait pas, dit simplement Siclamor, et qu’à l’occasion elle se servirait de lui.
Je n’accepte pas les théories psychologiques de Siclamor. Mais j’avoue que cette prévision cynique me fit froid dans le dos.
— Continuons, dit Siclamor.
— Pourquoi donc Harbajan a-t-il téléphoné vingt-quatre heures après ce premier drame, pour m’appeler, puisque sa crainte ou son inquiétude n’était pas assez vive pour implorer secours quelques heures après le drame ? demandai-je.
— Facile à interpréter, dit Siclamor. D’abord, n’étant pas affolé, mais simplement inquiet, il a médité et réfléchi sur les événements, et peut-être délibéré avec la comtesse de Pailles. Ensuite, il a reconnu qu’il avait besoin d’aide. D’aide ? Pourquoi ?
— Oui, pourquoi ?
— C’est qu’il y avait donc quelque chose à faire.
— Quelque chose qu’il ne pouvait pas faire seul.
— Ou qu’il n’osait pas tenter seul.
— Ou plutôt, car il est brave, qu’il jugeait plus certain de réussir s’il s’appuyait sur nous.
— Donc, dit Siclamor, une chose importante, une chose difficile, mais qu’il importait de réussir. Souviens-toi que, lorsqu’il t’a appelé au téléphone, il t’a demandé de m’emmener. Et il ne me connaît que par toi.
— Ce qui nous amène à penser…
— Ce qui nous amène à penser que, ce qu’Harbajan et probablement ce que la comtesse de Pailles voulaient réussir, ce qu’ils voulaient empêcher…
— Ce qu’ils prévoyaient…
— Ce qu’ils prévoyaient est survenu.
— Donc, le second drame.
— Assurément.
— L’assassinat de Philippe de Pailles.
— La menace contre sa sœur !
— En conclusion…
— En conclusion, Harbajan, qui avait téléphoné à Paris, après une dernière consultation, après un dernier entretien avec la comtesse Cécile de Pailles, Harbajan, qui était rentré plus gai après cet appel au secours, qui était plus gai… N’est-ce pas Colletin, vous nous l’avez dit ?…
— C’est la vérité du bon Dieu, dit Colletin.
Et il redit lui-même les paroles de son premier témoignage gravées dans notre mémoire :
— Il se frottait les mains… « Mme Cécile va mieux », qu’il m’a dit. Une autre fois : « M. Bernard arrive », qu’il m’a dit. « Allons, allons, espérons !… Je vais me coucher », qu’il m’a dit.
— Bien, dit Siclamor. Et puis arrive le grand Tallaret pour le conduire en hâte au château. C’est à l’occasion du second drame.
— Celui qu’on prévoyait.
— Celui qu’on voulait empêcher… Celui-là ou quelque autre.
— Un drame, enfin.
— Évidemment.
— Et ce second drame n’a plus inquiété Harbajan. Il l’a affolé.
— Il me semble, dit Siclamor. Comment expliquer la conduite d’un médecin appelé chez un client – et quel client ! – à l’occasion d’un accident, et qui se conduit de façon aussi singulière ? Souvenez-vous. Il arrive avec un visage à faire peur. Il soigne son malade, reconnaissons-le, mais, les pansements achevés, les piqûres faites, il se précipite chez la comtesse de Pailles – laquelle n’est pas encore descendue voir son fils mourant, notons-le – et puis, en la quittant, après une heure d’entretien, Bernard, il s’évanouit dans le brouillard. Qu’en penses-tu, Bernard ?
— C’est qu’il avait une mission à remplir.
— Probablement.
— Cette mission qui devait empêcher ce qu’on prévoyait, pour laquelle on demandait notre secours, et qu’on se décidait à accomplir seul, à cause de l’intérêt urgent qu’il y avait à l’entreprendre ?
— Peut-être, peut-être, dit Siclamor. Ceci est le second problème. Pourquoi Harbajan, à huit heures, le jour du second drame, c’est-à-dire le lundi 30 août, a-t-il disparu, abandonnant un malade gravement blessé, qui attendra jusqu’à minuit la voiture d’ambulance de Châteauroux ?
Ici, Siclamor se pelotonna mieux que jamais, en boule, ses longs bras enserrant ses jambes maigres, sa tête inclinée toujours à la façon des pies qui ont trouvé une rareté, et le visage presque couché sur ses rotules. Les hasards de la nuit n’avaient pas réussi à dépeigner ses cheveux exactement laqués.
La Pouchka se glissa entre nous et vint présider notre conseil, l’air maussade, à cause des araignées d’eau qui ne savent pas jouer, mais l’œil langoureux.
— Oui, dit Siclamor en relevant la tête, je veux te croire, Bernard, mais pourquoi Harbajan a-t-il disparu aussi brusquement ? Pourquoi ne t’avoir pas laissé un mot d’explication ?
— L’émotion ?…
— Peut-être, peut-être, mais si Harbajan était affolé, il n’était pas si ému. Puisqu’il a eu le sang-froid de rentrer chez lui, de s’armer. De s’armer, Bernard !
— Où veux-tu en venir ?
— À ceci, Bernard, au troisième problème : où était-il et comment était-il ? Ou, si tu préfères, pour parler dans le présent, où est-il ou comment est-il ?
— J’écoute, mon ami, mais je ne comprends pas. Nous pouvions jusqu’à hier matin douter et nous demander si Harbajan était mort ou vivant, mais depuis la rencontre de la barque où il naviguait en compagnie, pouvons-nous douter ?
— Serrons les faits, serrons les faits, dit Siclamor. Nous voici déjà plus à l’aise. Harbajan est-il mort, est-il vivant ? Réponse : à la date d’hier matin, jeudi 2 septembre, il était vivant. Reste à préciser sa condition. Comment est-il ?
— Je ne comprends pas.
— Quelle est la condition d’un homme, dit Siclamor froidement.
Et il lança une branchette morte à la Pouchka qui l’attrapa à pleines mandibules et la maintint là, immobile, bavant dévotement.
— Ceci, continua Siclamor. Un homme, d’abord, est libre ou prisonnier. Harbajan est-il libre ou prisonnier ?
Je revis ce spectacle dans le brouillard, tandis que l’Autre nous fusillait et qu’Harbajan accroupi se dressait soudain, éperdu. Et sans doute, il m’avait reconnu.
— Prisonnier, dis-je après un moment de réflexion.
— Il se peut, mais nous n’en savons rien. Autre chose, enfant de la Science, ô médecin et qui t’intéresse. L’on peut être libre ou prisonnier. Mais dans l’un ou l’autre cas, l’on peut être sage ou fou. Et lequel choisir ?
Tout cela me mettait de mauvaise humeur. Je pensais à mon cher vieil ami. L’odeur de l’étang autour de nous me tournait le cœur. Je me réfugiai sur le terrain de la métaphysique.
— C’est l’ordinaire de la vie, dis-je. Qui pourrait choisir ?
Mais Siclamor n’est pas un gaillard à dévier d’un fil dans une discussion.
— Ça va, ça va, dit-il. Je me place au point de vue de Béchu, de Colletin, de Landon, du procureur de Châteauroux, du président de la République, et des corps constitués : Harbajan, à cette heure, est-il aliéné ou sain d’esprit ? Rempoche ta philosophie, Bernard, et parle comme un gendarme.
Ma mauvaise humeur m’empoisonnait.
— On pourrait faire tourner une table, pour savoir ?
Colletin se signa une fois de plus.
— Non, non, dit Siclamor. Il n’y a que la Pouchka qu’on pourrait faire tourner. Et c’est plus et moins qu’un guéridon. D’ailleurs, elle a quatre pattes plus une queue tortillée. Trop et pas assez. ettons que nous ne pouvons pas vérifier ce troisième problème.
Il médita un long moment.
— Et ons à un second examen.
Il médita encore.
— Serrons les faits, serrons les faits, redit Siclamor. Donc, quel est le premier personnage extérieur aux drames qui est apparu ?
— Extérieur aux drames ?
— Oui. Harbajan, le comte et la comtesse de Pailles, Robert et Chantal, avec les comparses, Tallaret, les domestiques, la mère Toinon, Rose Rabourdin, Béchu, Colletin, la Catherine, ce sont les personnages intérieurs au drame.
— Et Landon ? demanda Béchu.
— Landon est intérieur au drame, lui aussi, mon ami, dit poliment Siclamor.
— Faites excuse, ces messieurs, dit Béchu.
— Le premier personnage extérieur au drame, dit Siclamor, reprenant sa démonstration, c’est le Fantôme Blanc. Il est apparu sur la lande et les étangs, autant qu’on peut le savoir, dans un temps contemporain de celui des drames. Étudions donc :
« 1° En quoi il est mêlé aux drames ?
« 2° Qui est ce Fantôme Blanc ?
« 3° Pourquoi il agit d’aussi singulière façon ?
Je m’abandonnais aux déductions de Siclamor. J’avais des fourmis dans les jambes. Colletin luttait contre le sommeil. La Pouchka s’était sournoisement couchée et dormait, un œil ouvert. Béchu était comme un roc. Il a l’habitude des longues heures d’affût.
— Bien, continua Siclamor. En quoi le Fantôme Blanc est-il mêlé au drame ? Nous avons de nombreux témoignages. En premier, il terrifie depuis plusieurs jours, mais depuis combien de jours exactement, c’est ce que nous ne savons pas…
— Probablement depuis le départ de Pouligny-Saint-Martin du nommé Samba Djemil, Sénégalais.
— Probablement… Il terrifie, dis-je, Ardentes et ses environs. En second, il surgit du brouillard avant-hier soir, mercredi 1er septembre, alors que nous attendons en embuscade l’automobile de Mlle Chantal de Pailles, et Vandoise le manque. En troisième, nous apprenons de Mlle Chantal de Pailles que ce Fantôme Blanc l’a délivrée de l’attaque d’un autre qui – semblablement à lui – était masqué de blanc, qui brandissait le couteau avec lequel il venait d’assassiner et de mutiler son frère Robert de Pailles, et a désarmé cet autre, et, enfin, l’a emporté sur ses épaules. Ajoutons que cette dernière déposition nous aidera tout à l’heure à mieux nous figurer ce Fantôme Blanc dans le réel. En quatrième, nous savons, par le rapport de Vandoise, que ce Fantôme Blanc est un nègre, mais surtout, nous apprenons que ce Fantôme Blanc, ainsi dépourvu de son caractère mystérieux, semble comme associé à un Autre, cette fois encore. Mais alors, nous avons des lumières sur la qualité de cet Autre, puisque Vandoise a vu la figure de cet Autre, grimpé dans un sapin, et dont la lune éclairait la face. ons, nous y reviendrons. En cinquième, nous avons les renseignements puisés par M. Bal-Balican à La Châtre, et à Pouligny-Saint-Martin, et son interview de la Catherine, le tout corroboré par la découverte du chapeau de feutre vert que Béchu a faite au matin, à la surface de l’étang. Il est donc bien évident, d’une évidence mathématique, pourrait-on dire, que le Fantôme Blanc est intimement mêlé aux drames qui ont affolé et ensanglanté le château de Pailles.
— Que conclus-tu, Siclamor ?
— Je ne conclus rien, enfant de la Science, ô médecin, je ne conclus rien et pas mieux que ces trois-là, la Pouchka, Béchu et Colletin et toi qui m’écoutes, impatient.
— Respectueusement à ces messieurs, dit Béchu en touchant sa casquette.
Est-ce celle que Bal-Balican a achetée chez les Lapetite ? Non, elle est trop culottée par le grand air et la pluie, couleur de feuille morte.
— Deuxième point du deuxième examen, dit flegmatiquement Siclamor. Qui est ce Fantôme Blanc ?
— Samba Djemil, cela va de soi...
— Si tu veux. Mais alors, qu’est Samba Djemil ?
— Bal-Balican nous l’apprend.
— Voire, voire, dit Siclamor. Je sais comme toi, je me souviens comme toi de tout ce que Bal-Balican a noté dans son rapport. Précisons : ce Fantôme Blanc, alias Samba Djemil, est un Sénégalais, blessé de guerre, soigné au manoir de la Closerie des Cailles par M. et Mme de Tourmailles, père et mère de la présente comtesse Cécile de Pailles. Bon. Il a épousé ensuite une jeune fille du pays, belle et blonde, Thérèse Reuilly, dont il a eu un agréable négrillon aujourd’hui adolescent, tandis que la mère est morte. Je note, en outre, que ce négrillon, accompagné de son père, achète, à l’occasion, chez M. Lapetite, à La Châtre, un chapeau de feutre vert qui s’égare ensuite étrangement sur les étangs. ons et venons-en au troisième point du deuxième examen.
Ici, Siclamor élève sa main gauche et commence de raisonner en comptant ses raisons sur les doigts de cette main gauche.
Il élève le pouce :
— Je dis : pourquoi le Fantôme Blanc agit-il d’une aussi singulière façon ? Pour commencer, dis-moi, Bernard, pourquoi ce Sénégalais, qui approche de la cinquantaine, – il a les cheveux gris, a dit Vandoise, – pourquoi ce Samba Djemil, voulant er inaperçu, a choisi cet étrange déguisement ?
— Tu n’y comprends rien, Siclamor. Tout cela est naturel. Nous avons affaire à un nègre qui, depuis vingt ans, depuis toujours peut-être, depuis qu’il est installé dans le Berry assurément, depuis qu’il est marié à cette jeune fille blonde, souffre de sa couleur, souffre de sa race. Si nous acceptons qu’il a voulu se déguiser, er inaperçu, il a dû, tout naturellement, s’abandonner à son obsession. Voulant voiler sa figure et ses mains, il devait être entraîné automatiquement à choisir le blanc. C’est une politique de l’instinct et du subconscient. Les nègres ne courent pas les routes, en Berry. Voulant se dissimuler, il a choisi l’envers de sa couleur, par une ruse de sauvage. C’est un mimétisme à rebours.
— Soit, hasard ou mimétisme, je m’en moque ! Mais qu’avait-il à faire, qu’avait-il à faire dans les drames du château de Pailles ?
— Nous avons une première trace, ici.
— Je sais. Il a épousé cette Thérèse Reuilly, l’ancienne femme de chambre de Cécile de Tourmailles, alors qu’elle était veuve de Guillaume d’Organo, et avant qu’elle devînt comtesse de Pailles.
— Oui. Donc, il tient par ce fil au château.
— Voilà seize ans, dit Siclamor, qu’entre le couple Samba Djemil et Cécile de Pailles il n’y a eu aucun rapport.
— Peut-être… Nous ne savons pas tout !
— Catherine l’aurait dit à Bal-Balican.
— Sait-on ?
— Assurément. Bal-Balican n’est pas un homme à vider une femme à moitié, quand il l’entreprend. Si la Catherine s’est montrée discrète sur la famille Samba Djemil, c’est qu’elle la connaissait mal. Et puis, elle redoute le Fantôme Blanc, cette pauvre chère commère. Mais n’a-t-elle pas dit elle-même qu’elle n’avait jamais vu le négrillon, fruit des amours du Fantôme Blanc, nègre dans l’intimité, et de la blonde Thérèse Reuilly ?
— Elle a dit qu’il ressemblait à sa mère.
— C’est peut-être un nègre blond, dit Siclamor en haussant les épaules. Mais il y a quelque chose de plus important.
Et ici, Siclamor, son pouce toujours érigé, dressa son index gauche.
— Pourquoi Samba Djemil, dit le Fantôme Blanc, veuf de Thérèse Reuilly et heureux père d’un négrillon blond, se montre-t-il si philanthrope et protège-t-il la vertu persécutée ? Pourquoi rôdait-il dans le brouillard, sur la route où devait er l’automobile de Mlle Chantal de Pailles ? Pourquoi était-il au pied du sapin sur lequel était monté celui dont Vandoise nous a fait le portrait, mais surtout, surtout, pourquoi a-t-il désarmé cet Autre masqué qui venait d’assassiner Robert de Pailles et qui s’apprêtait à frapper Mlle Chantal de Pailles ? Oui, pourquoi l’a-t-il désarmé et emporté loin du lieu du crime ?
— Impossible de deviner, Siclamor.
— Très bien.
Et Siclamor dressa son médius.
— Pourquoi Samba Djemil, dit le Fantôme Blanc, a-t-il récemment acheté à M. Lapetite, de La Châtre, un chapeau de feutre vert pour son négrillon de fils et que le vent, quelques jours après, et en notre présence, a arraché de la tête de l’Autre, le chapeau que Béchu a repêché sur l’étang et confié au fidèle Bal-Balican ?
Silence.
— Très bien, dit Siclamor.
Il élève son annulaire.
— Avant que Vandoise ne découvrît l’identité du Fantôme Blanc, quelqu’un la connaissait-il ? Répondez, Béchu. Saviez-vous que le Fantôme Blanc était un nègre ?
— Non, ces messieurs, dit Béchu.
— Il faut croire que Samba Djemil est aussi habile qu’un braconnier français pour se faufiler dans la brousse berrichonne.
— Et vous, Colletin ? demanda Siclamor.
Colletin, éveillé par la faim, a repris figure humaine et, depuis un moment, ses petits yeux en boutons de pantalon louchent sur le pâté et les fioles.
— Jamais M. Harbajan y avait pensé, dit Colletin.
C’est une réponse de Normand, mais qui semble satisfaire Siclamor. D’ailleurs, qu’importe ! C’est l’opinion du grand Tallaret, de ce chrétien si cachottier, qu’il faudrait connaître. Et peut-être aussi celle du brigadier Landon. Ils ne sont pas ici.
La Pouchka bâille.
— Autre chose, dit Siclamor, en dressant son auriculaire, la main étalée maintenant. Qu’est devenu le négrillon, fils blond de Samba Djemil, qui ressemblait, à en croire Catherine, à cette pauvre Thérèse Reuilly ?
Ni Béchu, ni Colletin, ni la Pouchka, ni moi n’en savons rien vraiment.
Siclamor referme sa main. C’est heureux qu’il n’ait que cinq doigts. Mais il n’en a pas fini. Impitoyable, il continue, malgré les regards de Colletin, vers le pâté.
— Troisième examen : Qui sont, où sont et que font les autres acteurs de ces deux drames et de leurs probables suites ?
— Quels acteurs ?
— D’abord, Guillaume d’Organo, ce nouveau Lazare qui se promènerait en barque sur les étangs, en compagnie d’Harbajan, et qui joue si promptement et maladroitement de la carabine ?
Béchu n’a rien dit. Mais il tire un petit objet de sa poche et le tend à Siclamor.
C’est une petite boule de plomb.
— La balle ? demanda Siclamor.
— Oui, dit Béchu. Elle s’avait enfoncée dans le bois de la barque.
— Ah ! Ah ! dit Siclamor en examinant cette pièce à conviction. Et qu’en pensez-vous, Béchu ?
— C’est le calibre de la carabine de M. Harbajan, dit Colletin qui examine le trophée.
— Parfait, dit Siclamor. Donc, M. Guillaume d’Organo, dans sa nouvelle incarnation, s’amait à chasser sur les étangs avec la carabine d’Harbajan. Dites-moi, Béchu…
— Ces messieurs ? dit Béchu.
— Aviez-vous déjà rencontré Guillaume d’Organo ?
— Jamais depuis dix-huit ans, dit Béchu, depuis la guerre où il est mort, quoi !
Colletin se signe. C’est une manie.
— Et vous, Colletin ?
— Jamais, jamais, monsieur.
— Enfin, dit Siclamor, quand tout Ardentes parle du Maudit, la Toinon, la Catherine, les gendarmes et le reste, c’est bien de Guillaume d’Organo que l’on veut parler ?
— Pour sûr, ces messieurs, dit Béchu. C’est d’autres qui l’ont vu rôder autour du parc. Mais qui ? Personne ne le disait, bien sûr, mais tous ont peur.
— Y a de quoi, dit Colletin.
— Maintenant, dit Siclamor, pourquoi ce Guillaume d’Organo se promènerait-il en compagnie d’Harbajan sur les étangs ? Et pourquoi rôderait-il autour du parc de Pailles ?
— Et pourquoi ce conditionnel, demandai-je, puisque Béchu, Colletin, toi et moi l’avons vu en chair et en os ? Les morts ne tirent pas à la carabine !
— Rarement, dit Siclamor, sans répondre autrement à mon interrogation.
— Il me semble assez logique d’accepter que d’Organo, porté mort par erreur et revenu au pays natal, se venge aujourd’hui. Il me semble même qu’avec cette hypothèse tout s’explique.
— Ah ! Oui ?
— Oui. Le premier drame : la soudaine apparition de Guillaume d’Organo frappe de stupeur le comte de Pailles qui tombe abattu par une soudaine congestion, tandis que sa femme, demi-folle, s’enfuit et va s’enfermer dans sa chambre.
— Ensuite ?
— Ensuite, cela explique les entretiens avec Harbajan, les inquiétudes, la décision de me téléphoner.
— Ensuite ?
— Ensuite, cela explique encore le second drame, drame ionnel portant sur les enfants du second lit, les enfants du comte de Pailles qui a épousé sa femme.
— Très bien, dit Siclamor. ons sur la singulière alliance de Guillaume d’Organo et de Samba Djemil. Et que fais-tu de cet Autre que Vandoise a vu, grimpé dans le sapin, brandir d’un poing menaçant un couteau, tandis que quelqu’un l’irait en sanglotant de la fenêtre du premier étage ?
— Eh bien ! c’est mon Guillaume d’Organo, grimpé là pour terrifier cette pauvre Cécile de Pailles.
— Vraiment ?
— Pourquoi pas ?
— Quel âge avait Guillaume d’Organo à la mobilisation, Colletin ?
— Entre trente et quarante, pour sûr monsieur.
— Relis le rapport de Vandoise, ô médecin : « C’est une photographie en lieutenant de dragons, – il était capitaine à la déclaration de guerre, – c’est bien lui. Mais cet homme-là a trente ans et l’autre en a seize. Quelle ressemblance ! » Eh bien ! enfant de la Science ?
Que dirais-je ? C’est un cauchemar.
— Si nous dinions ?
— À table ! la Pouchka, dit Siclamor en se dressant.
Colletin commence à déballer les vivres et dresse le couvert sur l’herbe. La nuit est venue.
— Rentrez-vous à Ardentes, ce soir, Béchu ?
— Pour sûr, dit Béchu.
— Mes compliments à Mlle Rose, dit Siclamor.
— Une supposition, dit Béchu.
— Quoi ? demande Siclamor.
Béchu ne trouve pas ses mots. Il a quelque chose dans la gorge. Béchu n’est ni orateur ni diplomate. Siclamor jongle avec la Pouchka.
— Une supposition, reprend enfin Béchu, que je donnerais les nouvelles à ces messieurs.
— Quelles nouvelles ?
— Les dernières, quoi, celles de ce matin.
— Il y a des nouvelles, ce matin, Béchu, et vous ne le disiez pas ?
— Pour sûr.
— Importantes ?
— Dame !
— Parlez, Béchu.
— C’est rapport à M. le comte de Pailles, oui !…
— Il va plus mal ?
— Non.
— Alors ?
— À cette heure, il est mort, dit Béchu.
Bon Dieu ! J’ai sursauté. Siclamor a laissé échapper la Pouchka qui se réfugie sous le sac aux provisions.
— Qu’en dis-tu, Bernard ?
— Ça pouvait arriver, dis-je.
— Quand est-il mort, Béchu ?
— Au petit matin, probable.
— Comment, probable ? Il n’y avait donc personne auprès de lui ?
— Pour sûr, dit Béchu.
— Ni la garde, ni Mlle Chantal ?
— Une chance, dit Béchu, sans ça elles y aient.
— Quoi ?
— Ça fait pas de doute.
J’ai pris Béchu par le bras, son bras maigre et dur comme du bois.
— Comment est-il mort, Béchu ? De quoi est-il mort ?
— D’un vrai coup de couteau en plein cœur, ces messieurs, dit Béchu. Faites excuse, mais je sais pas raconter ces histoires.
— A-t-on des soupçons ?
— Qui pourrait savoir ?
— Le Maudit ! bien sûr, dit Colletin.
Cette fois, il se signe à tour de bras.
— Et avec cela, dit Siclamor ? Avez-vous d’autres bonnes nouvelles, ami Béchu ?
— Probable, dit Béchu.
— Nous écoutons.
— C’est rapport à Mme la comtesse.
— Elle est morte aussi ?
— Non.
— Alors ?
— Elle s’est enfuie, seulement.
Je crois que nos esprits sont à l’abri de tout étonnement. Béchu nous apprendrait que M. Miteux, juge d’instruction, a enlevé la mère Toinon que nous entendrions cela avec un flegme parfait.
— Enfuie, Béchu ? demande Siclamor.
— Oui, ces messieurs. Au petit matin.
— Après ou avant la découverte de l’assassinat du comte de Pailles ?
— Après ?
— Cela est plus logique, dit Siclamor. Ensuite, Béchu ?
— Ensuite, ces messieurs, c’est rapport au grand Tallaret, François Tallaret.
— Le chrétien cachottier ?
— Bien vrai, dit Béchu.
— Est-il mort ou en fuite, celui-là ?
— En fuite.
— Très bien. Et comment ? avec la comtesse de Pailles ?
— Probable.
— C’est tout ?
— C’est tout.
— Mangeons, dit Siclamor, en s’asseyant. Je crois que la Pouchka attend. Viens ici, perle de l’Île-de-.
Béchu médite. Il médite son acte de contrition.
— Faites excuse, mais je sais pas raconter ces histoires.
Que serait-ce, s’il savait les raconter !
C’est une affaire à tout casser, oui.
Je ne sais pas par quoi commencer.
Enchaînons, comme on dit.
Donc, le jeudi 2 septembre, hier, j’ai, comme je l’ai mentionné dans mon premier rapport, envoyé un article à la Galette de Paris, déjeuné chez la Toinon, reçu un avis de Siclamor transmis par Béchu, hérité du chapeau vert en feutre, mené une exacte enquête à La Châtre, puis à Pouligny-Saint-Martin, envoyé un second article à la Galette de Paris et dîné chez la mère Toinon, enfin, interviewé la Catherine.
Ces successives entreprises menées à bien, j’allai me coucher à mon pacifique hôtel du Lion d’Argent.
J’avais quitté mes bottes et j’achevais de rédiger mon rapport à Siclamor and Co, quand une ombre frappa à ma vitre. Ma chambre est au premier et donne sur un vaste jardin potager.
J’ouvris la fenêtre et je reconnus Béchu… Je ne sais pas comment ce braconnier a pu se hisser jusqu’à ma fenêtre. J’ai autre chose à faire présentement qu’à pénétrer les secrets de la pesanteur terrestre. Peut-être s’est-il servi d’une échelle. Ce sera tant pis pour les salades.
— Bonsoir, ces messieurs, dit Béchu.
C’est sa formule.
— Bonsoir.
Il me tend une lettre cachetée que j’engloutis dans ma poche. C’est une missive de notre peintre, M. Vandoise.
— Comme ça, dit Béchu, M. Bernard m’a dit de vous demander une lettre.
C’est Siclamor and Co qui veulent mon rapport ! Et moi qui désespérais, ne sachant comment le leur faire parvenir ! J’oubliais Béchu. Béchu explique l’univers ! Mais que la vie est simple ! Et comme tout s’arrange !
Je remets mon rapport à Béchu.
Béchu s’en retourne comme il est venu. C’est un gaillard, et pas bête.
— Bonsoir, ces messieurs, qu’il a dit en me quittant.
— Bonsoir, Béchu.
Tant pis pour Landon s’il le rencontre sur son chemin.
Je me couche et je savoure, entre mes draps, le mémoire de Vandoise. Car ce peintre, si fantasque dans son interprétation figurée de la nature, est une manière de commerçant pratique en aventures. Il a eu ce scrupule touchant d’établir, pour moi, une copie de son rapport au Conseil des Étangs. Et tandis que Béchu porte, à travers les embûches des hommes et de la nature, le récit de ses malheurs, je suis là, bien tranquille dans mon gîte, à en lire la copie.
Gloire à Vandoise !
Mais c’est une affaire à tout casser, oui !
Qu’est-ce que cette dernière aventure de M. Guillaume d’Organo ?
Il ne lui suffit pas, à ce soudard, de ressusciter ?
Il lui faut encore rajeunir ?
Est-ce un cauchemar ou une féerie ?
Choisissons la féerie.
Je coupe mon électricité et je m’endors.
Je me réveille à l’aurore, sans fanfare, mais frais et dispos. Toilette, barbe. Je sonne.
Entre une servante, bâtie à la façon du plésiosaure.
Elle m’apporte les journaux de Paris. Bon. Je ne suis pas pressé de lire ma prose, ni celle de mes petits camarades. Mais je veux être aimable.
— Eh bien ! petite, y a-t-il du nouveau ?
Voilà mon plésiosaure qui éclate en sanglots.
Elle me vomit des aveux.
Le comte de Pailles a été trouvé assassiné au matin.
La comtesse de Pailles a disparu.
Le grand Tallaret a disparu.
Cela suffit. Le plésiosaure disparaît et je m’habille en un tournemain.
Sur la place, devant l’hôtel du Lion d’Argent, je retrouve tous mes petits camarades dans une agitation insensée. Ils disent que l’action rebondit. Je veux bien. Ce n’est plus de la peur qui plane sur Ardentes. C’est de l’épouvante. Je télégraphie à la Galette de Paris. Mais tout cela manque de détails pittoresques. Le château de Pailles est consigné. Et où courir pour rattraper la comtesse Cécile de Pailles et le grand François Tallaret ? Quant au comte, il est au ciel, je l’espère.
Nous attendons la Police, la Justice, toutes les majuscules.
À dix heures, ces messieurs débarquent ; à savoir : M. de Massadussol, procureur de la République, et M. Miteux, juge d’instruction, encadrés par des agents en civil, reconnaissables, comme à l’ordinaire, à leurs godasses, leurs chapeaux mous et leurs belles manières, plus une forte escouade de gendarmes du chef-lieu.
Diable ! Diable !
Mais ce n’est qu’un commencement. La parole n’est plus à M. de Massadussol et à M. Miteux. L’on dirait que leur règne est fini. Finie l’ère des cachotteries insolentes, des grands secrets et de l’arrogance judiciaire.
Le pouvoir est é, sur quelque coup de téléphone mystérieux venu de Paris, aux politiques.
Ils sont représentés, quelques minutes plus tard, par le préfet de Châteauroux, M. Beaurenard, et le sous-préfet de La Châtre, M. Trésoleil, eux-mêmes. L’un est gros et gras, l’autre petit et maigre. L’un est rose, l’autre pâle. Mais ce sont deux excellents fonctionnaires. Ils descendent de voiture sur la place publique. Tout Ardentes les examine de dessous les rideaux levés.
Nous entourons MM. Beaurenard et Trésoleil, le crayon à la main, impatients.
Cette familiarité respectueuse ne semble pas leur déplaire.
M. Beaurenard est encore sur le marchepied de son automobile que déjà il nous harangue.
— Messieurs, dit M. Beaurenard, je devine que j’ai l’avantage et l’honneur de m’adresser, en la saluant, à cette cohorte des envoyés de la presse qu’on est heureux de rencontrer partout où se dessine quelque remous de l’activité humaine…
J’ire beaucoup l’éloquence au pied levé de M. Beaurenard. Il dit bien ce qu’il veut dire. Et que pensez-vous de ce remous pour peindre deux assassinats ?
Mais il continue.
— Ai-je besoin de vous dire que c’est un confrère qui descend parmi vous. Si la confiance du gouvernement de la République m’a élevé à des fonctions qui m’ont haussé hors de ma prédilection première, je n’oublierai jamais que j’ai sucé le premier lait du labeur intellectuel aux mêmes mamelles que vous, messieurs, et que nous sommes de la même grande famille : la presse !
Il commence à me dégoûter avec ses histoires de mamelles. Mais arrivent le procureur et le juge d’instruction. Les quatre augures délibèrent. Les temps nouveaux sont venus. On nous fait savoir que l’enquête menée jusqu’à cette heure dans le secret le plus étroit va se continuer sur la place publique.
— Devant l’univers, impatient de réaliser ce drame, a dit M. Beaurenard, je veux que la justice éclate au grand jour.
Le parc et le château nous sont ouverts et je commence à trembler pour Vandoise, caché dans sa salle de bains.
Mais nos sycophantes se dirigent vers la mairie. Nous à leur suite. Et bientôt, la salle des délibérations s’emplit d’une assemblée où chacun s’assied à son gré. Les abords sont gardés par Landon et sa brigade de deux gendarmes. Mais ces représentants de l’autorité sont fortifiés d’un grand nombre de gentilshommes anonymes à moustaches noires et épaisses, à chapeau melon et à godasses à trottoir, qui suent l’incognito. Ardentes est bien gardé.
La salle des délibérations offre un spectacle jamais vu et jamais ouï. Les quatre consuls assemblés forment un triumvirat à la façon des Trois Mousquetaires qui étaient quatre. Nous avons décidé que ce serait M. Miteux qui jouerait le rôle de d’Artagnan. Tout cela sent la farce, une farce macabre et qui sue l’épouvante. Car Ardentes vit, portes et fenêtres closes, sous un soleil de plomb.
Toute la presse, celle qui suce les mêmes mamelles que M. Beaurenard, la presse de Paris, et des provinces, est là, qui fume, tousse, crache, crie autour des Trois Mousquetaires. Je ne peux m’empêcher de penser à ce malheureux comte de Pailles, frappé déjà d’apoplexie, revenu à la vie spirituelle, mais cloué sur son lit par la paralysie et qui gît là-bas misérablement, un couteau enfoncé dans le cœur.
Pourquoi ?
Parce qu’il a généreusement épousé la veuve de Guillaume d’Organo, ressuscité à la façon d’un Lazare moderne.
Pauvres de nous !
— Messieurs, clame M. Beaurenard, il y a ici un mystère impénétrable que je m’engage à pénétrer.
Pénétrons, pénétrons, chante la presse aux puissantes mamelles.
Tristement, et autant que faire se peut, au milieu de ce bazar bruyant, M. de Massadussol, procureur de la République, et M. Miteux, pâle d’Artagnan, mettent au courant les envoyés du gouvernement. Ils exhibent des dossiers, les commentent avec des gestes peureux, levant au plafond des mines sèches et toussent à cause de la fumée impitoyable.
M. Beaurenard ressemble de plus en plus, à Porthos, mais Porthos était plus modeste. M. de Massadussol tient, sans génie, le rôle d’Athos. Peut-être ne s’est-il jamais grisé, durant sa pauvre et orgueilleuse vie. Le sous-préfet de La Châtre, M. Trésoleil, est un Aramis raté. Ni duchesse ni lingère ne voudraient s’amouracher de lui. Il a de tristes poils gris, sur un museau de blaireau, et les ongles noirs.
— Que résulte-t-il de cette première vue jetée sur les événements ? clame M. Beaurenard-Porthos. Ceci : il nous faut rassurer des populations loyales mais inquiètes, réduire à néant des rumeurs qui courent la campagne. Une série de crimes de droit commun affolent l’esprit calme de nos populations rurales. Dans la du XXe siècle, des esprits obsédés par le souvenir des cauchemars ancestraux, ou sourdement mécontents des lois généreuses et laïques, propagent d’ineptes et tendancieuses assertions et évoquent l’image d’un des glorieux défenseurs de nos frontières, tombé au premier rang, l’épée à la main, pour défendre le sol sacré de la Patrie. Il faut promener la torche de la vérité dans les broussailles de la calomnie. Je conclus : on accuse d’assassinat le Fantôme de M. Guillaume d’Organo. En vertu des pouvoirs qui me sont conférés, j’ordonne l’ouverture du cercueil de M. Guillaume d’Organo, pour prouver publiquement au peuple souverain d’Ardentes que, dans sa bière, repose à jamais, hors de l’atteinte des vicissitudes humaines, le corps de ce héros français, que de détestables soucis politiques peignent à la couleur des égarements d’un autre âge…
C’est très bien dit. Je jure que je rapporte l’exacte vérité, mais je demeure mélancolique, parce que je pense au comte Philippe, son couteau dans le cœur, à Mlle Chantal de Pailles, qui doit pleurer toutes ses larmes. Aussi au pauvre Vandoise qui se nourrit de sardines à l’huile dans sa baignoire. Et aussi au malheureux petit bonhomme Robert, un œil crevé, la figure tailladée de coups, et la poitrine trouée, et qui agonise là-bas sur son lit de douleur.
Dans la salle des délibérations, c’est une palabre insensée. Tout le monde est debout ; les Trois Mousquetaires sont entourés par une cohorte véhémente. On applaudit Porthos. On applaudit Aramis. Mais MM. de Massadussol, procureur de la République, et Miteux, juge d’instruction, font mauvaise mine. Tant pis ! Ils n’ont pas l’habitude. Ce n’est qu’un moment à er. M. Beaurenard semble enchanté. On lui tape dans le dos. C’est l’homme du jour. Au plein soleil, sorti de la salle, la chaleur suffoque. Et toutes ces fenêtres fermées, ces portes fermées, au plein midi. Cela fait un effet singulier. Si j’étais seul, je dirais : la peur. Mais une foule aussi consciente que la nôtre, saurait-elle avoir peur ? Tout de même, au grand air, l’animation se calme. Le télégraphe est envahi, les chauffeurs hélés. Voilà. Voilà ! L’ardeur a baissé d’un cran. Le brigadier Landon a la figure grise. Après tout, il y a eu un assassinat.
M. Beaurenard me serre la main parce que je suis près de lui.
— Et comment va ? dit-il, depuis que j’ai eu le plaisir de vous voir ?
Je ne l’ai jamais vu, bien sûr. Je dis :
— Pas mieux.
Il hausse les épaules. Je suis un mauvais esprit. Et lâche, probablement. Au plein soleil, cela ne s’excuse pas.
Les automobiles démarrent.
C’est à la Chapelle Saint-Marc que nous allons : un petit village à cinq kilomètres d’Ardentes. C’est là qu’est enterré, dans le caveau de famille, Guillaume d’Organo, dernier du nom. La Catherine ne m’avait pas menti. Je me suis renseigné. Il y avait bien là, au Moyen-Âge, un château d’Organo, dont il ne reste que des pierres écroulées.
Sale histoire ! Les autos roulent.
Et nous voici dans le petit cimetière de la Chapelle Saint-Marc.
Ce n’est plus un village, ce n’est plus un hameau. Ce ne serait plus rien du tout, s’il ne restait cette pauvre ruine de chapelle romane, dont la croix rouillée et branlante, protège et bénit encore ce coin de terre, où dorment les morts.
Les Mousquetaires et leur troupe sont descendus de voiture. Il y a quelque chose dans l’air, qui doit leur serrer la gorge, et qui les rend muets présentement.
Et nous avançons, précédés par une couple de fossoyeurs d’Ardentes, et quelque autochtone qui connaît les lieux.
C’est un pauvre petit cimetière de campagne, si abandonné.
Il n’y a plus que des pierres verdies de mousse, des herbes folles, des croix abattues par le temps, et le silence des morts.
M. Beaurenard qui, s’étant plié à la coutume et se croyant à un enterrement officiel, marche le chapeau à la main, et l’air accablé par une intime vision du néant des ambitions humaines, lui-même semble médusé.
Il s’est arrêté.
Les autres lèvent les bras au ciel.
Par des méthodes de resquillage, et sans vergogne, je me faufile au premier rang.
Et que vois-je ?
Là, devant un caveau ouvert, les Trois Mousquetaires, les deux fossoyeurs et l’autochtone, environnés de la presse, muette et comme stupide, contemplent un dégât imprévisible.
En croirai-je mes yeux ?
Je ne sais si j’en crois mes yeux. Mais jamais je n’ai enduré un soleil plus chaud sur la nuque, et jamais je n’ai eu plus froid le long du dos. Je dois sourire bizarrement, et ce que je sais bien, tandis que je contracte les muscles de mes joues, en regardant les camarades, c’est que je claque des dents. Drôle de sensation ! J’ai aussi une étrange horripilation dans les mollets. Je ne sais pas ce que c’est. Ce n’est pas agréable.
M. Beaurenard est tout pâle. Pourquoi ? Il ne parle plus. Abandonnerait-il sa fonction, et pourquoi ?
Mais voici Landon, le brigadier Landon, qui nous avait suivis. Il s’entretient avec Athos et d’Artagnan, plus miteux que jamais. Je voudrais m’en aller. J’ai une sensation à l’estomac qui ne me plaît pas. Dieu qu’il fait chaud !
Et voilà.
C’est M. Trésoleil, un vrai nom pour la saison, qui nous fait cette communication : la tombe de Guillaume d’Organo a été profanée.
Merci ! Je m’en doutais.
Les deux fossoyeurs nous en offrent la preuve évidente.
Ils montent au fond du caveau, le cercueil éventré où reposait ce singulier personnage, chêne et plomb coupés au ciseau.
Mais où est Guillaume d’Organo ?
Où est le corps de Guillaume d’Organo ?
La Presse murmure. Elle reprend courage.
Les Mousquetaires sentent le danger.
C’est une ruée vers cette fosse…
Les augures discutent, blancs d’émotion. Nous aussi, je pense. Et il fait si chaud : une chaleur qui brûle la nuque.
Voici, il y a ici les traces d’une pesée sur la dalle qui couvrait le caveau.
Avec quoi On a-t-il fait cette pesée ?
Nos maîtres décident que c’est avec une croix effondrée qui gît près de là, à même la terre.
Je veux bien. C’est de bonne tradition romantique et satisferait Victor Hugo. Paix à ses cendres ! Je cherche l’inquisition. Allons-nous être brûlés ? En attendant, je claque des dents, silencieusement et avec le sourire. Je voudrais bien m’en aller.
Impossible. Je suis là devant ce caveau violé, les pieds contre cette bière coupée au ciseau, le mieux est de regarder. Je regarde.
Oui, cette bière a été – plomb et chêne – éventrée avec un ciseau, quelque chose comme un ciseau.
Pourquoi, comment ?
Il a fallu un gaillard – ou des gaillards – forts et habiles, pour mener à bien une entreprise si longue et difficile. Qu’est-ce que cela prouve ?
Qu’il y a un gaillard ou des gaillards forts et habiles.
Où cela ?
Dans le pays.
Et qui courent la campagne.
Peut-être !
Mais qu’y a-t-il donc dans cette bière ouverte ?
Un des fossoyeurs s’est penché.
Il retire de la bière une chose singulière. L’on dirait des cheveux. Ce sont vraiment bien des cheveux.
Une perruque !
Guillaume d’Organo avait-il donc une perruque ?
Une perruque de cheveux gris ? De longs cheveux gris, puisque le fossoyeur les déroule. Ils ont bien la longueur de son bras. Voilà qui est étrange ! Drôle de déguisement, pour un capitaine de dragons ! Mais où sont donc les augures ? Et que pensent-ils de cette découverte ?
Il s’agit bien de cela !
Ils sont pris, avec la presse, dans une panique qui m’entraîne moi-même. Où cela ? Pourquoi ?
Oh ! pour une simple et banale découverte, mais qui ne me guérit pas de mon claquement de dents.
Simplement ceci :
Là, à vingt mètres du caveau des d’Organo, roulé dans une manière de suaire, ce doit être un drap, couché au soleil, sur le sable d’une allée, il y a un cadavre.
Un cadavre sans sépulture ? Oui !
Il est affreux, parcheminé comme une momie et chauve. Quel cadavre ?
C’est ce que les Mousquetaires, les fossoyeurs et nous, ne sommes pas impatients de savoir. Je me demande si tous ne claquent pas des dents derrière leurs joues serrées. En tout cas, ils ne sont pas bavards, au soleil.
Soudain, M. de Massadussol se souvient qu’il incarne Athos. Il se drape dans sa dignité, nous toise de haut et nous apostrophe.
— Messieurs, vous êtes témoins que le caveau de l’illustre famille des d’Organo a été violé.
Cela ne fait pas l’affaire de M. Beaurenard. Il prend la parole.
— Notre premier devoir est d’identifier le cadavre, dit-il.
Je le trouve bien technique.
— C’est Mlle Verluron, dit cyniquement l’autochtone, en repoussant du pied ce corps ingénu dont la face ridée sourit tristement au ciel ensoleillé.
Ce n’est pas gai.
— Vous dites ? demande M. Beaurenard à l’autochtone, souriant d’un air niais en tordant sa casquette entre ses doigts spatulés.
— Pour sûr, dit l’autochtone.
— Quoi ?
— Mlle Verluron.
— Connaissez-vous l’état civil de cette personne ? demande M. Beaurenard, non sans emphase, et tête nue au soleil.
— C’est cette vieille qu’est morte à Verneuil, dit prudemment l’autochtone.
— Quand ?
— Y a longtemps.
— A-t-elle de la famille ? demande M. Beaurenard.
— Voilà ce que je sais pas, dit l’autochtone.
— Messieurs, proclame le préfet de Châteauroux, cette découverte ouvre un nouveau champ à nos investigations.
Il a repris tous ses avantages.
Et ici commence une bruyante palabre au milieu des tombes.
Pourquoi cette vieille Mlle Verluron, qui vivait, au dire de l’autochtone, dans le village de Verneuil, et qui est morte il y a longtemps, pourquoi était-elle enterrée dans le caveau de la famille d’Organo ?
Pourquoi un gaillard ou des gaillards forts et habiles ont-ils récemment ouvert au ciseau le cercueil de cette vieille demoiselle, l’ont-ils arrachée de sa demeure dernière et scandaleusement étalée au soleil, sur le sable d’une allée, à quelques mètres de sa demeure dernière ?
Mais est-ce la vue de ce pauvre cadavre, ou plus exactement la vue de son crâne misérable, si misérablement dépouillé de l’éclat emprunté dont elle avait coutume d’orner sa beauté périmée pour réparer des ans l’irréparable outrage ? Est-ce quelque secrète prémonition ?
Je me suis approché de la bière, si singulièrement enfouie dans le noble caveau des d’Organo, si criminellement violée, j’ai retourné le couvercle.
Et, à mes yeux, est apparue une étonnante et mystérieuse évidence.
J’ai peut-être poussé une exclamation, ou peut-être un geste imprudent m’a-t-il trahi.
Les voilà tous qui m’entourent, M. Beaurenard, M. Trésoleil, M. de Massadussol, M. Miteux, les deux fossoyeurs, l’autochtone.
La presse !
Tous !
Et nous irons sur le couvercle de cette bière une plaque de cuivre, à peine patinée par le temps, et dont l’inscription brille au soleil :
Guillaume d’ORGANO
1874-1914
Capitaine de dragons
Mort à l’ennemi.
Nous sommes toujours là, tête nue, au soleil.
De longues secondes ent.
Pourquoi Mlle Verluron a-t-elle été enfermée dans le caveau de la famille d’Organo ?
Pourquoi a-t-elle été enfermée dans le propre cercueil de M. Guillaume d’Organo, capitaine de dragons et mort à l’ennemi en 1914 ?
Et pourquoi, enfin, son cercueil a-t-il été violé ?
Pourquoi gît-elle ici, misérablement, nue au soleil, sur un lit de sable ?
Nuit du 2 au 3 septembre : jeudi à vendredi.
Mes excuses à ces messieurs, mais je vais résumer. Que la Pouchka, Bernard, Siclamor soient maudits, qui ont troublé ma tranquille vie ! Ici, je commence. Je recommence.
Donc, ayant écrit un long rapport, enrichi de dessins véridiques et probants, je l’ai recopié à l’usage de ce diable à lunettes qu’on nomme Bal-Balican, et présentement associé à notre fortune. La copie est exacte ; peut-être les dessins sont-ils un peu mous, comparés aux originaux. C’est acceptable, le génie ne me soutenant pas dans cet exercice de reproduction. Mais enfin, ce sont des témoins encore valables, ce qu’on pourrait appeler des photographies.
Mais j’abrège.
Quand Mlle Chantal de Pailles se fut retirée dans sa chambre, quand Rose Rabourdin eut emporté ma double prose, je tombai dans une méditation qui sentait l’angoisse causée par la rumination des gestes étonnants dont j’avais été témoin, et la digestion peut-être de ces détestables sardines à l’huile et à l’eau qui sont aujourd’hui ma nourriture préférée. La nuit était déjà très avancée.
Puis, je m’endormis sur une couche ingrate.
Et je cessai de réfléchir à l’univers jusqu’à cet instant, où je fus éveillé en sursaut par un cri épouvantable.
Après tout, ce n’était peut-être pas un cri épouvantable, puisque dans mon sommeil j’étais mal placé pour en apprécier la résonance. Mais encore, c’était un cri qui devait être vif, puisqu’il avait réussi à m’éveiller.
J’eus l’impression, assis tout hagard sur le carreau de ma salle de bain, qu’il venait de loin et de haut.
Il descendait… il était descendu du plafond, j’en aurais juré.
Et ma qualité de témoin, préposé par Bernard et Siclamor à la défense d’une juste cause, me donna le sang-froid de regarder l’heure.
Il était trois heures du matin.
Il faisait nuit noire.
Aucune lune.
J’allumai l’électricité.
Et je me levai.
Il faut vous dire que je vis maintenant et que je dors vêtu d’un élégant pyjama gris à rayures violettes, qui est la propriété de M. le comte de Pailles et que sa fille a dérobé pour moi dans la garde-robe paternelle et qu’elle m’a apporté par esprit de charité. Je suis donc parfaitement correct à toute heure de la nuit comme du jour. Ceci excuse l’entreprise à laquelle je m’abandonnai incontinent.
Ce fut de frapper à la porte de la chambre de Mlle Chantal de Pailles, ma belle voisine.
D’abord discrètement.
Puis plus rudement.
Ensuite, en vertu des pouvoirs discrétionnaires qui m’ont été octroyés, j’ouvris la porte et pénétrai sans barguigner davantage dans l’habitation privée de ma pupille.
Tout était ténèbres. Et quand la lumière fut, je découvris une pièce vide, un lit, selon toute vraisemblance, abandonné… Cette dernière interprétation fut corroborée par la vue d’une porte ouverte qui donnait sur l’antichambre.
Je m’élançai, comme on dit.
Cette antichambre où gite à l’ordinaire Rose Rabourdin était semblablement déserte. Détestable Rose, dont la gorge a la beauté géométrique de la sphère, mais que j’aimerais peindre dans sa fleur en la pliant aux exigences de la ligne droite ! À cette heure, elle interprète la raison de vivre pour ce hideux Béchu, braconnier, dont le maigre menton est l’héritage de Rome. Qu’elle doit être gourmande d’amour ! Mais je m’égare et j’ai comme un goût de cendre dans la bouche.
Avançons.
De nouveau je m’élance.
Il y avait devant moi un escalier que j’escaladai avec une légèreté incroyable. Tout le château était illuminé maintenant et je bousculais des ombres qui incarnaient à n’en pas douter les domestiques, éveillés comme moi par ce cri épouvantable et qui couraient parallèlement à moi.
Un fluide magique, je pense, nous entraînait tout naturellement vers la chambre où le comte Philippe de Pailles était couché sur son lit.
Il était couché, comme à son ordinaire, depuis le soir où ses gens l’avaient rapporté du fond du parc, privé de sentiment.
Il était couché là, comme à son ordinaire, depuis ce soir-là où il avait perdu la parole et le mouvement.
Je ne suis ni médecin ni mage, mais je vis bien qu’il avait, à cette heure, perdu la parole et le mouvement à jamais. Je le vis avant d’apercevoir le sang qui avait coulé du cœur et taché les draps…
Écroulée à genoux, Chantal de Pailles sanglotait. Elle avait les mains tes et, peut-être, elle priait.
Il y avait là aussi les deux gaillards qui avaient coutume de jouer à la belotte, de boire, manger et dormir, enfin de garder le château au coin le plus chaud de la cuisine : ils faisaient les importants et promenaient leurs godasses à trottoirs sur les tapis et le parquet. Jamais leurs moustaches noires n’avaient été plus belles et mieux astiquées.
Les domestiques semblaient médusés par l’effet du désespoir et de la surprise, et bâillaient discrètement.
Ce furent de belles heures. Avec l’aide de Rose Rabourdin, enfin rentrée au bercail, j’obtins qu’on emportât Chantal de Pailles dans sa chambre, qu’on la droguât et qu’on la couchât. Cette Rose a du caractère. Ce misérable Béchu déteint sur elle. Malédiction !
La situation était délicate. Ardentes, depuis les fantaisies ambulatoires du docteur Harbajan, n’ayant plus de médecin, les policiers s’étaient éclipsés, jugeant comme moi que le pauvre comte Philippe de Pailles était bien mort. Les domestiques avaient discrètement disparu, les uns après les autres.
Quatre heures sonnaient et j’étais là, seul, à grelotter près de ce mort. Ci-t une petite esquisse que j’ai faite de ce malheureux. À dre au rapport.
Soudain, je cesse de grelotter et je me souviens que je suis préposé par Siclamor and Co à la marche des événements. Et voici : incontinent, je me pose à moi-même ces problèmes :
1° Le comte Philippe de Pailles est mort. Bon. Il est mort assassiné. Bon. Assassiné comme son fils. Bon. Assassiné d’un coup de poignard en plein cœur. Très bien. Pourquoi ?
2° La comtesse de Pailles, enfermée dans sa chambre, a été la seule habitante du château que le cri épouvantable, le cri qu’a poussé la victime, – tiens, comment le comte de Pailles, qui ne pouvait parler, a-t-il pu pousser un cri aussi vif et épouvantable ? – n’ait point alarmée, n’ait point fait accourir. Pourquoi ?
3° Mon analyse est fausse. Pour le moins, elle est incomplète. Il y a un autre habitant du château que le cri n’a pas fait accourir. C’est Tallaret, le grand Tallaret ; François Tallaret, l’ancienne ordonnance de Guillaume d’Organo. Oui, et pourquoi ?
Je ne reste pas longtemps à méditer. Je deviens un homme d’action. J’abandonne Philippe de Pailles, qui fut comte et qui n’est plus qu’un cadavre rigide et froid, et je bondis, oui, je bondis.
Où cela ?
Vers la chambre de Cécile de Pailles, comtesse.
Je ne suis plus un homme du monde. Non, non, je ne suis plus peintre. Je ne suis plus rien du tout qu’un homme tout seul dans ce grand château, et qui a peur. Peur de quoi ? Eh ! peur d’avoir peur. D’avoir peur. Cela suffit. Mais voici Rose Rabourdin au détour d’un couloir, avec sa gorge haute et son sourire de biais. Pour la première fois, je réalise, comme on dit, que je suis vêtu du pyjama gris à rayures violettes qui était un emprunt et qui est devenu un assez macabre héritage. Je dois avoir l’air idiot. Rose rit bêtement. Tout cela est absurde. Je demande :
— Comment va-t-elle ?
— Elle dort, cet ange !
— Elle a bien de la chance.
— Je lui ai donné de la fleur d’oranger.
Il faut peu de chose à cette enfant pour dormir. J’aime mieux la croire évanouie de fatigue.
— Et la comtesse ?
— Sait-on ! dit Rose.
Nous sommes devant sa porte.
La porte est fermée à clef.
— Au verrou, dit Rose.
Je me mets en colère. C’est la troisième fois de ma vie. La première, c’était… Mais je raconterai cela plus tard.
D’un coup de pied, j’ai enfoncé la porte, la serrure, le cadenas, le verrou, je ne sais. Tout a volé en éclats. Je suis une force de la nature déchaînée. La chambre est éblouissante d’électricité, mais vide. Je perquisitionne sans vergogne. Rien.
Où est la comtesse Cécile de Pailles ?
Nous redescendons.
Et voici un spectacle que je n’oublierai pas !
Descendant le grand escalier d’honneur du château de Pailles, un couple étonnant e devant moi.
C’est Tallaret, le grand Tallaret, qui semble plus grand que jamais. Et il porte, suspendu à son cou, enlacé de ses grands bras, un singulier fardeau.
C’est la comtesse de Pailles, en négligé de nuit, vêtue seulement d’une longue robe de chambre en dentelles, les pieds nus, les cheveux dénoués, la figure d’une pâleur de cire.
Est-elle morte ? Ou évanouie ? Ou folle ?
Elle n’est pas morte, elle n’est pas évanouie, puisqu’elle serre la nuque de Tallaret de ses mains unies.
Rose Rabourdin s’est assise sur une marche. Elle geint misérablement. Que dirait Béchu ? Elle a moins de caractère que je ne croyais.
Que vais-je faire ?
Tallaret e devant moi, portant sa douce proie, la figure fermée, et il me regarde en ant avec un dédain incroyable.
L’attaquer ? Et pourquoi ? Et comment ? Je voudrais bien voir Siclamor à ma place. Je ne fais rien du tout. Après tout, je ne suis qu’un peintre. Tallaret disparaît dans l’ombre. J’entends la porte du château se refermer. Où sont nos protecteurs aux belles moustaches, et Landon et sa brigade ?
Tour Ardentes, à la nuit noire, est cadenassé.
Tallaret et sa proie ont dû gagner la campagne. Où sont-ils ? Pourquoi ?
J’ai rédigé ces notes, Rose me guette. Je ne peux pas traverser la chambre de Chantal de Pailles pour regagner ma baignoire.
Et que faire ? Les deux policiers ne m’ont-ils pas reconnu au lit du comte de Pailles ?
Bah !
Je me couche sur un des canapés du salon.
Samedi matin, 4 septembre.
Notre seconde nuit de villégiature sur les étangs s’est bien ée. Au crépuscule, Béchu, accompagné de Colletin cette fois, est parti en barque. Nos deux compères sont munis d’instructions exactes. Siclamor et la Pouchka dorment déjà. Et puis, je m’endors aussi. Si nous endurions la moitié de ces émotions à Paris, je erais une nuit blanche, et Siclamor viendrait pleurnicher chez moi pour raison d’insomnie. Mais ici, c’est le calme de la vie des champs. La Pouchka elle-même prend la mine lacustre.
Nous nous éveillons, le brouillard levé, par un beau soleil. Nous boxons pour nous réchauffer, tandis que la Pouchka attaque mes bottes à belles dents pour nous séparer. Elle déteste la violence et préfère la ruse. Réconciliés, nous déjeunons tous les trois.
Longue journée, consacrée à de longues disputes touchant les mystères d’Ardentes.
Siclamor, au soir, résume le débat :
— Tout le reste est baliverne ! Il y a un fait central, à savoir : l’existence de ce Maudit, de cet Autre qui se promène dans la campagne depuis quelques jours. Pourquoi est-il accompagné comme son ombre par le nègre Samba Djemil ? Je n’en sais rien. Pourquoi sa fureur s’est-elle soudain déchaînée contre la famille de Pailles ? Je n’en sais rien. Mais pourquoi elle s’est déchaînée, je l’imagine assez bien, si nous acceptons que ce Maudit, cet Autre, est l’ex-capitaine Guillaume d’Organo ressuscité.
— Toi-même évoquais hier le rapport de Vandoise. D’Organo approcherait de la cinquantaine aujourd’hui. Et le gaillard qui grimaçait dans le sapin, qui ressemblait trait pour trait à d’Organo, il est vrai, était un jeune homme, – seize ans, – dit Vandoise dans son rapport.
— C’est vrai, dit Siclamor, mais Vandoise a pu se tromper.
— Peu probable.
— Vandoise est peintre. Et quel peintre !
— Que veux-tu dire ?
— Si l’image qu’il se fait de la nature est semblable à ce que reproduisent ses œuvres, l’on peut douter.
C’est la première fois que j’entends Siclamor faire de la critique d’art. J’en suis comme médusé.
— Continuons, dit Siclamor. La villégiature de cette vieille demoiselle dans le cercueil qui devait conserver les restes de Guillaume d’Organo n’est pas un argument en faveur du témoignage de Vandoise.
— Certes.
— Tandis qu’avec l’hypothèse d’un Guillaume d’Organo réapparu, tout s’explique à peu près.
— À peu près. Donc ?
— Oui, dit Siclamor. Si nous retrouvons cet Autre-là qui se promène sur les étangs et à travers la campagne, tout s’expliquera sans doute : les assassinats, la fuite d’Harbajan, la fuite de la comtesse de Pailles, la fuite de Tallaret, l’aventure du cercueil et le reste. Et si nous ne le retrouvons pas…
— Si nous ne le retrouvons pas ?
— Et bientôt…
— Que veux-tu dire ?
— Pauvre Chantal de Pailles ! dit Siclamor.
— N’a-t-elle pas Vandoise près d’elle et toute la police autour d’elle ?
Siclamor secoue la tête dédaigneusement.
— Je n’estime pas à quatre sous la protection de la police. Ce doit être aussi l’avis du feu comte Philippe de Pailles qui repose sur son lit de mort, le cœur percé d’un coup de poignard. Et quant à Vandoise…
— Eh bien !
— J’espère qu’il aura eu la prudence de s’évader.
— Pourquoi ?
— Ne devines-tu pas, enfant de la Science, ô médecin, que le château de Pailles va être retourné des caves au grenier, cette fois-ci ? C’est la coutume de la Justice de se donner la plus vive agitation quand elle éprouve une déception, et de molester le peuple. La baignoire elle-même où gîte Vandoise sera exactement prospectée. Espérons que notre ami aura eu la prudence d’abandonner son poste et de fuir pour nous redre.
— Sinon.
— Sinon, il connaîtra l’agrément d’une captivité dans les geôles de Châteauroux. Il n’y a rien de rancunier comme un juge d’instruction dans l’embarras. Mais attendons la suite.
Nous attendîmes jusqu’à la minuit et je commençais à désespérer et imaginer le pire quand la barque de Béchu se glissa sous le feuillage et débarquèrent, accompagnés de Béchu et de Colletin, nos amis eux-mêmes, Vandoise et Bal-Balican.
Ce furent-là, au milieu du silence de l’étang, de belles exclamations et des serrements de mains à n’en plus finir.
La Pouchka se montra très femme du monde, salua Bal-Balican comme une vieille connaissance et renifla même Vandoise assez amicalement, quoique elle le déteste parce qu’il est blond.
Bal-Balican soufflait terriblement, l’œil plus vif que jamais derrière le cristal de ses lunettes. Et Vandoise avait maigri, sans doute par l’effet des émotions et malgré son alimentation à l’huile de sardine.
— Faim, dit Vandoise, quand il eut retrouvé son équilibre moral.
— Faim, dit Bal-Balican.
Il ne restait pas une croûte de pain, Siclamor ayant dévoré nos dernières provisions, par manière de e-temps. Mais le prudent Colletin déchargea un sac de victuailles. Les nouveaux naufragés se jetèrent dessus, pendant que Siclamor et moi lisions leurs derniers rapports.
— Et maintenant, conseil de guerre, dit Siclamor quand Colletin eut levé le couvert. Vandoise, tu as la parole.
— Peu de choses à ajouter à mon rapport, dit Vandoise. Je ne suis pas un orateur.
— Comme Béchu, dit Siclamor. Mais quelles mauvaises nouvelles as-tu à nous apprendre, triste barbouilleur ?
— Ceci, dit Vandoise. Tu sais que j’ai l’intelligence très fine. Quand un bon petit somme m’eut nettoyé l’esprit…
— Vandoise est un type dans le genre de Turenne, dit Siclamor, il dormirait sur l’affût d’un canon.
Il n’y a là rien d’extraordinaire, Vandoise n’ayant pas d’âme ne peut prévoir. C’est un appareil à manger et à enregistrer des images qu’il reproduit selon un rythme secret. Je l’ai déjà expliqué.
— Peut-être, continua Vandoise, peut-être. Il faudra que j’essaie. Mais en attendant, je pense que la fatigue, l’émotion et la faim suffisent à expliquer mon brusque sommeil. En outre, remarquez que je ne risquais rien. Si tu n’étais pas un policier à la mie de pain, mon pauvre Siclamor, toi aussi, Bernard, vous sauriez qu’on n’assassine jamais deux fois de suite dans la même maison et la même nuit. Cela ne se fait pas. Cela serait contraire au bon sens, la destinée n’est pas si bête. Un romancier qui imaginerait semblable péripétie dégoûterait son lecteur. Il écarterait ainsi de son récit cette crédibilité qui doit soutenir l’action, au dire de M. Paul Bourget lui-même, de l’Académie française.
— As-tu fini ? demanda Siclamor.
— Je me laisse entraîner, je crois, sur le sentier de la critique littéraire. C’est l’effet du vin et de la joie d’avoir retrouvé la Pouchka. Mais elle me dédaigne ! C’est une femme comme Rose Rabourdin.
— Pour sûr, dit Béchu.
— As-tu fini ? demanda encore Siclamor.
La fine petite tête de la Pouchka sortait de son veston entrouvert.
— Voilà, voilà, dit Vandoise en allumant un cigare. Où en étais-je ? À ceci que j’ai l’intelligence très fine. Oui, Bernard. Et m’étant donc éveillé, je ne fus pas long à deviner qu’il allait m’arriver mille ennuis si je m’entêtais à rester à mon poste dans le château de Pailles. Premièrement, j’avais dû être repéré, auprès du lit de mort du comte, par les deux policiers ; secondement, le château allait être envahi, on n’en pouvait douter, dès l’aube, par une nuée de délégués de l’Autorité. C’était un mauvais coton pour moi. Je délibérai en compagnie de Rose Rabourdin.
— Elle est fine, dit Béchu.
— Mais oui. Elle fut de mon avis. Elle me peignit que Mlle Chantal de Pailles, qui dormait encore, recrue de fatigue et de désespoir, ne risquerait rien dans le château, qu’on allait certainement occuper policièrement. En vain je lui conseillai de convaincre sa jeune maîtresse de l’avantage qu’il y aurait pour elle à quitter le pays et redre tante Marie-Christine. À ce propos, j’ai oublié de vous signaler que cette matrone dévouée, au matin même de mon installation dans la baignoire de Mlle Chantal de Pailles et au sortir de son long évanouissement, a déclaré que sa santé et, pour préciser, l’état de son cœur ne lui permettaient pas d’endurer des mauvaises nouvelles à journée faite et qu’elle se retirait au couvent des Ursulines de Châteauroux, dont la supérieure est de ses amies. Ce qu’elle a fait et l’on est sans nouvelles d’elle depuis ce jour. Ici, je reprends le fil de mon discours. Donc, Rose Rabourdin…
— La mâtine, dit Béchu en pointant vers le ciel son menton romain.
— Rose Rabourdin haussa les épaules à ma proposition. Et elle me déclara que jamais Mlle Chantal ne suivrait mon conseil, qu’elle tiendrait pour un conseil de lâcheté. Que c’était, au demeurant, une fille de caractère, malgré son jeune âge, qui n’en faisait jamais qu’à sa tête.
— C’est une brave fille, dit Siclamor.
— Pour sûr, dit Colletin en se signant.
— Mais elle risque sa peau. Enfin, à chacun son plaisir. Continue, Vandoise.
— Je crois que c’est à peu près tout, dit Vandoise. Ma décision prise je me trottai dans le parc d’où je gagnai la forêt. Je me tins à l’affût jusqu’au soir, espérant voir er quelque ami. Ce fut Béchu. Il avertit M. Bal-Balican qui me fit l’honneur de m’inviter à collaborer avec lui. Il vous contera la suite de cette affaire mieux que moi. Oh ! Pouchka, si tu avais deux sous de cœur, tu viendrais m’embrasser. Car tu es belle, ayant des yeux d’agate carrés.
La Pouchka, entendant qu’on parlait d’elle, regarda Siclamor langoureusement. Vandoise soupira.
— La parole est à Bal-Balican, dit Siclamor.
— Le seul et l’unique, dit Bal-Balican.
— Lui-même, dit Siclamor.
— Donc, commença Bal-Balican, vous devinez si nous fûmes consternés en découvrant, dans le cimetière de la Chapelle-Saint-Marc, le caveau de la famille d’Organo violé, et le cercueil profané. Et si nous fûmes médusés en découvrant que le cercueil qui était bien évidemment le cercueil du capitaine Guillaume d’Organo, mort à l’ennemi en 1914, contenait – avait contenu, pouvait-on dire – les restes périssables de Mlle Verluron, inconnue de tous, hormis de cet autochtone qui nous accompagnait.
« Pourquoi MlIe Verluron habitait-elle le cercueil du capitaine Guillaume d’Organo ?
« Et pourquoi, la nuit précédente, vraisemblablement, avait-on violé ce cercueil, et traîné le corps de MlIe Verluron jusqu’à vingt mètres de sa demeure dernière, pour l’abandonner là, où nous pouvions l’irer, couché au soleil ?
Il me semble que tout homme sensé se serait posé ces deux questions. Et sans doute, tout homme sensé en eût tiré les déductions que je tirai moi-même sur l’heure, incontinent. Hélas ! il faut ettre qu’aucun des Trois Mousquetaires, ni M. de Massadussol, procureur de la République, ni M. Miteux, juge d’instruction, ni M. Beaurenard, préfet de Châteauroux, ni M. Trésoleil, sous-préfet de la Châtre, ni la presse, ni les fossoyeurs, ni l’autochtone, n’ont de bon sens.
Une sorte de panique les assembla tous dans une même agitation. Ils ne souhaitaient plus que s’en aller, rentrer à Ardentes. Après que M. Beaurenard, le seul qui eût gardé quelque assurance, eut ordonné de replacer Mlle Verluron dans son scandaleux cercueil, et de transporter cette momie française et son enveloppe macabre, à la mairie d’Ardentes, « à toutes fins utiles » confia M. Beaurenard, ils grimpèrent en vitesse dans leurs automobiles, abandonnant sur la place les fossoyeurs attentifs à leur morne besogne, et l’autochtone inquiet, et moi-même, qui avais publiquement souhaité de rentrer à pied pour raison de mal de tête, et de vapeurs.
À peine libéré des Mousquetaires et de leur suite, je confessai l’autochtone. C’était un homme de mœurs timides, sensible aux pièges de l’argent, qui ressemblait à un blaireau maigre. Il fut véridique et se donna à moi pour le présent et l’avenir. Je l’abandonnai alors et repris le chemin d’Ardentes.
Mon premier souci, messieurs, quand je me retrouvai à l’hôtel du Lion d’Argent, fut d’écrire un article à tout casser à la Galette de Paris. Vous excez ce souci alimentaire. Davantage, je ne pouvais rien entreprendre qu’à la tombée du jour. Cependant, je méditais, regrettant d’aborder une étonnante aventure, sans le réconfort moral que donne la présence d’un allié. J’en étais là de mes tristes ruminations, quand soudain apparut à mes yeux Béchu, ici présent. Il avait découvert M. Vandoise, en rupture de ban. Tout s’arrangeait. Comme huit heures sonnaient, dans le tacot de Jumot, le mécanicien, lequel est un homme discret et que j’ai pu juger à son mérite, nous quittions Ardentes, M. Vandoise, Béchu et moi.
— Pardon, demande Siclamor. N’aviez-vous pas peur d’être reconnus, et d’exciter la curiosité des habitants d’Ardentes et de leurs hôtes ?
— Non, dit Bal-Balican. Mais je vois qu’il me faut vous faire ici la peinture des mœurs nouvelles de ce chef-lieu de canton. Vous savez que, depuis les premiers exploits du Fantôme Blanc, il pèse sur ce village une sorte de terreur sacrée qui tient au plus secret de leur chambre les citoyens de ce patelin campagnard. Bien ! Vous devinez que, depuis les dernières aventures, cette terreur est plus vive encore. Ardentes est comme une ville morte. Ce n’est pas l’arrivée de la ci-devant Mlle Verluron dans la boîte du capitaine Guillaume d’Organo, qui a apporté du soulagement aux inquiétudes du peuple. Le dirai-je ? Il me semble que la presse et l’autorité sont semblablement accablées ? Elles n’ignorent pas que l’Autre et son Fantôme rôdent. Elles ne sont pas curieuses de les rencontrer.
« Elles ne désespèrent point, cependant. Mais si la presse reste exactement attentive à son devoir et joue au bridge ou à la belotte, le dos au feu, l’autorité a quitté la ville, au jour tombé, abandonnant jusqu’à demain la ci-devant Mlle Verluron et sa boîte et le problème qu’elle pose par sa scandaleuse apparition. C’est ce que j’ai abondamment expliqué aux lecteurs de la Galette de Paris. Mais ons.
« Il y a quelque chose de plus inquiétant, de plus inquiétant pour nous.
« N’oubliez pas que je suis Bal-Balican, le seul et l’unique. Et, pour tout dire, que je sais tout, partout et toujours. Oui. J’ai su les imprécations rares dont M. Beaurenard – Porthos – emplit les salles de la mairie, avant de quitter Ardentes pour s’en aller goûter la paix tranquille d’une petite préfecture, sous les marronniers de Châteauroux. Il faut s’attendre pour demain, ou les jours les plus proches, aux pires précautions.
— Et quoi ? dit Siclamor, haussant les sourcils.
— C’est, d’abord, une condamnation en règle de Landon et sa brigade inculpés d’incapacité flagrante.
— Pour sûr, dit Béchu !
Que cet animal est rancunier !
— Une condamnation en règle des deux gentilshommes à godasses, qui gardaient le château.
— Ensuite ? dit Siclamor.
— Conclusion, dit Bal-Balican. L’autorité centrale est alertée. On nous promet l’arrivée d’une nuée de flics de derrière les fagots, venus des départements limitrophes. En plus, un camion, pour le moins, de gardes-mobiles en pleine mobilisation. En plus, les meilleurs lascars de la Sûreté de Paris. En dernier, une compagnie de marins de l’État avec deux canots automobiles pour fouiller les étangs.
— Sans blague, dit Siclamor ?
— Sans blague !
— Nous voilà frais.
— La promenade ne va pas être facile, dit Bal-Balican. Cette mobilisation va nous gêner.
— Les étangs sont vastes, dit Siclamor.
— Par bonheur. Et j’en reviens au récit de mes exploits, de nos exploits. Donc, nous partîmes, M. Vandoise, Béchu et moi, sur le tacot de Jumot le mécanicien. Ce n’était pas un voyage d’agrément.
— Non, dit Vandoise, à titre de témoin.
— Où nous allions ? Tout simplement au cimetière de Verneuil. Et pourquoi ? Parce que, au dire de l’autochtone, la ci-devant Mlle Verluron habitait avant sa mort, cette commune-là : Verneuil. Bien ! Or, Siclamor, je vous le demande, et vous, monsieur Bernard, où a-t-on coutume, dans les provinces françaises pour le moins, où a-t-on coutume de se faire enterrer après une pieuse et décente mort ? Dans le cimetière de son village. Je n’invente rien. C’est l’ordinaire. Est-ce vrai ?
— Très vrai, dit Siclamor.
— Nous sommes d’accord. Mais c’est ce que ni les Mousquetaires, ni la presse ne savaient. Peut-être le savaient-ils, mais ils ne l’avaient pas « réalisé ». Suis-je clair ?
— Très, dit Siclamor.
— Parfait. Moi, j’avais « réalisé ». J’avais « réalisé » à cause de mon idée première et à cause de la confession de l’autochtone après le départ de l’autorité et de la presse.
— Quelle idée ? demanda Siclamor.
— Bien simple, dit Bal-Balican. Puisque cette ci-devant Mlle Verluron, de Verneuil, villégiaturait à perpétuité dans la boîte du capitaine Guillaume d’Organo, qui donc villégiaturait à sa place dans la boîte qui, légalement, devait enfermer les restes de cette sainte fille. Car enfin, Mlle Verluron avait existé, j’avais vu, de mes yeux vu, son propre cadavre étalé au soleil dans le cimetière de la Chapelle-Saint-Marc, et enfin, – je tenais ces détails de l’autochtone, – elle avait été légalement, pieusement enterrée en pompe, dans le caveau modeste, mais confortable de la famille Verluron, aujourd’hui éteinte.
— Oui, oui, dit Siclamor.
— À la porte du cimetière de Verneuil, continua Bal-Balican, nous rencontrâmes, comme il était convenu, l’autochtone. Muet et tremblant, il nous guida. Vous savez ce que c’est qu’une tombe abandonnée dans un cimetière de campagne ? Je e. Mais ici nous attendait une nouvelle surprise.
— Le caveau avait été ouvert ? demanda froidement Siclamor.
— Oui.
— Le cercueil de Mlle Verluron sorti du caveau ?
— Oui.
— Ouvert ?
— Oui.
— Et dedans ?
— Dedans, il n’y avait rien, rien du tout.
— Ah ! dit Siclamor.
— Comme cela ! continua Bal-Balican.
— C’était bien le cercueil ? demanda Siclamor.
— Assurément. M. Vandoise, Béchu et moi nous savons lire. Là aussi il y avait une belle plaque de cuivre gravée qui nous disait simplement :
Adélaïde-Marie-Joséphine VERLURON
1853-1914
— Tiens, dit Siclamor, elle est morte aussi en 1914 ?
— Sans doute, mais pas à l’ennemi.
— C’est probable. Et maintenant ?
— Maintenant, nous étions déconfits. Je vous avoue que j’espérais trouver le caveau bien en ordre. Et j’avais résolu d’ouvrir le cercueil de Mlle Verluron. Pourquoi ? Saurais-je dire pourquoi ! J’imaginais que je trouverais dedans le capitaine Guillaume d’Organo. Enfin, rien qu’une tombe violée. Deux tombes violées dans la même nuit ou la même journée, c’est beaucoup. Et pourquoi ?
— Oui, pourquoi ? dit Siclamor.
— Nous avons cherché aux alentours, dit Bal-Balican, après un silence.
— Rien trouvé ?
— Rien.
— Ensuite ?
— Ensuite, nous avons abandonné l’autochtone. Nous avons regagné les environs d’Ardentes, pris congé du prudent Jumot, le mécanicien ; retrouvé sur le bord de l’étang, Colletin, porteur d’un sac à provisions, Dieu soit loué ! Et nous voici.
— C’est parfait, dit Siclamor. Et vous, Colletin, vous n’avez point de nouvelles ?
— Aucune, monsieur, dit Colletin. C’est la Catherine qui m’a donné le sac aux provisions et j’ai attendu ces messieurs. Elle pleure comme une Madeleine à cette heure.
— C’est une occupation comme une autre. Naturellement, vous avez bavardé des heures avec elle et vous lui avez tout raconté ?
— Ah ! mais non, monsieur, faites excuse, dit Colletin en louchant de ses petits yeux en boutons de culotte. J’ai rien dit, pas même rapport à M. Harbajan. Tant pis pour elle, c’est une femme.
— Pour sûr, dit Béchu.
— Et vous, Béchu ?
— Aux ordres de ces messieurs, dit Béchu.
— Avez-vous, quelque bonne nouvelle à nous donner ?
— Une supposition, dit Béchu.
Béchu recommence à étrangler. C’est mauvais signe. J’ai froid dans le dos.
— Eh bien ? demande Siclamor, imible.
— C’est rapport au petit, dit Béchu.
— Le petit ? Quel petit ?
— M. Robert.
— Robert de Pailles ?
— Lui-même, bien sûr.
— Alors ?
— Voilà, il est mort, dit Béchu.
— Mon Dieu !
Nous nous regardons. Siclamor a baissé la tête. J’ai froid. C’est le brouillard des marais. Vandoise sourit bêtement. C’est affreux.
— Qui vous l’a dit ? demande Siclamor.
— C’est Rose, bien sûr. Elle est futée.
— Pauvre gosse, dit Siclamor.
C’est l’oraison funèbre de Robert de Pailles.
Il reste à prendre une décision.
Ce sera pour demain.
— Bonsoir, dit Siclamor.
Béchu a quelque chose à dire encore.
— Faites excuses, mais je ne sais pas raconter ces histoires.
Nous nous roulons dans nos couvertures.
Bientôt le campement ronfle, la Pouchka au centre, lovée contre Siclamor.
Cette nuit-là, Béchu, le braconnier, accepta de dormir sous notre toit de verdure. Ni l’amour, ni la haine ne l’entraînaient sur d’autres voies. Béchu a un instinct profond qui s’adapte à son destin.
À l’aube, la Pouchka nous éveilla par des clameurs perçantes. Ce n’était rien qu’un hymne au soleil levant.
— J’ai médité, dit Siclamor.
— Non, dit Vandoise, tu as dormi.
— C’est la même chose, dit Siclamor.
Pourquoi pas ?
— Nous devenons des ronds-de-cuir, ici, continua Siclamor. L’action est la vertu des guerriers. Pas vrai, Pouchka ? Nous avons fait le tour de toutes les hypothèses. Et puis ? Nous sommes des enfants peureux. Soyons donc des hommes. Veux-tu être un homme, Vandoise ?
— Sans blague ? dit Vandoise.
— Bernard, me dit Siclamor, nous chassons sur de fausses pistes depuis trois jours. Rentrons dans la raison. Nous sommes venus ici pour voir Harbajan. Voyons Harbajan.
— Et comment ?
— Retrouvons Harbajan. C’est lui la clef, une des clefs de tout ce mystère. Et cela nous remettra le cœur en bonne place.
Pourquoi pas ?
Béchu accepte très bien ce programme. Semblablement Colletin, dont le visage s’illumine à la pensée de revoir son vieux maître, et qui s’enveloppe néanmoins de signes de croix pour écarter le mauvais sort.
Siclamor ne quitte pas de l’œil Béchu qui est à l’affût du vent.
— Béchu ?
— Ces messieurs ? dit Béchu.
— Où pensez-vous que gîte Harbajan ?
— Une supposition… dit Béchu.
— Oui.
— Il a reçu des visites pour sûr.
— Tallaret et la comtesse de Pailles.
— À ce qu’on peut penser, remarque Béchu.
— Alors ?
— Une supposition qu’il serait là où est Tallaret…
— Croyez-vous ?
— À cette heure, si c’est l’avis de ces messieurs.
— Et Tallaret, où serait-il ?
— Une supposition qu’il serait dans le Vieux Marais ? dit Béchu.
— C’est un chrétien bien cachottier, dit Colletin.
Puis une nouvelle délibération.
En conclusion :
Premièrement : il est vraisemblable que le Fantôme Blanc, l’Autre, alias Guillaume d’Organo, et leur prisonnier le docteur Harbajan, forment une petite colonie mobile, formaient, devrait-on dire pour serrer la vérité.
Deuxièmement : il est vraisemblable que cette petite colonie mobile gîtait ici ou là, sans poste fixe, au hasard de l’heure et de l’événement, sur un îlot de l’étang, en forêt, dans le bled enfin.
Troisièmement : il est vraisemblable que Tallaret et la comtesse Cécile les ont rets.
Quatrièmement : il est donc vraisemblable que Tallaret ou la comtesse de Pailles étaient en liaison avec eux, ce qui explique bien des choses.
Cinquièmement : il est donc vraisemblable, et c’est ce qui importe actuellement à des hommes d’action, que le Fantôme Blanc, l’Autre et le docteur Harbajan ont dû, depuis l’arrivée de ces deux recrues, s’installer et faire choix d’un gîte, comme dit Siclamor.
Où est le gîte ?
D’après la première supposition de Béchu, ce doit être dans le Vieux Marais.
Colletin dépeint ce Vieux Marais comme un étang à demi-desséché, insalubre à souhait, difficile d’accès, qui fait partie des biens des de Pailles, et qui est maintenant à peu près inaccessible pour ceux qui n’en connaissent pas les secrètes es. Tallaret les connaît sûrement. Mais quel autre que Tallaret ? Colletin confesse son ignorance.
Mais Béchu sourit.
— Comment ont-ils pu s’installer dans le cœur de ce Vieux Marais ? demande encore Siclamor.
— Une supposition, dit Béchu. Il y a là une vieille cagna, une petite maison. Dans le temps, elle servait de moulin à vent dans l’île. Et, depuis la mort du feu comte, le père de M. Philippe, c’était un poste pour la chasse aux canards, depuis que cette partie de l’étang est à demi-desséchée, un marais, quoi.
Nous n’en demandons pas plus.
— En route, dit Siclamor. Et maintenant, au Moulin aux Canards ! Béchu, prenez le commandement.
— Une supposition, dit Béchu, il faudra avoir l’œil.
Nous nous comprenons à demi-mot.
Suit une revue d’armes.
Bal-Balican et moi nous avons des brownings.
Vandoise a le revolver d’ordonnance d’Harbajan. Béchu a son fusil de chasse.
Siclamor a le hammerless d’Harbajan.
Tout cela avec abondance de cartouches.
J’oubliais Colletin qui a son bâton ferré. Ce n’est pas le moins bien armé. La Pouchka a ses dents. Elle râle de plaisir en voyant ces préparatifs guerriers.
Nous embarquons ; la brume est encore épaisse.
Béchu et Colletin rament et échangent des signes hermétiques. La brume se dissipe quand nous abordons dans les joncs. Une heure de traversée. C’est ici le Vieux Marais. On n’aperçoit rien qui ressemble au Moulin aux Canards.
Imaginez une sorte de lagune desséchée où croissent des joncs hauts de deux mètres. Nous réussissons à pousser la barque, assez pour être invisible, mais il ne faut pas penser à naviguer sur ce marécage.
Je plonge mon bras dans cette boue.
Diable ! Comment arriverons-nous ? C’est une fondrière.
— Une supposition, dit Béchu…
— Supposons, dit Siclamor.
— Je saute ici, explique Béchu, j’en ai jusqu’à la ceinture, pas plus haut.
— Confortable !…
— Si ces messieurs veulent sauter aussi et me suivre, ils n’en auront jamais plus haut que la ceinture.
C’est engageant ! Mais nous ne sommes pas ici pour reculer.
Reste le problème de la Pouchka. Après délibération, il est décidé qu’elle gardera la barque, en compagnie de Colletin. Cela ne plaît pas à Colletin qui ne craint rien, hormis les fantômes et les revenants, et qui aime son maître, Harbajan. Ses petits yeux en boutons de culotte ent du vert au rouge et puis s’éteignent. Rien à faire. Le jugement de Siclamor est sans appel. Il se résigne. Il obéira.
Voilà Béchu dans la vase. C’est un modeste. Il en a jusqu’aux aisselles. Mais il est petit. Vandoise le suit. Grâce à sa haute taille, il ne s’embourbe que jusqu’au nombril. Siclamor et moi, nous suivons. Derrière moi, Bal-Balican qui ferme la marche. La promenade n’est pas agréable. Mais on s’y fait.
Béchu mène notre file indienne. À la façon des canards, nous ondulons entre les joncs qui nous déent d’un mètre pour le moins. Sécurité absolue. Mais un faux pas, hors du chemin jalonné par Béchu et c’est l’enlisement dans cette gadoue. Nous ne sommes pas bavards. Et le marécage est froid. Il vous glace le ventre.
La brume s’est levée. Il fait un soleil à tout casser. Les joncs nous tiennent à l’ombre.
Siclamor siffle harmonieusement. Je marche derrière lui, si l’on peut appeler cela marcher. Il se retourne. Il me montre du doigt, le ciel au-dessus des joncs. J’aperçois le sommet d’une tour démantelée. Vandoise aussi a vu. Béchu est parti en exploration. Nous sommes seuls abandonnés dans le Vieux Marais et immobiles comme des souches pourries. Si Béchu ne revient jamais, l’avenir est beau.
Il revient. La cagna est bien là, comme il se devait. Mais Béchu n’a découvert aucun signe de vie. Nous avançons de nouveau. Il me semble que le sous-sol devient plus ferme. Est-ce une illusion ? Vandoise grandit : oui, vraiment, son corps tout entier est hors de la boue. Peu à peu, nous grimpons. Bénis soient les dieux, nous approchons de cette île où s’élève le Moulin-aux-Canards. Nous abordons enfin. C’est une façon de parler. Il importe de ne pas se montrer. Résignons-nous. Nous nous mettons à plat-ventre, dans vingt centimètres de vase, et nous rampons à travers les joncs, en ayant grand soin de ne mouiller ni nos armes ni nos cartouches. J’entends, derrière moi, Bal-Balican qui souffle et grommelle.
Nous voici installés en terre ferme, à l’abri des hautes herbes. Ce ne sont plus des joncs, et je ne suis pas un botaniste assez distingué pour deviner ce qu’elles sont. Elles sentent mauvais. Nous sommes blindés d’une épaisse carapace de boue qui commence à sécher au soleil.
Nous ressemblons à une famille de caïmans qui goûte l’agrément du soleil sur une plage heureuse. Bal-Balican a laissé tomber ses lunettes dans l’eau. Il les astique avec un mouchoir que, par une prévision géniale, il avait caché sous sa casquette. Car Bal-Balican, sur le sentier de la guerre, a une casquette.
— Une supposition, dit Béchu, la cagna est à cent mètres encore.
— Oui, dit Siclamor. Et, à deux mètres de nous, commence un bled de sable sans couvert. Voyons, Béchu, y a-t-il un moyen d’approcher de cette cabane sans être vus ?
— Mes excuses à ces messieurs, dit Béchu, mais je ne connais pas de chemin.
À travers les dernières herbes, nous distinguons assez bien ce Moulin aux Canards. Il reste une tour ruinée et une bicoque en briques à sa base, percée de petites fenêtres étroites : deux du côté qui nous fait face.
Il faudrait une lorgnette, dit Siclamor.
— Voici, dit Bal-Balican.
Il est prodigieux. Il a tiré de sous sa carapace une lunette, une vraie lunette. Il la nettoie assez sommairement avec ce qui reste de sec dans le fameux mouchoir.
Siclamor examine les lieux.
— Rien à espérer, dit-il en rendant son bien à son heureux propriétaire.
Tour à tour, nous regardons.
Il n’y a pas là trace d’habitants.
Il n’y a pas non plus trace d’abri pour approcher sans être vus s’il y a des habitants. Sans être canardés aussi, autant qu’on peut le prévoir, par les deux fenêtres étroites.
Que faire ?
Nous méditons au soleil qui sèche nos carapaces et les fait craqueler.
Les heures ent. Ma montre est arrêtée. Mais, à la hauteur du soleil, on peut deviner qu’il est près de trois heures. Siclamor ne se décidera-t-il pas ? Je le juge sévèrement. J’ai des crampes dans les mollets. Je ne quitte pas des yeux les petites fenêtres étroites de la cagna. Derrière ce mur, il y a mon pauvre vieux Harbajan.
Soudain, une de ces petites fenêtres étroites brille. Elle s’éclaire d’une lueur pourpre, le souffle du vent dans mon oreille et le bruit d’une décharge d’enfer.
— Une supposition, dit Béchu, c’est la canardière. Ils nous ont vus.
Rien d’invraisemblable à cela : Bal-Balican, fatigué de rester accroupi, s’était dressé, magnifique dans sa carapace, et les lunettes plus brillantes que des diamants.
— Malédiction ! dit Siclamor.
Il tire à lui Bal-Balican et le rejette dans la boue, brutalement.
— C’est un cauchemar, dit Bal-Balican.
Il est bien poli. Personne n’a été touché par la volée de balles. C’est une chance. Nous nous dispersons dans le bled des herbes hautes. Mais enfin nous sommes repérés. Bal-Balican est inscrit au tableau de déshonneur. À vingt mètres de moi, je le vois qui râle misérablement, enfoui dans le sable.
Les autres ne tirent plus, ne bougent plus.
Je vais m’endormir.
Mais un cri, un cri affreux, me fait sursauter. Un cri qui vient de là-bas, de la cagna, du Moulin-aux-Canards.
Chacun pour soi ! Je me suis dressé. Les autres aussi. Nous voici égaillés sur un demi-cercle de deux cents mètres. C’est l’instinct qui commande seul. D’un bond, nous nous élançons tous à l’assaut, vers la cagna.
Nous avons le soleil couchant dans les yeux.
Qu’importe ? J’écoute et je regarde. Quel est le premier qui tombera ? Mais rien. Pas un coup de canardière, pas un coup de carabine. Il me semble que j’entends des plaintes, encore. C’est peut-être dans mes oreilles.
Nous courons.
Siclamor arrive le premier, nous sur ses talons.
Il n’y a qu’une porte à cette cagna. Et l’intérieur n’est pas des plus clairs.
C’étaient bien des plaintes que j’entendais !…
Et quel est ce paquet jeté là, contre le mur, ce paquet qui se plaint ?
— Une supposition, dit Béchu, c’est lui à cette heure.
C’est Harbajan, mon pauvre Harbajan.
Nous nous sommes jetés à genoux près du corps, du corps taché de sang.
— Il vit, dit Vandoise, alerte !
Bal-Balican et Siclamor déchirent les vêtements du blessé.
Pauvre Harbajan ! Sa bonne figure rougeaude est blanc-vert, son collier de barbe est comme une neige autour du visage. Qu’il a vieilli, mon ami, mon pauvre ami !
Là, en pleine poitrine, à droite, mon Dieu, merci, une plaie qui saigne un peu.
— Un coup de couteau, dit Siclamor.
— La marque de l’Autre, dit Bal-Balican.
— Tout pareil à celle du comte de Pailles, dit Vandoise.
— Une supposition, dit Béchu, il n’est pas mort. Les coups ça se guérit.
Béchu est un sage. Je refoule ma douleur. Je ne suis plus qu’un médecin, un médecin bien ému, pauvre Harbajan !
Mon pansement fini, un drôle de pansement, pas trop aseptique, et que je confectionne avec ce qui me tombe sous la main ; je tâte mes poches. J’ai une petite trousse d’urgence, que l’eau des marécages n’a pas souillée. Une piqûre d’éther, une autre d’huile camphrée, et je respire mieux. Harbajan est encore bien pâle. Pauvre cher vieux ! Il ne tousse pas, il ne crache pas de sang. Qui sait ? La blessure est peut-être moins grave que je ne le craignais. Il a beaucoup saigné. Enfin, espérons.
— Et que faire maintenant ? dit Bal-Balican. Les autres se sont trottés.
Béchu, parti en exploration, revient au rapport.
— Une supposition, dit-il, ils sont partis après avoir frappé celui-là. Ils devaient avoir une barque, les mauvais !
— Ils ont dû décider de se trotter quand ils nous ont aperçus, dit Vandoise.
— Ce sont des lâches !
Cette proposition est de moi.
— Ça se peut, dit Siclamor. Mais il n’y a que M. Bal-Balican d’intelligent ici, et Béchu. Qu’allons-nous faire ?
— Il faut regagner notre îlot et y transporter Harbajan.
Cette proposition est encore de moi.
Elle ne plaît pas à Siclamor.
— Et pourquoi, Bernard ?
— Pour le soigner.
— Le soignerons-nous mieux là-bas qu’ici ? demande Siclamor.
— Évidemment.
— Nous serions aussi bien ici pour le soigner, dit Siclamor.
— Cela ne me plaît pas.
— Expliquez-vous, dit Siclamor.
— Alors ?
Alors, c’est Bal-Balican qui nous offre un plan. Ce plan sent le génie. Gloire à Bal-Balican, le seul, l’unique. Mais qu’il est bavard !
— Il me semble, dit Bal-Balican, que vous perdez de vue l’ensemble du problème.
— Expliquez-vous, dit Siclamor.
— Oubliez-vous, continue Bal-Balican, que l’autorité est déchaînée : les magistrats, les policiers, les gendarmes, Landon lui-même, les gardes mobiles et les marins de l’État avec leurs canots ? Cette journée est notre dernière journée de grâce. Demain, nous serons traqués.
— Ensuite ? demande Siclamor.
Je crois qu’il se ronge les ongles. Vandoise dort.
— Ensuite, dit Bal-Balican, nous ne serons donc pas plus en sûreté dans le repaire de Béchu, sous les lianes, qu’ici, dans ce Moulin aux Canards. Non. Les étangs, le bled, la brousse, la campagne, enfin tout nous est interdit.
— Donc, demande Siclamor, qui suit le raisonnement du journaliste avec un intérêt ionné.
— Donc ? il faut rentrer dans la norme.
— La norme ?
— Il nous faut redre la civilisation.
— Oui ?
— Oui. Il nous faut habiter des maisons, une maison, comme ont coutume de faire nos contemporains, et quitter les mœurs des Mohicans.
— Une maison ? demande Siclamor.
— Une vraie maison, avec un toit, des fenêtres et une porte.
— Quelle maison ?
— La maison du docteur Harbajan.
Siclamor médite une minute. Il est magnifique à voir ; avec sa tête dure et impérieuse, exactement coiffée de cheveux encaustiqués, malgré l’horreur du lieu et du temps, et qui surmonte un corps croûteux de saurien.
— C’est l’intelligence même, dit enfin Siclamor.
— Peut-être le génie, propose sans vergogne Bal-Balican, le seul, l’unique.
— Je voudrais bien comprendre, dit Vandoise, que cette suite d’aventures, qu’il ne peut interpréter en lignes droites, sur un papier, met douloureusement hors de son caractère.
— Ne comprends-tu pas, triste barbouilleur, explique Siclamor, que la maison du docteur Harbajan est aujourd’hui le seul refuge qui nous offre quelque sécurité ? Il y a des jours qu’elle ne doit plus être sous la surveillance de la police, puisque nous avons gagné le maquis. La Catherine nous servira d’alibi et nous nourrira. Bernard pourra soigner son malade à loisir. Et, de là, nous surveillerons Ardentes.
C’est aussi mon avis.
Harbajan est toujours évanoui. Mais son pouls est bon. Ne perdons pas de temps.
— Qu’as-tu, Vandoise ? demande Siclamor.
— Je pense à ces malandrins que nous avons ratés.
— Tant pis, dit Siclamor. Nous les retrouverons.
— Oui, mais… J’ai peur pour Mlle Chantal de Pailles, dit Vandoise que je n’ai jamais vu si charitable.
— Il y a de quoi, dit Siclamor.
— Une supposition, dit Béchu. La Rose est bien fine, la mâtine.
C’est vrai. En route.
Nous fabriquons un brancard avec deux planches et des manteaux.
Nous couchons Harbajan là-dessus. Je tremble en pensant à notre retour au travers des marais.
Siclamor doit penser comme moi.
— Hâtons-nous, avant la nuit, dit-il.
La suite est une aventure de légende. Comment nous avons échappé à la vase mouvante ; comment Béchu a su nous conduire ; comment, tour à tour, nous avons porté, haut les bras, le brancard où gisait Harbajan, sans fausse manœuvre et sans faux pas ? Cela dée le réel. Enfin, nous sommes dans la barque et Colletin sanglote, courbé sur le corps de son vieux maître, toujours évanoui. Ma parole, je crois qu’il pleure de ses petits yeux en boutons de pantalon. Et il se signe à pleins bras. C’est un spectacle que Vandoise e mal, en grommelant.
La Pouchka est sortie de ses couvertures. Elle a reniflé terriblement au travers de ses petits trous de nez bouchés par l’humidité. Mais elle n’a pas été longue à reconnaître son vieil ami Harbajan.
— Gloire à la Pouchka ! dit Siclamor qui dédaigne la jalousie.
Elle a le cœur d’une dame de la Croix-Rouge. Elle lèche la main du blessé, elle gémit misérablement. C’est un cœur d’or. Elle me regarde d’un œil sec et sévère qui demande des comptes. Pourquoi je ne ressuscite pas son ami ? Elle plie les oreilles sous la caresse de ma main. C’est une femme. Elle me hait parce que je suis son maître : avec cela, d’une politesse exacte.
La nuit est noire sous un ciel chargé de nuages. Mais Béchu et Colletin sont des dieux aquatiques et qui guident notre barque sous des auspices favorables. Colomb ne s’abandonnait pas mieux que nous au ciel, au vent et à son équipage. Voici l’Amérique : c’est le territoire d’Ardentes.
Nous débarquons.
La nuit et sa solitude. Je ne sais si les policiers de Paris, les gardes mobiles et les marins de l’État sont en service déjà. Il n’y paraît pas. Pas l’ombre de Landon et de sa brigade. Mais les reconnaîtrait-on dans ces ténèbres ? Le mieux est qu’ils ne nous reconnaissent pas.
Béchu conduit notre petite troupe, aussi habile en terre que sur l’onde des marais.
Il s’arrête.
— Une supposition, dit Béchu. C’est ici ou aux environs.
— C’est ici, dit Colletin qui reconnaît, je pense, au flair sa maison.
Colletin disparaît dans la nuit. Il va préparer la Catherine.
Notre petite troupe, immobile, enveloppe Harbajan couché sur son brancard.
Une lueur brille soudain dans les ténèbres. Je jurerais que c’est à une fenêtre, ou à travers une fenêtre, du premier étage de la maison d’Harbajan.
Singulier !…
Pourquoi au premier et que fait donc Colletin ?
— Acré ! dit Siclamor. On vient.
Où ? Qui ça ? C’est un pas lourd à la fois et tremblant. Ce n’est pas le pas de Colletin.
— Non, dit Bal-Balican.
— C’est la Catherine, dit Vandoise, qui, en sa qualité de peintre mathématiste, a des yeux de hibou.
La Pouchka s’est dressée, le poil hérissé. Elle n’aime pas la Catherine. Mais elle est trop bien élevée, elle sait trop les choses pour aboyer. Elle me mord, silencieusement.
— À cette heure ! dit la Catherine.
Elle tremble. Elle a les joues flasques, je le devine. Heureusement, elle n’a pas vu Harbajan. Mais Colletin ne l’a-t-il donc pas instruite ?
Siclamor n’est pas patient. Présentement, il la prend par le bras, il l’entraîne. Siclamor la traite en prisonnière plus qu’en amie. Pourquoi ne parle-t-elle pas ? Peut-être ne peut-elle pas. Pourquoi ? Nous suivons tristement. C’est une sale affaire.
é la porte, nous déposons le brancard sur le carreau de la salle à manger. Où diable est Colletin ? Une lampe à pétrole éclaire la salle. Personne.
Une détonation.
Une balle laboure les cheveux encaustiqués de Siclamor.
Cela vient d’en haut, du palier où monte l’escalier de bois qui mène de la salle à manger au premier étage.
Mais pendant que je raisonne, Vandoise et Bal-Balican s’abandonnent à l’instinct. Ils criblent de balles ce palier d’où est partie la foudre.
Bon ! Une porte se referme là-haut, dans la pénombre.
Siclamor tâte sa tête. Il n’est pas blessé. C’est une chance.
Mais où est Colletin ?
Et qui donc nous a canardés de là-haut ?
Qui a voulu tuer Siclamor ?
La Catherine pleure toutes les larmes de son corps, agenouillée près de son maître.
Je continue d’écrire ce récit sans être bien sûr d’avoir toute ma tête à moi. Siclamor, Bal-Balican et Vandoise lui-même partagent mon sentiment. Car nous sommes sortis d’une aventure surhumaine pour sombrer dans un cauchemar parfaitement inhumain.
L’essentiel est de se cramponner, comme dit Siclamor.
Depuis deux jours, il a trouvé un guéridon docile. Et il le fait tourner à journée faite. Mais c’est en vain, et tant pis. Napoléon et Voltaire, Alcibiade lui-même lui répondent selon la fantaisie de l’au-delà. Mais ils ne savent rien des mystères d’Ardentes.
À titre de document, pour ceux qui nous enfermeront dans une maison de fous, un jour prochain, résumons les événements, ce qui touche au domaine des sens et à l’humaine condition.
Quand la fusillade prit fin, nous transportâmes Harbajan dans sa chambre, et la Catherine, qui semblait un triste automate, le coucha dans son lit. Je droguai mon pauvre ami du mieux que je pus. Et on l’abandonna aux bons soins de Vandoise et de la Pouchka. Vandoise est très bien en garde-malade, son revolver au poing.
La Catherine ne comptait plus. C’était un triste automate, je l’ai dit. Elle s’enferma dans sa cuisine pour sangloter.
Restaient Siclamor, Bal-Balican et moi.
Et où était Colletin ?
Nous campions dans le cabinet d’Harbajan, à l’abri des balles, puisque l’escalier qui monte au premier part de la salle à manger.
Ici, je fis une courte description de la maison, à l’usage de Bal-Balican et de Siclamor.
Au rez-de-chaussée, donnant sur la route et le jardin, il y a la salle à manger, éclairée par deux fenêtres. Au-delà, il y a la cuisine et ses dépendances, donnant sur la route, et la chambre à coucher d’Harbajan, donnant sur le jardin, et, de l’autre côté, le cabinet d’Harbajan, donnant, par une fenêtre, sur le jardin et, par une autre, sur la route. Les deux autres faces de la maison, beaucoup plus étroites, ne sont percées d’aucune fenêtre.
Au premier sont les chambres de la Catherine et de Colletin, un musée de curiosités locales, une bibliothèque et une chambre d’amis, semblablement disposés.
Au-dessus, un grenier.
— Bien, dit Siclamor, tout s’explique.
— Peut-être, dit Bal-Balican.
Était-ce la fatigue, la peur ou je ne sais quoi ? Je n’y comprenais rien du tout.
— Il est évident que les Fantômes d’Ardentes et leurs alliés ont eu la même idée que nous, dit Siclamor.
— Évident, dit Bal-Balican.
J’aimais mieux abandonner la partie. Et j’avais mal au ventre, à cause de la boue froide des marais. Ai-je dit que nous avions encore notre carapace de sauriens, mais qui s’en allait écaille par écaille, à la sécheresse du feu et aux mouvements de notre action, ce qui nous donnait l’air de crocodiles malades.
Béchu somnolait, les pieds aux chenets, un verre de gniole à la main. Peut-être, il rêvait à Rose Rabourdin, peut-être à Landon. C’est un esprit dévoué, mais simple, qui va de l’amour à la haine sans finasser.
— Donc, poursuivit Siclamor, ils ont, comme nous, compris que les étangs et le maquis ne les protégeraient plus, qu’il fallait choisir une retraite et que la meilleure, la plus psychologiquement sûre était la maison même d’Harbajan.
— Mais la suite ? dit Bal-Balican, en soulevant ses belles lunettes d’écaille d’un doigt prudent.
— La suite, dit Siclamor. Ils sont venus ici, peu de temps avant nous, et ils ont séduit Catherine.
— Séduit ?
— Ou forcée, je ne sais.
— Peut-être l’un et l’autre.
— Peut-être. C’est une pauvre vieille, incapable d’action, hormis sa cuisine.
— Où elle excelle, m’a-t-on dit ? dit Bal-Balican.
— Oui.
— Donc, ils se sont installés au premier ; pour être mieux à l’abri de toute indiscrétion. Et, la nuit venue, quand ils se croyaient hors d’affaire pour un moment…
— Est arrivé Colletin.
— Colletin, sans méfiance.
— Mais la Catherine ?
— Peut-être, elle n’a pas voulu parler, tant elle était émue. Ne la calomnions pas. Mettez-vous à sa place.
— Entendez-la sangloter, dit Bal-Balican.
— C’est peut-être le remords, dit Siclamor. Mais c’est peut-être aussi la peur.
— Ensuite ?
— Ensuite, Colletin a dû être capturé et emmené.
— Où ?
— Là-haut.
— Vous le croyez là-haut, avec nos ennemis ?
— Assurément, écoutez.
Siclamor leva l’index.
On entendait un bruit de bottes qui ébranlaient le plafond. On entendait aussi le bruit d’une vive dispute. Ils avaient été surpris par notre brusque invasion, et quand l’un d’eux s’était flatté de nous intimider en canardant Siclamor, ils avaient dû être plus qu’émus par notre vive réaction, et la fusillade dont Vandoise et Bal-Balican avaient balayé leur refuge. Et, maintenant, ils se savaient assiégés dans leur forteresse du premier.
— Remarquez, dit Siclamor, que nous les tenons.
— Et comment ? demanda Bal-Balican, toujours prudent.
— Ceci, dit Siclamor : Nous sommes ici, présentement, à l’abri de leurs entreprises. Car du palier du premier étage, ils peuvent surveiller – et, en risquant une balle, si quelqu’un d’entre nous est embusqué derrière un fauteuil – ils peuvent surveiller la salle à manger. Mais ils ne peuvent ni nous voir, ni donc nous viser, dans ce cabinet d’Harbajan. Mais, tout au contraire, d’où je suis, je surveille, par la porte ouverte, le bas de l’escalier qui mène du premier à la salle à manger. Ils sont donc prisonniers au premier étage.
— Ne peuvent-ils fuir par les fenêtres ? dit Bal-Balican.
— Non, continua Siclamor. Comme Bernard l’a expliqué, la maison n’est percée de portes et de fenêtres que sur deux façades ; les plus larges. Or, j’ai donné d’exactes consignes à Vandoise. Dans le même temps où il veille Harbajan, en compagnie de la Pouchka, il surveille le jardin. Il doit mitrailler la première ombre qui se laissera choir par une fenêtre de ce côté-là. Béchu, que je viens de mettre en sentinelle à cette fenêtre du cabinet d’Harbajan, qui donne sur le jardin, le secondera. Nous-mêmes, par cette autre fenêtre du cabinet d’Harbajan, nous surveillons le côté route de la maison. Nous les tenons.
— Ainsi, dit Bal-Balican, vous les croyez tous réunis au-dessus de nos têtes ?
— Assurément, dit Siclamor.
— Tous ?
— Oui : le Fantôme Blanc, l’Autre, le grand Tallaret, Mlle la comtesse de Pailles.
— Et Colletin ?
— Pauvre Colletin !
— Pourquoi pauvre ? dit Siclamor. Ils ne toucheront pas à un cheveu de sa tête. La femme me donne bien plus d’inquiétude.
— Ah ! dit Bal-Balican, croyez-vous ?
— Pourquoi pas ?
— C’est vrai.
Tout cela manquait de gaîté. Avec des précautions savantes, nous organisâmes nos tranchées, car il fallait ordonner notre siège et assurer nos communications avec la Catherine, qui sanglotait dans sa cuisine, et avec la chambre d’Harbajan, où Vandoise soignait mon vieil ami, revolver au poing.
Nous réussîmes sans alerte à entasser quatre ou cinq fauteuils et, de derrière cet abri édifié au centre de la salle à manger et où je m’installai, je commandais l’escalier et le palier du premier étage. J’avais le hammerless d’Harbajan chargé de cartouches à triple zéro. C’était une bonne arme. Béchu était installé à la fenêtre du cabinet d’Harbajan qui donnait sur le jardin. Siclamor surveillait la route. L’ennemi était enveloppé.
Le soleil levant nous trouva, raides de froid, mais alertes. Au grand jour, la fuite des Fantômes et de leurs alliés devenait moins facile. Siclamor releva la moitié de ses sentinelles. La Catherine s’était endormie sur son fourneau. Elle s’éveilla et son pauvre vieux visage sembla plus humain.
Les assiégés, là-haut, ne donnaient aucun signe de vie.
Mon premier soin avait été de gagner la chambre d’Harbajan. Mon pauvre ami n’allait ni mieux ni plus mal. Il était dans un demi-coma, semblant me reconnaître, mais incapable de parler. L’hémorragie était bien arrêtée. Il fallait attendre la suite, le laisser reposer. Mais cette prostration ne pouvait venir que d’un choc nerveux terrible. Tout cela m’inquiétait beaucoup.
Siclamor, comme tout bon général, s’occupait de la question des vivres. Impossible de prévoir la durée de notre siège. Après enquête, voici quelles étaient nos ressources :
Boisson assurée : excellente eau de puits, vin et liqueurs à volonté. C’était déjà quelque chose.
Nourriture : pain, farine et divers pour vingt-quatre heures. Confitures abondantes.
Il fut décidé que Catherine irait au village, achèterait quelques victuailles, sans excès, pour ne point alerter les commérages, et rapporterait les journaux.
C’était un beau spectacle de voir Siclamor sermonner la Catherine et la façonner à son rôle.
— Vous aurez soin de pleurer chez le boulanger et le charcutier.
— Oui, mon bon monsieur.
Et ici la Catherine éclatait en sanglots.
— Pas encore, pas encore ! criait Siclamor. Avec quoi pleurerez-vous, là-bas ? Buvez un verre d’eau avant de partir.
Siclamor a des idées simples et toutes mécaniques en physiologie.
Donc, la Catherine partit et revint ayant, autant qu’on pouvait faire confiance à ses qualités de détective, accompli à la perfection sa mission.
Nos approvisionnements étaient doublés.
Les journaux contenaient d’amples informations qui corroboraient ce que nous savions déjà. Le pays était occupé par la police, secrète ou non, par les gardes mobiles, par les gendarmes des départements voisins. Et des marins de l’État naviguaient sur les étangs.
La Catherine avait été accostée trois fois, interrogée et relâchée à la faveur de ses larmes. Elle nous affirma que la maison d’Harbajan, avec ses volets et ses portes fermés, était considérée comme abandonnée, hors de jeu.
Très bien.
Les journaux n’apportaient aucune nouvelle sensationnelle. Le comte de Pailles avait été autopsié et enterré. De même, le pauvre petit Robert de Pailles. Mlle Chantal de Pailles, enfermée dans ses appartements, au château, était sous la protection de nombreux policiers. Elle pleurait. On pouvait s’en douter.
Les Trois Mousquetaires continuaient de gouverner la région, exerçant une dictature à peine légale. Nous apprîmes avec satisfaction que nos propres personnages étaient repérés et l’objet de poursuites, sans qu’on réussît à préciser de quoi nous étions accusés. Ainsi, nous voisinions sur la liste de proscription avec nos assiégés eux-mêmes, enfermés au-dessus de nos têtes. Cela formait une assez belle liste :
Le Fantôme Blanc, que M. de Massadussol, procureur à Châteauroux, et M. Miteux, juge d’instruction, n’ont point encore réussi à identifier avec Samba Djemil. Il continue à terrifier le canton, mais personne ne veut se vanter de l’avoir vu.
L’Autre. Les pouvoirs publics le désignent pudiquement sous le titre de l’assassin du comte Philippe de Pailles et de Robert de Pailles. Ces mêmes pouvoirs publics semblent hésiter à l’identifier. Ils ont peine à croire la rumeur publique qui fait de cet Autre un nouveau Lazare et, en chair et en os, M. le capitaine Guillaume d’Organo, ressuscité après dix-huit ans. La découverte de Mlle Verluron, trouvée à vingt mètres du caveau violé et du cercueil ouvert de Guillaume d’Organo, ne leur a rien appris, semble même avoir troublé leurs hypothèses. Semblablement, la découverte du caveau des Verluron dans le cimetière de Verneuil, lui aussi violé, et le cercueil de Mlle Adélaïde-Marie-Joséphine Verluron, ouvert et vide, n’a excité, dans leur secret entendement, aucune émotion intellectuelle.
François Tallaret, ancien ordonnance du capitaine Guillaume d’Organo, chrétien cachottier, entré au service de la comtesse de Pailles, disparu la nuit de l’assassinat du comte Philippe de Pailles.
Bernard Darau, docteur en médecine à Paris, ami du docteur Harbajan, débarqué à Ardentes, le 1er septembre et, depuis, disparu. Semble s’être compromis avec des éléments très douteux de la population. À rechercher et à mettre en état d’arrestation.
Jean Rorquel de Siclamor, rentier, habitant Paris, ami du sus-nommé. À traiter semblablement.
André Vandoise, peintre, habitant Paris, ami des sus-nommés. À traiter semblablement.
Pierre Colletin, domestique du docteur Harbajan, disparu de façon suspecte. À rechercher et à mettre en état d’arrestation.
Béchu, braconnier notoire, à Ardentes. Très dangereux. Est armé.
— Une supposition dit Béchu qui m’entend lire cette longue liste, que ce soit Landon qui veuille m’arrêter ?…
Il caresse le canon de sa carabine.
Si j’étais Landon, je serais prudent.
À côté de la liste des proscrits, il y a la liste des simples disparus et que l’autorité recherche poliment. À savoir :
La comtesse Cécile de Pailles, disparue du château, la nuit de l’assassinat du comte Philippe.
L’autorité ne sait pas que, c’est portée dans les bras de François Tallaret. Est-ce tant mieux ?
Le docteur Harbajan, disparu quelques heures après l’assassinat du petit Robert de Pailles.
Bal-Balican, journaliste à la Galette de Paris.
Celui-ci, fournit une abondante copie à tous ses petits camarades de la presse aux puissantes mamelles. Bal-Balican lit toute cette prose d’un air de prudente satisfaction. Ses petits yeux noirs brillent à faire fondre le cristal de ses lunettes. Il y a là-dedans, des articles qui sentent la nécrologie. Les bonnes âmes le voient déjà noyé dans la vase des étangs d’Ardentes. La direction de la Galette de Paris a lancé trois jeunes reporters pleins d’ardeur sur la piste. M. Porthos-Beaurenard, incarnant les pouvoirs publics, les a reçus la main sur le cœur :
— C’était, a-t-il dit, un de ces esprits d’élite qui s’imposent au respect et à l’iration des foules, dans ces minutes de douloureuses péripéties où les âmes les mieux trempées doutent d’elles-mêmes. Je pleure en lui, un ami de vingt ans que je ne remplacerai pas.
— Le salaud ! dit Bal-Balican, en se tâtant pour voir s’il est bien vivant encore. Espère un peu que je retrouve un porte-plume. Je t’arrangerai, mon bonhomme.
Ce sera tant pis pour Porthos-Beaurenard. Bal-Balican doit être rancunier comme un éléphant.
Au fond, tout cela ne nous avance pas beaucoup. Ils en savent moins que nous.
Et nous ne savons pas grand-chose.
C’est Siclamor qui avait raison. C’est Siclamor qui a raison. Nous avons dévié de notre enquête, et maintenant, nous sommes arrêtés par un obstacle. C’est au secours d’Harbajan que nous sommes venus.
C’est Harbajan qui est au centre de ce mystère. Pour le moins, c’est lui qui peut l’expliquer. Et le voilà malade, muet, en danger de mort.
— Attendons, dit Siclamor.
Nous attendons, volets clos.
La Catherine est dans sa cuisine, pleurant sur ses casseroles.
Des camions, chargés de gardes et de gendarmes, ent sur la route, toute la campagne est en état de siège. Plaise à Dieu que Landon ne pousse pas la porte. Ma position stratégique, derrière un amoncellement de fauteuils, fusil au poing, l’étonnerait. Et que ferait Béchu ?
Mais les heures ent et Landon n’entre pas.
Il est quatre heures, et j’ai grand peine à ne pas m’endormir dans ma forteresse. Un bruit.
Je siffle, et nous voilà tous alertés.
— Qu’est-ce ? demande Siclamor.
Là-haut, une main prudente a entrouvert la porte qui donne sur le palier, au haut de l’escalier.
Et cette main brandit et agite mollement une serviette.
— Le drapeau blanc, dit Siclamor.
— C’est une demande de reddition.
— Ou d’armistice. Es-tu prêt, Bernard ?
— Oui.
J’épaule mon hammerless.
— Eh ! là-haut, dit Siclamor. Au premier mouvement, on vous fusille.
— Je sais, je sais, dit une voix. Mais si je descends les mains hautes, tirerez-vous ?
— Non. Pourquoi voulez-vous descendre ?
— Parlementer.
— Alors, venez.
La porte s’ouvre et Tallaret paraît, le grand Tallaret.
Il tient ses deux mains ouvertes et levées à hauteur des épaules.
— Descendez, dit Siclamor.
Quelqu’un referme la porte derrière Tallaret.
— Asseyez-vous, dit Siclamor.
Je reste, un genou en terre, tenant devant moi l’intendant, au bout de mon hammerless bien épaulé. Ce n’est pas un amusement, mais Siclamor a pitié de moi :
— Repos, Bernard, dit Siclamor.
Il a lui-même son revolver à la main.
Tallaret est assis, imible, la figure plus dure que jamais.
— Vous pouvez baisser vos mains, dit Siclamor. Au premier mouvement, je vous abats.
— Entendu, dit Tallaret.
— Que voulez-vous nous dire ?
— Voilà, dit Tallaret, nous avons faim.
— Rendez-vous, dit Siclamor.
— Ce n’est pas moi qui commande.
— Qui commande ?
— J’obéis à Mme la comtesse de Pailles.
C’est une réponse de Normand. Tallaret a bien l’air d’un chrétien plus cachottier que jamais.
— La comtesse de Pailles veut-elle se rendre ?
— Elle ne m’a pas parlé de ça, dit Tallaret.
— La comtesse de Pailles est une femme et vous êtes là plusieurs hommes. Vous savez qui, Tallaret ? Pourquoi ne vous rendez-vous pas ?
« Qu’espérez-vous ? Vous êtes pris, tous pris.
— C’est possible, dit Tallaret. Qui vivra verra.
— Vous pouvez remonter, dit Siclamor. Croyez-vous que nous allons ravitailler des assassins ?
— Alors, Mme la comtesse tombera bientôt parce qu’elle meurt de faim.
C’est le chantage sentimental. Nous nous y attendions.
Sur mon ordre, la Catherine entasse dans un panier du pain, des conserves et du vin. Tallaret attend, immobile.
— Mme la comtesse vous remercie, dit-il froidement.
— Encore un mot, dit Siclamor. Pourquoi tenez-vous prisonnier Colletin, là-haut ?
— Ce n’est pas moi qui commande, redit Tallaret.
Mais à ce moment, attiré sans doute par la voix du grand Tallaret dont il avait reconnu l’écho, apparut à la porte de la salle à manger : Béchu, Béchu lui-même.
Béchu et le grand Tallaret se regardèrent en silence un long moment, la lèvre mauvaise.
— Une supposition, dit Béchu en crachant avec dédain sur le carreau. C’est lui, à cette heure.
— À ton service, dit Tallaret.
— Peut-être, dit Béchu.
Il faut remarquer ici que Béchu était en pleine indiscipline. Béchu n’est pas un soldat exemplaire. Les consignes ne lui sont sacrées qu’à la mesure de sa fantaisie. Béchu, pour raison de curiosité, avait abandonné son poste à la fenêtre du cabinet d’Harbajan qui donne sur le jardin. C’est ce que Siclamor, dans un autre temps, eût incontinent remarqué. Et il s’en serait suivi pour Béchu de la honte et des imprécations. Dans ce moment-là, Siclamor sembla se relâcher. Il écoutait.
Béchu et Tallaret étaient encore hérissés, dressés l’un contre l’autre : deux images de paysans, le braconnier et l’assermenté, le propriétaire et le nomade. Mais qui se devinaient et se comprenaient.
— C’est-y, dit Béchu, qu’on peut appeler Landon pour te mettre en prison aujourd’hui ?
— Pas encore, dit Tallaret. Nous irons de compagnie, l’ami.
— Des fois, dit Béchu. Les lièvres et les chiens, ça se met pas dans le même panier. Savoir…
Ils se taisaient.
Mais Siclamor poursuivait son stratagème.
— C’est donc Samba Djemil qui commande là-haut ? dit-il froidement.
Tallaret resta imible. Il avait dû prévoir que nous connaissions l’état civil du Fantôme Blanc.
Il était debout, maintenant, son panier sous le bras.
— Ou, peut-être, le capitaine Guillaume d’Organo ? continua Siclamor.
Tallaret haussa les épaules.
— Le capitaine Guillaume d’Organo est mort depuis dix-huit ans, dit-il.
— Pourquoi son cercueil contenait-il le cadavre d’une vieille fille ?
— Sait-on ?
— Et pourquoi le cercueil de Mlle Verluron était-il vide ?
— Sait-on encore ?
— Peut-être l’on sait, et peut-être vous savez, Tallaret, où est le cadavre du capitaine Guillaume d’Organo, si le capitaine Guillaume d’Organo n’est pas vivant, là-haut ?
— Le capitaine Guillaume d’Organo est mort depuis dix-huit ans, répéta le grand Tallaret.
— Où est donc son corps ?
— Quelque part, dit Tallaret insolent.
— Peut-être au fond des étangs, dit Béchu, le menton pointé en avant.
Je vis Tallaret blêmir.
— Bonsoir, messieurs, dit-il.
— Bonsoir à votre nègre, mon garçon, dit Siclamor. Obéissez bien.
— Ce n’est pas Samba Djemil qui me commande, râla Tallaret.
Une bouffée de sang lui était montée au visage. Dans la colère, il a l’air terrible.
— Une supposition, dit Béchu, c’est peut-être son fils ?
Je crus que Tallaret allait se jeter sur Béchu.
Il redevint blanc-vert. Mais c’est un gaillard énergique.
— Voilà, dit-il. Voulez-vous recevoir, vivants et en bonne santé, Mme la comtesse de Pailles et Colletin, et nous laisser gagner la campagne sans nous tirer dessus et sans rien dire ? Cela vaudrait mieux.
— Non, dit Siclamor.
— À la grâce de Dieu ! dit Tallaret.
Il nous quitta, regrimpa son escalier et disparut.
Dans la cuisine, la Catherine qui avait tout entendu, sanglotait misérablement, dans un accablement à faire peur.
Maintenant, Siclamor, debout devant la fenêtre, examinait le ciel. Le soleil était encore haut sur l’horizon. Avant le crépuscule, nous avions une heure de répit. Et là-haut, ils devaient dévorer nos vivres. C’était l’occasion d’être imprudents. Siclamor nous assembla tous dans le cabinet d’Harbajan. Il ne resta pour veiller mon pauvre ami, que la Catherine et la Pouchka.
Vandoise ne savait rien. Mais nous n’avions pas le temps de l’instruire.
L’affaire commença par l’interrogatoire de Béchu :
— Béchu, demanda Siclamor, quelle est cette nouvelle histoire ?
— Une supposition, dit Béchu.
— Oui, oui, dit Siclamor, c’est le moment de supposer, je vous le promets. Résumons-nous.
Il inclina la tête pour méditer mieux.
— Samba Djemil, dit le Fantôme Blanc, a un fils ?
— Je l’ai dit, en long et en large, remarqua Bal-Balican en reniflant d’un air outragé.
— C’est vrai. Mais, aujourd’hui et maintenant, c’est à Béchu de répondre.
Béchu, debout devant nous, tordait sa casquette entre ses mains, l’air d’une bête traquée.
— La vérité du bon Dieu, dit enfin Béchu.
Il fallait qu’il fût bien ému pour invoquer son créateur.
— Vous connaissez ce fils ? demanda Siclamor.
— Une supposition, dit Béchu.
Siclamor déraillait. Il ne vaut rien comme juge d’instruction. Mais il est fin comme l’ambre et il devina sa propre faiblesse. Il fallait prendre Béchu par les sentiments.
— Continue, Bernard, dit-il.
Béchu se fermait, l’air maussade.
Je me levai et je lui mis la main sur l’épaule :
— Voyons, Béchu, lui dis-je, nous sommes tous des amis, ici. Colletin est là-haut, prisonnier de ces bandits. Landon est à nos trousses. Voulez-vous nous aider à sauver le pauvre docteur Harbajan ?
— Bien sûr, à supposer, dit Béchu.
C’était déjà un progrès.
— Eh bien ! parlez-nous franchement.
— Aux ordres de ces messieurs, dit Béchu.
Mais il ne s’agissait pas de prendre ce paysan-braconnier de front.
— Une supposition, Béchu. Avez-vous entendu parler de ce fils de Samba Djemil ?
— Tout le monde en parle, dit Béchu.
J’avais trouvé un bon terrain de manœuvre.
— Et quel âge lui donne tout le monde ?
— Dans les seize ans, dit Béchu.
— Bien. Et ceux qui l’ont vu, qu’en disent-ils ?
— Une supposition, dit Béchu, c’est un drôle d’enfant de nègre. Pour sûr, et voilà.
— Ah ! Est-il plus noir que son père ?
— Non, dit Béchu. À ce qu’on dit, remarqua Béchu, il est blanc.
— Blanc ?
— Aussi blanc que vous et moi. À ce qu’on dit. Et même plus.
Voilà du scrupule scientifique ou je ne m’y connais pas.
— Et ses cheveux ? De quelle couleur ?
— Blonds, une supposition, dit Béchu, qui commence à suer, tant cet interrogatoire le sort de ses habitudes.
— C’est bien notre nègre blond, remarque Bal-Balican à mi-voix.
— Silence, Bal-Balican, dit Siclamor.
Dix secondes de repos.
— Enfin, mon bon Béchu, à qui ressemble donc ce fils de Samba Djemil ?
— Sûr et certain, dit Béchu, ils disent tous que c’est le portrait craché de M. Guillaume.
— Guillaume d’Organo.
— Oui, une supposition.
— C’est lui, dit Vandoise, l’ouistiti qui grimaçait dans l’arbre pour effrayer la comtesse.
— Le nègre blond, dit Bal-Balican.
— L’Autre, dit Siclamor.
Nous nous sommes dressés. Nous entourons Béchu, dans une agitation insensée. Puis, nous nous calmons.
— Merci, Béchu, dit Siclamor. Voulez-vous regagner votre poste ?
— Aux ordres de ces messieurs, dit Béchu qui reprend goût à la vie et va s’embusquer à la fenêtre.
— Donc, résume Siclamor, voilà qui explique ou complique tout. Celui qui commande cette histoire macabre est le fils du Fantôme Blanc, de Samba Djemil. C’est celui qui a effrayé le comte et la comtesse de Pailles, celui qui a assassiné Robert de Pailles, celui qui a assassiné le comte Philippe de Pailles, celui qui a fait enfuir Tallaret et Cécile de Pailles, celui qui a assassiné Harbajan, celui qui les tient sous la menace, là-haut.
— Hypothèses, dit froidement Bal-Balican.
C’est un coup bien dur pour Siclamor. Mais il se cramponne à ses déductions.
— Et qui est enfin cet Autre ? dit-il.
Je me raccroche au bon sens :
— Le fils de Samba Djemil. Voyons ! En pouvons-nous douter ?
— Et depuis quand, demande Siclamor, les Sénégalais ont-ils des enfants blonds et blancs, plus blancs que toi-même et que Béchu ?
— Une anomalie de la nature.
— Ah ! oui ?
— Où veux-tu en venir ?
— À ceci, dit Siclamor : On ne connaît jamais son père, mais l’on connaît sa mère.
Je commence à deviner la secrète pensée de Siclamor.
— Imaginerais-tu ?…
— Oui, dit Siclamor.
Bal-Balican, lui aussi, a deviné.
— Hypothèses, redit-il.
Je reprends courage.
— Donc, tu imaginerais ?…
— J’imagine, dit Siclamor.
— Ce nègre blanc et blond ?…
— Qui ressemble en plus jeune et comme une goutte d’eau à une autre goutte d’eau au capitaine Guillaume d’Organo ?… dit soudain Vandoise qui semble s’éveiller.
Il faut beaucoup se méfier de Vandoise. On croit qu’il dort. Pas du tout. Il m’a avoué un jour qu’il « peignait intérieurement ».
— Oui, dit Siclamor, c’est le fils de Thérèse Reuilly. De cela, nul ne peut douter. Mais, son père ?…
— Une supposition, comme dirait Béchu, que Samba Djemil ne serait pas son père ?
— Oui.
— Et qui serait son père ?
Nous commençons tous à deviner qui pourrait être son père, et Bal-Balican lui-même, qui avait rempoché ses hypothèses.
— Bernard ? dit Siclamor.
— Oui.
— Il faut interroger la Catherine.
— Crois-tu qu’elle sait ?
— Je l’ai vidée, dit Bal-Balican.
— Sait-on ? dit Siclamor.
Je crois que Siclamor avait, comme moi, deviné qu’il ne convenait pas d’interroger la Catherine en présence de Bal-Balican. Bal-Balican n’aime pas qu’on vide un personnage après lui, surtout s’il l’a mal vidé. Il fallait nettoyer la conscience de la Catherine par des moyens hardis mais prudents.
Il fallait une certaine intimité pour cela.
L’ombre commençait de descendre sur la campagne. Les assiégés, là-haut, avaient calmé leur faim.
Siclamor a une revue des troupes.
La Catherine fut remise dans sa cuisine. Vandoise et la Pouchka, replacés auprès du lit d’Harbajan, avec mission de surveiller le jardin. Béchu fut renvoyé à son poste : à la fenêtre du cabinet qui donnait sur ce même jardin. Bal-Balican fut sévèrement invité à prendre faction à la fenêtre du cabinet qui donnait sur la route.
Ceci fait, Siclamor et moi nous envahissons la cuisine où Catherine verse toutes les larmes de son corps. C’est un mystère de la nature qu’une créature en chair et en os puisse, des heures durant, se déshydrater aussi abondamment sans périr ou sans donner les marques d’une soif inextinguible.
La Catherine n’est qu’une pauvre chose.
Notre entrée, avec des mines de juges, provoque un redoublement de sanglots.
Siclamor s’est assis près du fourneau, je m’assieds aussi.
La Catherine s’est entortillée la tête dans son tablier pour se lamenter confortablement. Cela fait partie des rites. On n’aperçoit, par intervalle, qu’un petit œil bouffi sur fond de graisse rouge.
— Voyons, voyons, la Catherine ! dit doucement Siclamor, vous savez comme M. Bernard aime votre vieux maître ?
— Sainte Vierge ! dit la Catherine, si je le sais ?
— Vous savez que je suis un ami de M. Bernard et que je ne suis venu ici que pour l’aider ?
— Pour sûr, monsieur, faites excuse.
— Vous savez que votre vieux maître est à un doigt de la mort ?
Ici, nouveaux sanglots.
— Vous savez que Colletin est là-haut, en danger de mort ?
Pas de réponse.
— Vous devinez, Catherine, que, si nous ne livrons pas ces misérables enfermés là-haut à la justice, c’est que nous ne savons pas quel est le rôle exact de la comtesse de Pailles dans toute cette affaire. Vous savez que nous agissons, en faisant cela, comme agirait votre vieux maître, le docteur Harbajan, s’il était ici, sans blessure et de sang-froid ?
— Je devine bien, bien sûr, gémit la Catherine.
Elle renifle le plus finement du monde.
— Eh bien ! Catherine, d’ici quelques heures, tout sera réglé, au mieux ou au pire, vous comprenez ? Il nous reste encore quelques heures, peut-être quelques instants, pour que ce soit au mieux. Donc, et je vous parle au nom de votre vieux maître, voulez-vous nous aider, Catherine ?
Siclamor a juste l’accent qu’il faut. Il est épatant, sorti des tables tournantes. Je l’ai dit.
— C’est-y une demande à me faire ? gémit la Catherine.
— Merci, dit Siclamor. Donc, parlez-nous du fils de Samba Djemil.
La Catherine répond par une crise de désespoir. Nous touchons, comme c’était à prévoir, au point sensible. Bal-Balican, pour sa honte éternelle, a été roulé.
— Voyons, dit Siclamor, Catherine, parlerez-vous ?
Mais il n’y a pas à attendre de la Catherine un discours ordonné. Elle a la tête appuyée sur la barre de cuivre de son fourneau. Elle râle. Je ne sais, sous son tablier, si elle pleure, si elle étouffe ou si elle meurt. Je dis à Siclamor :
— Interroge-la. Elle ne peut s’expliquer. Mais elle répondra. N’est-ce pas Catherine ?
La Catherine fait signe que oui.
— Donc, commence Siclamor, Samba Djemil a un fils ?
— Oui.
— Un fils qu’il a eu en mariage, de Thérèse…
— Oui.
— Ce fils est blanc ?
— Et blond ?
— Oui.
— Et il ne ressemble pas à son père ?
— Non.
— Il ne ressemble pas à sa mère ?
— Non.
— À qui donc ressemble-t-il ?
Brusquement, la Catherine s’est dressée. Elle rejette le tablier qui lui entoure la tête. Elle ne pleure plus. Elle a pris une face dure de vieille paysanne, les yeux brillants. Elle a déé la peur. Elle se raccroche à nous. Nous saurons tout ce qu’elle sait.
— C’est une diablerie, faites excuse, dit-elle simplement.
— Une diablerie ? dit Siclamor.
— Oui, sur le bon Dieu !
— Mais encore ? dit Siclamor. À qui donc ressemble le fils de Samba Djemil, nègre ?
— Au capitaine Guillaume d’Organo, tué à la guerre, il y a dix-huit ans.
— Très bien ! dit Siclamor. Et c’était prévu. Mais dites-moi, Catherine…
— Parlez, monsieur.
— Vous l’avez vu ?
La Catherine cacha son visage dans ses mains.
— Une fois, monsieur.
— Quand ?
— À l’enterrement de sa mère.
— À quelle époque ?
— Il y a sept ans.
— Jamais avant, jamais depuis ?
— Non.
— Expliquez-nous cela.
— Voilà, messieurs. Il faut vous dire, comme je l’avais dit à votre ami à lunettes, que Thérèse Reuilly je l’avais connue toute petite, depuis sa naissance, enfin. Il y a quarante-cinq ans que je vis à Ardentes, et je connais les morts comme les vivants, oui.
— Parlez-nous d’elle, Catherine. C’est nécessaire.
— La pauvre enfant ! dit Catherine en joignant les mains.
Et elle nous redit, mot pour mot, la triste histoire – l’Enfer sur la Terre – de la pauvre et belle Thérèse Reuilly, jeune fille blonde qui aima le Sénégalais et l’épousa. Pour la Catherine, comme il se doit en Berry, c’est une affaire magique, une diablerie, et qui est le commencement des autres diableries.
Elle précisa de nouveau : Thérèse Reuilly était au service de Cécile d’Organo, déjà avant la guerre.
— Avant la guerre, vous en êtes sûre ? demanda Siclamor. Alors que la comtesse de Pailles était Mme Guillaume d’Organo ?
— Sûre et certaine, dit la Catherine.
— Continuez, Catherine.
Donc, la suite du récit concorde encore exactement avec le premier récit fait à Bal-Balican : l’installation d’un hôpital temporaire à la Closerie des Cailles, que dirigent le père et la mère de Cécile de Tourmailles, devenue veuve et demi-folle ; le débarquement, un beau matin, du Sénégalais Samba Djemil, la ion de Thérèse Reuilly pour ce nègre, et sa rupture avec la veuve de Guillaume d’Organo, qui ne voulait pas entendre parler d’un mariage de sa camériste avec un homme de couleur.
— C’était une amie, pour sûr, plus qu’une domestique, dit la Catherine.
— Et rien n’y a fait ?
— Rien n’y a fait. Ils sont allés s’installer à Pouligny-Saint-Martin. Et personne ne les a plus vus dans le pays.
— Cependant, dit Siclamor, vous êtes allée à l’enterrement de Thérèse, quand cette malheureuse est morte. Pourquoi ?
— Par pitié, bien sûr.
— Et, pour la première fois et la dernière, vous avez vu là son fils ?
— Oui, monsieur.
— C’était un enfant ?
— Neuf ans.
— Et vous avez remarqué sa ressemblance ?
— Avec Guillaume d’Organo ? Oui.
— Une ressemblance… très grande ?
— Extraordinaire.
— Vraiment ? Et d’autres l’ont-ils remarquée ?
— Probable. Quoique, pour ce qui est de ça, personne de Pouligny-Saint-Martin ne connaissait M. Guillaume d’Organo.
— Le Maudit.
— Oui, on l’appelait comme ça à Ardentes, à cause de Mme Cécile qu’il rendait si malheureuse, et que tout le monde aimait. Il avait déjà eu bien des mauvaises histoires. C’était un démon échappé, cet homme.
— Ah ! Ah ! dit Siclamor. Et que semblait dire Samba Djemil de la singulière ressemblance de son fils ?
— Il était tout pareil aux autres du pays. Il ne connaissait pas M. Guillaume d’Organo. Je pense que ce qui le tourmentait et l’avait rendu mauvais avec la Thérèse, c’était ce qui faisait tous les autres curieux et méfiants, cette diablerie d’avoir un enfant si blanc et si blond.
— Il n’y avait que vous, venue d’Ardentes, à cet enterrement ?
— À ma croyance, oui.
— Très bien. Et après la mort de Thérèse Reuilly ?
— Peux pas vous dire, messieurs. Mais j’ai su que le nègre avait quitté Pouligny-Saint-Martin avec son fils. Où sont-ils allés, je ne sais pas. Puis ils sont revenus. Ce pauvre M. Harbajan vous dirait tout cela. Il en savait plus long que moi.
La Catherine recommence à pleurer. Elle est au bout de son effort. Cela ne fait pas l’affaire de Siclamor.
— Voyons, voyons, dit-il. Expliquez-nous cela encore, Catherine. Vous dites donc que le docteur Harbajan connaissait toute cette diablerie aussi bien que vous ?
— Mieux que moi.
— Pourquoi n’est-il pas allé à l’enterrement de Thérèse ?
— Il était malade au lit.
— Vous parlait-il quelquefois de cette diablerie ?
— Jamais.
— Et à Colletin ?
— Pas que je sache.
— Et à la comtesse de Pailles ?
— Comment saurais-je ?
— C’est vrai !
Siclamor médite un long moment.
— C’est après le départ de Thérèse Reuilly, après la brouille entre la veuve de Guillaume d’Organo et elle, que Mme Cécile s’est mariée au comte de Pailles ?
— Je m’en souviens comme d’hier, dit la Catherine en hochant tristement la tête, ma mémoire est trop bonne pour mon bonheur. C’est le 7 août 1914 que le capitaine d’Organo a été tué. Et c’est la veille de Noël 1915, que Mme Cécile s’est fiancée au comte Philippe de Pailles.
— Eh bien ? demanda Siclamor.
— Eh bien, monsieur, c’est le jour même de Noël, au matin, que Mme Cécile a chassé Thérèse Reuilly.
— Après une explication ?
— Une querelle, une querelle terrible.
— Ah oui ?
— Oui, monsieur, et c’est alors que cette pauvre enfant est venue nous voir, le docteur Harbajan et moi.
— Et vous n’avez pas pu la retenir, la convaincre ?…
— Le pouvait-on, au nom du bon Dieu ?
— Pourquoi pas ?
— Parce que monsieur, elle nous a avoué, en pleurant ici comme une Madeleine, dans cette salle à manger, à deux genoux sur le carreau, devant le docteur…
— Avoué quoi ?
— C’est pas des choses à dire… Enfin, qu’elle avait fauté, cette nuit même, avec ce nègre-là. Oui.
— Cette nuit même, Catherine ?
— La nuit de Noël, mon bon monsieur.
— Affreux, dit Siclamor.
Mais il abandonne la Catherine.
C’est à moi qu’il parle maintenant.
— Bernard ?
— Vieux ?
— Donc, l’Organo est tué le 7 août ?…
— Oui.
— Mobilisé le premier ou quelque chose comme cela ?
— Oui.
— Une supposition, dit Siclamor, qui parle comme Béchu maintenant…
— Une supposition ? dis-je.
— Si cette jolie fille avait « fauté » avec Guillaume d’Organo ?
— Mère de Dieu ! dit la Catherine.
— Ce serait à peine plus grave qu’avec un nègre, dit Siclamor.
— Jamais de la vie, dit la Catherine.
— Une supposition, dit Siclamor : elle aurait pu mettre au monde un enfant en avril ou mai 1915.
— C’est-y des idées possibles ? dit la Catherine.
— Et à quelle date est né le fils de Samba Djemil ?
— Le 21 septembre 1916, dit la Catherine.
Voilà bien de la précision pour quelqu’un qui n’a pas revu Thérèse Reuilly depuis le jour de Noël 1915, sauf au jour de son enterrement. Je commence à me demander si nous avons vidé la Catherine mieux que Bal-Balican ? Mais enfin, c’est trop tard pour recommencer.
— Eh bien, dit Siclamor tranquillement, tout s’arrange : le fils de Samba Djemil est bien le fils de Samba Djemil.
— Pour sûr, dit la Catherine.
— Et pourquoi ressemble-t-il à Guillaume d’Organo ?
— C’est une diablerie, dit la Catherine.
Acceptons cette version.
— Et pourquoi poursuit-il ou poursuivait-il de sa haine le comte de Pailles, la comtesse de Pailles, Chantal de Pailles, Robert de Pailles, Harbajan et les comparses ?
— C’est des histoires de l’autre monde, dit la Catherine.
— Conclusion, dit Siclamor, le fils de Samba Djemil n’est pas le fils de Guillaume d’Organo ?
— C’est l’évidence.
— Alors ?
Vandoise interrompit nos méditations. Il avait bonne mine, revolver à la main, le cheveu ébouriffé.
— Eh ! Bernard, dit-il. Harbajan caresse la Pouchka. Il ouvre l’œil, il va mieux, il te demande.
C’était une si bonne nouvelle que du coup, les démons déchaînés s’évanouirent. La Catherine poussa des gloussements et invoqua ses dieux pour les remercier. C’est une bonne catholique, mais qui a gardé des fréquentations spirituelles toutes païennes. Elle est de ces commères qui ne manqueraient pas la messe du dimanche pour l’or de la terre, mais qui ne dormiraient pas tranquilles si un mort qu’elles respectent ne s’en allait dans son cercueil, un sou sous la langue, histoire de payer l’obole à Caron. J’aime beaucoup la Catherine. C’est une brave femme de chez nous.
Et maintenant, nous entourions le lit d’Harbajan.
Mon cher vieil ami ! C’était vrai ! Il respirait mieux, ses joues étaient moins pâles. Il nous reconnaissait. Quelle joie ! Il nous souriait.
Mais qu’il était faible encore ! L’air inquiet.
Il me fit signe d’approcher. Je me penchai.
Il faisait des signes désespérés. Il ne réussissait pas à parler.
Enfin, dans un murmure, dans un souffle que j’entendis seul :
— Cécile ?
— Vivante.
— Ah !
Une bouffée de sang monta à ses joues pâles.
— Blessée ?
— Non.
— En sûreté ?
Je mentis héroïquement :
— Oui.
Il ferma les yeux.
— Bernard ?
— Cher vieux…
— Protège-la.
— Nous ne sommes ici que pour cela.
— Ces hommes ?
— Des amis.
— Des amis à toi ? Dévoués ?
— Jusqu’à la mort.
— Je suis heureux… Bernard ?
— Cher vieux…
— Tu n’y comprends rien ?
— Pas grand-chose…
— Ah ! je m’en vais… Bernard ?…
— Cher vieux…
— L’explication…
— Oui…
— Ici, sur cette table…
Il désignait son bureau de travail.
— Une revue américaine…
— Bon !
— Un article de Sotolmayer…
— Oui.
— Tu comprendras… Ah ! retiens-moi… je m’en vais…
Il s’évanouit, la Pouchka dans ses bras. Elle était là, toujours, une tendre chose, et me regardant avec cet air humble et sévère des heures d’affolement où les femmes implorent l’aide des hommes et les détestent dans le secret.
Je fis les piqûres rituelles. Nous enveloppâmes Harbajan dans des couvertures chaudes. Ce n’était qu’une alerte. La blessure ne m’inquiétait plus. Un mauvais moment à er et qu’on erait. Je reprenais confiance.
— La Pouchka est rassurée, dit Siclamor.
— Je m’y connais, dit Vandoise. Il a la figure carrée. Tout va bien. Les agonisants l’ont en triangle.
Vandoise comprend la pathologie à sa façon.
Déjà je retournais les paperasses sur la table. Et je découvris le document que m’avait recommandé Harbajan.
C’était bien cela :
Un numéro d’une revue américaine le Spirituel, ethnological and chemical Magazine de Idaho, dans l’Idaho (U.S.A.). Et ce numéro contenait bien un article signé du professeur H. W. C. Sotolmayer, médecin-chef de l’hôpital de Idaho, en Idaho, président de la Société du Subconscient de l’Oregon et secrétaire perpétuel enfin des Psychologues du Montana.
Tout cela était impressionnant, à la faveur de la mine qu’avait faite Harbajan en me recommandant cette lecture et des coups de crayon bleu qui ornaient les marges.
Il n’y avait qu’à abandonner Harbajan à son destin, sous la garde de la Catherine et de la Pouchka. Béchu fut réconforté et confirmé dans son poste de sentinelle placée à la fenêtre du cabinet qui donne sur le jardin. Et nous nous groupâmes tous près de la fenêtre du même cabinet qui donne sur la route. Par la porte ouverte, Vandoise le hammerless aux mains, surveillait le bas de l’escalier, dans la salle à manger.
Bal-Balican et lui furent mis au courant des dernières nouvelles.
— C’est une mythomane, dit Bal-Balican, parlant de la Catherine, et parce qu’il ne lui pardonne pas ses restrictions mentales.
— Nous ne ferons rien de bon sans la Pouchka, dit Vandoise.
Par bonheur, Siclamor et moi savions assez d’anglais pour réussir à nous deux à déchiffrer ce grimoire américain. Dans ce premier temps, nous en donnâmes une version française assez imprécise, soumise à l’erreur, mais qui éclairait le sujet et que Bal-Balican inscrivait phrase à phrase. Je pense que ce premier texte, malgré quelques erreurs de détail et l’impropriété de certains termes, est plus vivant que les exactes traductions que nous en avons fait faire depuis, et c’est pourquoi je le donne ici.
Contribution à l’étude de la métempsychose, scientifiquement enregistrée dans les temps modernes par le professeur H. W. C. Sotolmayer, médecin-chef de l’hôpital de Idaho en Idaho, président de la Société du Subconscient de l’Oregon, secrétaire perpétuel des Psychologues du Montana.
— Belle carte de visite, dit Bal-Balican.
— Il en oublie, bien sûr, dit Vandoise.
— Continuons.
Le début de cet article, qui n’occupait pas moins de soixante-sept pages du Spiritual, ethnological and chemical Magazine, était vraiment sans intérêt, et je ne perdrai pas mon temps à le résumer, même sommairement. Il semblait évident que le professeur H. W. C Sotolmayer était un érudit scrupuleux qui n’avait pas coutume de traiter un sujet à la légère sans s’entourer de garanties et, non plus, sans en avoir délimité les frontières par une étude historique serrée. Peut-être aussi se méfiait-il des connaissances philosophiques des habitants de l’Oregon, de l’Idaho, voire du Montana. On a peine à le croire, mais on ne saurait nier que la lecture du début de son article suggérait ce soupçon.
Bref, des Français moyens, mais riches d’une instruction supérieure, retrouvaient là, résumé pour leur plaisir et leur édification, beaucoup de faits et d’opinions qu’ils avaient oubliés, touchant la métempsychose, son histoire, ses rapports avec les religions, la vie des saints, des philosophes ou des ascètes qui avaient proclamé leur foi dans cette doctrine métaphysique, et mille autres vérités qui ne sont pas, pour des Européens, d’un usage quotidien. Le défrichement de ce texte scientifico-religieux nous prit deux bonnes heures et nous commencions de désespérer quand les coups de crayon bleu qui illustraient les marges et qui semblaient le fruit des méditations d’Harbajan devinrent plus nombreux et nous redonnèrent courage.
Ici commençait un second chapitre, fruit des personnelles investigations de M. le professeur H. W. C. Sotolmayer et des dépositions prudentes de ses correspondants. Mais il nous fallut encore avaler les théories de William Hobson Peace et du général Jonathan Michigan, qui offraient déjà cet avantage que nous ne les connaissions pas, lesquelles rattachaient exactement les recherches de M. H. W. C. Sotolmayer aux illustres métaphysiciens du é.
Nul n’ignore plus aujourd’hui, affirmait avec une généreuse bienveillance le professeur H. W. C. Sotolmayer, les découvertes vraiment perspicaces faites par M. William Hobson-Peace et le général Jonathan Michigan. Pour tous ceux qui s’intéressent aux mystères de l’au-delà, elles ont été comme une lumière dans les ténèbres. Et c’est à la faveur de cette lumière que ces illustres chercheurs ont pu bâtir leur remarquable théorie sur la métempsychose moderne, théorie qui a vraiment transformé notre monde spirituel durant le vingtième siècle. Il a fallu l’incroyable obstination matérialiste où se sont complues les masses démocratiques d’un siècle scandaleux et l’influence quasi bestiale des milieux de la vieille Europe acharnés à poursuivre des recherches désuètes sur des sentiers ruinés pour que cette théorie n’ait pas encore eu un retentissement plus sonore.
Tout le monde sait que ce fut à la suite de la sanglante guerre de Sécession, qui ensanglanta le sol de notre patrie, que M. William Peace et le général Michigan furent conduits, par une attentive observation des statistiques, à découvrir que, dans les mois qui suivirent cette funeste guerre où tant d’hommes trouvèrent la mort, le nombre des naissances mâles déa de beaucoup l’ordinaire, et que la proportion des naissances des garçons, par rapport à celle des filles, fut inversée dans la population des États-Unis d’Amérique.
Il ne manqua pas d’esprits légers pour tourner en dérision cette découverte. Et il ne manqua pas d’esprits mesquins ou bornés parmi les savants, pour l’expliquer à la mesure de leur courte science, par une sorte d’instinct de la race, de prévoyance anonyme de la nature, qui s’employait à rétablir un équilibre renversé par la malice des hommes. C’était là de méthodes barbares ou qui sentaient encore la barbarie. Ce sera la gloire éternelle de M. William Peace et du général Michigan, d’avoir su interpréter ce phénomène mystérieux, et d’en avoir expliqué les raisons.
Ici, l’excellent professeur H. W. C. Sotolmayer, se lançait dans une improvisation scientifique vraiment émouvante, et que je n’ai pas le courage de reproduire dans son entier, mais voici le résumé exact d’un texte tout entier zébré de coups du crayon bleu d’Harbajan.
Cette lumière dans les ténèbres, entrevue par MM. William Hobson-Peace et le général Michigan, avait été entretenue attentivement par le professeur H. W. C. Sotolmayer lui-même, en collaboration avec ses élèves et ses amis. Bref, ils avaient, à l’occasion de la grande guerre qui avait ensanglanté la vieille Europe, retrouvé mille preuves nouvelles qui venaient renforcer la théorie de la métempsychose moderne.
Il semblait bien qu’après cette effroyable tuerie, les âmes des milliers de morts tombés dans la force de la jeunesse, eussent ionnément lutté pour se réincarner spirituellement dans les corps des nouveau-nés. Le professeur H. W. C. Sotolmayer invoquait là encore les statistiques et le nombre proportionnellement élevé des naissances mâles. Et, pour renforcer sa pensée, il usait d’une comparaison assez basse et comparait la multitude de ces âmes désincarnées, perdues dans l’Au-delà, et anxieuses de revenir sur la terre en chair et en os, à ces foules qui assiègent un autobus aux heures de presse. Il osait affirmer que les âmes les plus fortes savaient s’imposer à la faiblesse des autres. Et il peignait cette bataille des ombres en usant de termes qui suggéraient l’idée de resquillage.
Il insistait plus particulièrement sur cette idée de bataille et présentait enfin une personnelle opinion.
Selon ses recherches, et disait-il, ses découvertes, on retrouvait, parmi les nouveau-nés de l’après-guerre, une proportion de jeunes gens dont le caractère, difficile à apprécier dans les premières années de l’enfance, montrait en grandissant les signes de la ruse, de la hardiesse, et, pour tout dire, de la violence. Le professeur H. W. C. Sotolmayer interprétait ces observations au bénéfice de sa thèse, cela va sans dire, et il faisait toute réserve touchant les possibilités d’une réincarnation d’esprits virils dans des corps féminins, à la faveur, disait-il, de l’encombrement.
Ce n’était pas tout. D’exactes recherches, menées par lui-même ou confiées à des disciples d’une conscience éprouvée, semblaient prouver que, dans certains cas, des cas heureux, disait ce psychologue métaphysicien, il avait été possible de retrouver chez certains de ces jeunes gens, nés durant la guerre, une exacte ressemblance morale avec un des héros morts. Suivait l’observation de dix-sept cas enregistrés et étudiés dans le détail.
Ce n’était, hélas ! pas encore tout. Et ici, tout le texte était encadré du crayon bleu d’Harbajan.
Dans trois cas, dont deux personnels au professeur H. W. C. Sotolmayer, vérifiés par lui avec un scrupule tout à fait scientifique, la ressemblance physique entre le mort et sa réincarnation était parfaite, jamais il n’avait été constaté de réincarnation dans la famille même du mort « comme si, disait encore l’auteur impitoyable, les hasards de l’encombrement se fussent opposés à un libre choix ». Enfin, l’un de ces trois cas, le dernier rapporté par le professeur H. W. C. Sotolmayer, nous glaça d’effroi. Car il semblait illustrer de tragique façon, la propre aventure de Guillaume d’Organo, de Samba Djemil, de la malheureuse Thérèse Reuilly et de leur fils.
— Voilà, dit Vandoise qui n’a pas d’âme, mais plus d’instinct que toutes les bêtes de la terre, il faut nous distraire. Et si nous ne tuons pas des hommes cette nuit, les fantômes nous chasseront à jamais. Et la vie est longue.
— Nous tuerons, dit Siclamor, avec une drôle de voix dans le gosier.
Alors éclata le hurlement de la Pouchka.
— Harbajan est mort, dit Bal-Balican.
— Non, non, dit Vandoise, la Pouchka n’est pas une femme. C’est la bataille.
Deux coups de feu.
Béchu avait tiré dans la nuit.
Il s’élança vers nous.
— Ils filent ! dit-il.
— Par où ? demanda Siclamor.
— Sautés dans le jardin.
— Blessés ?
— Sais pas.
Siclamor nous rassembla d’un geste du bras, en nous montrant la fenêtre ouverte qui donnait sur la route.
— Au château, dit-il.
Ce fut une course éperdue dans la nuit.
Qui poursuivions-nous ?
Était-ce Samba Djemil, le Fantôme Blanc ?
Était-ce cet Autre, ce fils mystérieux, vivante incarnation de Guillaume d’Organo, s’il fallait en croire le professeur H. W. C. Sotolmayer et les coups de crayon bleu d’Harbajan ?
Était-ce pas, plus simplement, et humainement François Tallaret, le grand Tallaret, ce mauvais chrétien ?
Qui pouvait le savoir ?
Il était vraisemblable que Cécile de Pailles n’avait pas sauté, ni Colletin non plus, exactement prisonnier.
Mais cette méditation est postérieure aux événements. J’en jurerais pour les autres comme pour moi. Notre conscient, notre subconscient et toute le reste, l’instinct lui-même, avaient abdiqué. Il ne restait plus que des réflexes qui nous entraînaient follement au travers des ténèbres, à la limite de résistance de notre cœur et de nos mollets.
Dans mon esprit, une seule image assez irréelle, celle de Chantal de Pailles, lardée de coups de couteau, soumise aux brutes, sanglante, broyée.
Tout cela, en cauchemar.
Le temps ait et les cailloux volaient sous mes bottes. Sous nos bottes.
Nous formions un petit escadron que la nuit n’égaillait pas. C’était miracle.
Il n’était plus question d’Harbajan, de Cécile de Pailles. Non. Ni de Colletin, ni de Catherine ! Ni même de la Pouchka. Toute l’aventure était devant nous.
Est-ce Siclamor qui nous guidait ? Peut-être quelque force. Elle nous entraîna, à travers champs, jusqu’à une des portes donnant sur le parc. Peut-être était-ce cette porte près de laquelle le comte Philippe de Pailles avait trouvé son destin ? Ce fut l’affaire d’un bond, d’un rétablissement et d’une chute sur l’herbe. Nous étions dans le parc.
Les autres, à la suite de l’Autre, étaient-ils és par là ?
Nous courions, nous courions.
Et c’est tant mieux pour les gendarmes, les gardes, les agents que cette Force ne nous ait point entraînés à travers Ardentes, vers la porte d’honneur du château.
Tout cela nous permit de déboucher contre la façade.
De déboucher au moment même où éclataient des hurlements qui sentaient l’Enfer.
J’étais à bout de souffle, mais j’avais gardé tout mon sang-froid. Ces hurlements qui sentaient l’Enfer se décomposaient nettement en trois sortes de cris. Et voilà comment je les interprétais :
D’abord, un cri de bête, farouche, une voix humaine, sans doute, mais qui déchirait l’air. Un cri de triomphe, ou de haine, un cri d’attaque. Oui.
Ensuite, un cri déchirant, bref et net, un cri aigu, un cri d’angoisse folle.
Enfin, une sorte de chœur de hurlements insensés, qui assemblait les voix les plus diverses. Oui. Une clameur de ménagerie.
Il y avait plusieurs pièces éclairées dans le château. Les fenêtres jetaient une lueur dans la nuit qui me permit de reconnaître près de moi Siclamor, Vandoise, Bal-Balican et Béchu.
Ils étaient là haletants, hagards, les cris les avaient comme ahuris. Moi aussi. Ce ne furent que quelques secondes de perdues. Une des fenêtres du salon était ouverte. Cela gagnait du temps. La course, notre course reprit à travers le rez-de-chaussée, les escaliers, les chambres. Le chœur des hurlements insensés emplissait encore le château. Il y avait trois cadavres qui saignaient sur le palier du premier. Peut-être des agents ?…
Soudain, l’électricité s’éteignit.
J’entendis Siclamor, près de moi, qui jurait affreusement.
Puis ce fut un silence de plomb. Plus un cri.
C’est grâce à Vandoise, je pense, que je ne suis pas devenu fou. C’est le dernier homme à mériter d’avoir une lampe électrique dans sa poche. Eh bien ! il l’avait.
Il l’avait et elle marchait. Et il sut la faire marcher. Et il était là, calme comme à la parade, le moins essoufflé de nous tous et qui arrosait les ténèbres de son petit jet de clarté.
C’était assez pour voir un spectacle horrible.
À terre, sur le tapis, – nous étions dans la chambre de Cécile de Pailles, – il y avait, étendue, comme morte, Chantal de Pailles.
Près d’elle, tombé près d’elle, l’Autre. Je le reconnus à son nez d’oiseau de proie, au menton violent que nous avait peints Vandoise.
Celui-ci saignait. Il avait saigné abondamment. Était-il mort ?
Je vis enfin qu’il avait un couteau enfoncé dans le corps, à gauche, enfoncé jusqu’au manche, un manche en corne blonde, clouté d’argent.
Il ne remuait pas. Il ne remuait plus…
Mais le faisceau de lumière vint frapper un témoin muet de ce drame. Celui-là se tenait debout, adossé au mur. C’était le nègre Samba Djemil, et il semblait calme et méditatif. Calme et méditatif, à cela près qu’il était gris de peau.
— Qu’est-ce qu’il baragouine ? demanda Vandoise.
J’écoutais, et je reconnus avec surprise que Samba Djemil, debout, adossé au mur, priait. Il priait, les yeux blancs perdus au plafond, comme pour invoquer le Ciel. Il récitait un Ave Maria, en bon français. Je ne sais pas pourquoi, mais ce nègre qui invoquait la Vierge, devant ces deux corps, cela avait quelque chose qui me fit peur.
Pas à Vandoise, bien sûr, qui continuait à arroser de clarté les quatre murs de la chambre et, tour à tour, les témoins et les acteurs de cette scène.
— Il faut ficeler ce moricaud, dit tranquillement Vandoise.
Siclamor et Bal-Balican s’étaient agenouillés près des corps étendus sur le tapis. Béchu avait disparu.
Je marchais, revolver au poing, contre Samba Djemil, quand l’électricité se ralluma.
Et François Tallaret entra dans la chambre, suivi de quatre gendarmes. L’un d’eux était le brigadier Landon.
Siclamor et Bal-Balican s’étaient relevés.
— Arrêtez ces gens-là, dit froidement François Tallaret en nous désignant.
— Oh ! Oh ! dit Siclamor.
Et il sourit. C’était un sourire assez mauvais.
Vandoise avait maintenant réempoché sa lanterne et il balançait sa carabine à bout de bras.
— En voilà des histoires ! dit-il.
Vandoise a l’air placide. Mais s’il le veut, c’est, je crois, l’homme le plus « vite » de sa génération.
— Faut-il le tuer ? demanda-t-il à Siclamor.
Il avait mis l’extrémité de sa carabine sous le nez de Landon.
Landon n’est pas brave. Cela se voyait.
— Pas encore, dit Siclamor.
À ce moment, Béchu entra. Ce renfort parut émouvoir les gendarmes, encore mal éveillés et qui souhaitaient coucher sur leurs positions jusqu’au lendemain.
Avec Béchu, était entrée Rose Rabourdin, qui tomba à deux genoux près de sa maîtresse. Elle la souleva avec l’aide de Bal-Balican.
— Est-elle morte ? demanda Siclamor.
— Syncope, dit Bal-Balican.
— Emportez-la, dit Siclamor.
Puis, s’adressant à Vandoise et Béchu, et désignant le groupe des quatre gendarmes et de François Tallaret, pâle, et qui grinçait des dents :
— Le premier qui bouge, feu !
Alors, se tournant vers moi :
— Déblayons, dit-il.
Et il s’adressa à Samba Djemil :
— Qui a tué cet enfant ?
— Moi, dit le nègre d’une voix éteinte.
— Pourquoi ?
— Lui assassin !
— De qui ?
— Tous, tous.
Et il roula des yeux blancs, tout à fait piteux, en se signant à tour de bras, à l’instar de Colletin.
Il n’y a que de bons catholiques dans ce pays, sauf François Tallaret, qui a de plus en plus l’air d’un chrétien bien cachottier.
Mais, est-ce une illusion ? Il me semble que le corps de l’Autre vient de remuer. Puis, une sorte de soubresaut de la mâchoire inférieure. Samba Djemil a vu comme moi. Il se jette à deux genoux. Il soulève la tête de son fils. Il le caresse.
En vain.
Il arrache le couteau de la poitrine et le sang, encore fluide, coule sur ses mains. Alors, il sanglote. Puis il hurle, puis il prie. C’est un spectacle à casser les nerfs.
Il regarde Siclamor :
— Lui, ma petit, ma z’ami !
— Oui, oui, dit Siclamor.
— Lui mort, aujourd’hui ?
— Allons, dit Siclamor.
Que pourrait-on dire ?
Mais ce Fantôme de Nègre a juré de nous étonner encore.
Il est debout maintenant. Il est de glace, sa figure massive et bestiale contractée, et il contemple les gendarmes avec des yeux terribles.
Je regarde Siclamor qui s’apprête à sauter dessus. Mais non.
Samba Djemil s’est baissé.
Il a ramassé le cadavre de l’Autre, son fils.
Il le charge sur son épaule, comme une proie.
Sa chasse…
Le sang coule sur sa figure, sur ses vêtements.
Un bond, et quel bond !
Il a sauté par la fenêtre, dans la nuit.
Pas un cri.
Les Fantômes se sont évanouis.
Siclamor ne dit rien. Mais il fait un geste, et les fusils de Vandoise et de Béchu se relèvent.
Landon hésite. Puis il entraîne ses hommes, et tous quatre s’élancent sur la piste, mais par l’escalier. Ces fonctionnaires ne sont pas agiles. Béchu les suit discrètement. Pourquoi ?
— On se retrouvera, dit Tallaret en s’en allant.
— Ne soyez pas si cachottier, conseille Siclamor.
Bal-Balican nous a rets.
— Toujours vivante ? demande Siclamor.
— À moitié folle, seulement.
Pourquoi Siclamor est-il de mauvaise humeur ?
Il bâille.
Nous sommes cependant très confortablement assis tous quatre autour de cette tache de sang sur le tapis. Le jour va se lever. Alors apparaît, dans un gémissement, la Pouchka elle-même. Dieu sait où elle a rôdé toute la nuit, à notre recherche. Mais enfin elle a retrouvé la piste, par le seul miracle de son amour et de ses deux petits trous de nez ridicules.
— Gloire à jamais à la Pouchka ! dit Vandoise. Sa vertu est bâtie sur le roc.
Elle est crottée jusqu’au front, mais plus femme du monde que jamais. Quelques petits salams à la société et à son maître ; elle renifle de loin, et l’air dégoûté, la tache de sang, puis bondit dans le giron de Siclamor.
Vandoise m’offre ses condoléances d’un hochement de tête charitable.
— Et maintenant, c’est fini, dit Siclamor tristement.
— Qu’est-ce qui est fini ?
— Tout.
— Quoi encore ? demande Vandoise.
— Peut-être, dit Bal-Balican, mais c’est une histoire qui n’est pas facile à avaler.
— Il n’y a rien de plus facile à croire que ce qui est incroyable, affirme Siclamor.
— Mais le public, dit Bal-Balican qui rumine déjà son article.
— Il croit bien aux miracles, dit Siclamor.
J’écoute cela et je ne sais si je rêve ou si je veille. Je suis las. Mille idées mènent dans ma tête une sarabande qui sent la folie. Si c’est cela, la folie a son charme. Je me sens détaché de tout. Harbajan est-il mort ? Que va-t-il arriver ? Mourrais-je moi-même ? Je voudrais dormir. Je voudrais le calme.
Je vais être servi à souhait.
À l’aube, le château est cerné par des escadrons. Toutes les forces de l’autorité sont là. Nous sommes dociles, tout sourires. Nous nous rendons. Nous nous abandonnons voluptueusement à la loi.
Siclamor obtient de partager sa cellule avec la Pouchka.
J’apprends qu’on est sans nouvelles du Fantôme Blanc et de l’Autre.
On est sans nouvelles aussi de Landon et de ses gendarmes.
Pareillement sans nouvelles de Béchu.
Tant pis pour eux tous !
Harbajan n’est pas mort. C’est peut-être tant mieux.
Enfin, nous sommes en prison, tranquilles.
Me voici rentré à Paris, après deux longs mois d’absence. Les dieux de l’amitié m’ont protégé. Harbajan n’est pas mort.
Harbajan voyage présentement, quelque part, loin des morts, et, ce qui vaut mieux, loin des Fantômes. Quelque part, en Italie peut-être, sur la vaste terre, sous le soleil.
Il accompagne la comtesse de Pailles, revenue à la raison – appelons de ce nom l’agitation spirituelle qui torture cette malheureuse – et Chantal de Pailles, pauvre enfant, si forte et si douloureuse, et qui s’est confiée à moi, si tendrement. Laissons les dieux de l’oubli fermer leurs paupières, et les dieux de l’habitude s’asseoir à leur côté pour les calmer.
Après des jours d’un repos voluptueux, au fond des geôles où, sans corps et sans âme, nous vivions dans le néant, la Justice nous a traînés à la barre de M. Miteux, juge d’instruction à Châteauroux. Ce triste d’Artagnan devrait relire les œuvres d’Alexandre Dumas pour se donner du cœur. Je ne sais ce qu’ont fait les autres, mais j’ai dû en appeler à mes sentiments de chrétien pour lui remonter le moral.
Il avait beau s’être embusqué dans l’ombre, et m’avoir fait installer sur une sellette, en pleine lumière, sous l’œil méfiant de son greffier qui, le stylo à la main, s’apprêtait à noter ma confession, c’est moi qui, bien vite, ai mené l’interrogatoire.
Après m’avoir poliment demandé mon nom, mon âge, et la date de ma naissance, il s’est abandonné à des aveux sincères.
Voilà, il faut ettre cette évidence : hormis Béchu et trois gendarmes, personne n’est revenu de la dernière promenade nocturne.
Ni l’Autre, déjà mort.
Ni Samba Djemil, qui fut le mari de la blonde Thérèse Reuilly.
Ni Landon, qui fut brigadier, et eut, jadis, la jambe cassée par Béchu, braconnier.
Ni Tallaret, qui fut un chrétien bien cachottier.
Non, personne.
Et personne n’a vu les Fantômes anciens : ni le capitaine Guillaume d’Organo, mort à l’ennemi ; ni Mlle Verluron, dont le corps, enfui de son cercueil et scandaleusement extrait de celui d’un officier de cavalerie, demandait pitié, étalé au soleil ; ni la charmante Thérèse Reuilly, qui paya d’une longue ion l’égarement d’un moment ; ni d’autres Fantômes plus jeunes, qui seraient en droit de courir dans les Champs de la Lamentation : le comte Philippe de Paillés, gentilhomme sentimental, ou le pauvre petit Robert de Pailles et sa triste figure.
Non, personne.
Et que pense M. D’Artagnan-Miteux de tout cela ?
Il n’en pense rien.
Toutefois, à la faveur d’une excitation intellectuelle que lui valut la lecture des feuilles publiques, il a été amené à conclure, après une longue enquête, que, par une erreur que nous mettrons au compte du Destin, ce fut injustement que le corps de Mlle Verluron fut enfermé dans le cercueil de Guillaume d’Organo et, inversement, le corps de Guillaume d’Organo enfermé dans le cercueil de Mlle Verluron. Oui.
Il faut se reporter aux mœurs qui florissaient aux premiers jours de la guerre. En ce temps-là, quand Mlle Verluron mourut, sa vieille bonne, ses proches souhaitaient de l’enterrer décemment, et selon la coutume, dans une boîte en fer-blanc capitonné, et doublée de chêne, avec une belle dédicace gravée sur cuivre. Mais la mobilisation avait dévasté Verneuil et les campagnes. Il ne restait plus qu’un vieil homme podagre et impotent, à Ardentes, qui s’occupait d’installer les morts et régnait sur tout le canton. Une nièce de Mlle Verluron, dans un accablement de l’âme à faire pleurer, fit transporter dans une caisse provisoire les restes de sa tante bien-aimée chez ce vieil homme d’Ardentes, qui était podagre et impotent. Contre bonne et honnête monnaie, il bâtit, à l’usage de cette vieille, un cercueil magnifique. Par malheur, c’était dans le temps où s’en venaient chez lui, du front, dans une boîte en zinc, les restes de celui qui fut Guillaume d’Organo, capitaine de hussards. La fatalité fit le reste. Cet homme podagre et impotent se trompa sans doute. Tout s’explique. Mlle Verluron Adélaïde-Marie-Joséphine s’en fut dans le caveau des Organo et l’autre, héros et mécréant, dans la paisible demeure dernière des Verluron, petits bourgeois.
Ainsi parla, ou à peu près, M. Miteux-d’Artagnan. Mais son génie s’arrêtait là, épuisé.
Le reste n’était que bavardage.
Il n’avait cessé d’interroger les domestiques, les policiers, les gendarmes, la Catherine, dont il avait tiré les aveux les plus contradictoires, la Toinon, qui l’avait moqué en langue d’oc, Colletin, enfin, et la comtesse de Pailles.
Ces deux derniers témoins avaient été trouvés au matin, dans la maison d’Harbajan : Colletin exactement ficelé, et la comtesse de Pailles dormant dans un fauteuil. Leurs propos sentaient la folie. M. Miteux les jugeait sans valeur. Cet homme intègre n’aimait pas le scandale. La comtesse de Pailles s’était réinstallée au château, où elle était soignée par sa fille et la tante Marie-Christine, dont le cœur allait mieux.
Il n’était pas question d’interroger Harbajan, que soignait Colletin et qui était au plus mal.
Telles étaient les nouvelles.
Je demandai :
— Et maintenant ?
— Maintenant ! dit M. Miteux.
— De quoi suis-je accusé ?
— Sait-on ? dit ce juge d’instruction.
— En attendant, je suis en prison…
— Non, non, dit M. Miteux, je vais vous mettre en liberté provisoire.
— Provisoire ?
— Eh ! dit cet homme étonnant, croyez-vous que toute liberté n’est pas provisoire ?
Il frottait ses mains maigres l’une contre l’autre.
— Ne demandons pas l’impossible, conclut-il. Pourquoi pas ?
— Et mes amis ?
J’avais repris un air assez insolent.
— Ils vous attendent au Lapin Tricolore.
Allons, tout s’arrange !
Je sors.
Ardentes semble respirer, enfin. Harbajan va mieux. La suite au Lapin Tricolore est une histoire d’embrassades, d’étonnants dialogues, de plats fins, de rires et presque de pleurs.
Puis, notre société se dénoue, et le conseil d’istration prend le train, hormis moi, qui reste auprès d’Harbajan, pour soigner Harbajan.
Tout cela, c’est le é.
Et le présent, c’est cela : je débarque à Paname !
Et maintenant, je suis chez moi. Et il y a là la Pouchka qui souffle dans ses petits trous de nez, en femme sensible, regardant Siclamor, l’air de lui dire : « Qu’y pouvons-nous ? » Car il y a là aussi, Siclamor, et Vandoise, et Bal-Balican. Ils boivent mon porto, les chers vieux garçons. C’est reposant.
Il ne s’agit pas de se reposer.
Bal-Balican a augmenté encore son capital de célébrité ! Il devient insolent. Il a remplacé ses lunettes d’écaille par des lunettes à monture d’or. Vandoise affirme que c’est parce que, dans l’ardeur de son orgueil, ses yeux en ont fait fondre le cristal, et qu’il lui faut employer du verre infusible, maintenant. Laissons cette calomnie.
Bal-Balican a écrit des articles étonnants. Le tirage de la Galette de Paris a doublé : « C’est une affaire à tout casser », dit Bal-Balican à qui veut l’entendre. Et tout le monde veut l’entendre.
La Société du Subconscient de l’Oregon, et les Psychologues du Montana organisent un voyage à Ardentes. Le professeur H. W. C. Sotolmayer lui-même a écrit à notre ami. Il demande des détails sur le psychisme de Mrs. Pouchka. Bal-Balican a si bien brodé qu’il la prend pour ma maîtresse. Quel coup pour l’Idaho !
Mais Vandoise est mélancolique. Il ne e plus la vue des sardines à l’huile. Ce gaillard-là a du génie. Nous le méconnaissions. Il a peint un portrait de Rose Rabourdin qui est étonnant. Je n’ai pas envie de blaguer. C’est une toile épatante. Une toile à tout casser, dit Bal-Balican. Il a raison. Depuis Manet, on n’a rien fait d’aussi beau. C’est une audace équilibrée, avec un fond voluptueux qui serre le cœur. Vandoise regarde son tableau comme une poule qui a couvé un canard.
— C’est rond, dit-il.
Il dit encore :
— Il faudra que je l’envoie à Béchu.
Mais le lendemain, il a déchiré son chef-d’œuvre et jeté au feu les morceaux. Il a mauvaise mine.
— Une photographie, dit Vandoise.
— Soit !
À cent lieues de là, vit Siclamor. Il fait tourner des tables, à journée faite. Il interroge César, Annibal et Napoléon. Les Fantômes d’Ardentes ne répondent pas, car Siclamor a tous les courages.
Il faut en finir.
Je renverse la question, un soir :
— Vieux ?
— Quoi ?
— Ça va ?
— Non.
— Où en es-tu ?
— À ceci, dit Siclamor : tu sais l’histoire de Guillaume d’Organo et de Mlle Verluron ?
— Oui.
— Bien. Ceci résolu, toute l’affaire humaine s’explique.
— Crois-tu ?
— L’évidence !
— J’écoute.
— Il faut reprendre l’affaire par le commencement. Mais cela nous amène à étudier le mystère de l’Autre.
Ici, Siclamor recommence à prendre les poses d’une pie qui a trouvé une rareté, et il élève la main, son index dressé.
— Continue.
— Donc, il faut étudier cet Autre qui ressemblait, trait pour trait, à Guillaume d’Organo, mais qui avait seize ans au lieu de cinquante. Tu sais que Bal-Balican a suggéré treize hypothèses ?
— Je ne le savais pas, mais cela ne me surprend pas.
— Treize, oui. Douze sont absurdes, et la treizième est celle de H. W. C. Sotolmayer. C’est celle qui a le plus de bon sens.
— Diable !
— Oui, elle explique tout. Mais Harbajan ne t’a-t-il rien dit ?
— Rien. Il ne tenait à la vie que par un fil. Il pâlissait quand je lui parlais de ce mystère. Il semblait regretter de m’avoir confié le numéro du Spiritual, ethnological and chimical Magazine. Quand il est parti, je n’étais pas mieux instruit qu’avant…
— Touchant même ses déplacements ?
— Rien. Ici, il ne pâlissait pas, il rougissait. Cela ne valait pas mieux pour sa circulation.
— Bien sûr. Revenons à l’explication de Sotolmayer. Et, d’abord, précisons :
« Premièrement, l’Autre n’était pas le fils de Guillaume d’Organo.
« Deuxièmement, il était le fils de Thérèse Reuilly.
« Troisièmement, il faut ettre qu’il était bien le fils de Samba Djemil, puisque la malheureuse s’était donnée à ce mauricaud, dans la nuit de Noël 1915, qu’elle s’était brouillée avec sa protectrice et tout son clan, avec les habitants de sa petite patrie, pour s’en aller vivre d’amour et d’eau fraîche avec son nègre. Est-ce vrai ?
— C’est vrai.
— Maintenant, pataugeons dans la métaphysique. ets-tu que l’Autre soit la réincarnation de Guillaume d’Organo ?
— Non.
— Moi non plus, mais je fais comme si je l’acceptais, puisque cela explique tout.
— Au titre d’axiome ?
— Oui.
— Comme et deux et deux font quatre ?
— Non, dit Siclamor, qui est un mathématicien aussi. L’on peut prouver que deux et deux font quatre. Ce qu’il faut ettre, c’est que un et un font deux. Donc, à la manière de un et un qui font deux, l’Autre était la réincarnation de Guillaume d’Organo, tué à l’ennemi le 7 août 1914. Tout alors devient clair et limpide.
— J’écoute.
— Vois-tu cette pauvre Thérèse Reuilly, si douce et si blonde, amoureuse de son Sénégalais, qui va s’installer à Pouligny-Saint-Martin ? Elle a un fils, un fils blanc, un fils blond. Première surprise qui rend Samba Djemil inquiet, le pauvre vieux, car il a du bon sens. Cela déchaîne les commérages. Enfin, cet enfant en grandissant, ressemble à Guillaume d’Organo. Tout cela sent la folie, puisque Guillaume d’Organo est mort seize mois avant la naissance de l’enfant. Mais c’est un fait. Donc, imagines-tu la ion, l’angoisse, le désespoir de cette pauvre fille douce et blonde ?
— Assez bien.
— Autre chose, dit Siclamor. Bal-Balican a appris qu’après la mort de sa femme, Samba Djemil et son fils avaient quitté – tout en gardant leur maison – Pouligny-Saint-Martin. Il se sont absentés longtemps, six ans, je crois. Bal-Balican assure qu’ils sont allés au Sénégal. Peut-être. Enfin, ils sont revenus quelques mois avant les premières apparitions d’Ardentes. Pourquoi ?
— Qui le saura jamais ?
— Je le sais. Pour le moins, je le devine. Oui, continua Siclamor, puisque j’accepte l’hypothèse de Sotolmayer, il me faut en déduire les conséquences.
« Cet Autre, qui était le fils blanc et blond de Samba Djemil, nègre, et qui était aussi la réincarnation de Guillaume d’Organo, qui était-il psychiquement ? Un être inquiet, traqué, manœuvré par un subconscient qui le torturait. Ce n’est pas là une histoire de petits enfants : l’Autre ne savait pas qu’il était Guillaume d’Organo, mais il était fatalement entraîné par un double secret, qui le conduisait à Ardentes, qui le conduisait au château de Pailles, qui le conduisait vers Cécile de Pailles, sa veuve, et vers celui qui lui avait pris sa femme, et vers les enfants qui étaient nés de cette femme et de celui qui la lui avait prise. Est-ce clair ?
— Peut-être.
— Cette torture, Samba Djemil, le père, la devinait et, peut-être, il en devinait les raisons secrètes, lui. Car enfin, il avait dû interroger Thérèse Reuilly, dans un lent et interminable interrogatoire. D’autres bonnes âmes anonymes avaient dû l’instruire. Il savait.
— Ce n’est pas prouvé.
— C’est prouvé, dit Siclamor. Je te l’expliquerai tout à l’heure. Donc, il surveillait son fils. L’Autre rôdait. Il rôdait autour du château. Un soir, il rencontra le comte et la comtesse de Pailles. Ce soir-là, il dut éclater dans cette tête, qu’habitaient des démons impatients, un orage terrible.
— Les deux autres furent épouvantés…
— Il y avait de quoi. Mais, l’Autre échappa, à dater de ce soir-là, à la volonté de Samba Djemil. Pour le surveiller, et pour se dissimuler lui-même, Samba Djemil inventa ce déguisement, grotesque et enfantin, de Fantôme Blanc. Davantage, l’idée n’était pas mauvaise, puisque le Fantôme Blanc épouvanta les habitants d’Ardentes, et donna du loisir aux deux hommes.
— Quel fut le rôle de la comtesse Cécile de Pailles dans tout cela ?
— Tu m’en demandes trop… Il est probable qu’elle a eu quelque relation avec l’Autre et le Fantôme Blanc. Et peut-être par l’intermédiaire de Tallaret. On expliquerait difficilement sans cela la scène singulière dont Vandoise fut le spectateur quand l’Autre, grimpé dans un sapin, la menaçait de son poignard et qu’elle sanglotait, à la fenêtre du château. Il est certain qu’elle redoutait le pire, et il est vraisemblable que ce qui achevait de l’affoler, c’est qu’elle ne comprenait rien à ce qui se ait.
— Et Harbajan ?
— J’allais en venir à lui. Ce qui prouve encore mieux l’affolement de Cécile de Pailles, ce sont ses longs entretiens avec Harbajan, le coup de téléphone d’Harbajan, d’accord avec la comtesse, alors qu’ils n’osaient pas entreprendre seuls une tentative hardie : redre Samba Djemil et son fils pour les intimider. Enfin, après l’assassinat de Robert de Pailles, la fuite éperdue d’Harbajan, au sortir de la chambre de sa cliente, quand il se décida, et certainement d’accord avec elle, à redre les Fantômes à tout prix.
— Comment expliques-tu l’histoire de ces deux cercueils violés ?
— Simplement, dit Siclamor, car Samba Djemil est un homme simple. De même qu’il s’habillait en blanc, pour cacher sa qualité de noir, de même, quand il comprit que tous les habitants d’Ardentes, sur la foi de quelques témoins qui l’avaient aperçu prenaient l’Autre pour une réincarnation de Guillaume d’Organo, – et tu as ici la preuve que Samba Djemil savait à qui ressemblait son fils, – il se décida à faire disparaître le corps de Guillaume d’Organo. Il a été sergent. Il était assez instruit et fin pour prévoir une perquisition dans le caveau de famille. Mais, alors, intervint une coïncidence macabre et extraordinaire.
« C’est un homme de force herculéenne. Il éventra le cercueil aisément, la nuit. Il ne s’aperçut qu’au bout d’un moment qu’il emportait le corps d’une vieille femme. Il l’abandonna là, dans l’allée. Je le vois, sous la lune, épouvanté. Il réfléchit. C’était un homme désespéré. Il se battait avec ses moyens, avec son instinct africain pour sauver son fils, — « ma petit, ma z’ami », souviens-toi.
— Alors, que fit le Fantôme Blanc ? Je t’avoue, Bernard, qu’il y a là un trou dans ma déduction. J’ai peine à prêter à Samba Djemil la logique de Bal-Balican. En outre, il n’avait pas la collaboration de l’autochtone de Verneuil. Il est impossible qu’il connût Mlle Verluron. Donc ? Donc, on peut supposer que Samba Djemil avait souvent entendu parler par Thérèse Reuilly de la double mise en bière du capitaine Guillaume d’Organo et de Mlle Verluron, aux premiers jours de la guerre, de cette double mise en bière faite à Ardentes, contrairement à l’habitude, pour que, de là, les deux corps fussent expédiés, l’un à la Chapelle-Saint-Marc, l’autre à Verneuil. C’est une supposition qui ne me plaît pas, qui n’a pas cette rigueur mathématique que j’aime dans l’étude d’un théorème. Il y a là, étant donné et accepté l’axiome de M. Sotolmayer, quelque chose qui manque de clarté. Je m’en tiens au fait. Pour une raison qui m’échappe encore, Samba Djemil comprit que le corps du capitaine d’Organo devait être dans la bière de Mlle Verluron, puisque Mlle Verluron était dans la sienne. Il alla, cette nuit-là, – ou peut-être, la suivante, – violer le caveau de Verneuil et emporter le cadavre de l’officier.
— Pourquoi ?
— Pour que les habitants d’Ardentes pussent tout à loisir continuer à acc le capitaine Guillaume d’Organo, porté mort par erreur, de tous les méfaits de l’Autre. Et, pour que les autorités fussent impuissantes, en ouvrant le cercueil de Guillaume d’Organo, à leur montrer, par une preuve physique, leur erreur.
— Et qu’a-t-il fait du cadavre de Guillaume d’Organo ?
— Qui le dira ? Les étangs sont grands, nous le savons.
— Et quel fut le rôle de Tallaret ?
— Ce chrétien cachottier ? Ici, enfant de la Science, ô médecin, il faut faire appel aux ressources de la psychanalyse.
— Oh ! oh ! dis-je en regardant le guéridon.
— Oui, dit Siclamor. Nous avons de la peine à comprendre le rôle de Tallaret, parce que ni toi, Bernard, ni Vandoise, ni Bal-Balican, ni moi n’avons éprouvé les charmes de cette femme, Cécile de Pailles. Mais n’en doute pas, c’est une femme riche en « sex appeal » comme on dit au goût du jour.
— Sans blague ?…
— Sans blague. Est-ce que Guillaume d’Organo, qui la battait, mais l’aimait à sa manière, puisqu’il la poursuivait du fond de l’autre monde, est-ce que Philippe de Pailles, qui acceptait tout, est-ce qu’Harbajan aussi…
— Crois-tu ?
— Sûr. C’est une femme fatale, et qui collectionne les amours singulières. Tallaret ne dépare pas la collection. Il a peut-être aimé cette femme, à sa façon, lui aussi, et dans l’ombre des deux maris. L’arrivée de la réincarnation de son maître a dû le troubler infiniment. Souviens-toi du soir où, sur un ordre d’elle, sans doute, il emportait la femme demi-évanouie dans ses bras. Que s’est-il é là-bas, sur les étangs, entre l’Autre et la femme ? Nous n’en saurons jamais rien. Mais, dans la maison d’Harbajan, souviens-toi de sa fureur quand je lui ai dit qu’il obéissait à l’Autre, au fils de Samba Djemil. Et souviens-toi de sa haine contre nous. Pourquoi ? Il nous détestait à travers Harbajan.
— Et qu’est-il devenu ?
— Les étangs sont grands, redit Siclamor…
— Et le Fantôme Blanc, portant le cadavre de l’Autre ?
Vandoise et Bal-Balican viennent d’entrer. Ils ont entendu ma dernière question.
— On a retrouvé une barque à la dérive, dit Bal-Balican. Nos Fantômes sont noyés.
— Et Béchu ? demande Vandoise.
— Il a été remis en liberté.
— Tant pis pour Landon, dit Vandoise.
— Landon est bien où il est, dit Bal-Balican. Nous ne le reverrons jamais.
— Ne vous mêlez pas des affaires privées de Béchu, dit Vandoise.
Ils jouent au ballon. La Pouchka fait le ballon. Elle déteste ce jeu.
— Viens-tu dîner, enfant de la Science, ô médecin ? demande Siclamor.
— Non.
— Il est hargneux, dit Vandoise.
— Manque de grand air, dit Bal-Balican.
Ils s’en vont. Ils m’abandonnent.
Et la nuit vient. Je n’aime plus la nuit.
La Pouchka gémit misérablement, en reniflant les coins sombres de mon cabinet. Et pourquoi, puisque les Fantômes sont noyés ?
Et, d’abord, il n’y a pas de fantômes.
Mais pourquoi Harbajan ne m’écrit-il pas ?
FIN
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en avril 2025.
– Élaboration :
Ont participé à l’élaboration de ce livre numérique : Isa, Yves, Joan, Françoise.
– Sources :
Ce livre numérique est réalisé principalement d’après : Poncetton, François. Les fantômes d’Ardentes, Paris : Gallimard, 1936. D’autres éditions ont été consultées en vue de l’établissement du présent texte. L’illustration de première page est un extrait du dessin Disparate de miedo (1816) de l’artiste espagnol Francisco de Goya (1746–1828), conservé au Musée du Prado, Madrid.
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